Mes mémoires (Groulx), tome IV/vol. 8/Mes dernières années

Fides (p. 351-354).

V

MES DERNIÈRES ANNÉES

Dernières apparitions en public

J’entreprends ma quatre-vingt-neuvième année. La fin approche. Je le sens en mon hésitation à prendre certaines attitudes, à me prononcer sur maints problèmes brûlants. J’ai trop conscience de n’être plus de ce temps, de risquer de me tromper. Le silence, la discrétion, je me plais à le répéter, doivent être la vertu des vieillards. On ne s’engage dans une polémique qu’à la condition de la pouvoir suivre. Mon dernier discours publié date de mes 86 ans. Je l’ai prononcé à Québec, ai-je déjà dit, à la fin d’un congrès de la Fédération des Sociétés Saint-Jean-Baptiste du Québec ; mais après avoir tant hésité. On publia mon discours en brochurette sous le titre que je ne lui avais point donné, mais qui répondait à mon message : Orientation : Au seuil d’une ère nouvelle… Une nouvelle génération est venue. À partir de ce jour j’acceptai encore, pris à l’improviste, quelques petites allocutions ; je me refusai à toute conférence et à tout grand discours. Je ferai pourtant exception pour une réapparition à l’Université. Depuis mon départ en 1949, je n’avais guère fréquenté la maison. Mais le 3 novembre 1965 rappelait le cinquantième anniversaire de mon premier cours d’histoire du Canada à l’Université de Montréal. Premier cours de cette nature depuis 53 ans en nos universités françaises, c’est-à-dire, depuis les jours où l’abbé Ferland avait débité son Histoire du Canada devant un auditoire québecois. Mon ami, Michel Brunet, m’avait demandé deux causeries : l’une sur les origines de ce cours ; la seconde sur « ma conception de l’Histoire ». Faute de publicité, le premier cours passa presque inaperçu. Le deuxième, devant un public averti, obtint grand écho et dans les journaux et à la télévision. M. Brunet voulut bien m’écrire : « Permettez-moi de vous dire une fois de plus combien ces deux rencontres ont marqué nos étudiants et le département d’histoire est heureux d’avoir pu marquer un anniversaire important de notre histoire intellectuelle (30 déc. 1965). » J’éprouvai grand plaisir à évoquer cette histoire lointaine devant une salle comble de professeurs et d’étudiants. Le spicilège de ma secrétaire a conservé de l’événement une abondante documentation.

Mon rôle à l’Institut d’histoire de l’Amérique française

Une œuvre eût pu suffire à l’occupation de mes derniers jours : la Revue d’histoire de l’Amérique française. Je n’y écris pas de longs articles, n’ayant plus les moyens de m’adonner aux longues recherches. Je contribue plutôt à la rubrique des « Livres et revues », y fournissant à chaque livraison pas moins de 10 à 15 pages. Mon rôle consiste davantage en une surveillance générale de l’œuvre, au choix des articles insérés dans chaque livraison, à la revue des placards et de la mise en pages.

Ma contribution principale, je la donne à l’Institut. L’on voulait qu’il fût un centre de recherche en histoire ; il l’est devenu. Il ne se passe guère de semaines où deux ou trois fois ne se présente un étudiant en préparation d’une simple étude, d’une thèse de licence ou de doctorat, à la recherche d’une bibliographie, de renseignements, de conseils pour ses travaux. On vient consulter le vieil historien. Mon avantage est d’avoir fait ce que l’on pourrait appeler le « tour du jardin ». Les conditions miséreuses où j’ai dû accomplir ma besogne de pionnier ne m’ont point permis de pousser très loin mes recherches sur maints sujets. Mais je crois posséder des notions, quelques clartés sur à peu près tous les sujets ou problèmes de l’histoire canadienne. Mes trente-cinq ans d’enseignement et de recherches assidues m’ont rendu familières les avenues du vaste champ. On fait donc appel à mon expérience. Et je l’avoue, c’est un des grands plaisirs de la fin de ma vie que de me trouver en présence de ces jeunes esprits et de leur ouvrir quelques chemins de lumière. Encore hier, un jeune Américain, qui prépare une thèse sur les « tiers-partis » au Québec, venait m’interroger en particulier sur l’histoire du Bloc populaire, mais en même temps sur le mouvement de Bourassa, sur l’Action libérale nationale, le règne de Duplessis, l’avènement de Paul Sauvé. Deux jours avant ce jeune Américain, une jeune fille, étudiante à l’Université de Montréal, venait m’interroger sur un travail qu’on lui avait imposé. Comme le jeune Américain, elle venait avec une « enregistreuse » afin de posséder un document plus exact et plus vivant.

