Mes souvenirs (Reiset)/Tome II/11

Plon-Nourrit et Cie (p. 339-368).

CHAPITRE XI

Les événements de Neuchâtel. — Second mariage de la duchesse de Gênes. — Voyage du roi de Saxe à Turin. — Baptême de mon fils aîné. — La cour de Napoléon III. — Attentat du 14 janvier. — Le droit d’asile en Angleterre..


Dans les derniers mois de l’année 1866, j’eus occasion de voir de près la situation du canton de Neuchâtel qui avait longtemps formé une principauté dépendante du royaume de Prusse.

Dans la nuit du 2 au 3 septembre, les royalistes de l’ancienne principauté, au nombre de trois à quatre cents, ayant à leur tête le comte de Pourtalès, le comte de Wesdelhen, M. de Montmolin et plusieurs autres riches propriétaires du canton, s’étaient emparés de l’hôtel de ville de Neuchâtel et du château, siège du gouvernement, en y arrêtant plusieurs conseillers d’État qui administraient ce canton au nom de la confédération helvétique. Le drapeau prussien fut immédiatement arboré sur le château, et les royalistes se maintinrent maîtres de la position pendant environ vingt-quatre heures. Mais le préfet de Neuchâtel, ayant pu s’enfuir au val de Ruz, annonça aux habitants des montagnes la revanche que les royalistes venaient de prendre des événements du mois de mars 1848 qui avaient dépossédé la Prusse. Les montagnards conduits par un colonel fédéral marchèrent promptement sur Neuchâtel, et, après une lutte de courte durée, ils se rendirent de nouveau maîtres de la ville en faisant prisonniers tous les chefs royalistes, qui furent fort maltraités et jetés dans les cachots du château.

Je fus, je crois, le premier étranger qui ait pu parvenir jusqu’à l’un des captifs, mon noble ami comte de Wesdelhen, vieillard plus que sexagénaire, né dans le canton de Neuchâtel, ancien ministre plénipotentiaire, conseiller d’État de la principauté au service de Prusse, marié à la petite-fille d’une princesse de Hohenzollern, femme du comte de Waldburg-Truchsess, ancien ambassadeur de Prusse en Sardaigne. M’étant adressé au magistrat chargé par le conseil fédéral d’instruire ce procès, j’obtins la permission de visiter mon ami dans sa prison, à la condition d’être accompagné par un des officiers de la garnison qui avait ordre de ne pas me perdre de vue et de se tenir toujours assez près de nous pour écouter notre conversation. Je trouvai le comte de Wesdelhen dans une petite cellule ayant pour tout ameublement un grabat, une chaise et une table. Mon vénérable ami, qui par la noblesse de son caractère avait su se concilier l’estime de ses ennemis eux-mêmes, ne se plaignit point à moi de sa dure détention. Il m’exprima seulement la peine qu’il ressentait de n’avoir pu, malgré les plus vives instances, obtenir de voir son fils, jeune homme de vingt ans, en prison au-dessus de lui.

Lors de mon passager Neuchâtel, cette petite ville avait encore l’air d’une place prise d’assaut la veille. On ne rencontrait dans les rues que des officiers traînant leurs grands sabres d’un air menaçant, des soldats ivres sortant, les uns des cabarets, les autres des maisons des captif où, non contents d’être nourris du jour de leur victoire, ils avaient souvent brisé dans leur état d’ivresse tout ce qui leur tombait sous la main. « Nous les ruinerons tous, me disait un de ces soldats, nous sommes ici pour cela. »

Les événements avaient deux fois prouvé que la masse de la population du canton de Neuchâtel était suisse de cœur et d’intérêts, et qu’elle voulait l’indépendance absolue du pays. L’impuissance du parti royaliste était manifeste. Mais à qui la faute, si les royalistes avaient cherché à rétablir dans le canton ce qui, d’après les traités, était incontestablement l’ordre légal ? C’était au roi de Prusse qui, bien loin de renoncer à ses droits sur Neuchâtel n’avait jamais voulu délier ses sujets de leur serment de fidélité. Il les engageait au contraire à persévérer dans leur foi, leur donnant maints témoignages qui prouvaient combien il tenait à la conserver. Après les événements de 1848, le roi Frédéric-Guillaume avait envoyé à chacun de ses conseillers une médaille d’or pour leur rappeler leur serment de fidélité et leur dévouement à sa personne. Les royalistes de Neuchâtel ne s’étaient jamais dissimulé leur faiblesse ; si malgré cette conviction ils avaient essayé de remettre la principauté sous la domination prussienne, ce n’était que parce qu’ils avaient cru remplir un devoir de loyauté envers leur souverain et parce qu’ils avaient trop compté sur l’assistance que le roi et le prince régent de Prusse n’avaient cessé de leur promettre. Ils expiaient leur confiance par le traitement très pénible qui leur était infligé et que l’approche de l’hiver rendait plus cruel encore pour des hommes habitués à l’existence la plus confortable. Le comte de Pourtalès avait, dit-on, six cent mille livres de rente ; ses compagnons de captivité possédaient dans le canton même des terres considérables.

