Mes souvenirs (Stern)/Première partie/II

Daniel Stern ()
Calmann Lévy, éditeurs (Bibliothèque contemporaine) (p. 15-27).




II


La maison Bethmann. — Prison et mariage de mon père. — Retour en France. — Ma sœur. — Mes frères. — Ma naissance. — Les Enfants de minuit. — Le démon. — Douceur de mon enfance. — La Touraine et le château du Mortier. 



Des circonstances que j’ignore[1] conduisirent mon père à Francfort-sur-le-Mein dans le courant de l’année 1797 et lui donnèrent accès dans la maison de banque des frères Bethmann. Cette maison était la plus considérable de la ville ; elle y exerçait une sorte de souveraineté, par ses grandes richesses, par sa bonne renommée, et aussi par sa pure saveur de protestantisme, qui la distinguait, aux yeux prévenus de la population luthérienne, des catholiques et surtout des Juifs, dont la place de Francfort était, à cette époque, encombrée.

Le protestantisme des Bethmann remontait à la réforme des Pays-Bas. Aux temps des persécutions religieuses, ils avaient quitté la Hollande, où ils étaient établis, et s’étaient réfugiés sur le territoire de Nassau. C’est de là que, dans la première moitié du xviiie siècle, Johann-Philipp Bethmann vint à Francfort, appelé par un oncle maternel, du nom d’Adami, qui lui légua sa fortune et son négoce, assez important déjà. Johann-Philipp, avec son plus jeune frère Simon-Moritz, fonda, en 1748, sous la raison frères Bethmann, une maison de banque dont l’accroissement fut rapide. Ayant survécu à ce frère, qui n’avait pas eu d’enfants, Johann-Philipp, devenu conseiller et banquier impérial, laissa aux siens, à sa mort, en 1793, un grand héritage. De son mariage avec Catherine Schaaf, il avait eu trois filles et un fils. Ce dernier, Simon-Moritz, dont le génie pour les affaires devait être secondé par les plus heureuses circonstances, allait bientôt donner à sa maison une extension et un éclat tout à fait extraordinaires. Les trois filles avaient fait de bons mariages. La seconde, Marie-Élisabeth, déjà veuve à dix-huit ans d’un associé de son père, Jacob Bussmann, demeurait avec son enfant nouveau-né dans la maison paternelle. Lorsque mon père y vint, il était dans toute la fleur et dans toute l’ardeur de la jeunesse. Il voulut plaire, il y réussit. La jeune veuve allemande fut touchée des grâces de l’officier français. Un projet d’union fut vite formé, mais il ne rencontra pas l’agrément de la famille. Les Bethmann, orgueilleux qu’ils étaient de leurs richesses bien acquises et bien assises, entêtés aussi de protestantisme, de solide importance bourgeoise et municipale, ne pouvaient voir d’un bon œil la perspective d’une alliance avec un étranger, un Français, un catholique, un noble, un émigré, un soldat : de fort jolie figure, il est vrai, et d’esprit à l’avenant, mais qui ne possédait rien que la cape et l’épée, et que la révolution jetait à tous les vents, à tous les hasards de la mauvaise fortune.

On résolut d’opposer à l’inclination des amants tous les obstacles possibles. La situation d’un émigré autorisait les rigueurs. Sous prétexte d’irrégularité dans son passe-port, mon père reçut du magistrat l’ordre de quitter la ville, et, n’en ayant tenu compte, il se vit jeter en prison. Une telle violence, comme il arrive, ne fit que hâter le dénouement. La passion de la jeune veuve s’exalta. Offensée dans l’homme qu’elle aimait, elle alla le trouver sous les verrous. Elle y demeura un assez long temps, puis, rentrée dans sa maison : « Maintenant, dit-elle à sa mère et à son frère aîné, avec une hardiesse qu’on n’avait pas soupçonnée jusque-là sous ses dehors timides, voudra-t-on encore m’empêcher de l’épouser ? » Le mariage, en effet, se célébra sans plus d’opposition, le 29 septembre de l’année 1797. — Mon père demeura avec sa jeune femme en Allemagne ; il fit de longs séjours à Francfort, à Dresde, cà Vienne, à Munich, jusqu’au moment où les événements politiques lui rendirent possible le retour dans la patrie.

Bien que la plupart des émigrés fussent rentrés successivement, après le 9 Thermidor, sous le Directoire, et les derniers à la paix d’Amiens, mes parents ne s’établirent définitivement en France que dans l’année 1809. Ils achetèrent une terre en Touraine, où mon père exerça envers ses anciens compagnons d’armes, royalistes émigrés ou chefs vendéens, une large hospitalité qui, avec les plaisirs de la chasse et les bonnes relations de voisinage, donnèrent à sa vie le mouvement que ses opinions et ses traditions lui interdisaient de chercher ailleurs.

