Mes souvenirs (Reiset)/Tome II/10

Plon-Nourrit et Cie (p. 316-338).

CHAPITRE X

Voyage du duc et de la duchesse de Brabant à Paris. — Voyage de la reine Victoria. — Voyage de Victor-Emmanuel, accompagné de Cavour et de Massimo d’Azeglio. — M. Bonaparte-Paterson. — Rentrée de la garde impériale. — Le maréchal Canrobert. — La paix. — Mon mariage..


Le 13 octobre 1855, à mon retour de mon voyage en Piémont, je fus invité par l’Empereur à une soirée intime qu’il donna au palais de Saint-Cloud à l’occasion de la visite du duc et de la duchesse de Brabant. C’est là que je vis pour la première fois ma future belle-mère, Mme de Sancy de Parabère, accompagnée de sa charmante fille Blanche et du baron d’Offémont.

L’impératrice dont la grossesse était déclarée se tenait assise sur un canapé, sans se lever même à l’arrivée de sa mère, la comtesse de Montijo, et de sa sœur, la duchesse d’Albe. Elle portait une robe blanche. La duchesse de Brabant, à laquelle j’avais déjà été présenté à Turin par le roi Victor-Emmanuel, d’une physionomie agréable, avait la taille un peu épaisse ; elle avait la fraîcheur des Allemandes.

Elle était en robe blanche garnie de velours noir. Ses magnifiques diamants étaient très admirés. Le duc de Brabant portait le grand cordon de la Légion d’honneur. L’Empereur, en culotte courte avec des bas noirs, dansa avec sa belle-sœur, la duchesse d’Albe, qui ressemblait en beaucoup moins bien à l’Impératrice. Ni elle ni la comtesse de Montijo n’avaient rang à la cour. Lady Cowley, assise à côté de l’Impératrice, ne se leva pas pour faire place à Mme de Montijo, à qui aucun siège n’était réservé. Celle-ci était laide et maigre ; cependant on retrouvait dans sa physionomie quelques-uns des traits si charmants de l’Impératrice.

Le prince Adalbert de Bavière s’était trouvé à Paris en même temps que la reine d’Angleterre à l’occasion de l’Exposition. Il n’avait pas réussi. Il affectait de très hautes prétentions, réclamant la préséance sur le prince Albert d’Angleterre. On lui fit comprendre que, s’il persistait, il ne recevrait plus d’invitation pour les réceptions de la cour. Il assista au départ de la reine d’Angleterre ; l’Empereur lui dit de la façon la plus naturelle du monde : « J’espère que vous ne quittez pas encore la France ; par conséquent sans adieu. » Il ne comprit pas le sens de la locution française sans adieu, et il vit dans ces mots « une offense intolérable », pour laquelle il voulait demander des explications. On les lui donna, mais tout le monde, y compris la reine d’Angleterre, se moqua de son ignorance et de sa trop grande et ridicule susceptibilité.

La reine Victoria craignait d’être mal accueillie par les Parisiens ; elle avait fait retarder la marche de son navire afin d’arriver à Paris le plus tard possible dans la soirée. La réception enthousiaste qui lui fut faite l’a donc très satisfaite. Elle aimait à se promener seule, sans apparat, avec le prince Albert et la princesse royale. Elle sortait dans une voiture de remise pour ne pas être reconnue. Elle avait envoyé son tapissier pour qu’il disposât, en respectant ses habitudes, les appartements qui lui étaient réservés. L’Impératrice, qui était venue veiller elle-même à cette installation, trouva cet homme qui démontait le lit pour l’établir à sa façon.