Vers la même époque, un événement des plus étranges avait mis en révolution la cour de Turin. La veuve du duc de Gênes, à qui avaient été laissés ses deux enfants en bas âge, le prince Thomas et la princesse Marguerite, – celle qui par son mariage avec son cousin germain, Humbert de Savoie, est devenue reine d’Italie, épousa au mois d’octobre 1856, après dix-huit mois de deuil, un officier d’ordonnance de son mari, nommé Rapallo. Il avait été question de la marier avec le cousin de l’empereur des Français, le prince Napoléon. Un beau matin Turin apprit que la duchesse venait d’épouser l’ancien officier d’ordonnance du feu duc. La chose parut impossible : cela était cependant. La duchesse avait obtenu par le télégraphe le consentement de son père le roi de Saxe, et le mariage était un fait accompli.

Victor-Emmanuel, furieux, la menaça de lui enlever ses enfants. Le mariage conclu, on ne ménagea plus la pauvre princesse ; elle fut délaissée dans ce grand et beau palais où elle avait été entourée de tant d’hommages. Dans son désespoir, elle se décida à écrire à une des dames de la cour qui, à l’époque du mariage du duc de Gênes, avait été sa meilleure amie, et grâce à sa haute influence auprès du roi un revirement se produisit ; le marquis d’Angrogna, grand maître de la cour du feu duc de Gènes, se présenta aussi au palais ducal pour se mettre à la disposition de la duchesse. Le ministre de Saxe, sachant que le véritable maître était le comte de Cavour, fit faire une démarche auprès du tout-puissant ministre. Le comte de Cavour était visiblement mal disposé pour la duchesse ; cependant il manifesta des sentiments modérés, et le sort de la malheureuse femme fut réglé par un acte que le roi signa. Il promettait de regarder comme non avenu ce mariage morganatique et de continuer à traiter la princesse comme sa belle-sœur, duchesse de Gênes. On lui assigna un apanage en fixant son séjour au château de Gouvon, propriété du prince Thomas, son fils ; on lui laissa la garde de sa fille, la charmante petite princesse Marguerite, alors âgée de cinq ans. Le jeune prince fut envoyé à Moncalieri pour être élevé avec les enfants du Roi. La duchesse, ne pouvant supporter l’air vif de ce château situé sur une haute colline de l’Asteson, alla s’établir sur le lac Majeur.

La veuve de l’empereur Nicolas, l’impératrice mère de Russie, s’étant rendue à Turin, la reine de Prusse, tante de l’Impératrice, lui recommanda la duchesse de Gènes. Dès son arrivée, l’Impératrice dit à Victor-Emmanuel qu’elle désirait la voir. De son côté, le roi de Saxe était arrivé à Stresa : le lendemain, il prit avec sa fille la route de Turin, escorté par le général de la Rocca et le comte Charles de Robilant.

La duchesse de Gènes, rentrée dans son palais de Turin, ne pouvait pas ne pas paraître à la représentation de gala donnée au Grand-Théâtre. Après quelques difficultés, c’est ce qui eut lieu grâce à l’intervention personnelle de l’impératrice de Russie. La duchesse de Gênes, qui avant de se rendre au théâtre était allée avec son père baiser la main de l’Impératrice, reparut dans la loge royale à son rang d’autrefois. Son arrivée fit sensation. La pauvre princesse, qui n’avait pas préparé de toilette, avait dû s’habiller en grande hâte pour occuper sa place à côté de l’Impératrice, du roi de Saxe et de tous les membres de la famille royale.

Lorsque l’impératrice de Russie connut avec plus de détails la situation qu’elle venait de dénouer, elle dit être très contente du rôle qu’elle avait été amenée à jouer dans cette pénible brouille de famille. Pendant la soirée de gala, Victor-Emmanuel lui-même, qui avait au fond un excellent cœur, exprima hautement sa satisfaction. La bonne duchesse de Gênes fut loin d’avoir à s’applaudir de son malencontreux mariage. Son mari, créé marquis de Rapallo, ne tarda pas à faire tristement parler de lui. Il mourut en 1882.