En dépit des ouvertures répétées du gouvernement de l’empereur, mon père se refusa toujours à le servir et ne permit pas que ma mère fût attachée à la maison de la reine Hortense, où on voulait l’attirer[2].

En 1813, mon père obtint l’autorisation d’accepter, du magistrat de Francfort, le titre et les privilèges de citoyen de la ville libre[3]. Du chef de sa mère, et par sa naissance, il était citoyen de Genève ; ce furent là tous ses honneurs.

Malgré ses droits acquis à la faveur des Bourbons remontés sur le trône, mon père, le plus royaliste, mais le moins courtisan de tous les hommes, ne demanda pas d’eux, non plus, la récompense de son dévouement. Sa croix de Saint-Louis, gagnée à l’armée de Condé[4] , lui suffisait comme témoignage du devoir rempli. Après la Restauration, on ne le vit ni lui ni sa femme à la Cour. Il demeura chez lui, simplement, fièrement, assez dédaigneux des princes, toujours prêt néanmoins à reprendre pour eux l’épée au premier péril.

C’est là tout ce qui m’est connu, ou peu s’en faut, de l’existence de mon père, avant le temps où je puis me rappeler sa personne.

Ce temps remonte, autant que je puis croire, à l’année 1812. Mon père avait alors quarante-deux ans. Ses cheveux, depuis de longues années, étaient tout

blanchis. Mais, loin de le vieillir, cette neige brillante, tombée en pleine jeunesse sur sa tête blonde, éclairait son beau front d’un plus vif éclat. Sa taille était haute, son air noble ; et dans tout son aspect on n’aurait su dire ce qui l’emportait de la force ou de la grâce. Son visage formait un ovale parfait. Ses yeux bleus, à fleur de tête, et son sourire avaient une expression charmante de douceur et de finesse enjouée. Ses sourcils bien arqués, son nez légèrement aquilin, son teint d’une délicatesse singulière, achevaient en lui la beauté et le don qu’il avait de plaire à tous. — Les enfants sont sensibles aux grâces physiques beaucoup plus et beaucoup plus tôt qu’on ne le pense. Je ne me lassais pas de regarder mon père, et, quand un étranger remarquait que nous nous ressemblions, j’en avais de la joie pour tout le jour.

De leur union, formée par l’inclination, il était né à mes parents trois enfants : deux fils et une fille. Ma mère avait eu de son premier mari une fille, Auguste Bussmann, que je connus plus tard, et dont je dirai en son lieu la fin tragique. Elle perdit mon frère aîné — il se nommait Édouard — avant ma naissance. Elle me parlait de lui souvent comme d’un être très-doué, d’une rare précocité de cœur et d’esprit. Quant à mon frère Maurice, bien qu’il fût plus âgé que moi de plusieurs années et élevé loin de nous dans les lycées, bien que son caractère fût presque l’opposé du mien, je m’attachai à lui de très-bonne heure, et ce fut pour toute la vie. Lui aussi, il était porté vers moi d’une inclination naturelle : et malgré ce que les événements, les passions, les intérêts, devaient jeter un jour à la traverse, notre mutuelle amitié se retrouva sur le tard, attristée, mais indestructible, au fond de nos cœurs.