Le 15 novembre, à la cérémonie de clôture de l’Exposition, l’Impératrice, en robe de velours rouge avec des dentelles blanches, était admirablement belle. On annonçait sa délivrance pour le mois de mars. Le gouvernement sarde avait pris part à la guerre de Crimée ; il ne l’avait pas fait sans l’arrière-pensée d’en tirer profit. Victor-Emmanuel, accompagné du comte de Cavour et de Massimo d’Azeglio, arriva à Paris par la gare de Lyon le vendredi 23 novembre à une heure de l’après-midi. On y avait disposé an magnifique salon pour le recevoir. Dans la décoration de la gare figuraient le chiffre du Roi et le nom de Traktir entouré de lauriers. Le marquis de Brignole, le comte de Pollon, plusieurs dames piémontaises, les maréchaux Vaillant et Magnan s’y trouvaient réunis pour le complimenter à sa descente de wagon : j’y étais également. Le prince Napoléon était venu le recevoir au nom de l’Empereur. Ils montèrent dans une voiture de gala à glaces, attelée de deux chevaux. Les personnes de la suite du roi partirent en avant. Le maréchal Magnan, commandant l’armée de Paris, le colonel Fleury avec son régiment de guides et un détachement des cent-gardes de l’Empereur formaient le cortège. Il y avait une haie de soldats sur tout le parcours. Le temps, sans être absolument mauvais, était gris : il y avait du brouillard. Les Piémontais, notamment Mme de Villamarina, regrettèrent que le cortège eût suivi les quais et non la ligne des boulevards. Il y avait foule dans les rues et aux abords des Tuileries. La voiture du Roi est entrée aux Tuileries par l’arc de triomphe du Carrousel. J’avais, à la grande satisfaction de l’Empereur, procuré l’air national piémontais qui fut joué à Marseille, à Lyon, à l’arrivée à Paris, à l’entrée des Tuileries. Je suggérai également l’idée de placer dans la chambre du Roi un tableau peint par d’Azeglio et offert à l’Empereur. Mon ami le comte Charles de Robilant était du voyage, et j’ai pu lui serrer la main dès qu’il descendit du wagon à la suite du Roi. L’Empereur reçut le Roi au bas de l’escalier des Tuileries ; l’Impératrice, restée en haut, l’embrassa fraternellement. Tous les boulevards étaient pavoisés aux couleurs italiennes. La journée du lendemain se passa à l’Exposition, qui était encore ouverte et où un concert fut donné ; j’y assistai aussi. Victor-Emmanuel voulut tout voir et y resta jusqu’à la nuit, rentrant aux Tuileries par la place de la Concorde et le jardin. Partout la foule se pressait sur son passage, aux Champs-Élysées et à l’intérieur de l’Exposition. L’impression du public était très bonne. Il a l’air si bon, si franc, si loyal ! disait-on ; il a l’air si militaire ! L’Impératrice, dont la grossesse était avancée, se trouvant indisposée, ne put venir ni à la messe du matin aux Tuileries, ni au dîner du soir. La veille, le Roi avait été très empressé auprès d’elle, ainsi qu’auprès d’une des dames du palais, fort aimable personne, Mme de Malaret, née de Ségur.

Le lundi 26 novembre fut occupé par une chasse à Saint-Germain. Plus de mille pièces furent abattues. Le Roi tua pour sa part une importante quantité de faisans, de lièvres et de lapins. Le temps était froid, mais très beau, très sec, avec du soleil. Le soir, il y eut grande représentation à l’Opéra, un ballet suivant le goût des habitants de Turin. Rosita y dansait Jovita. La salle était comble. Les boulevards étaient illuminés de lanternes chinoises de toutes les couleurs. Lord Byron, chambellan de la reine d’Angleterre, était venu à Paris, porteur d’une lettre de sa souveraine pour complimenter Victor-Emmanuel au sujet de sa prochaine arrivée à Londres.

