Mes souvenirs (Stern)/Deuxième partie/VII

Daniel Stern ()
Calmann Lévy, éditeurs (Bibliothèque contemporaine) (p. 337-351).




VII


La bouderie du faubourg Saint-Germain. — Le salon de la duchesse de Rauzan. — La Sappho de la rue Boudrot et la Corinne du quai Malaquais. — Le château de Croissy. — La comédie. — Les concerts. — Une lecture d’Alfred de Vigny. — Une femme d’esprit. — L’ambition du salon. — Le grand homme du salon. 



La révolution de 1830, dont je ne parle ici que dans ses rapports avec la bonne compagnie, jeta un très-grand trouble à la traverse. La discorde se mit dans les familles et dans les amitiés. Entre ceux qui restaient fidèles à la royauté déchue et ceux qui suivirent la fortune du nouveau règne, il n’y eut plus trop moyen de se rencontrer. M. Guizot a très-bien expliqué dans ses Mémoires pourquoi le juste milieu n’eut point de salons proprement dits, du moins dans les premières années. Quant au faubourg Saint-Germain, il se replia sur lui-même, il bouda, selon l’expression du temps. On perdait des charges, des places, des honneurs ; on affecta de paraître ruiné, on resta très-tard dans les châteaux, on s’habilla pauvrement, on fit des économies. À l’endroit des parvenus, on prit le ton goguenard. On appela le duc d’Orléans « grand poulot », on se divertit aux dépens du souverain des bourgeois, qui s’en allait bourgeoisement à pied, par les rues, sa femme sous le bras, son parapluie à la main.

Le procès des ministres, le choléra, qui lit en 1832 sa première invasion, les tumultes de la superstition populaire, peu après la tentative armée de la duchesse de Berry, sa prison, achevèrent de tout brouiller et portèrent une grave atteinte à la vie des salons.

Peu à peu néanmoins, lorsqu’on vit que le nouveau régime durait et qu’on n’en avait pas raison par la bouderie, on s’ennuya de bouder. Les salons du faubourg Saint-Germain se rouvrirent. Mais ils se trouvèrent fort amoindris. La mort avait fermé pour toujours celui de la duchesse de Duras et celui de la princesse de la Trémoïlle ; celui de madame de Montcalm finissait avec elle. Le salon de madame Récamier se ressentait de la vieillesse morose de Chateaubriand. Les salons de la duchesse de Maillé, de la marquise de Bellissen, de la duchesse de Rauzan, de la marquise Arthur de la Bourdonnaye, etc., reprirent bien une appacence de mouvement et d’amusement, mais ce ne fut qu’une apparence.

N’allant point à la cour, ne voyant plus ni les princes ni les hommes en place, ni les personnes en faveur ou en crédit, avec des fortunes suffisantes, mais rien au delà, nous n’avions plus guère d’importance en réalité ; nous n’exercions qu’une sorte d’influence négative de critique et de raillerie qui ne pouvait pas nous mener loin, et ne faisait illusion qu’à nous-mêmes, encore tout au plus.

Une chose cependant était favorable, sinon à l’importance, du moins à l’amusement de la jeune noblesse légitimiste, — c’est le nom qu’on donna après 1830 aux royalistes fidèles à la branche aînée, pour les distinguer des royalistes orléanistes : — n’étant plus sous les yeux de la Dauphine et de nos vieilles douairières, nous nous sentions délivrées d’une surveillance qui ne nous avait pas permis jusque-là d’ouvrir nos salons à des personnes nouvelles, à des hommes de condition moindre, bourgeois, anoblis, écrivains, artistes, dont la célébrité commençait à nous piquer de curiosité.

