Mes souvenirs (Stern)/Deuxième partie/III

Daniel Stern ()
Calmann Lévy, éditeurs (Bibliothèque contemporaine) (p. 289-299).




III


Les douairières. — La princesse de la Trémoïlle. — La marquise de Montcalm. — Les Montmorency. — Les bals de jeunes filles au faubourg Saint-Germain. 



Présentée à la cour, il fallait l’être ensuite aux vieilles dames douairières du faubourg Saint-Germain. C’était leur droit ; elles le maintenaient et ne se laissaient point oublier. Les plus âgées n’allaient plus dans le monde depuis longtemps. Paralysées de tout, hormis de la langue, elles ne quittaient pas leur paravent, leurs chenets, leur bergère antique, leur chat familier, leur tabatière et leur bonbonnière. Elles ne recevaient, en dehors de leur descendance, que de rares visites en de rares occasions. On allait là une fois en sa vie, en visite de noces ; on y restait dix minutes, au plus, puis on n’y retournait pas. C’était assez ; l’usage était satisfait. Les vieilles dames vous avaient vue ; elles avaient salué de l’éventail les nouveaux époux. Sourdes et criardes, elles avaient prononcé, haut et dru, de leur voix rauque, sur les yeux, les dents, la gorge, la main, le pied, sur tout l’air de la mariée. Elles avaient dit : elle est fort bien, ou : elle n’est pas bien, et prévenu ainsi, de leur arrêt, l’opinion du monde.

Les plus jeunes entre ces dernières, celles qui n’étaient point infirmes et ne s’écartaient pas trop de la soixantaine, prenaient encore leur part du mouvement des plaisirs mondains. Elles avaient un salon et généralement un château, où elles voyaient du monde, hiver et été. Il fallait les fréquenter pour se mettre en bon renom. Quand on quittait les tentures éraillées, les boiseries enfumées, les vieux cadres poudreux de la douairière de Luynes, de la douairière d’Uzès, de la douairière de Duras[1], pour entrer chez la princesse de la Trémoïlle, chez la comtesse de Matignon, chez la princesse de Poix, chez la duchesse d’Escars, chez la duchesse de Narbonne, chez la duchesse de Céreste, on se sentait rajeuni d’un demi-siècle.

Le salon de la princesse de la Trémoïlle, outre son grand air d’ancien régime, avait un caractère politique très-prononcé. Ce salon était une cour. La princesse, mademoiselle de Langeron, exerçait de longue date, sur tout ce qui l’approchait, une domination entière. Elle n’avait pourtant jamais dû être belle, du moins ne voyait-on dans sa manière d’être et de dire, comme il arrive aux femmes qui ont eu le don de plaire aux yeux, aucuns restes de vanité ou de coquetterie féminine. Toute sa coquetterie était d’esprit : virile, et visant à la souveraineté. Avec ses petits yeux gris, bordés de rouge, avec son tour de cheveux blonds, son gros ventre et la double maladie qui décomposait son sang — le diabète et l’hydropisie — la princesse de la Trémoïlle, grande dame jusqu’à la moëlle des os, asservissait à ses volontés, par la force de son intelligence et par la hauteur de son caractère, toute une masse de clients, de familiers, de flatteurs et de parasites. Elle savait aussi, bien que dédaigneuse, s’insinuer là où elle ne pouvait s’imposer ; caresser les amours-propres, quand elle ne les subjuguait pas tout d’un coup.

Aucunement dévote, instruite sérieusement, elle avait pour elle-même une belle bibliothèque ; pour les autres, une table dont on parlait, abondante et recherchée. La politique était son goût, son occupation constante. Elle en avait, sinon le génie, du moins la sagacité et la vive pratique. La campagne, le tête-à-tête avec son mari l’ennuyaient à mourir ; elle ne s’en cachait pas. Jamais elle n’avait pu s’habituer ni à la belle terre de Pezeau que le prince de la Trémoïlle possédait héréditairement en Berry, ni même au château de Croissy, bâti par Golbert, non loin des bords de la Marne, au milieu des riches campagnes de la Brie, récemment acheté par elle, en vue du voisinage de la ville. La princesse ne quittait plus guère Paris, son hôtel de la rue de Bourbon[2], son jardin en terrasse sur le quai. Dans sa bibliothèque en bois de citronnier, qu’on célébrait comme une merveille d’élégance et où elle recevait la cour et la ville, de son fauteuil en damas vert, d’où elle ne bougeait qu’à grand’peine, elle animait de sa verve intarissable, de ses piquantes sorties, de ses sarcasmes, un cercle perpétuellement renouvelé des personnes les plus marquantes de son parti. On y voyait tous les hommes de quelque valeur ou de quelque renom dans l’Église ou dans l’État, qui faisaient opposition au libéralisme : le cardinal de La Fare, M. de Bonald, M. l’abbé de Genoude, M. de Maistre, Mathieu de Montmorency, ou tout simplement Mathieu ; le chancelier Dambray ; les Polignac ; les députés Labourdonnaye, Delalot, de Castelbajac, de Neuville, de Marcellus, toute la droite passionnée ; quelques hommes de moindre condition, mais utiles : l’avocat Piet, M. Ferrand, M. de Lourdoueix, etc.