Le 7 décembre 1856, je me rendis avec ma belle-mère et ma femme chez l’impératrice Eugénie pour lui faire part de la grossesse de ma femme. Nous la trouvâmes dans son petit salon des Tuileries, tenant le Prince impérial dans ses bras : elle était vraiment éblouissante de charme et de beauté. Elle était simplement mise : une robe de taffetas gris à volants, ornée de dentelles noires, et un bonnet de dentelle noire noué sous le menton avec quelques roses sur le côté. Le Prince impérial était en robe blanche avec des rubans et des pompons bleus, bien frais, bien rose, paraissant d’une santé parfaite. « Marchez beaucoup, dit-elle à Blanche. Ah ! si j’étais de nouveau dans votre état, je ne manquerais pas de le faire, car j’ai bien souffert de ne pas avoir obéi en cela aux avis des médecins. » La conversation s’engagea sur les récentes aventures de la duchesse de Gênes. « Plus une femme est dans une haute position, dit l’Impératrice, plus elle doit tenir à l’opinion publique. » Puis elle nous parla des incidents du voyage de Victor-Emmanuel à Paris. « J’aime beaucoup le roi de Sardaigne, dit-elle ; il me paraît loyal et franc. Le premier jour que je l’ai vu, il me fit assez peur avec ses gros yeux et sa grosse voix. Je portais ce soir-là, par hasard, une robe jaune avec des dentelles noires. — Ah ! dit-il brusquement, est-ce pour me faire plaisir que vous portez cette robe-là ? – J’étais tout interdite, lorsque je me rappelai que ma malheureuse robe était aux couleurs autrichiennes. Non, lui répondis-je ; je n’ai pas mis cette robe à votre intention, mais voici un bijou que je porte avec plaisir, car il rappelle les couleurs de votre drapeau. — Et je lui montrai mon bracelet dont les pierres étaient rouges, vertes et blanches. » Après trois quarts d’heure de causerie, l’Impératrice se leva et alla chercher dans une pièce voisine un écrin contenant une fort belle broche. C’était son portrait entouré de gros diamants avec une longue perle en forme de poire. « J’ai signé à votre contrat de mariage, dit-elle à Blanche ; je veux que vous portiez un bijou qui me rappelle à votre souvenir. » Puis, debout, la regardant bien en face, elle lui dit aimablement : « Je suis certaine à votre mine que vous aurez un gros garçon comme le mien. » Sur ces entrefaites, l’Empereur entra dans la chambre en riant ; il venait d’apprendre par l’ambassadeur d’Angleterre que le Prince impérial avait fait deux dents. Personne ne s’en était aperçu aux Tuileries. Il nous quitta en nous serrant la main, emmenant avec lui l’impératrice dans une chambre voisine pour vérifier si la diplomatie anglaise était mieux renseignée que lui-même sur ce qui se passait dans sa maison.

La prédiction de l’Impératrice se réalisa, et le 14 février 1857 ma femme me donnait un gros garçon. Le soir même, Mme  de Sancy se rendit aux Tuileries pour en faire part à l’Impératrice. Elle la trouva avec l’Empereur dans le petit salon, occupée à faire tourner une table avec une troisième personne. Les dames d’honneur félicitant Mme  de Sancy d’une manière un peu bruyante, l’Impératrice accourut et demanda ce qui était arrivé. « La naissance de mon petit-fils », répondit Mme  de Sancy. L’Impératrice l’embrassa avec effusion ; l’Empereur vint aussi féliciter l’heureuse grand’mère. « Nous avons été tellement surpris, dit celle-ci, qu’au moment de l’événement nous n’avions ni layette ni nourrice. » – « Je vais vous envoyer une partie de la layette de mon fils et la seconde nourrice qui ne fait rien », s’écria l’Impératrice. Lorsque l’Empereur et l’Impératrice se retirèrent, Mme  de Marnésia vint en leur nom dire à Mme  de Sancy qu’ils voulaient être parrain et marraine du nouveau-né, et qu’ils le faisaient d’autant plus volontiers que nous ne le leur avions pas demandé, comme le faisaient tant d’autres. C’est ainsi que mon fils aîné, que j’ai depuis si malheureusement perdu, portait les prénoms de Napoléon-Louis-Eugène.

Le baptême eut lieu le 8 avril à la chapelle des Tuileries, en présence du curé de la Trinité, ma paroisse. Il fut célébré par l’ancien curé de Ham à l’époque de la captivité de l’Empereur, devenu depuis évêque d’Adras et aumônier des Tuileries. L’Empereur était représenté par le comte Bacciochi, et l’’Impératrice par Mme  de Sancy. Après la cérémonie, nous sommes montés chez l’Impératrice, qui a embrassé l’enfant à plusieurs reprises et qui a donné à ma femme un bracelet en forme de serpent bleu, orné de diamants. Je lui ai demandé de désigner le prénom que porterait mon fils. « Louis-Napoléon », a-t-elle répondu.

L’Impératrice, s’étant mise à parler toilettes avec ma femme, me dit que cela ne devait pas beaucoup m’intéresser. Je protestai, disant que j’étais capable d’apprécier le bon goût d’une toilette et l’harmonie des couleurs, « Êtes-vous connaisseur en peinture comme votre frère ? ajouta-t-elle. On dit qu’il est l’amateur de France le plus compétent. » Elle emmena ensuite Mme  de Sancy pour examiner des étoffes destinées à l’ameublement de l’hôtel des Champs-Élysées de la duchesse d’Albe. Cela ne nous demandera que cinq minutes », dit-elle. – « Ah ! s’écria le comte Bacciochi qui était attendu chez l’ambassadeur de Russie pour s’entendre avec lui au sujet de l’arrivée du grand-duc Constantin, je m’en vais, car je sais ce que c’est que les cinq minutes de l’Impératrice, surtout lorsqu’elle s’occupe d’étoffes à choisir. Une berline à deux chevaux, à la livrée de l’Empereur, était venu nous chercher et nous ramena à notre maison de la rue d’Amsterdam, 35 bis.