Le mardi 27 novembre, en sortant du ministère des affaires étrangères, je rencontrai par hasard le comte de Cavour, et nous avons fait route ensemble jusqu’au Club impérial. Il fut fort aimable pour moi, et je m’efforçai de rester poli ; mais je ne pouvais vaincre un sentiment de grande froideur. Ce que je savais de ses procédés à l’égard de Massimo d’Azeglio m’avait révolté. Le soir, je dînai avec lui chez la princesse Mathilde. J’avais été reçu dans la matinée par Victor-Emmanuel, qui m’accueillit fort bien ; comme à Turin il m’embrassa en me voyant, sans que notre conversation sortit des généralités ; il me dit qu’il était enchanté d’être à Paris, qu’il m’avait recommandé particulièrement à l’Empereur et qu’il espérait me voir un jour ministre de France en Italie. « C’est là que je vous attends sous peu », ajouta-t-il.

Il y eut le soir aux Tuileries un bal magnifique. Cette partie ne semblait pas beaucoup l’amuser, mais il y fit à tous bonne figure.

Le jeudi 29 novembre, Victor-Emmanuel, qui avait passé la matinée à Versailles, partit à sept heures du soir pour Londres par Calais. Il se rendait directement à Windsor, le prince Albert devant aller le recevoir à son arrivée au chemin de fer de Londres. Il laissa trois grands cordons des Saints Maurice et Lazare pour le duc de Bassano, le duc de Cambacérès et le duc Tascher de la Pagerie. Le duc Pasqua reçut le grand cordon de la Légion d’honneur, MM.  de la Rocca et Nigra la plaque de grand officier MM.  Calderina et d’Angrogne furent faits commandeurs, Cigalla officier ; Charles de Robilant et Barone reçurent la croix de chevalier de la Légion d’honneur.

Victor-Emmanuel, resté d’habitudes toujours matinales, était un jour monté à cheval avec Edgar Ney ; il avait suivi à huit heures du matin l’avenue des Champs-Élysées presque déserte. Le soir, il dit à la comtesse Walewska : Que faites-vous donc habituellement à huit heures du matin ? C’est étonnant, je n’ai rencontré personne à cette heure-là dans Paris. » Dormant peu, il sortait de si bonne heure que, pour lui parler d’affaires, Cavour était obligé de se présenter chez lui à six heures du matin.

Massimo d’Azeglio, qui avait accompagné Victor-Emmanuel à Paris et à Londres en qualité d’aide de camp, revint à Paris au mois de décembre. Je dînai avec lui le 21 décembre chez les Villamarina. Cavour le tenait autant que possible à l’écart des affaires, mais il se servait vis-à-vis de l’Europe de sa grande renommée de loyauté et de droiture. Sa présence est la meilleure preuve, disait Cavour, que nous ne sommes pas infestés de la tache révolutionnaire. Napoléon III paraissait alors tout-puissant. Sébastopol venait de succomber. Dans ses conversations avec Victor-Emmanuel, il lui avait dit : « Que peut-on faire pour l’Italie ? » Un homme comme Cavour ne devait pas laisser perdre le fruit d’une pareille ouverture. Il y eut bientôt par des voies secrètes partie nouée entre les deux gouvernements.

Le 14 décembre, je dînai chez Philippe avec le jeune Bonaparte-Paterson. Son père était né du premier mariage du roi Jérôme avec Mlle Paterson, dont il divorça pour épouser une princesse de Wurtemberg. Ce jeune homme était grand, avec de petits yeux, une figure noble, des moustaches blondes, et paraissait avoir vingt-deux ans. L’Empereur l’avait reconnu implicitement en le faisant naturaliser Français, il avait l’accent anglais, quoique parlant bien le français ; il me parut modeste et en un mot extrêmement gentleman. C’était mon ami le duc de Dino, commissaire français près de l’armée piémontaise, qui nous offrait à dîner. Il y avait là le prince Czartoryski, qui avait récemment épousé une des filles de la reine Christine, puis le duc de Valençay, son fils Bozon de Talleyrand, le colonel Claremont, commissaire anglais près de l’armée française (fils de Mlle Anaïs du Théâtre-Français), le colonel de Valabrègue et le colonel C… qui arrivait de Crimée. Ce dîner excellent fut très intéressant. Ces messieurs parlèrent des batailles auxquelles ils avaient assisté, et plusieurs fois le jeune Bonaparte prit la parole pour nous dire les événements auxquels il avait pris part. Il avait connu en Crimée mon neveu Maurice de Beurnonville, ainsi que mon cousin le général Blanchard. Au dessert, la conversation devint plus légère, et le jeune Bonaparte, oubliant les fatigues de la Crimée, nous dit qu’il avait l’intention de profiter de son séjour à Paris pour s’y bien amuser.