Dédaigneuse des choses nouvelles, elle qui possédait des anciennes toute la fleur, la princesse raillait sans pitié la politique de transaction entre le passé et l’avenir[3]. La moindre concession l’offensait. Les Villèle, les Corbière, ne trouvaient pas toujours grâce devant ses yeux ; les princes, bien moins encore. Elle n’allait pas chez eux, se sentant reine ; jamais je ne l’ai vue avec personne sur un pied d’égalité. Son infirmité la servait en cela ; la lourdeur de son corps lui donnait comme le droit de rester assise ; elle en usait amplement pour accueillir du regard, du geste et du sourire, avec mille nuances de grande dame, les gens de sa cour.

Le salon de la marquise de Montcalm, politique comme celui de la princesse de La Trémoïlle, avait une physionomie différente. Il avait pris son importance au moment où le duc de Richelieu, frère de la marquise, était entré aux affaires. « Le jour où mon frère a été ministre, disait-elle, non sans amertume, tout le monde s’est avisé que j’étais une femme d’esprit. » Elle l’était, cela ne pouvait se nier ; et de plus, cultivée par le plus grand monde européen. D’un caractère noble, désintéressé, modeste au fond, comme son frère, et, comme lui, d’une admirable droiture ; de grande naissance et de grand nom, comme madame de la Trémoïlle, toujours souffrante aussi ; s’il se peut, moins dévote encore ; moins exclusivement française, moins altière en ses opinions, plus curieuse de nouveautés, madame de Montcalm avait un cercle beaucoup plus étendu par les idées que ne l’était celui de la princesse. Couchée sur sa chaise-longue, où la retenaient les infirmités d’un petit corps, contrefait et grêle, écoutant beaucoup, interrogeant de son grand œil noir plein de rayons et de sa parole pleine de bienveillance, madame de Montcalm n’exerçait pas une domination visible comme celle de madame de la Trémoïlle, mais son ascendant pénétrait bien plus avant. On sentait en elle la femme qui avait aimé, souffert, rêvé peut-être même une tout autre destinée. Elle ne commandait pas à la conversation ; elle n’y lançait pas le trait ; elle y maintenait sans effort l’élévation, le tour délirât, la nuance exacte et aimable. Les hommes qu’elle voyait journellement (’[aient les anciens collègues, les amis politiques du duc de Richelieu ; beaucoup de diplomates étrangers : MM. Pasquier, Mole, de Barante, Mounier, Barbé-Marbois, Pozzo di Borgo, Capo-d’Istria, le dur de Raguse, le général de Lagarde, M. Laine, etc.

Dans ce salon modeste et tranquille, point de discussions trop vives ; des entretiens où la politique n’avait pas d’acrimonie et w mêlait avec souplesse aux intérêts du beau monde, des beaux-arts et des belles-lettres. Autour de cette femme couchée, souffrante, il régnait une sorte de clair-obscur, une douceur sérieuse. Madame de Montcalm ne voulait jamais ni briller, ni étonner, ni éclipser, ni intimider personne. Elle recherchait le mérite, devinait et faisait valoir les moindres talents. Auprès d’elle, les jeunes femmes s’essayaient à la conversation. Elle m’y encourageait plus que d’autres. Elle avait pour moi des indulgences extrêmes. Confidente des sentiments que m’avait voués l’un de ses plus chers, amis, elle me portait un intérêt maternel et qui ne se démentit jamais. Je me plaisais chez elle infiniment. Quand je veux me rappeler une douce image de ma vie du monde d’autrefois, c’est à elle que je pense, à son entourage aimable, à son intimité noble et charmante.

Dans la maison de Montmorency-Matignon où j’allais aussi beaucoup, ce n’était pas un salon proprement dit; c’était chaque soir un cercle nombreux de parents et d’habitués. La vieille comtesse de Matignon le présidait. La duchesse de Montmorency, son fils Raoul, et sa bru, la baronne de Montmorency, ses deux filles, la princesse de Bauffremont et la jeune Alice, mariée plus tard au duc de Valençay, y paraissaient ensemble ou tour à tour. Assises à une grande table ronde, qu’éclairait une grande lampe suspendue, chargée de corbeilles à ouvrage, les dames, renommées dans cette famille pour leurs doigts de fées, travaillaient à des tapisseries, à des broderies délicates. Dans l’hôtel de la rue Saint-Dominique, non plus qu’au château de Courtalain, il n’était presque jamais question de politique. Les hommes que l’on recevait là étaient du meilleur monde, mais on s’y occupait peu des choses de l’esprit. Le ton de la maison était gai ; les façons étaient simples et sans aucune morgue. Malgré la présence d’une jeune fille, la piété de la jeune baronne de Montmorency et la vertu conjugale fort célébrée de la princesse de Bauffremont, la conversation avait, à la manière d’autrefois, des allures très-lestes ; vide d’idées, pauvre de sentiments, elle se nourrissait d’historiettes et de nouvelles du jour, de modes et d’ajustements ; on y médisait du prochain ; on y riait des maris trompés ; on s’y moquait à l’envi de tout le monde. La vieille comtesse de Matignon n’avait jamais été ni prude ni dévote ; ce n’était pas la mode en émigration, malgré le malheur des temps. Les abbés galants, les évêques mondains avaient été très en faveur, disait-on, auprès de la dame. On en faisait mille récits, les plus drôles du monde[4].

