Mes souvenirs (1848-1912)
Pierre Lafitte & Cie (p. 277-287).

CHAPITRE XXVIII

CHÈRES ÉMOTIONS



Durant l’été de 1902, arrivant de Paris, je rentrai dans ma demeure, à Égreville.

Parmi les livres et les brochures que j’avais emportés avec moi, se trouvait Rome vaincue, d’Alexandre Parodi. Cette magnifique tragédie avait obtenu, en 1876, au moment où elle fut jouée pour la première fois sur la scène de la Comédie-Française, un succès resté inoubliable.

Sarah Bernhardt et Mounet-Sully, jeunes tous les deux à cette époque, avaient été les protagonistes de deux actes les plus émouvants de l’œuvre : Sarah Bernhardt, en incarnant l’aïeule aveugle, Posthumia, et Mounet-Sully, en interprétant l’esclave gaulois, Vestapor.

Sarah dans toute l’efflorescence de sa radieuse beauté, avait demandé le rôle de l’aïeule, tant il est vrai de dire que la véritable artiste ne pense pas à elle ; qu’elle sait, quand il le faut, faire abstraction d’elle-même, sacrifier le charme de ses grâces et l’éclat de ses attraits aux exigences supérieures de l’art !

Il en fut de même, mes chers enfants, trente-cinq années plus tard, à l’Opéra, ainsi que la remarque pourra en être justement faite.

Je me souviens encore de ces hautes fenêtres, de ces baies immenses qui envoyaient le jour dans ma grande chambre d’Égreville.

J’avais lu, après dîner la très attachante brochure de la Rome vaincue jusqu’aux extrêmes lueurs de la journée. Je ne pouvais m’en détacher, tant elle m’enthousiasmait. Il fallut, comme l’a dit notre grand Corneille, que

… l’obscure clarté qui tombe des étoiles,
Bientôt, avec la nuit…

arrêtât ma lecture.

Dois-je ajouter, après cela, que je ne pus résister à me mettre aussitôt au travail, et que j’écrivis, les jours suivants, toute la scène de Posthumia, au 4e acte ? Vous me direz, sans doute, que je travaillais ainsi bien au hasard, n’ayant pas encore distribué les scènes suivant les exigences d’un ouvrage lyrique. J’avais cependant décidé déjà mon titre : Roma.

Le véritable emballement dans lequel ce travail me jeta, ne m’empêcha pas, néanmoins, de songer qu’à défaut d’Alexandre Parodi, mort en 1901, l’autorisation de ses héritiers m’était nécessaire. J’écrivis donc ; mais ma lettre devait rester sans réponse.

Je dus ce contre-temps à une adresse erronée. La veuve de l’illustre tragique m’apprit, en effet, par la suite, que ma demande n’était jamais parvenue à sa destination.

Parodi ! qu’il était bien le vir probus dicendi peritus des anciens ! Quels souvenirs j’ai gardés de nos promenades le long du boulevard des Batignolles, où je pensais que se trouvait toujours son ancienne demeure ! Avec quelle éloquence il narrait la vie des Vestales qu’il avait lue dans Ovide, leur grand historiographe !

J’écoutais avidement sa parole colorée, si enthousiaste des choses du passé. Ah ! que ses emportements contre tout ce qui n’était pas élévation dans les sentiments, noble fierté dans les intentions, dignité et simplicité dans la forme, que ces emportements, dis-je, étaient superbes et comme on sentait que son âme vibrait toujours dans l’au-delà ! Il semblait qu’une flamme la consumât, imprimant à ses joues le creux de ses tortures intérieures.

Je l’ai tant admiré et bien aimé ! Il me semble que notre collaboration n’est point finie, qu’un jour nous pourrons la reprendre ensemble, dans le mystérieux séjour où l’on va, mais d’où l’on ne revient jamais !

Fort déçu du silence qui avait suivi l’envoi de ma lettre, j’allais abandonner mon projet d’écrire Roma lorsque, dans ma vie, apparut un maître poète, Catulle Mendès. Il m’offrit cinq actes pour l’Opéra : Ariane ; je vous en ai déjà parlé.