Selon ce qui m’a été rapporté, je suis née à Francfort-sur-le-Mein, vers le milieu de la nuit du 30 au 31 décembre de l’année 1805[5]. Il règne en Allemagne une superstition touchant ces Enfants de Minuit, Mitternachtskinder, comme on les appelle. On les croit d’une nature mystérieuse, plus familiers que d’autres avec les esprits, plus visités des songes et des apparitions. J’ignore sur quoi s’est fondée cette imagination germanique, mais, il faut bien que je le dise, dût l’opinion qu’en prendra de moi la sagesse française en être très-diminuée, je n’ai lieu, en ce qui me touche, ni de railler ni de rejeter entièrement la croyance populaire qui m’apparente aux esprits. — Que le lecteur en soit juge : mainte fois, dans le cours d’une existence très-éprouvée, je me suis vue avertie en des songes étranges, symboliques en quelque sorte, dont le souvenir me poursuivait sans que j’y pusse rien comprendre, et qui s’appliquaient ensuite, le plus exactement du monde, aux événements, aux situations, aux dispositions nouvelles et imprévues de ma vie et de mon âme. Bien plus, dans une maladie grave, au plus fort d’une crise qui pouvait être mortelle, et qui jetait les médecins dans une grande perplexité, j’eus en rêve la révélation du remède qui me sauva : révélation inexplicable chez une personne étrangère comme je l’étais alors aux notions les plus simples de la médecine ; occulte puissance de l’instinct, que les anciens attribuaient aux dieux[6] , et dont la science moderne est forcée de constater quelques exemples qui l’embarrassent. — Je n’omettrai pas non plus l’incroyable prédiction de la devineresse Lenormand (la même qui prédit un trône à madame de Beauharnais), qui me commanda de faire attention à mes songes, et par qui me fut un jour annoncé un avenir dont je ne pouvais avoir la moindre appréhension, à l’heure où je consultais, par passe-temps, l’oracle[7] . Enfin, quand je me remets sous les yeux les moments difficiles et décisifs de ma vie passée, j’y sens la présence invisible, le secours d’un bon génie : une voix, un esprit, comme on voudra l’appeler, qui me voulait du bien, qui s’interposait entre moi et les coups du sort, qui me dérobait parfois, comme dans un nuage, aux poursuites de mes ennemis, et, quand toute force m’abandonnait, faisait soudain jaillir sous mes pas une source cachée où se retrempait mon courage.

Cet esprit bienfaisant, quel est-il ?

Serait-ce l’âme de la constellation sous laquelle je suis née[8] ? Serait-ce, comme le démondaïmôn — de Platon, le messager qui me parle selon Dieu pendant mon sommeil ? L’appellerai-je, avec les dévots, mon bon ange ? avec Marc-Aurèle, le Génie qui est au dedans de nous ? avec Dion Chrysostôme, la puissance qui commande chez chaque homme et qui est l’inspiratrice de ses actions ? Reconnaîtrai-je, dans mon divin consolateur, la pensée fidèle d’un être à qui je fus chère ? Serait-ce sous l’empire de ce démon inconnu[9] que, pendant l’espace de dix années, je fus soumise à des intermittences étranges d’une somnolence pénible, où la vie du rêve et la vie de la réalité se confondaient en moi d’une manière très-mystérieuse ; où je me sentais, sans jamais en perdre la conscience, dans un état anormal, crépusculaire en quelque sorte, intermédiaire entre l’être et le non-être, entre le vouloir et le non-vouloir, déprimé ou exalté, hors d’équilibre, exempt de souffrance, toutefois, autre que morale, et qui demeure, pour tous ceux qui m’y ont vue, un phénomène inexpliqué, sans relation appréciable ni avec la nature de mon esprit très-lucide, ni avec mon caractère très-résolu. De tout ceci, que sais-je ? et que pourrait-on savoir[10] ?

Je ne voudrais pas cependant, par mon doute, être cause qu’on prit le change. La licence que je donne parfois à mon imagination de s’échapper vers les régions occultes n’y entraîne pas ma raison. Au plus fort de ma vie dévote je n’ai connu ni l’extase ni les visions ; le monde séraphique de Swedenborg ne s’est jamais non plus ouvert à moi. Je n’ai de goût, je l’affirme, ni pour le monde des magnétiseurs, ni pour le monde des spirites. Je ne crois, est-il besoin de le dire, à rien de surnaturel, moins encore à une suspension, à une déviation, quelle qu’elle soit, dans le cours régulier des lois divines. Mais je crois à un ordre mystérieux de la nature infinie qui paraît surnaturel seulement à nos ignorances ; je reconnais l’existence de lois qui se dérobent encore, qui se déroberont peut-être toujours à nos poursuites[11], et qui, n’ayant de prise et d’effet que sur certaines organisations très-délicates, restent pour le vulgaire un sujet d’étonnement superstitieux, pour les demi-savants, une occasion de dédain et de raillerie[12].

Je reprends mon récit.

Mes parents m’avaient en prédilection. Douée comme je l’étais d’une humeur douce et d’une gentillesse enfantine qui m’attiraient toutes les bienveillances, je ne me rappelle de ces premières années que des images de paix. Jamais un châtiment, aucun reproche. Quelques règles, sans doute, mais souples et sans contrainte. L’amour de mes parents, les caresses des voisins, l’empressement des serviteurs à me complaire, des fleurs et des fruits à profusion, des animaux familiers, de petits amis villageois, le plein air et la pleine liberté dans une riante campagne, tel revit en moi le tableau de mon enfance. Les changements des saisons y mettaient la diversité, mes plaisirs se rapportant presque tous à la vie des champs et des jardins. Je n’ai jamais eu le goût des poupées ; tout enfant, il me fallait déjà la vie et la vérité.

