Mes paradis/Viatiques/L’incarnation du diable

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XI

L’INCARNATION DU DIABLE


De mes blasphèmes rugis,
Contre l’irrémédiable
Tu repris corps et surgis,
Ô Diable !

Je sais bien que tu n’es rien,
Bulle aux couleurs de mensonge
Qu’enfle en spectre aérien
Mon songe.

Je sais que d’un regard clair
Je puis crever mon ouvrage
Et qu’il se fondrait en l’air,
Mirage.


Mais toi sur qui j’ai ces droits,
Je te vois vivre quand même.
Que ce rien soit, oui, j’y crois.
Il m’aime.

Il m’aime, étant mon enfant,
Moi-même meilleur et pire
En qui demain triomphant
Respire.

Il est l’éclair aux sommets
De mes haines entassées.
Il est l’accoucheur de mes
Pensées.

Il est toute ma rancœur
De l’impénétrable arcane,
Tout mon orgueil qui, moqueur,
Ricane,

Tous mes sanglots d’orphelin,
Tous les pleurs de mon visage.
Il est aussi le Malin,
Le Sage.


Il est mes vœux batailleurs
Dont le vent partout, n’importe,
Pourvu que ce soit ailleurs,
M’emporte.

Il est, quand flongent mes pas
Las de trimer sans relâche,
Celui qui dit : « Ne sois pas
« Si lâche ! »

Il est celui que j’entends
Me crier dans les vacarmes
Des clairons réconfortants :
« Aux armes ! »

Il est celui, quand ma peau
Ouvre au fer de rouges lèvres,
Qui te brandit, ô drapeau
Des fièvres,

Drapeau des rébellions,
Drapeau de nuit où s’essore,
Illuminant tes haillons,
L’aurore.


Il est celui qui, debout,
Seul dans les pires déroutes
Montre la revanche au bout
Des routes.

Il est le maître éloquent
Qui promet l’apothéose
Quand on la veut bien et quand
On l’ose.

Il est l’invaincu souffleur
D’espoirs, le semeur de trêves,
Et votre suprême fleur,
Mes rêves !

C’est pourquoi, malgré l’émoi
De ma raison révoltée,
Je lui reste dévot, moi,
L’athée.

Tel j’y croyais enfant, tel,
Homme fait, j’y crois encore.
Toujours en moi son autel
Fulgore.


Athée à toutes les Fois !
La sienne, rien ne l’efface.
Toujours dans mon cœur je vois
Sa face.

Toujours, dès que je descends
En moi-même, il m’y regarde
De ses yeux phosphorescents
Qu’il darde.

Et lui, moi, je nous confonds
En réelle allégorie,
Si bien que lorsqu’au tréfonds
Il crie,

J’ai l’illusion parfois
D’avoir son âme dans l’âme
Et que c’est ma propre voix
Qui clame ;

Je trouverais hasardeux
En formulant sa vindicte
De juger qui de nous deux
La dicte ;


Et de la sorte, sans art
De rhétorique, sans leurre,
Rien qu’à rimer au hasard
De l’heure,

Ô spectre, ô Diable, souvent,
J’ai cru, subtil ou superbe,
Exprimer ici, vivant,
Ton verbe.