Je rapportai à mon frère Frédéric le propos de l’Impératrice. Il me dit qu’il l’avait rencontrée avant son mariage chez le comte de Nieuwerkerke qui faisait son buste. Celui-ci lui ayant demandé son avis, il lui fit remarquer que Mlle  de Montijo avait les joues plus fortes vers le bas que le buste en préparation. « Je me suis mis, me raconta-t-il, à la place de Nieuwerkerke, regardant bien en face Mlle  de Montijo qui était charmante dans son costume espagnol, et je montrai sur le buste les différences qui pouvaient nuire à la ressemblance. Nieuwerkerke fut de mon avis et retoucha son œuvre. Mais Mlle  de Montijo n’en fut pas satisfaite, et plus tard, devenue impératrice, elle demanda à Nieuwerkerke de lui faire un nouveau buste. — Mais surtout, ajouta-t-elle, ne prenez pas les conseils de votre ami M. de Reiset qui m’a si fort enlaidie. »

Mlle  de Montijo était accompagnée de sa femme de chambre Pepa qui l’avait suivie aux Tuileries. Cette excellente Pepa, fille d’un receveur de la loterie à Madrid, était très attachée à l’impératrice, mais très jalouse de tous ceux qui l’approchaient, de ses couturières, de ses modistes, surtout de Mme  Ode dont les chapeaux avaient alors une grande vogue. Elle était première femme de chambré de l’Impératrice, et elle avait épousé un officier. Elle donnait à Saint-Cloud de petits bals et de petites soirées auxquels assistaient les femmes de chambre des dames d’honneur. L’Impératrice, toujours simple et bonne, y paraissait quelquefois un instant pour voir si on s’y amusait bien.

Malgré sa grande affabilité, l’Impératrice avait parfois un peu de raideur vis-à-vis des femmes des dignitaires de la cour. À un bal des Tuileries, la comtesse Walewska, dans un état de grossesse très avancée, arriva en retard. On entendit l’Impératrice dire à haute voix : « J’espère qu’elle ne trouvera pas facilement de place pour s’asseoir. Pourquoi ne pas être exacte comme tout le monde ? » Elle n’admettait pas non plus que celles de ses dames d’honneur qui n’étaient pas de service manquassent à une seule des fêtes des Tuileries. Elle leur avait fait réserver une banquette pour bien constater leur présence.

Je revis à l’ambassade d’Angleterre M. de Seebach, gendre du comte de Nesselrode. Il me dit que les dispositions étaient bien changées à Pétersbourg, que l’empereur Alexandre ii désirait sincèrement la paix, et que le grand-duc Constantin lui-même était devenu fort modéré. Le peuple, au contraire, aurait voulu la continuation de la guerre.

Le 29 janvier, je rencontrai au bal des Tuileries M. de Beauchesne, l’historien de Louis xvii. Louis xvi, Marie-Antoinette, le Dauphin étaient très à la mode à la cour de Napoléon iii ; jamais on n’avait tant parlé du malheureux Louis xvi. Le comte Walewski suspendit ses réceptions peur l’anniversaire du 21 janvier. Cependant le faubourg Saint-Germain ne désarmait pas. L’Empereur et la nouvelle cour étaient criblés de quolibets. Les orléanistes surtout, que le coup d’État avait déçus dans leurs espérances, étaient implacables. M. de Salvandy ayant dit à M. Villemain qu’il invitait à un bal de jeunes filles : « Nous verrons danser l’avenir » — « J’aimerais mieux voir sauter le présent », répondit M. Villemain, dont le mot courut tous les salons. M. Thiers se montrait plus raisonnable. « Je n’aime pas le cuisinier, disait-il, mais j’aime sa cuisine. » On annonçait l’ouverture d’un boulevard à travers le faubourg Saint-Germain. L’un pleurait d’avance son hôtel, l’autre son jardin, et les récriminations ne tarissaient pas.

Le comte de Chambord ayant écrit à un ami qu’en cas de restauration il ferait appel à toutes les capacités dont s’entourait l’Empereur, sa lettre fut interceptée et mise sous les yeux de Napoléon iii. Ah ! dit-il en souriant, s’il n’a pour le servir que les capacités qui m’entourent, il ne régnera pas longtemps.

À la représentation de la Retranche de Lauzun à l’Odéon, au moment où l’Empereur et l’Impératrice entraient dans leur loge, un étudiant se mit à chanter d’une voix retentissante un vers de la chanson du Sire de Framboisy :

Corbleu, madame, que faites-vous ici ?

auquel répondit un autre étudiant de l’extrémité opposée de la salle :

J’dans’le cancan avec tous mes amis.

L’Empereur s’avança sur le bord de la loge et regarda la foule avec calme. La représentation continua sans autre incident. On racontait que l’Empereur et l’Impératrice se promenant autour du lac du bois de Boulogne rencontrèrent une charmante petite fille jouant, sous la garde de sa bonne, à quelque distance de la voiture de ses parents. L’Impératrice, frappée de la gentillesse de l’enfant, l’embrassa tendrement, puis elle lui dit :

— Maintenant, tu vas aussi embrasser l’Empereur.

— Non, répondit l’enfant avec une petite moue, je ne veux pas embrasser l’Empereur.

— Et pourquoi cela ?

— Parce que papa dit toujours que c’est un grand coquin.

Les personnes de la suite voulaient s’informer du nom des parents de cette petite révoltée.