La rentrée de la garde impériale à Paris fut un spectacle superbe, favorisé par un temps magnifique et par un soleil très doux, bien rare à pareille date, 29 décembre. L’Empereur alla au-devant des troupes jusqu’à la Bastille. Tout Paris était sur pied. Les blessés défilaient les premiers, sans armes, recevant des fenêtres une pluie de couronnes et de fleurs. Les drapeaux étaient hachés par les projectiles. Les rues et les boulevards étaient pavoisés des drapeaux réunis de France, d’Angleterre, de Sardaigne et de Turquie. L’excellent maréchal Canrobert se faisait remarquer par une grande affectation de saluts à la foule. Son ambassade de Suède lui avait, paraît-il, tourné un peu la tête. « Je vois, disait-il, que j’étais fait pour être ambassadeur. » Il en avait rapporté un traité dont le prince de Metternich disait spirituellement : « Dans ma longue carrière, j’ai su ce que c’était que des traités offensifs et défensifs, mais j’avoue que je n’avais jamais entendu parler de traités défensifs et offensants. »

L’Empereur et l’Impératrice assistaient an bal donné par lord Cowley pour le duc de Cambridge ; une estrade avait été établie pour eux en face du fauteuil vide de la reine Victoria, portant les armes royales d’Angleterre. Le maréchal Canrobert, toujours excellent et très empressé auprès des dames, les faisait jouer avec ses plaques et ses croix. Sa galanterie affectée paraissait un peu choquante de la part d’un homme de guerre de si haute valeur. On remarquait l’absence au bal de l’ambassade d’Angleterre du prince Napoléon et de son père, le roi Jérôme. Je donnai le bras à une charmante jeune fille anglaise, Mlle Sneed, qui a épousé depuis un diplomate anglais très apprécié, M.  Peter.

Parmi les Anglais de distinction venus à Paris se trouvait lord Rolland qui avait été longtemps ministre à Florence. Son père avait seul pris la défense de Napoléon à la Chambre des lords, lorsqu’il fut transféré à Sainte-Hélène. Par testament l’Empereur laissa à lady Holland une tabatière en or dans l’intérieur de laquelle il avait gravé à Sainte-Hélène, avec la pointe d’un canif, ces mots : À lady Holland, comme souvenir de ma satisfaction et de mon amitié.

On rencontrait dans son salon les principaux représentants de l’opposition orléaniste, MM.  Thiers, Rémusat, Duvergier de Hauranne, d’Haussonville. Un soir, à l’arrivée de M.  de Morny, les hommes et les femmes de cette petite coterie se levèrent et sortirent malgré les instances de lady Holland. « Ce n’est pas à M.  de Morny, c’est à moi que l’on fait une impolitesse disait, sans pouvoir se faire écouter, la maîtresse de la maison. M.  Thiers seul resta, blâmant hautement ces procédés si peu courtois.

Mme de Montijo et sa nièce, Mlle de Valerga, qui devait épouser plus tard le maréchal Pélissier, assistaient souvent aux charmantes soirées de lady Holland. Elle avait un maître d’hôtel napolitain, un peu trop familier, qui passait des sorbets exquis de sa fabrication et qui les offrait avec insistance : « Signor principe, signor conte, signora marqueza, un sorbeto excellente alla lady Holland, presto servito. » lady Holland n’osait pas le rappeler à l’ordre, et les habitués de la maison aimaient à le faire causer, en excitant sa verve qui était intarissable et comique.

