Mes souvenirs (1848-1912)
Pierre Lafitte & Cie (p. 269-276).

CHAPITRE XXVII

UNE SOIRÉE !



Au printemps de 1910, ma santé était un peu chancelante.

Roma était gravée depuis longtemps, matériel prêt ; Panurge terminé ; et je sentais, chose rare, l’impérieux besoin de me reposer pendant quelques mois.

Ne rien faire absolument, me livrer tout entier, si doux qu’il pût être, au dolce farniente, n’était point possible ! Je cherchai donc et je trouvai une occupation qui ne pouvait fatiguer ni mon esprit ni mon cœur.

Je vous ai dit, mes chers enfants, qu’au mois de mai 1891, lors de la disparition de la maison Hartmann, j’avais confié à un ami les partitions de Werther et d’Amadis. Je n’ai à parler, maintenant, que d’Amadis. J’allai donc trouver mon ami qui m’ouvrit son coffre-fort, non pour en tirer des billets de banque, mais pour en extraire sept cents pages (brouillon d’orchestre), qui formaient la partition d’Amadis, composée un de l’année 1889 et année 1890. Il y avait donc vingt et un ans que cet ouvrage attendait dans le silence.

Amadis ! Quel joli poème j’avais là ! Quel aspect vraiment nouveau ! Quelle poétique et touchante allure avait ce Chevalier du lys, resté le type des amants constants et respectueux ! Quel enchantement dans ces situations ! Quelle attachante résurrection, enfin, que celle de ces nobles héros de la chevalerie du moyen âge, de ces preux, si vaillants et si braves !

Je retirai donc cette partition du coffre et y laissai un quatuor et deux choeurs pour voix d’hommes. Amadis devait être mon travail de l’été. J’en commençai allègrement la copie à Paris et allai la continuer à Égreville.

Malgré ce travail facile et qui me semblait un si lénitif et si parfait calmant au malaise que je ressentais, je me trouvais véritablement très souffrant et je me disais que j’avais bien fait de renoncer à composer, me sachant dans un état de santé si précaire.

J’arrivai à Paris pour consulter mon médecin. Il m’ausculta, puis, ne me cachant pas ce que lui avait révélé son diagnostic : « Vous êtes très malade ! » me fit-il. « Comment ? lui dis-je, c’est impossible ! Je copiais encore lorsque vous êtes venu ! »

« Vous êtes très gravement malade ! » insista-t-il. Le lendemain matin, médecins et chirurgien m’obligeaient à quitter mon cher et doux foyer, ma chambre tant aimée.

Une ambulance automobile m’emporta à la maison de santé de la rue de-La-Chaise. Ce m’était une consolation. Je ne quittais pas mon quartier. Je fus inscrit sur le registre de la maison sous un nom d’emprunt, les médecins ayant craint les interviews, bien aimables d’ailleurs, qu’on m’aurait demandées et qu’il m’était tout à fait défendu d’accorder dans ces moments-là.

Le lit dans lequel je m’étendis était placé, par une toute gracieuse attention, au milieu de la plus belle chambre de l’établissement, dite le salon Borghèse. J’en fus ému.

Je fus l’objet, de la part du professeur chirurgien Pierre Duval et des docteurs Richardière et Laffitte, des soins les plus admirables et les plus dévoués.

J’étais là, environné d’un calme silencieux et comme enveloppé par une tranquillité dont j’appréciais tout le prix.

Mes plus chères amitiés venaient me rendre visite, chaque fois que l’autorisation leur en était donnée. Ma femme, tout inquiète, était accourue d’Égreville et m’apportait son affection la plus émue.

Je devais être sauvé au bout de quelques jours.

Le repos forcé imposé à mon corps n’empêchait cependant pas mon esprit de travailler.

Je n’attendis pas que le mieux se fît dans mon état pour m’occuper des discours que j’aurais à prononcer comme président de l’Institut et président de l’Académie des Beaux-Arts (double présidence qui m’était échue cette année) et enveloppé de glace, de mon lit, j’envoyais aussi mes instructions pour les futurs décors de Don Quichotte.