L’Empereur s’y opposa. « Non, non, dit-il en riant ; d’après le Code civil, la recherche de la paternité est interdite. » On prétendit que l’enfant était la fille d’un sénateur légitimiste, trop facilement nommé par l’Empereur. M. Vieillard, malgré son attachement pour l’Empereur, affectait de n’appeler l’Impératrice que la femme du prince ». On se donna le mot pour lui faire croire qu’il allait recevoir en apanage un chalet situé dans une vallée qu’il affectionnait aux environs de Saint-Cloud, et qu’il en porterait le nom avec le titre de marquis. On s’aperçut que l’idée ne lui en était pas désagréable, et que son républicanisme s’en amadouait. L’Impératrice, qui était du complot, s’en amusait fort.

Les généraux Canrobert et Bosquet avaient été nommés maréchaux. L’Empereur le leur annonça à un dîner auquel il les avait invités. Le maréchal Bosquet en fit part immédiatement à sa vieille mère par une dépêche télégraphique très laconique et très touchante :

« Ma chère mère, priez Dieu pour l’Empereur.

« Le maréchat Bosquet. »

L’étiquette était loin d’être sévère dans la vie intime des Tuileries. Le jour des relevailles de l’Impératrice, après le départ du corps diplomatique, celle-ci fit rappeler ses dames d’honneur et se mit à leur parler toilette. On vit tout à coup apparaître au-dessus d’un paravent la tête de l’Empereur qui s’était caché pour effrayer les dames d’honneur, et qui après avoir poussé un grand cri leur faisait la grimace. Mme  de Sancy se trouvant une des plus rapprochées, il lui dit du haut de son paravent : « Eh bien ! madame, à quand le baptême de votre petit-fils Louis ? » Puis il sortit de sa cachette en continuant à plaisanter.

Il y eut le 11 février 1857 un incident très vif entre l’Impératrice et M. de Marnésia. L’Impératrice, par la terrasse du bord de l’eau, avait reconduit l’Empereur jusqu’à la place de la Concorde où son phaéton l’attendait, et elle revenait à pied à travers le jardin des Tuileries avec Mmes  de Sancy et de Pierres et M. de Marnésia, entre une double haie de passants et de curieux, lorsqu’un jeune homme, fendant la foule, se plaça devant elle comme un égaré. Les personnes présentes l’arrêtèrent et le conduisirent aux Tuileries. À plusieurs reprises l’Impératrice ordonna à M. de Marnésia de le lui amener. M. de Marnésia répondit maladroitement qu’il était fou, qu’il ne pouvait le mettre « sans l’autorisation de i’Empereur » en présence de l’Impératrice. Celle-ci s’étant levée, il se mit contre la porte peur lui barrer le passage. « Suis-je, oui ou non, l’Impératrice ? » dit-elle avec un accent de colère. M. de Marnésia, tout pâle d’émotion, ne répondit rien, mais ne bougea pas. « Eh bien ! puisque vous ne voulez pas me laisser passer par cette porte, s’écria l’Impératrice, je sortirai par une autre et j’irai trouver cet homme. » Elle sortit suivie de Mme  de Sancy, mais M. de Marnésia l’avait prévenue et s’était empressé de faire disparaître l’individu cause de tant d’orages.

Quand l’Empereur rentra, il trouva sa femme toute bouleversée. De son côté, M. de Marnésia lui apporta sa démission. Le personnage était, parait-il, un jeune homme exalté et amoureux, qui avait juré d’embrasser l’Impératrice. L’Empereur blâma M. de Marnésia de ne pas avoir dit tout simplement la vérité à l’Impératrice, ce qui eut évité une scène pénible. Celle-ci se plaignait que dans d’autres circonstances, notamment dans son dernier voyage aux Pyrénées, M. de Marnésia, sous prétexte de responsabilité, avait voulu faire le mentor vis-à-vis d’elle. « Je ne veux pas qu’on me traite en enfant ; qu’on le sache bien, disait-elle. Qu’arriverait-il si, dans un moment de danger, par exemple, on n’obéissait pas à mes volontés, si j’avais besoin un jour de monter à cheval et de payer de ma personne, je trouvais un homme qui, sous prétexte de « responsabilité », me refuserait ce que je demanderais ? Je ne veux pas être mise en tutelle. Qu’on rende à M. de Marnésia sa lettre de démission, qu’il la déchire, mais qu’on lui dise en même temps que le plus grand fou que nous ayons vu aujourd’hui n’est pas celui que j’ai rencontré dans le jardin des Tuileries. » Cette histoire fit grand honneur à l’Impératrice ; elle prouvait une fois de plus que dans un cas donné on pouvait compter sur l’énergie qu’elle a bien montrée depuis.

La grande-duchesse Stéphanie de Bade revint aux Tuileries au printemps de 1857. Nous assistâmes le 18 avril à un dîner donné en son honneur. L’Impératrice, toujours très charitable, soutint à plusieurs reprises l’opinion qu’il fallait trouver quelque moyen d’abaisser le prix de la viande pour en rendre la consommation accessible aux ouvriers qui en ont besoin pour supporter leurs durs travaux. Elle me demanda si j’avais mangé des viandes conservées qu’on faisait venir de Crimée. Tout en faisant l’éloge de la sobriété des Espagnols, elle insista sur la nécessité de vendre la viande beaucoup meilleur marché pour que le peuple put en manger suffisamment. Son nouveau portrait par Winterhalter me parut fort beau ; elle y était représentée en robe ponceau, ayant le Prince impérial sur ses genoux.