Mme Gould, liée depuis de longues années avec la comtesse de Montijo, et lady Iley, dame d’honneur de la reine d’Angleterre, avaient leurs petites entrées aux Tuileries. Elles assistèrent toutes trois, avec les dames d’honneur, à la naissance du Prince impérial. Lady Iley était une charmante femme, grande, mince, blonde, aux traits fins et délicats et d’un esprit très agréable. Lorsqu’on vint annoncer que le nouveau-né était un garçon, le général Rollin, aide de camp de l’Empereur, embrassa la marquise de Iley sans plus de façons. Celle-ci prit fort mal cette galanterie trop soldatesque et se montra très blessée des plaisanteries qui lui furent faites à ce sujet par toutes ses amies.

Le 9 janvier 1856 arriva la nouvelle de l’acceptation par la Russie des conditions de la paix. Ce soir-là, il y avait bal chez la princesse Mathilde : l’Empereur et l’Impératrice s’y trouvaient. Mme de Castiglione, qui devait, dit-on, jouer un rôle dans la vie intime de Napoléon III, lui fut présentée, ainsi qu’à l’Impératrice. Elle était belle, mais très coquette et de peu de moyens. Sa mise et surtout sa coiffure étaient prétentieuses. Elle avait des plumes roses dans ses cheveux bouffant sur les tempes ; le reste de sa chevelure était rejeté en arrière avec deux boules pendantes. Elle semblait une marquise d’autrefois, coiffée à l’oiseau royal. Elle ne sut rien répondre à l’Empereur, dont la première impression ne fut pas bonne, car il dit en la quittant : « Elle est belle, mais elle paraît être sans esprit. » J’avais connu toute jeune fille Mme de Castiglione à Turin, chez son père le marquis Olduini, qui était un homme modeste et simplement un aimable collègue d’ambassade ; j’avoue que j’ai été toujours surpris de tout le bruit qu’on fit à l’apparition de sa fille à Paris, tandis qu’en Piémont cette jeune femme passait complètement inaperçue.

La reine Christine, dont la seconde fille était fiancée au prince Philippe del Drago, assistait également à ce bal avec la mère du prince Philippe, née princesse Thérèse Massimo, que j’avais beaucoup connue à Rome en 1842, ainsi que sa sœur la princesse Lancellotti.

La distribution des médailles anglaises aux troupes françaises qui avaient pris part à la campagne de Crimée eut lieu le 15 janvier dans la cour des Tuileries. J’y ai assisté chez les Tascher de la Pagerie. L’Empereur avait placé le duc de Cambridge du côté des troupes, reculant son cheval de quelques pas pour lui laisser le premier rang. L’Impératrice était au balcon avec la princesse Mathilde. Le coup d’œil était superbe.

Le 4 février, il m’arriva une curieuse aventure à un bal masqué chez les Tascher. On savait que l’Empereur et l’Impératrice devaient s’y trouver. J’étais en domino rose. Je ne sais comment il se fit qu’on me prit un instant pour l’Empereur, notamment une Anglaise d’une grande beauté qui venait d’arriver à Paris. Je m’étais mis à marcher comme lui en me dandinant de gauche et de droite, selon son habitude. J’eus un certain succès ; les propos que l’on me tenait ne permettaient pas de douter de la méprise qui était commise, et je crus prudent de terminer promptement cette comédie. Je la racontai après à l’Empereur, qui en rit de bon cœur.

L’événement du jour était alors le mariage du jeune prince Poniatowski avec Mlle Le Hon. M.  de Morny donnait à la jeune fiancée un million et son petit hôtel des Champs-Élysées : la niche à Fidèle.