L’habitation de mes parents, située près du bourg de Monnaie, entre Tours et Châteaurenaud, n’offrait rien de remarquable. Elle pouvait même paraître mesquine au regard de la fortune de ma mère, qui lui eût permis d’acquérir quelqu’un des châteaux célèbres de la Touraine, le château d’Azay-le-Rideau, par exemple, alors en vente, et qu’elle était allée visiter. Mais ma mère, n’ayant reçu, en fait d’art, que la culture musicale, fut peu ou point touchée de la belle architecture de ces résidences historiques ; quant à mon père, chasseur passionné, il fut déterminé a l’acquisition du Mortier par l’aspect d’un pays très-giboyeux : petites collines, petits cours d’eau, petits bouquets de bois, petits clos de vignes, landes, bruyères, halliers, remises de toutes sortes, favorables à la perdrix, au lièvre ; et, par delà, une ceinture de forêts, où fréquentaient le daim, le chevreuil et le sanglier.

En ce qui me concerne, on pense bien que je ne faisais au sujet de notre habitation ni comparaisons, ni observations critiques. Si j’ai souffert de très-bonne heure, comme je serais portée à le croire, d’une certaine discordance entre moi et mes alentours, et de l’insignifiance des lieux où je commençais de vivre, je n’ai pu le supposer qu’après les avoir quittés, après avoir éprouvé ailleurs l’incroyable influence, sur mon être le plus intime, d’un site naturellement héroïque, ou consacré par l’histoire. Au moment dont je parle et à mes yeux prévenus, la maison du Mortier, la colline où elle s’adosse, sa vallée étroite, son enclos, ses terrasses au soleil, son canal d’eaux vives, sa cascade ombragée de marronniers séculaires, son potager, son verger, ses basses-cours, c’était pour moi tout un monde que ne franchissaient jamais ni mes souhaits ni mes rêves.

  1. J’apprends seulement aujourd’hui quelles furent ces circonstances : Le prince Louis de La Trémoïlle, ayant reçu commission de l’Angleterre de lever en Allemagne un régiment destiné à l’armée de Condé, fit donner à mon père le brevet de lieutenant-colonel et le chargea d’organiser ce régiment. Ce fut à cette occasion que mon père vint habiter Francfort. (Note écrite en juin 1870.)
  2. Mademoiselle Cochelet, depuis madame Parquin, lectrice de la reine Hortense, était intimement liée avec mon oncle Bethmann. Elle souhaitait vivement de voir ma mère avec elle dans la maison de la reine, et ne négligea rien pour obtenir, par l’influence de mon oncle, que mon père y consentit.
  3. Voir, à la fin du volume, les actes du 5 février et du 21 avril 1797. Appendice D.
  4. Donnée par brevet du 7 novembre 1814.
  5. La maison où je suis née existe encore : elle forme l’angle du Rossmarkt et de la Gallienstrasse.
  6. « Si j’ai conçu en songe l’idée de me servir de remèdes souvent efficaces, et particulièrement contre mes crachements de sang et mes vertiges…… c’est aux dieux que je le dois, » écrit Marc-Aurèle (chez les Quades, sur les bords du Granua — Pensées. liv. I — XVII.)
  7. Voir la visite à mademoiselle Lenormand. Appendice E.
  8. « La conjonction des astres était heureuse, » dit Goethe, (Poésie et Vérité, l re partie, livre I er ) — en parlant du jour et de l’heure où il vint au momie — « Le soleil entrait dans le signe de la Vierge ; Jupiter et Vénus le regardaient favorablement ; Mercure n’était pas hostile ; Saturne et Mars se montraient indifférents…… »
  9. Appendice F.
  10. « Je ne dis pas : cela est ; mais n’y aurait-il point quelque témérité à dire : cela n’est pas ? » écrit Senancour, en parlant de cette chaîne occulte de rapports qui rattache la vie humaine à l’infini incompréhensible de l’être cosmique.
  11. « On ne connaîtra le travail de la pensée que lorsqu’on connaîtra le rêve, » me disait un jour un homme de beaucoup d’esprit, M. Schérer. Aristote et Spinoza étaient de cette opinion. Ils n’ont pas dédaigné d’observer cet état intermédiaire entre la veille et le sommeil, durant lequel, la conscience n’étant pas encore pleinement éveillée, il se produit des phénomènes très-propres à éclaircir, lorsqu’ils seront mieux étudiés, cette question obscure.
  12. « We may think over the subject again and again, dit Tyndall, it eludes all intellectual representation. We stand at length face to face before the Incomprehensible. »

    (Address delivered at Belfast, 1874.)