La grande-duchesse Stéphanie avait beaucoup connu la grand’mère de ma femme, la comtesse Lefebvre-Desnoettes, qui s’appelait comme elle Stéphanie et avait été élevée avec elle chez Mme  Campan. L’hôtel Bonaparte, d’après elle, était d’abord destiné aux Tascher : mais Napoléon ier préféra le donner au général Lefebvre-Desnoettes, son ami et son aide de camp, qui avait épousé sa cousine — Mlle  Rolier-Benielli.

La grande-duchesse Stéphanie ne tarissait pas sur l’extrême bonté de l’impératrice Joséphine. Un jour, pendant qu’on était à déjeuner, on vit dans l’avenue de la Malmaison une voiture qui s’approchait. Il en descendit une jeune femme fort jolie avec un petit garçon. Personne ne la connaissait, sauf l’Impératrice qui la combla de prévenances. Elle fit ajouter deux couverts pour la nouvelle venue et son enfant. Après le déjeuner, la conversation s’étant portée sur les toilettes et les chapeaux, l’Impératrice fit cadeau à la belle inconnue d’un chapeau que tout le monde avait admiré et donna à l’enfant de superbes jouets.

— « Eh bien ! dit-elle à Stéphanie, que dis-tu de ce bel enfant ? Comme il lui ressemble, n’est-ce pas ?

— « À qui, madame ? » répondit-elle.

— Mais à l’Empereur. Ne sais-tu pas qui est cette femme pour laquelle je cherche à être aimable ? C’est la comtesse Walewska, et l’enfant est le fils de mon mari. »

Le 7 mai 1857, j’assistai à une fête champêtre donnée à Villeneuve-l’Étang en l’honneur du grand-duc Constantin et du duc de Nassau. L’Empereur et l’Impératrice y arrivèrent en calèche découverte avec la grande-duchesse Stéphanie. Un lunch était servi sous une grande tente, ornée de fleurs, en face de l’étang. Une seconde tente était préparée un peu en arrière avec une table de cent couverts. J’étais assis entre la fille du ministre d’Autriche et Mlle  Louise Magnan, qui avait aussi pour voisin M. Golovine, un des chambellans du grand-duc Constantin. Après le déjeuner, on fit sur l’étang une partie de périssoire, petit bateau à la mode dirigé avec une seule rame ; le moindre mouvement peut le faire chavirer. L’Empereur fit gravement le tour de l’île sur cette embarcation. Le grand-duc Constantin et les autres invités le suivaient des yeux. Le prince de Reuss, Galiffet et moi suivîmes son exemple. Le comte de Montebello, aide de camp de l’Empereur, voulut en faire autant, mais il tomba dans l’eau au milieu d’éclats de rire. L’Impératrice et plusieurs dames montèrent dans d’autres embarcations moins dangereuses. L’Impératrice voulut conduire elle-même Mme  de Guitaut, née Kirkpatrick, sa cousine.

On donna ensuite dans une tente couverte de tapis une représentation de chiens et de singes savants. C’était une espèce de cirque où les singes imitaient les évolutions de Franconi. Un chien plus leste que les autres sautait avec grand succès à travers des cercles de papier. L’Empereur paraissait s’amuser beaucoup ; il allait caresser les singes et leur donner la main. Quand l’un d’eux faisait le récalcitrant, il le reconduisait par la main à l’Impératrice. Celle-ci s’amusait à jouer avec eux ; mais la grande-duchesse Stéphanie était fort mal à son aise. « Vous n’aimez pas les singes, décidément, ma tante », lui disait l’Empereur. On alla ensuite admirer un cheval que le schah de Perse venait d’envoyer à l’Empereur par l’ambassadeur persan Feruk-Khan ; ce cheval qui était superbe se cabrait d’une manière terrible. L’Empereur et le grand-duc Constantin eurent alors l’idée de grimper sur un talus de gazon qui conduisait à un pont jeté sur un des bras du lac. Le talus devint une redoute. L’Empereur y monta avec l’agilité d’un jeune homme. L’impératrice se plaça en haut avec quelques dames, repoussant les hommes et l’Empereur lui-méme qui montaient à l’assaut. Plusieurs dégringolèrent, et l’Impératrice glissa sur la pente jusqu’au pied du talus. Je l’aidai à se relever. « J’espère, madame, lui dis-je, que vous ne vous êtes pas fait mal. » — « Non, me répondit-elle ; je suis prête à recommencer. » Elle remonta en effet, tenant tête à l’Empereur et au grand-duc Constantin qui s’étaient placés parmi les premiers assiégeants. Après quelques instants de repos, l’Impératrice demanda d’organiser une partie de barres sur les bords du lac. Elle se mit dans un camp vis-à-vis du grand-duc Constantin, qui se foula le pied en jouant. Elle courait avec animation. L’Empereur semblait prendre un grand plaisir à ce spectacle. La fête dura de trois heures à cinq heures du soir.