Dans ce salon venaient habituellement le duc de Castries, les Brancas, les Luxembourg, les Sabran, les Rosambo, les Sainte-Aldegonde, les Clermont-Tonnerre, les Béthune, les Gastellane, les Talaru, les La Guiche, les Vérac, etc. Là se prenaient les degrés dans la considération et la mode. On disait bien quelquefois, tout bas, que madame la Dauphine ne voyait pas d’un bon œil la duchesse de Montmorency, mais celle-ci ne voulait pas s’en apercevoir. Elle tenait un si haut rang à la cour, la maison de Montmorency était d’ailleurs si puissante, que la critique avait beau mordre, la gloire du nom bravait tout.

En dehors de ces maisons brillantes de la noblesse de cour, où fréquentaient aussi les ambassadrices, lady Stuart, la comtesse Apponyi, qui avait introduit en France la grande nouveauté des déjeuners dansants, la baronne de Werther, le faubourg Saint-Germain comptait un nombre de familles moins illustres, moins titrées[5], moins dédaigneuses, plus mêlées à la noblesse de province, et dont les salons, moins retentissants, avaient un caractère de bonhomie tout à fait aimable.

Le fond de la société de ma mère, avant mon mariage, se composait plus particulièrement de celles-là. Elle voyait habituellement les anciens amis de mon père, émigrés ou vendéens, les Suzannet, les d’Andigné, les d’Autichamp, les Bourmont ; les députés de la droite, ultra-royalistes : les Villèle, les Castelbajac, les Delalot, les Labourdonnaye, les Kergorlay, etc. Depuis que mon frère était entré dans la diplomatie, ma mère invitait ses chefs et ses collègues, tout ce qui, gentilhomme ou bourgeois, tenait au département, à la carrière, c’est ainsi que les diplomates désignaient entre eux le ministère des affaires étrangères et les ambassades, où se prenait, selon l’opinion des salons, une sorte de noblesse. Les Pasquier, Hyde de Neuville. Bonnay, MM. de Caux, de Gabriac, de Bois-le-Comte, de Vielcastel, de Marcellus, Lagrenée, de Lagrange, de Latour-Maubourg, de Larochefoucauld, de Vaudreuil, de Bourgoing, venaient chez nous très-souvent. Les réunions, les soirées dansantes ou musicales qui se donnaient chez ma mère et chez ses amies, pour les jeunes filles, étaient sans apprêt. On n’y cherchait ni luxe ni étalage. Les pauvres pouvaient inviter les riches, on n’y regardait pas. Un piano, accompagné d’un violon, quelquefois d’un instrument à vent, d’un fifre quelconque, pour marquer le rhythme et la mesure, tenait lieu d’orchestre. En fait de souper ou de buffet, un bouillon, un riz au lait, un lait d’amandes : c’était là tout. Les danseuses se paraientde leur printemps. Une blanche robe de mousseline, un ruban bleu, rose ou lilas, flottant à la ceinture, une fleur dans les cheveux, elles ne connaissaient pas d’autres atours. Entre elles et les jeunes gens dont l’âge se rapportait au leur, aucune contrainte, aucune pruderie, mais une bienséance exquise ; il régnait dans ces rapports une coquetterie naïve, une gaieté franche que tempéraient les discrètes habitudes de la vie de famille, la réserve naturelle à la première jeunesse et cette solidarité de l’honneur qui imprimait à la bonne compagnie d’autrefois un caractère totalement différent de celui de nos sociétés bourgeoises, telles que les fait, à cette heure, sans lien, sans tradition, pour quelques jours à peine, le hasard des affaires ou des rencontres.

  1. Belle-mère de L’auteur d’Ourika.
  2. À cette heure, rue de Lille. L’hôtel de la princesse de la Trémoïlle, très-rapproché du palais législatif, a disparu dans les nouveaux alignements.
  3. Elle se moquait beaucoup des moutons de la majorité qui suivaient docilement, en tous pâturages, la voix du ministre. « Eh bien, monsieur de Villèle, quelle bêtise allons-nous faire aujourd’hui ? » disait-elle un jour, en contrefaisant un de ces ministériels, dont elle simulait l’entrée dans le cabinet du ministre.
  4. On prêtait entre autres à la comtesse de Matignon, très-jeune encore, un mot piquant. Une jeune femme de sa société pleurant une disgrâce de l’opinion : « Consolez-vous, ma chère, lui avait dit la comtesse, chez les grandes dames comme nous l’honneur repousse comme les cheveux. »
  5. Les titrés étaient les ducs, dont les femmes avaient droit, en cour, au tabouret.