La duchesse de Rauzan fut la première, je crois, à secouer le préjugé. Du vivant de sa mère elle ne passait pas pour femme d’imagination, bien au contraire ; au moment de la grande vogue d’Ourika, faisant allusion à son peu d’esprit, un mauvais plaisant avait dit que la duchesse de Duras avait trois filles : Ourika, Bourika et Bourgeonika[1]. Le sobriquet avait fait fortune. La belle Clara l’avait-elle su ? je l’ignore. Toujours est-il qu’elle raffolait du bel esprit, s’adonnait à tous les arts, faisait incessamment de la petite peinture et de la petite musique, griffonnait soir et matin des petits billets précieux. Les artistes, les hommes de lettres, les étrangers étaient les bienvenus chez elle, et fort gracieuses. On y voyait, avec quelques reliquats du salon de sa mère, le baron d’Eckstein, dont un certain mystère enveloppait L’existence et les origines[2] ; le docteur Koreff, médecin du prince de Hardenberg ; l’avocat Berryer, Narcisse de Salvandy, etc. ; un jeune homme arrivant de la province, le vicomte de Falloux, patronné par madame Swetchine, qu’on donnait pour un modèle du bien dire et du bien faire, et que nous appelions Grandisson. La duchesse ne craignait pas du tout les excentricités du romantisme qui commençaient à faire du bruit. Elle attirait à ses soirées MM. Sainte-Beuve, Eugène Sue, Liszt, etc. Forte de sa bonne renommée de mère de famille, de sa régularité dans la pratique de ses devoirs grands et petits, elle autorisait les empressements, la cour d’une foule d’adorateurs, c’est ainsi que l’on parlait alors ; elle mettait à la mode la fiction de l’amour platonique, qui accommodait agréablement les plaisirs de la coquetterie avec les avantages de la vertu. Les étrangères qui, vers cette époque, vinrent beaucoup chez elle, la comtesse Delphine Potocka, la baronne de Meyendorff, madame Apponyi elle-même qui, malgré sa relation officielle avec la cour, affichait sa préférence pour nous et restait de notre bord, contribuaient par une manière d’être très-différente de celle qu’on nous avait apprise, par des curiosités plus vives, plus de talents, plus de lecture, plus de laisser aller, à modifier, le ton et l’allure de nos salons. Quand le pur faubourg Saint-Germain vit chez madame de Rauzan, chez madame de la Bourdonnaye, chez madame de La Grange, chez moi, toute cette invasion de bel esprit et de romantisme, quand on sut que nous assistions, d’un air d’autorité littéraire, aux premières réprésentations de Henri III, d’Antony, de Chatterton, — 1835 ; — quand on vit sur notre table Indiana, Lélia, les Poésies de Joseph Delorme[3], Obermann[4], ce fut matière de persiflage. On nous déclara bas bleus. On nous appela : madame de la Bourdonnaye, la Sappho de la rue Boudrot, moi, la Corinne du quai Malaquais, etc., mais cela ne nous fâchait pas beaucoup, et nous prenions même quelque plaisir à ce qui nous semblait effet d’envie.

Entre les maîtresses de maison qui se permettaient ces nouveautés, j’étais, peut-être, la plus hardie ; j’étais à coup sûr la plus spontanée. Les circonstances qui me donnaient dans le voisinage de Paris une belle habitation favorisaient pour moi la formation d’un salon, en me permettant de ne pas interrompre l’été les fréquentations de l’hiver. Le château de Croissy, que nous venions d’acheter au prince de la Trémoïlle, n’était distant de Paris que de six lieues et sur une grande route. Il avait été bâti par Colbert dans les campagnes un peu tristes, mais très-opulentes, de la Brie. C’était une demeure seigneuriale, disposée pour y recevoir grande compagnie. Le principal corps de logis, très-long, flanqué de quatre tourelles en briques, était en touré de larges fossés, autrefois remplis d’eau, à cette heure revêtus de lierre, semés de gazon, habités d’un troupeau de daims qui servait à nos récréations, étant fort apprivoisés et dociles à la voix. La distribution intérieure du château se ressentait des habitudes du siècle où il avait été construit. Il y restait des magnificences de Colbert de beaux vestiges. Sa couleuvre s’y voyait partout sculptée. On entrait, par un pont en pierres de taille, dans un vestibule à six fenêtres, orné de tableaux et d’autres objets d’art. Du vestibule on passait dans la salle de billard, dont les belles boiseries étaient décorées de peintures d’Oudry. Le salon, également à six fenêtres et boisé, avec ses consoles en albâtre oriental, ses vases de porphyre, son lustre en cristal de roche, don de Louis XIV à Colbert, avait une très-grande tournure. Au delà de la tourelle, une bibliothèque octogone, où des médaillons fort bien peints représentaient, dans des encadrements sculptés, des sujets tirés des fables de La Fontaine.