On parlait beaucoup alors de complots contre la vie de l’Empereur qui sortait sans escorte dans Paris et qui prenait fort peu de précautions. C’était de Londres que partaient, disait-on, les assassins dont les exilés italiens et français armaient le bras. Un des projets était de l’attaquer quand il traversait l’allée des Tuileries pour suivre la terrasse du bord de l’eau, sa promenade habituelle. Il y aurait eu également des préparatifs tentés pour faire sauter sa loge au Théâtre-Français le jour de la première représentation de Fiammina. De la poudre fut trouvée sous la loge impériale. Le préfet de police vint ce jour-là quatre fois chez l’Empereur, le suppliant de ne pas assister à cette représentation et disant qu’il était sur la trace des coupables. L’Empereur lui répondit de prendre ses mesures, mais qu’il était résolu à y aller. L’Impératrice, toujours énergique, ajouta qu’il ne fallait pas avoir l’air de craindre, qu’il fallait au contraire se faire voir. La salle était comble ; la surveillance de la police empêcha cette fois la mise à exécution du complot. Mais l’année suivante, le jeudi 14 janvier 1858, l’attentat ajourné se produisit à l’Opéra ; les assassins étaient Orsini sous le nom d’Allsop, Pieri, Rudio et Gomez. À l’explosion de la première bombe d’Orsini, l’Impératrice se jeta sur l’Empereur en lui demandant s’il était blessé. Ce mouvement la sauva, car un fragment de la seconde bombe troua la voiture à la place même où était sa tête un instant auparavant. « Ah ! cela ne finira donc pas ? » s’écria-t-elle au moment où éclatait la troisième bombe. Le gaz s’était éteint ; une obscurité profonde régnait dans la rue. Les cris et les gémissements des victimes, les pavés couverts de sang, les cadavres des chevaux rendaient ce spectacle navrant.

Ce soir-là ma bette-mère, Mme  de Sancy, accompagnait l’Impératrice avec le général Roguet, aide de camp de service. Elle se trouvait avec Mme  de Rayneval et le général Rollin dans la troisième voiture. Les sergents de ville, à l’explosion des bombes fulminantes, ouvrirent les portières, et on transporta, pour éviter tout accident, ces deux dames dans la première boutique ouverte : c’était celle d’un costumier attenant alors au passage de l’Opéra. Un homme de la police les y enferma à clef pour les sauver d’une attaque possible si l’Empereur et l’Impératrice avaient péri. Elles étalent en grande toilette, des diamants au cou ; cinq minutes après ce sergent de ville vint les délivrer. L’Impératrice était déjà dans sa loge, et elle s’inquiétait de leur absence[1]. Je fus prévenu de l’attentat chez mon beau frère le comte d’Arjuzon, chambellan de l’Empereur ; nous courûmes ensemble tout d’abord aux Tuileries, puis à l’Opéra. La rue Le Peletier était encore dans un désordre affreux, le sol ensanglanté, deux chevaux de l’attelage de l’Empereur gisant sans vie à côté de la porte de l’Opéra, toutes les vitres de la devanture brisées ; on emportait les morts et les blessés : un cheval blessé errait dans la rue. Dans les escaliers, dans les couloirs et jusque dans le foyer, on rencontrait les ministres et les personnages officiels venus pour féliciter l’Empereur. Le préfet de police Piétri dinait ce soir-là chez le frère de M. Billault, et il venait de dire que ses mesures étaient si bien prises que désormais aucun attentat n’était plus possible. Il achevait à peine de tenir ce langage qu’on accourait lui annoncer le tragique événement. Quand il arriva dans la loge impériale, l’Empereur lui demanda d’un ton glacial s’il avait bien dîné.

Après être allé jusque dans la loge de l’Empereur serrer la main de ma belle-mère et féliciter Leurs Majestés, je me hâtai de me rendre rue d’Amsterdam rassurer ma femme qui touchait au huitième mois de sa seconde grossesse et qui n’apprit le danger qu’avait couru sa mère que lorsqu’on put lui dire qu’elle était saine et sauve.

À sa rentrée aux Tuileries, au milieu des acclamations de la foule, l’Impératrice, encore tout émue des événements sanglants qui venaient de se passer à l’Opéra, embrassa amicalement Mmes  de Sancy et de Rayneval en leur donnant à toutes deux un souvenir personnel rappelant cette tragique soirée. — Mme  de Reiset conserve encore aujourd’hui précieusement, au Breuil, le mouchoir brodé à son chiffre que S. M. l’Impératrice portait sur elle durant cette nuit terrible et qu’elle avait donné à sa mère dès son retour au palais des Tuileries.