Enfin, je rentrai chez moi !

Revoir sa demeure, ses meubles ; retrouver les livres qu’on aimait à feuilleter, tous ces objets qui caressaient vos yeux, vous rappelaient de chers souvenirs, et dont on s’était fait une habitude ; revoir les êtres qui vous sont chers, ces serviteurs pleins d’attentions, ah ! quelle joie ! Et si vive fut cette joie qu’elle me causa une crise de larmes.

Et ces promenades que je faisais, encore tout chancelant, appuyé sur le bras de mon tendre frère, le général, et sur celui d’une amie bien chère, comme je les reprenais avec bonheur ! Que j’étais heureux de promener ma convalescence à travers ces allées ombreuses du Luxembourg, au milieu des rires enjoués des enfants, de toute cette jeunesse qui y prenait ses ébats, parmi les claireschansons des oiseaux qui allaient sautillant de branche en branche, contents de vivre dans ce beau jardin, leur ravissant royaume !

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Égreville, que j’avais déserté alors que je me doutais si peu de ce qui devait m’advenir, reprit sa vie ordinaire dès que, tranquillisée sur mon sort, ma femme bien-aimée put y retourner.

L’été qui m’avait été si triste prit fin, et l’automne arriva avec les deux séances publiques de l’Institut et de l’Académie des Beaux-Arts et les répétitions, aussi, de Don Quichotte.

Une idée d’un réel intérêt me fut soumise, entre temps, par l’artiste à qui devait échoir la mission de la faire triompher plus tard. Ayant mis cette idée à profit, j’écrivis une suite de compositions et leur donnai le nom proposé par l’interprète : les Expressions lyriques. Cette réunion des deux forces expressives, le chant et la parole, je m’intéressai grandement à la faire vibrer dans une même voix.

Les Grecs, d’ailleurs, n’agissaient pas autrement dans l’interprétation de leurs hymnes, en alternant le chant avec la déclamation.

Et comme il n’y a rien de nouveau sous les étoiles, ce que nous jugions une innovation moderne n’était que « renouvelé des Grecs », ce dont on peut s’honorer, cependant.

Depuis ce temps, et toujours depuis, j’ai vu les auditeurs très captivés par ces compositions et émus par l’admirable expression personnelle que leur donnait l’interprète.

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Un matin, tandis que j’en étais aux dernières corrections d’épreuves de Panurge, dont le poème m’avait été confié par mon ami Heugel et avait pour auteurs Maurice Boukay. pseudonyme de Couyba, plus tard ministre du Commerce, et Georges Spitzmüller, je reçus l’affectueuse visite de O. de Lagoanère, administrateur général du Théâtre-Lyrique de la Gaîté. Il venait au nom de nos excellents directeurs, les frères Isola, me demander de leur donner Panurge.

À cette démarche, aussi spontanée que flatteuse, je répondis que ces messieurs s’engageaient bien aimablement à mon égard, mais qu’ils ne connaissaient pas l’ouvrage. « C’est vrai, me répliqua aussitôt l’aimable M. de Lagoanère, mais c’est un ouvrage qui vient de vous ! »

On prit date et, séance tenante, le traité fut signé avec les noms des artistes proposés par la direction.

Je me réserve, mes chers enfants, de vous parler plus en détail de Panurge, aussitôt qu’il sera rentré en répétitions.

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Au moment où j’écris ces lignes, je suis encore sous l’émouvante impression de la splendide soirée donnée le 10 décembre à l’Opéra.

Il y a quelques semaines, mon excellent ami Adrien Bernheim vint me voir et, entre deux dragées (il est aussi gourmand que moi), il me proposa de participer à une grande représentation qu’il organisait en mon honneur, pour fêter le dixième anniversaire de l’œuvre française et populaire : les Trente ans de Théâtre. « En mon honneur ! » m’écriai-je dans une extrême confusion...