À la gauche du vestibule, une salle à manger avec toutes ses dépendances, et l’appartement de la maîtresse de la maison, complétaient le rez-de-chaussée. Le premier étage, divisé en appartements plus ou moins spacieux. était consacré entièrement à l’hospitalité. Des fenêtres du salon, la vue s’étendait sur une vaste pelouse qui descendait en pente douce jusqu’à un étang : par delà, on apercevait la route et le village. D’épais massifs de chênes, de hêtres séculaires, un immense potager à la Montreuil, des basses-cours considérables, achevaient de donner à cette belle habitation un caractère grandiose.

Le pays, très-plat, et, comme je l’ai dit, un peu triste, avait aussi sa grandeur : de longues avenues droites, plantées de vieux ormes, traversaient des pâturages et des champs d’une admirable fertilité. La forêt d’Armainvilliers, le cours de la Marne, un grand nombre de châteaux dans un voisinage très-rapproché : Ferrière, à M. de Rothschild, Noisiel, à la duchesse de Lévis, Guermantes, habité par la marquise de Tholozan et ses charmantes filles, mesdames de Dampierre et de Puységur ; Rentilly, Armainvilliers, rendez-vous de chasse de Sosthènes de La Rochefoucauld , donnaient des motifs très-agréables de promenades à cheval ou en voiture[5].

Pendant une saison, nous jouâmes à Croissy la comédie, pas trop bien, il en faut convenir, mais avec une bonhomie parfaite. On faisait aussi chez moi, à Paris et à la campagne, de bonne musique : on y jouait les compositions nouvelles du romantisme musical : la Symphonie fantastique de Berlioz, arrangée pour le piano par Liszt : les Mazourques de Chopin, les Études de Hiller. On chantait les Lieder de Schubert, la Captive de Berlioz. On y mêlait des compositions moindres, mais fort en vogue : le Lac de Niedermayer, des romances plus insignifiantes encore, des soli de harpe ou de guitare, etc., car le propre des gens du monde c’est d’accueillir également bien tout ce qui peut servir à l’amusement : le beau et le médiocre, le mauvais et le pire. La jeune duchesse de la Trémoïlle, la comtesse de Niewerkerke, la marquise de Gabriac, avec leurs belles voix et leurs beaux visages, avaient de grands succès dans ces concerts. Quant aux lectures, c’était le plaisir par excellence des Sappho et des Corinne. Sur ce point, madame Récamier l’emportait sur nous victorieusement dans les matinées de l’Abbaye-au-Bois, où on lisait les Mémoires de Chateaubriand et son Moïse ; mais nous ne nous laissions pas décourager. Nous avions les Fables d’Elzéar de Sabran, les Nouvelles du duc de Fezensac, les vers de la marquise du Lau, les poésies de Guiraud, de Soumet, d’Émile Deschamps.

Un jour, chez moi, par très-amicale exception, car il savait à quoi s’en tenir sur le bel esprit des marquises, Alfred de Vigny consentit à lire un de ses poëmes inédits : la Frégate. Je l’en avais prié vivement, indiscrètement. J’en eus bien de la mortification. La lecture, à laquelle j’avais convié toute la fleur aristocratique, les plus jolies femmes de Paris : la princesse de Bauffremont, la comtesse de Montault, sa sœur, la marquise de Castelbajac, sa gracieuse belle-sœur, la comtesse Frédéric de la Rochefoucauld, la comtesse de Luppé, mesdames de Caraman, d’Orglandes, la duchesse de Gramont, etc., ne fut point du tout goûtée. Un silence consternant accueillit l’œuvre et l’auteur. « Ma frégate a fait naufrage dans votre salon », me dit, en se retirant, Alfred de Vigny. « Ce monsieur est-il un amateur ? » venait de me demander l’ambassadeur d’Autriche.

Cette lecture malheureuse me mit à l’avenir fort en garde ; mais, pas plus que le médiocre succès de la comédie à Croissy, elle ne porta préjudice à l’opinion qu’on se faisait de moi et de mon salon.

C’est ici peut-être le lieu de dire quelle était cette opinion.