À cette époque, la rupture de la liaison du comte de Morny avec Mme Le Hon était résolue depuis quelque temps. Lors du couronnement de l’empereur de Russie où il devait représenter Napoléon III, j’avais été désigné pour l’accompagner à Moscou en qualité de premier secrétaire. Mon mariage empêcha la réalisation de ce projet. M.  de Morny m’avait recommandé de ne pas ébruiter sa nomination. Le soir du jour où elle fut décidée par l’Empereur, je fis visite à Mme Le Hon. À mon entrée dans son salon, elle me dit : « Eh bien êtes-vous content de votre nouveau chef ? » – « Je ne sais ce que vous voulez dire, madame », lui répondis-je. — Comment le premier secrétaire de l’ambassade de France en Russie ignore maintenant quel en est l’ambassadeur ! Ne faites donc pas le mystérieux vous savez, comme moi, que Morny est nommé à Pétersbourg pour assister au couronnement, et que vous y allez avec lui. » — Connaissant toute l’intimité qui existait entre Mme Le Hon et M.  de Morny, et voyant qu’elle était au courant de toutes choses, je ne pus me détendre davantage, convaincu qu’elle en savait aussi long que moi. Une demi-heure après, Morny entrait chez elle. Je causais avec la comtesse du Taillis lorsqu’il me fit signe de venir lui parler dans un autre salon. Ah mon cher ami, me dit-il, qu’avez-vous fait ? Je tenais à ce que Mme Le Hon ne sût pas encore ma nomination. Je vous avais cependant bien prié de n’en parler à personne, j’ai de bonnes raisons pour cela. » — « Mais, mon cher comte, c’est elle-même qui me l’a apprise. » – « J’en suis désolé : elle a plaidé le faux pour savoir le vrai. »

M.  de Morny passait pour ruiné en 1848 ; la donation d’un million faite par lui si peu de temps après n’était pas sans motiver de sérieuses critiques. Au mois de septembre, il se rendit comme ambassadeur extraordinaire en Russie, et il assista à Moscou au couronnement d’Alexandre II. En France, on parla beaucoup de son faste. L’impression ne fut pas la même en Russie, à en juger par une lettre intime qu’écrivit de Moscou, le 12-24 septembre 1856, le prince de Sayn-Wittgenstein : « Il n’y a que Morny qui fasse un peu fiasco, malgré les annonces de luxe écrasant par lesquelles il s’était fait précéder. Toute son argenterie est en ruolz ; cela sent diablement Franconi[1].

Le comte de Morny épousa une princesse Troubetzkoï dont la naissance avait été entourée d’incidents très romanesques. La mère de la comtesse de Morny était une princesse Orloff, dame d’honneur de la grande-duchesse Michel sous le règne de Nicolas Ier.

Depuis longtemps, M.  de Morny avait formé le projet de se marier en Russie. Il m’en avait parlé souvent, et après la mort du duc de Leuchtenberg il avait même pensé à sa veuve, la grande-duchesse Marie, fille de l’empereur Nicolas. En 1853, il m’avait donné plusieurs de ses portraits lithographiés et m’avait demandé, s’il me serait possible de les faire passer sous les yeux de la grande-duchesse. Peut-être espérait-il alors supplanter le jeune comte Strogonoff, qui épousa depuis secrètement la duchesse de Leuchtenberg.