Il n’y eut pas un artiste, et des plus grands, qui ne se sentît heureux de prêter son concours à cette soirée,

Ce fut ensuite, de jour en jour, toujours chez moi, dans le salon de famille de la rue de Vaugirard, que je vis se réunir, animés d’un égal dévouement pour assurer le succès, les secrétaires généraux de l’Opéra et de l’Opéra-Comique, MM. Stuart et Carbone, et l’administrateur du Théâtre-Lyrique de la Gaîté, M. O. de Lagoanère. Mon bien cher Paul Vidal, chef d’orchestre à l’Opéra, et professeur de composition au Conservatoire, se joignit à eux.

Le programme fut décidé tout de suite. Les études particulières commencèrent aussitôt. La peur cependant que j’éprouvais, et que j’ai toujours eue, lorsque j’ai fait une promesse, d’être souffrant quand arrivait l’instant de l’exécution, me causa plus d’une insomnie.

« Tout est bien qui finit bien », dit la sagesse des nations. J’avais tort, on va le voir, de me torturer pendant tant de nuits.

Aucun artiste, ai-je dit, ne se serait senti heureux s’il n’avait pas participé à cette soirée en lui accordant son généreux concours. Notre vaillant président Adrien Bernheim, avait, après quelques paroles chaleureusement patriotiques, obtenu de tous les professeurs de l’orchestre de l’Opéra qu’ils viendraient répéter les différents actes, intercalés dans la soirée, à six heures vingt-cinq du soir. Personne ne dîna ; tout le monde fut au rendez-vous !

À vous tous, mes amis, mes confrères, mes remerciements émus !

Je n’ai point à apprécier moi-même ce que fut cette fête, à laquelle je pris une part si personnelle...

Il n’y a pas de circonstances, si belles et si sérieuses qu’elles soient dans la vie, auxquelles ne se mêle parfois un incident qui leur fait contraste.

Tous mes amis voulaient témoigner de leur empressement à assister à la soirée de l’Opéra, Il se trouva parmi eux un fidèle habitué des théâtres qui tint à venir m’exprimer ses regrets de ne pouvoir assister à cette fête. Il avait perdu tout récemment son oncle, qu’on savait millionnaire et dont il était héritier.

Je lui présentai mes condoléances et il partit.

Le plus drôle, c’est que je devais apprendre fortuitement l’étrange conversation qu’à l’occasion des funérailles de cet oncle, il avait eue avec le représentant des pompes funèbres.

« Si monsieur désire, avait dit ce dernier, un service de première classe, il aura l’église entièrement tendue de noir aux armes du défunt, l’orchestre de l’Opéra, les premiers artistes, le catafalque le plus monumental », suivant la somme :

L’héritier hésita...

« Alors, monsieur, ce sera la seconde classe, l’orchestre de l’Opéra-Comique, des artistes de second plan », suivant la somme.

Nouvelle hésitation...

Le représentant ajouta alors, avec un accent contrit :

« Ce sera donc la troisième classe ; mais je vous préviens, monsieur, que ce ne sera pas gai ! (sic) »

Puisque je suis sur ce terrain, et le mot est bien le mot juste, j’ajouterai que j’ai reçu d’Italie une lettre de félicitations qui se terminait par les salutations d’usage et, cette fois, ainsi conçue :

« Veuillez croire à mes plus sincères… obsèques. » (Traduction libre d’ossequiosita.)

La mort a quelquefois des côtés aussi amusants que la vie en a de tristes.

Cela me fait souvenir de la fidélité avec laquelle les frères Lionnet suivaient les enterrements.

Était-ce sympathie pour les défunts, ou bien ambition de voir leurs noms au nombre de ceux des personnes de distinction citées à cette occasion, par les journaux ? On n’a jamais pu savoir.

Étant un jour de cortège funèbre, Victorien Sardou entendit l’un des frères Lionnet parler avec un de ses voisins et lui dire, l’air navré, en lui donnant de tristes nouvelles de la santé d’un ami : « Allons, ce sera à lui bientôt ! »

Ces mots éveillèrent l’attention de Sardou, qui s’exclama, en montrant les frères Lionnet : « Non seulement ils suivent tous les enterrements, mais ils les annoncent ! »