Dès mon entrée dans le monde, on m’y avait fait une réputation d’esprit. Il fallait qu’on en eût bien bonne envie, car, autant que je puis croire, mon esprit ne se montrait guère dans la conversation. Je n’ai jamais eu ni verve, ni trait, ni saillies, ni reparties, ni même, à tout prendre, un très-grand souci de ce que je puis dire. On ne pouvait pas citer de moi le moindre mot. En revanche, j’écrivais passablement les lettres. La vicomtesse d’Agoult, la première, s’en était aperçue. Pendant une excursion que je fis dans le midi, aussitôt après mon mariage, elle s’était enchantée de ma correspondance ; elle en avait lu des passages à sa princesse. On le savait. Il n’en avait pas fallu plus pour me mettre en renom de Sévigné. On célébra sur ouï-dire mes descriptions, mes morceaux : le Pont du Gard, la Maison-Carrée, les Aliscamps, le château de Montélier, bâti par la fée Mélusine, le château de la Vache, au comte de Maccarthy, une fête qui m’avait été donnée par l’amiral la Susse, à bord du Conquérant, en rade de Toulon. Voyant cela, la duchesse de Rauzan, qui était un peu chercheuse d’esprit et qui tenait à renouveler son salon, m’attira chez elle. Comme je lui trouvais, sous ses affectations, un mérite vrai et solide, je répondis à ses empressements. Nous allâmes beaucoup ensemble dans le monde. Elle y confirma ma réputation d’esprit. Cela lui convenait et ne me disconvenait pas. Bientôt il fut entendu que j’étais une femme supérieure, et que je devais avoir un salon. En dépit des qualités et des défauts qui, chez moi, ne s’accordaient guère à ce rôle, on s’obstina à m’y faire entrer. On s’y est obstiné constamment partout. En tous temps, en tous pays, en toutes circonstances, sans le chercher, sans y prétendre, malgré moi très-souvent et malgré Minerve, je me suis vue le centre d’un cercle choisi, d’un salon ; d’où vient cela ? Je vais tâcher de le démêler ; mais, disons d’abord un mot du salon en général.

Le salon était alors, il serait encore aujourd’hui, si les circonstances s’y prêtaient, l’ambition suprême de la Parisienne, la consolation de sa maturité, la gloire de sa vieillesse. Elle y visait alors de longue main. Elle y appliquait toute son intelligence, y sacrifiait tous ses autres goûts, ne se permettait plus, du moment qu’elle en avait conçu le dessein, aucune autre pensée ; ni distraction, ni attachement, ni maladie, ni tristesse. Elle n’était plus ni épouse, ni mère, ni amante que secondairement. Elle ne pouvait plus avoir en amitié qu’une préférence : la préférence pour l’homme le plus considérable, le plus influent, le plus illustre : un Chateaubriand, un Pasquier, un Mole, un Guizot. Pour celui-là, pour l’attirer, en faire montre et s’en faire honneur, il fallait renoncer à être soi-même, se vouer tout entière au culte du grand homme ; y vouer les autres, quoi qu’ils en eussent ; veiller incessamment, inquiète, attentive, à renouer tous les fils qui, de toutes ces vanités divergentes, devaient revenir au même point et former autour d’une vanité exaltée le nœud d’admiration qui la retenait captive. N’avoir pas pour centre d’attraction, pour pivot de son salon un homme influent, c’était une difficulté, une infériorité véritable. Il fallait alors le prendre de moins haut, caresser. flatter en détail beaucoup plus de gens, perdre beaucoup plus de temps, se donner beucoup plus de peine. Dans l’un ou l’autre cas, il fallait une application soutenue de la volonté, une étude, une tension d’esprit avec une souplesse dont je n’aurais jamais été capable, du moins en de telles visées. Mon esprit et mon caractère, mes ambitions, si j’en ai eu, étaient autres. Je ne voudrais pas nier cependant que par certains dons assez rares, je ne dusse paraître très-propre à cet empire du salon, que l’on voulait bien me décerner, et que mes contemporaines m’ont envié par-dessus toutes choses. Avec une femme illustre[6], j’ai pu m’apercevoir, moi aussi, que le degré où je me trouve n’est pas fort surchargé de monde. Mon esprit n’est pas vulgaire. Il forme, avec mon imagination et mon sentiment, un tempérament singulier où se mêlent, où se combinent souvent d’une manière imprévue les qualités françaises et allemandes. La douceur est en moi, l’humeur égale et la bienveillance, avec une manière d’être, de penser, de dire, où se marque tout d’abord l’entière loyauté. De pédantisme, aucun ; de vanité, moins encore ; ni prétentions, ni affectations, ni impertinences d’aucune sorte. Une candeur qu’on peut dire extraordinaire, quand elle n’est pas l’effet de la jeunesse et survit au désabusement. Je puis être éloquente aussi, mais rarement, et seulement quand la passion m’enlève à moi-même. D’habitude, ma passion, quelle qu’elle soit, creuse au dedans ; elle se concentre ; elle ne luit que par éclairs, rapides et pâles ; elle se tait, dans la crainte de se trop livrer. Je dois paraître alors d’une froideur glaciale ; « six pouces de neige sur vingt pieds de lave » , a-t-on dit de moi, et non sans jus tesse. Si l’on ajoute à cette disposition passionnée, mais contenue, l’horreur du lieu commun avec l’impossibilité d’emprunter l’esprit d’autrui, on comprendra que ma conversation ne soit pas du tout ce qu’il faudrait pour remplir le vide d’un cercle et pour amuser un salon. J’ai pourtant le désir de plaire, mais seulement à qui me plaît, et encore pas à toute heure. Bien qu’une longue habitude m’ait fait de la politesse une seconde nature, je n’ai pas appris l’art de feindre ce que je n’éprouve pas. Je ne sais pas composer avec ce qui m’ennuie. Les sots, les fats, les bavards, les précieux et les glorieux de toute sorte me causent un déplaisir mortel. Ils sentent confusément, à un je ne sais quoi qui les déconcerte, mon esprit distrait. Sans le vouloir, je les inquiète dans la bonne opinion qu’ils ont d’eux-mêmes. Ils me quittent mécontents ; ils n’ont pas fait d’effet, ils s’en sont aperçus ; ils s’en prennent à moi ; ils m’en gardent rancune : les voilà mes ennemis. Quant au mérite modeste que je voudrais accueillir, il m’arrive, quoi que je fasse, de l’intimider beaucoup trop, de le laisser trop à distance. Je n’en sais pas bien le motif, mais là encore je constate en moi un défaut, le plus opposé du monde à la vie de relations.