Les diplomates étrangers commençaient à arriver à Paris pour les conférences. M.  de Brunow, l’un des représentants de la Russie, y était accouru le premier. Le pompeux comte Orloff était à Bruxelles, résolu à employer tous les moyens pour rendre favorable à son pays le traité qui allait être élaboré. Il vantait la force des Russes, disant que si la guerre avait duré, avant trois ans ils auraient été à Paris. Les plus jolies femmes de Russie avaient reçu, disait-on, mission de s’y rendre pour séduire les membres du congrès, et le comte Orloff devait distribuer des décorations à profusion. En attendant, les plénipotentiaires, dès leur réunion à Paris, se montrèrent d’une discrétion impénétrable. Le comte de Cavour représentait la Sardaigne au congrès ; il y avait peu de succès : on lui trouvait des formes communes. L’avenir devait prouver quelles puissantes aptitudes politiques elles couvraient. Le lion du jour était le comte Orloff, prodiguant à tous ses sourires. Le monde officiel était en liesse ; comme un des ambassadeurs se plaignait de la fatigue des grands dîners auxquels il était forcé d’assister : « Ce n’est pas à la diète, lui dit une des dames de la cour, c’est à un congrès que vous avez été invité. »

Sur ces entrefaites, l’Impératrice mit au monde un fils. L’accoucheur Dubois logeait aux Tuileries depuis le 1er mars, occupant la chambre donnant sur le jardin que son père avait occupée en 1811 pour la naissance du roi de Rome. La délivrance eut lieu aux premières heures de la matinée du 16 mars, après de longues et cruelles douleurs. On avait dû recourir aux fers, qui avaient laissé des traces sur le front du petit prince. L’Empereur, très ému, venait de se retirer vers sept heures du matin, lorsque le prince Murat accourut lui annoncer la grande nouvelle : Un garçon ! Les salons étaient remplis de monde. Ne pouvant vous embrasser tous, dit l’Empereur, croyez que je le fais bien volontiers dans mon cœur. Son ancien précepteur, M.  Vieillard, se jeta à son cou et l’embrassa. « Sire, dit en riant le prince Murat, la naissance du Prince impérial enfonce pour toujours la république de M.  Vieillard. » M.  Vieillard avait toujours été antireligieux et très républicain.

L’Empereur ordonna de retarder jusqu’à huit heures la salve de cent un coups de canon qui devait être tirée aux Invalides, afin de ne pas émouvoir l’Impératrice qui venait de subir de véritables tortures. « Quand on assiste à un pareil accouchement, dit-il aux dames qui se pressaient dans les salons, on ne comprend pas que vous vous y exposiez une seconde fois. »

On apprit que le Pape devait être le parrain et la reine de Suède la marraine du nouveau-né. Comme jadis Louis-Philippe lors de la naissance du duc de Bordeaux, le prince Napoléon dissimulait mal sa contrariété : il n’assista pas à la cérémonie de l’ondoiement ; sa présence n’en fut pas moins mentionnée au Moniteur. Le baptême eut lieu avec de l’eau du Jourdain rapportée de Palestine par le baron de Bourgoing. Le roi Jérôme était alors très gravement malade, il avait été frappé d’une attaque d’apoplexie de poitrine. Il ne partageait pas sans doute les sentiments de son fils, car on lui attribua ce propos : « À la bonne heure ! lorsque les vieux s’en vont, les jeunes arrivent pour les remplacer. »

J’étais sans cesse, le jour et la nuit, en festins avec les Russes qui accompagnaient le comte Orloff, le colonel Albédinsky, Levachoff, Gérebsoff, Wasilsiékoff. Le comte Schouvaloff fut chargé de porter le traité de paix à Pétersbourg. La veille de son départ, le baron de Heeckeren m’avait invité à dîner aux Frères provençaux avec lui, le duc d’Albe et quelques Russes. Pendant le dîner, un domestique vint m’apporter un billet de la part de Méry qui dînait au-dessus de nous avec des Anglais il avait écrit sur une feuille de papier : « Je prie le comte de Reiset de remettre ces quatre lignes au comte Schouvaloff.

« Méry.

       Bibentes bibentibus.
Vous avez retrouvé la France fraternelle,
Emportez donc ce mot que prononce Paris :
Sébastopol couvrit d’une gloire éternelle
Ceux qui l’ont défendu, comme ceux qui l’ont pris. »

Nous montâmes tous à l’étage supérieur. Le comte Schouvaloff remercia vivement Méry et lui dit que dans douze jours il remettrait lui-même ces jolis vers à l’empereur Alexandre. On se sépara avec force compliments et poignées de main.