Ce fut cinq ans après, en 1907, que mon ami Henri Cain vint me demander si j’avais l’intention de reprendre avec lui notre fidèle collaboration. Tout en causant avec moi, il remarqua que j’avais mes pensées ailleurs, qu’une autre idée me préoccupait. C’était exact. Je fus amené à lui confier mon aventure à propos de Roma.

Mon désir de trouver dans cette œuvre le poème rêvé fut immédiatement partagé par Henri Cain : quarante-huit heures après, il me rapportait l’autorisation des héritiers. Ceux-ci avaient signé un traité qui m’accordait un délai de cinq ans pour écrire et faire représenter l’ouvrage.

Il m’est agréable, aujourd’hui, de remercier Mme veuve Parodi, femme d’une rare et parfaite distinction, et ses fils, dont l’un occupe une situation éminente dans l’instruction publique.

Ainsi que je vous l’ai déjà dit, mes chers enfants, je me trouvais, en février 1910, à Monte-Carlo, pour les répétitions et la première représentation de Don Quichotte. J’habitais alors, déjà, cet appartement qui m’a tant plu, à l’Hôtel du Prince de Galles. J’y suis toujours revenu avec bonheur. Comment aurait-il pu en être autrement.

La chambre où je travaillais donnait de plain-pied sur un des boulevards de la ville, et de mes fenêtres j’avais une vue incomparable.

Au premier plan : des orangers, des citronniers, des oliviers ; à l’horizon : le grand rocher surplombant la mer aux flots d’azur, et, sur le roc, l’antique palais modernisé du prince de Monaco.

Dans cette calme et paisible demeure — chose exceptionnelle pour un hôtel — malgré l’affluence des familles étrangères qui y étaient installées, j’étais incité au travail. Pendant mes heures de liberté, entre les répétitions, je m’occupais à écrire une ouverture pour Roma ; j’avais emporté avec moi les huit cents pages d’orchestre de la partition manuscrite complètement terminée.

Le second mois de mon séjour à Monte-Carlo, je le passai au palais de Monaco. C’est là que j’achevai cette composition, dans ce milieu enchanteur, dans la haute poésie de cette splendeur.

Lorsque, deux ans plus tard, aux répétitions de Roma, j’assistai à l’audition de cette ouverture, lue par les artistes de l’orchestre et dirigée par le maître Léon Jehin avec un art extraordinaire, je pensai à cette coïncidence qui faisait que ces pages, écrites dans le pays, l’avaient été tout proche du théâtre où elles étaient jouées.

En rentrant à Paris, en avril, après les fêtes somptueuses par lesquelles avait été inauguré le Palais océanographique, et que je vous ai racontées, je reçus la visite de Raoul Gunsbourg. Il venait, au nom de Son Altesse Sérénissime, s’informer si j’avais un ouvrage à lui contier pour 1912. Roma était terminée depuis longtemps, le matériel en était prêt, et, par conséquent, je pouvais le lui promettre et attendre deux années encore. Je le lui proposai.

Mon habitude, je l’ai déjà dit, est de ne jamais parler d’un ouvrage que lorsqu’il est complètement achevé, que son matériel, toujours important, est gravé et corrigé. C’est là une besogne considérable dont j’ai à remercier mes chers éditeurs, Henri Heugel et Paul-Émile Chevalier, ainsi que mes scrupuleux correcteurs, en tête desquels j’aime à placer Ed. Laurens, un maître musicien. Si j’insiste sur ce point, c’estquerienn’apu empêcher, jusqu’ici, la persistance de cette formule : « M. Massenet se hâte d’achever sa partition afin d’être prêt pour le premier… ! » Laissons dire et… continuons.

Ce ne fut qu’au mois de décembre 1911 que les études de Roma pour les artistes commencèrent, rue de Rivoli, chez Raoul Gunsbourg.

Qu’il était beau de voir nos grands artistes se passionner aux leçons de Gunsbourg qui, vivant les rôles, leur infusait sa vie même en les mettant en scène !

Hélas ! pour moi, un accident me retint au lit dès le début de ces passionnantes études. Tous les soirs, cependant, de cinq à sept heures, je suivais, de mon lit, grâce à mon téléphone, les progrès des études de Roma.