Mes morts

Dirai-je un mot de mes morts ? La vieillesse prend souvent l’allure mélancolique d’une marche dans une allée de cimetière. Que de tombes viennent joncher ce dernier bout de chemin ! Dans ma famille, ce sont trois de mes sœurs qui s’en vont : Valentine, Sara, Émilia. Singulière fatalité, chez nous, ce sont les femmes qui s’en vont les premières. Nous restons encore quatre garçons ; une seule fille demeure. En ces derniers temps, Valentine, mère de ma secrétaire, et celle qui autrefois me faisait mes omelettes aux œufs à la crème pendant mes vacances et avec qui, par affinité de caractère, j’étais particulièrement lié, partait la première. Puis, ce fut au tour de Sara, une jumelle, la si serviable, toujours en quête de services à rendre, restée sans enfant, mais qui avait adopté à la mort de notre sœur Flore (Mme Joseph Boyer), son dernier-né, enfant de quelques semaines. Puis vint la mort d’Émilia (Mme Dalvida Léger), l’autre jumelle, mère méritante de onze enfants, dont l’un prêtre, actuellement curé de Saint-Zotique dans Soulanges. Après la mort de ces trois, ce sera le tour de qui ? Parmi les survivants, l’un a dépassé les quatre-vingts ans d’âge, deux autres s’y acheminent. Parmi mes amis, quelle liste et combien longue ! Et quelle trouée !… Athanase Fréchette, presque mon voisin, mon vis-à-vis, à une rue proche, la rue McDougall, que je rencontrais souvent à ma promenade du soir : petit homme tout d’une pièce, autoritaire, peut-être trop autoritaire, mais sorte de pile électrique, toujours en quête d’action, cerveau de la Société Saint-Jean-Baptiste de Montréal, à qui je dois d’avoir pu bâtir en cent leçons au poste CKAC, ma synthèse d’histoire du Canada. Maxime Raymond, mon ancien élève de Valleyfield, à prestance de gentilhomme de vieille race, mais si simple, si bon, fondateur de la « Fondation Lionel-Groulx », qui, dans les derniers temps de sa vie, passait me saluer presque tous les matins, attaché passionnément à la vie de notre petit peuple, tourmenté d’inquiétude sur les faits quotidiens, les faux pas de la politique, cherchant à se réconforter. Omer Héroux, mon publiciste si généreux, si prévenant, toujours à l’affût de mes moindres gestes, le journaliste à la correction si parfaite qui m’en imposait par son indéfectible pondération ou mesure et qui, par les larges horizons de son esprit, avait fait du Devoir, le véritable journal, le haut-parleur de tout le Canada français. Antonio Perrault, mon bras droit à l’Action française, brillant esprit, âme généreuse, qui aurait pu atteindre les plus hauts postes de la magistrature, mais qui perdit tout avancement par fidélité à ses convictions nationales. Le Père Papin Archambault, s.j., autre pile électrique, mon vieux compagnon du temps de l’Action française et je pourrais dire de toute ma vie active, le mouvement perpétuel, l’infatigable assiégeant qui m’aura arraché tant d’articles, tant de discours. Enfin plus modeste, mais non moins cher en mes souvenirs, Mgr Jean-Marie Phaneuf, compagnon de chaîne à Valleyfield, mon plus intime confident dans les années de la Croisade d’adolescents, admirateur comme moi, en nos années de séminaristes, du cher abbé Henri Perreyve, du Père Gratry, de Lacordaire, de Montalembert, d’Ozanam, âme ouverte à toutes nos exaltations de ce temps-là. Quelques morts seulement, mais de ceux-là dont le départ crée des vides profonds et donne l’impression de l’isolement dans la vie. Figures familières qu’on ne reverra plus. Confidents à qui l’on ne dira plus rien. Un chemin se ferme ; un autre, très court, s’ouvre devant vous, au bout duquel vous apercevez qui vous guette.