Le désir de la paix était si vif à Paris qu’on en oubliait toutes les convenances. Le voyage du plénipotentiaire russe, — le comte Orloff, — avait été une véritable ovation. Aux réceptions officielles on le reconnaissait à ses décorations et à un portrait de l’empereur Nicolas dont les diamants étincelaient. Grand, fort, bien pris dans sa taille, aimable et gracieux pour tout le monde, il avait partout le plus grand succès. Son entrée dans la loge de Rothschild à l’Opéra, avec son grand cordon bleu et ses plaques, faisait sensation. La foule se massait dans le couloir pour le voir sortir. Loin d’être embarrassé de cette curiosité du public, il en paraissait extrêmement satisfait.

L’Indépendance belge avait annoncé que j’allais être renvoyé en Russie. Le soir même où cet article était parvenu à Paris, le comte Walewski, chez qui je passais la soirée, me confirma cette nouvelle. « Préparez-vous, me dit-il ; vous partirez dans trois semaines ou un mois. Vous serez d’abord à Pétersbourg chargé d’affaires. Plus tard, lorsque l’Empereur enverra un ambassadeur extraordinaire pour le couronnement, vous serez nomme ministre plénipotentiaire. » L’Empereur, que j’avais rencontré la veille chez la princesse Mathilde, ne m’avait rien dit ; il s’était contenté de me serrer aimablement la main et de me dire en souriant : « Au revoir, à bientôt ! »

Un heureux événement vint quelques jours après donner une autre direction à ma vie. J’avais demandé la main de Mlle  Blanche de Sancy de Parabère, fille de Mme  de Sancy, dame du palais de l’Impératrice. La réponse me parvint le 17 avril ; j’étais accepté. Ce mariage comblait tous mes vœux et réunissait tout ce que je pouvais désirer : fortune, nom, cœur, esprit et bonté. La cérémonie du mariage devait avoir lieu à la fin de mai. Il ne pouvait plus être question de voyage en Russie. Je demandai ma mise en disponibilité, qui me fut accordée avec le titre de ministre plénipotentiaire. L’Empereur, l’Impératrice, la grande-duchesse Stéphanie, le roi Jérôme, signèrent à Saint-Cloud mon contrat de mariage. L’Empereur me dit : « Je vous félicite de nouveau et je suis content de vous donner cette nouvelle preuve de mon amitié pour vous. » Le comte Walewski a été mon témoin, et le duc de Bassano celui de ma femme. Le mariage eut lieu à la Madeleine le 20 mai 1856 et fut béni par notre vénérable ami l’abbé Deguerry, alors curé de cette paroisse.

Lorsque j’allai en faire part au roi Jérôme, il me dit : « Vous savez que vous épousez ma petite-cousine. » L’arrière-grand’mère de Mlle  de Sancy de Parabère, Mme  Rolier, alors âgée de quatre-vingt-dix ans, était d’une famille corse, alliée de près aux Bonaparte, les Benielli – sa fille, la comtesse Lefebvre-Desnoettes, possédait encore l’hôtel de la rue de la Victoire qu’avait habité le général Bonaparte à son retour d’Égypte et où avait été décidé et réglé le coup d’État du 18 brumaire. Le premier consul l’avait donné comme cadeau de noce à sa cousine Mlle  Stéphanie Rolier lorsqu’il lui fit épouser son aide de camp et ami le général Lefebvre-Desnoettes. Lors de mon mariage, j’ai fait un dessin de cette habitation historique de l’ancienne rue Chante-reine qui doit se trouver en copie au musée Carnavalet et au cabinet des estampes de la Bibliothèque nationale.

  1. Souvenirs et correspondance du prince Émile de Sayn-Wittgenstein-Berlebourg.