L’idée de ne pouvoir, peut-être, aller à Monte-Carlo, me tourmentait, lorsque enfin mon excellent ami, l’éminent docteur Richardière, autorisa mon départ ! Le 29 janvier, nous partîmes donc, ma femme et moi, pour ce pays des rêves.

À la gare de Lyon, excellent dîner !… Bon signe. Cela s’annonce bien !

La nuit, toujours fatigante en wagon… supportée dans la joie des répétitions futures. Le mieux se maintient !

L’arrivée dans ma chambre aimée du « Prince de Galles »… Une ivresse. C’est le mieux qui continue !

Quel incomparable bulletin de santé, n’est-il pas vrai ?

Enfin, la lecture de Roma, dite à l’italienne : orchestre, artistes et chœurs, fut l’objet de si belles et si bienveillantes manifestations, que je payai ces chaudes émotions par un… refroidissement.

Ô contraste ! Ô ironie ! Comment s’étonner cependant ? Tous les contrastes ne sont-ils pas dans cette même nature ?

Le refroidissement dont je fus atteint ne dura guère, heureusement. Deux jours après, j’avais rebondi ; j’étais plus solide que jamais. J’en profitai pour aller, avec ma femme, toujours avide et curieuse de sites pittoresques, m’égarer dans un parc abandonné, le parc Saint-Roman. Nous étions là, dans la solitude de cette riche et luxuriante nature, dans ces bois d’oliviers laissant voir, à travers leurs petites feuilles d’un vert grisâtre, si tendre et si doux, la mer immuablement bleue, quand j’y trouvai… Quoi ? Je vous le donne en dix, en cent, comme eut fait Mme de Sévigné ! Quand j’y trouvai, mes chers enfants... un chat.

Oui ! c’était un chat, un vrai chat, fort aimable. Me sachant, sans doute, depuis toujours, en amitié avec ses semblables, il m’honora de sa société et ses miaulis insistants et affectueux ne me quittèrent pas. Ce fut pour ce compagnon que j’épanchai mon cœur tout palpitant. N’était-ce pas, en effet, ce jour-là, pendant ces heures d’isolement, que la répétition générale de Roma battait son plein ? Oui, me disais-je, en ce moment Lentulus vient d’arriver ! Ah ! maintenant, c’est Junia ! Voilà Fausta dans les bras de Fabius ! Actuellement, c’est Posthumia se traînant aux pieds des sénateurs cruels !… Car nous avons, nous autres, fait étrange, comme l’intuition du moment exact où se joue telle ou telle scène, une sorte de divination de la division mathématique du temps, appliquée à l’action théâtrale. Nous étions au 14 février. Le soleil de cette splendide journée ne pouvait éclairer que la joie de tous mes beaux artistes !

Sans une gêne bien naturelle, mes chers enfants, il me serait difficile de vous parler de la superbe première représentation de Roma. Je me permettrai donc, laissant ce soin à autrui, de reproduire les impressions que chacun pouvait lire le lendemain dans la presse :

« L’interprétation — une des plus complètement belles à laquelle il nous a été donné d’applaudir — a été en tous points digne de ce nouveau chef-d’œuvre de Massenet.

« Chose remarquable et qu’il faut d’abord noter : tous les rôles de Roma sont, au point de vue théâtral, ce qu’on appelle de bons rôles. Tous comportent, pour leurs interprètes, des effets de chant et de jeu qui sont de nature à soulever l’admiration et les bravos du public.

« Cela dit à l’éloge de l’œuvre, félicitons ces merveilleux interprètes, dans l’ordre de la distribution portée au programme :

« Mlle Kousnezoff, dont la jeunesse, la fraîche beauté et la voix superbe de soprano dramatique ont été un régal des yeux et des oreilles, fut et demeurera longtemps la plus jolie et la plus séduisante Fausta qu’on puisse souhaiter.

« Le rôle particulièrement dramatique de l’aveugle Posthumia a été pour la grande tragédienne lyrique qu’est Mlle Lucy Arbell l’occasion d’une création qui comptera parmi les plus extraordinaires de sa brillante carrière. Drapée avec un sens esthétique parfait dans un sombre et beau péplum de soie gris fer, le visage artificiellement vieilli, mais d’une pure beauté de lignes classiques, Mlle Lucy Arbell a profondément ému et enthousiasmé le public tant par son jeu impressionnant que par les accents tout à la fois graves et veloutés de sa voix de contralto.