Réservée avec excès, lente en mes épanchements, aisément froissée par les familiarités hors de propos ; voulant trop qu’on me devine, craignant trop qu’on se méprenne ; trop sérieuse et trop spontanée pour ne pas paraître un peu étrange dans un monde où tout est factice et futile ; trop nonchalante aussi, trop fière pour les avances et les insistances : prompte à laisser aller ce qui s’en va, à laisser passer ce qui passe ; sans aucun souci de l’utile, et mauvaise gardienne des apparences ; appréhendant beaucoup de blesser, mais ne songeant jamais à flatter les amours-propres ; ne témoignant qu’indirectement, en nuances, l’attrait qu’on m’inspire, je suis, à tout prendre, précisément le contraire de la femme du monde, telle qu’on la veut.

Le protectorat de l’homme illustre n’a jamais non plus aidé mon insuffisance. Incapable des sacrifices et des complaisances par lesquels ce protectorat s’achète, je n’aurais pas été sensible aux avantages qu’il procure. J’avais pour cela trop de fierté ou trop peu de vanité.

« Il ne vous manque plus que le grand homme », me disait un jour, en souriant, un ami qui me parlait avec bienveillance des agréments de mon cercle intime. « Il me manquera toujours, » lui dis-je, et je disais bien. Le grand homme des salons n’est pas mon idéal : ou plutôt : je ne suis pas l’idéal de ce grand homme.

  1. Par allusion au teint couperosé de la belle et spirituelle Félicie de Duras, d’abord princesse de Talmont, puis comtesse de Larochejacquelein, et au peu d’esprit qu’où attribuait à la duchesse de Rauzau, sa sœur.
  2. On le disait fils naturel d’un souverain du Nord. Il était, mais il en faisait grand secret dans nos salons, correspondant de la Gazette d’Augsbourg, où il signait : .
  3. Les Poésies de Joseph Delorme avaient paru en 1829.
  4. La première édition d’Obermann, par Sénancour, avait paru en 1804. Une seconde édition paraissait en 1833, avec une préface de Sainte-Beuve. Indiana et Valentine avaient paru coup sur coup dans l’année 1832 ; Lélia fut publié en 1833.
  5. Je n’ai connu dans le monde que bien peu de femmes aussi distinguées d’esprit et de manières que La baronne James de Rothschild. Quant à la marquise de Dampierre, malgré son étrange état nerveux, elle était si vivement, si vraiment aimable et spirituelle, qu’on s’accoutumait aisément à ses excentricités involontaires, et qu’on finissait, quand on n’en était pas trop victime, par y trouver un attrait de plus.
  6. Madame Roland.