À la suite de cet événement, des négociations délicates s’engagèrent avec l’Angleterre pour la restriction du droit d’asile. Elles amenèrent un conflit entre le comte Walewski, ministre des affaires étrangères, et M. de Persigny, ambassadeur à Londres. Le comte Walewski annonçait qu’il se retirerait si M. de Persigny avec lequel il était en termes assez aigres était maintenu. L’Empereur fit parvenir à ce dernier le conseil de donner sa démission. Ce fut le maréchal Pélissier qui le remplaça. Un sénateur, félicitant le maréchal de sa nomination, lui dit qu’il pourrait profiter de sa situation à Londres pour étudier à loisir les forces de l’Angleterre, visiter les casernes et les arsenaux, ce qui pouvait être très utile dans le cas où éclaterait une guerre avec notre alliée. « Ah cà, monsieur, répliqua le maréchal de son ton le plus rude, me prenez-vous donc pour un espion ? » Et il tourna le dos à son malencontreux interlocuteur.

À Londres, lord Palmerston venait d’être renversé par un vote du Parlement. Lord Derby l’avait remplacé. M. Disraeli était dans le nouveau cabinet chancelier de l’Échiquier. De son aveu même, la paix entre la France et l’Angleterre était alors fort compromise. Cœur passionné, M. de Persigny avait soutenu avec trop d’ardeur l’ancien ministère, il s’était trop identifié avec son parti pour rester ambassadeur près du gouvernement qui venait de le remplacer. Il avait oublié qu’un diplomate doit par une sage réserve conserver de bons rapports avec toutes les influences qui peuvent tour à tour s’exercer dans les pays où il est accrédité. En France même M. de Persigny, qui avait un grand ascendant sur l’Empereur, était souvent un embarras pour lui. Il aimait à donner des conseils et Napoléon iii n’était pas d’humeur à en recevoir. L’ancien ambassadeur, qui avait la parole facile et qui osait beaucoup, se répandit en récriminations amères contre le comte Walewski avec qui il était depuis longtemps en rivalité.

Le nom de Malakoff qui avait été conféré au maréchal Pélissier avec le titre de duc était, parait-il, celui d’un simple bourgeois de Sébastopol qui possédait une maison de plaisance au lieu où fut élevée plus tard la fameuse tour dont la prise avait coûté tant de sang.

L’Impératrice s’intéressait beaucoup au sort des condamnés Orsini, Pieri et Rudio ; elle eût voulu obtenir leur grâce. C’était également l’avis de Piétri, préfet de police, dans l’intérêt même de la sûreté de l’Empereur. Le comte Walewski contremanda un bal masqué qu’il devait donner le jour de leur exécution[2].

L’impression sinistre causée par ces événements ne devait pas tarder à s’effacer. La reine d’Oude étant morte à Paris, l’Impératrice témoigna le désir de voir son fils et les Indiens de sa suite. L’Empereur prit part à une petite comédie qui fut jouée à cette occasion dans le cercle le plus intime de la cour des Tuileries. MM. Lecocq, de Vareigne, de Latour-Maubourg et de Bourgoing, avec quelques dames du palais, notamment Mmes  de Sancy et de Bourgoing, s’habillèrent en Indiens et vinrent un soir dans ce costume complimenter l’Impératrice. Celle-ci ne se doutait de rien ; elle prit la chose très sérieusement et elle se plaça près du prince de Danemark, de passage à Paris, pour recevoir majestueusement le prétendu prince indien. C’était M. Lecocq qui jouait ce personnage : il s’était peint de la tête aux pieds et était méconnaissable. Il fit en anglais un petit discours auquel l’Impératrice répondit ; pendant ce temps les dames voilées se prosternaient la face contre terre. Quel ne fut pas l’étonnement de l’Impératrice lorsqu’elle entendit l’Empereur partir d’un grand éclat de rire : « Ne voyez-vous pas, dit-il, que c’est une plaisanterie ? Ne reconnaissez-vous pas ces messieurs et ces dames ? » L’Impératrice se joignit en apparence à la joie générale ; au fond elle était un peu piquée d’avoir été ainsi trompée.

Le 6 avril, le bal costumé que l’exécution d’Orsini avait fait retarder eut lieu au ministère des affaires étrangères. Il était donné par la comtesse Walewska en l’honneur de l’Impératrice qui aimait beaucoup ces sortes de fêtes, l’affranchissant des exigences de l’étiquette. Il fut fort brillant. Mme  de Sancy accompagnait l’Impératrice qui monta directement au deuxième étage et qui, soigneusement masquée, entra seule dans les salons par un escalier dérobé. Un peu plus tard, l’Empereur entra de la même manière. L’Impératrice avait un domino rose qu’elle changea plusieurs fois pendant la soirée. Elle avait donné rendez-vous à Mme  de Sancy dans une embrasure de fenêtre : « Je suis tout à fait délaissée », lui dit-elle en riant. Elle était seule, en effet, tant son déguisement avait bien assuré son incognito. Elle se mêla à la foule et, voyant passer près d’elle M. Albedinsky, attaché à l’ambassade de Russie, elle se mit à l’intriguer. La jeune comtesse de Morny, accouchée deux mois auparavant d’une petite fille, assistait au bal, en blanc, toute poudrée. Son éclatante blancheur, sa jolie taille, ses traits fins et réguliers étaient admirés de tous.

  1. Les constatations judiciaires établirent que 156 personnes, hommes, femmes et enfants, avaient été atteintes.
  2. Le 13 mars 1858, Pieri et Orsini furent conduits au dernier supplice.