« Mme Guiraudon a trouvé moyen, dans sa seule scène du deuxième acte, de se tailler un très gros succès personnel, et jamais autant qu’hier soir la critique parisienne n’a regretté que cette jeune et exquise chanteuse ait abandonné prématurément la carrière artistique, ne consentant désormais à se faire acclamer qu’exceptionnellement, et… à Monte-Carlo.

« Mme Éliane Peltier (la grande-prêtresse) et Mlle Doussot (Galla) ont complété excellemment une interprétation féminine de premier ordre.

« Au surplus, les partenaires masculins ne furent pas moins remarquables et pas moins acclamés.

« M. Muratore, qui est un ténor de grand opéra, de superbe allure et de voix généreuse, a campé le rôle de Lentulus avec une vigueur et une mâle beauté qui lui ont conquis tous les cœurs et qui, à Paris comme ici, lui vaudront un éclatant et mémorable triomphe.

« M. J.-F. Delmas, à la diction si nette, à la déclamation Ivrique si théâtrale, a été un Fabius incomparable et non moins applaudi que ses camarades de l’Opéra, Muratore et Noté. Celui-ci, en effet, a fait également merveille dans le rôle de l’esclave Vestapor, dont son organe sonore et vibrant de grand baryton a fait retentir à souhait les farouches imprécations.

« M. Clauzure, enfin, dont le masque romain était parfait, a fait une création — la première de sa carrière — qui place ce jeune premier prix du Conservatoire sur le pied d’égalité avec les célèbres vétérans de l’Opéra de Paris, auprès desquels il combattait hier au soir le bon combat de l’art.

« Les chœurs d’hommes et de femmes, patiemment stylés par leur maître dévoué, M. Louis Vialet, et les artistes de nos orchestres, qui, de nouveau, ont affirmé leur maîtrise et leur homogénéité, ont été irréprochables sous la direction suprême du maître Léon Jehin, auquel tous les compositeurs dont il dirige les œuvres prodiguent à juste titre les remerciements et les félicitations, et dont tous les dilettanti de Monte-Carlo ne cessent d’acclamer le talent et l’infatigable vaillance.

« M. Visconti, qui, lui aussi, en son genre, est une des chevilles ouvrières, ou plutôt artistiques, indispensables à la renommée du théâtre de Monte-Carlo, a brossé pour Roma cinq décors, ou, pour mieux dire, cinq tableaux de maître qui ont été longuement admirés et applaudis. Son Forum et son Bois sacré sont parmi les plus belles peintures théâtrales qu’on ait encore vues ici,

« Pour M. Raoul Gunsbourg, metteur en scène dont il est désormais superflu de célébrer les louanges, qu’il nous suffise de dire que Roma est une des partitions qu’il a montées avec le plus de plaisir et le plus de sincère vénération. N’est-ce pas dire qu’il y a apporté tous ses soins, toute son âme de directeur et d’artiste ?…

« Avec un pareil concours d’éléments de succès mettant en valeur Roma, la victoire était certaine. Elle a été hier soir une des plus complètes dont nous ayons eu depuis quinze années, à rendre compte ici. Et c’est avec joie que nous le constatons à la gloire du maître Massenet et de l’Opéra de Monte-Carlo. »

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Cette année, les jours passés au palais furent d’autant plus doux à mon cœur que le prince me témoigna, s’il est possible, une affection d’autant plus touchante.

Honoré du devoir que j’avais à me rendre dans le salon voisin de la loge princière (et l’on sait que je ne vais jamais à mes premières), je rappelle que Son Altesse Sérénissime, à la fin du dernier acte, et devant la salle attentive, me dit : « Je vous ai donné tout ce que je pouvais ; je ne vous avais pas encore embrassé ! » Et, ce disant, Son Altesse m’embrassa avec une vive effusion.

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Me voici dans Paris, à la veille des répétitions et de la première de Roma, à l’Opéra.

J’espère.., J’ai de si admirables artistes ! Ils m’ont déjà gagné la première bataille. Pourraient-ils ne pas triompher dans la seconde ?