Mes mémoires (Groulx), tome IV/vol. 8/Dernières réflexions

Fides (p. 355-362).

VI

DERNIÈRES RÉFLEXIONS

La mort — Mon attitude devant elle

Pourtant la mort ne m’effraie point. À ce moment du moins. Je ne la souhaite ni ne la repousse. Je crois si fortement en la miséricorde divine, immense comme tout ce qui est en Dieu. Ma foi dit à tous qu’il n’y a point de coupure entre cette vie et l’autre, qui, par-delà, nous attend. Il n’y a qu’une étape à franchir. Et après c’est la Vie, la vraie Vie qui commence. Aussi fais-je souvent cette prière à Dieu : « Prenez-moi quand vous voudrez, comme vous voudrez. Laissez-moi seulement un moment de pleine connaissance pour achever ma vie dans un acte de contrition et d’amour. Mais que d’abord votre volonté soit faite ! » Qui ne s’attarde parfois à spéculer sur le genre de mort qui l’emportera ? Sera-ce la mort instantanée ? Sera-ce après la longue et douloureuse maladie, la longue, l’interminable dissolution du pauvre être humain, le jam delibor de saint Paul ? Il faut si peu de chose pour abattre un homme. Et la fin peut aussi si longuement se faire attendre : ce dont je prie Dieu de me préserver, tant j’appréhende ces fins de vieillards, vieillards gâteux, qui s’éternisent, font l’affliction suprême de leur entourage. Combien la mort rapide paraît plus souhaitable ! Pascal parlait du grain de sable dans l’urètre. Aujourd’hui l’on parle de thrombose cardiaque, de caillot de sang dans le cerveau. Caillot foudroyant. Mais il y a d’autres morts. Près de mon petit chez-moi, à Vaudreuil, j’ai vu mourir tant d’ormes géants, superbes, minés par le microbe hollandais. Un premier été, au sommet de l’arbre, surgit, sinistre, un brin de feuillage jauni ; le deuxième été la tache s’étend, prématurément des feuilles mortes tombent sur le gazon ; le troisième été, dans l’arbre au panache touffu, plus de feuilles. Il est mort, empoisonné par l’invisible assassin.

État d’âme

En quel état d’âme aurai-je vécu mes dernières années ? Je me sens comme à la fin d’une époque. Que de changements, en notre peuple, autour de moi, en ces dernières années ! La « Révolution tranquille » peut se dire tranquille, parce qu’elle s’est faite sans bouleversement fracassant, sans effusion de sang, mais combien profonde dans les esprits, dans les mœurs ! Jamais n’avait-on vu un peuple se révulser, presque changer d’âme, aussi rapidement, sans bruit, sans trop s’en apercevoir. Tout n’est pas à dédaigner en ce brusque changement. Que j’aurai trouvé à me réjouir, par exemple, de cette ressaisie de notre destin, de cette prise de conscience nationale qui nous a éveillés enfin au sens de notre passé, de notre avenir, de notre être ethnique et qui a préparé jusqu’à l’évolution pour ne pas dire la conversion de notre personnel politique ! Enfin, dans ces milieux et dans bien d’autres, l’on sent, l’on parle et même parfois l’on agit en canadien-français. De cette heureuse évolution l’on me tient en certains lieux responsable. Je tombais, il y a quelques jours, sur ces lignes de la plume de Jean-Marc Léger (Le Devoir, 26 nov. 1965) : « Il n’est certes pas excessif de dire que le chanoine Groulx a exercé pendant ce demi-siècle une influence de tout premier plan sur l’évolution du Québec, beaucoup plus grande parce que plus profonde que celle de la plupart des hommes politiques et que le nouvel élan du Canada français lui est dû pour une très grande part. » Certes le compliment est gros. Je ne puis l’ignorer néanmoins à voir mes anciennes thèses, jugées si révolutionnaires autrefois, reprises par les nouveaux bâtisseurs de notre nation à ce point que, pour la première fois de ma vie, je me trouve en excellentes relations avec tous les politiques québecois. Cependant, en l’œuvre de ces bâtisseurs, quelle rareté de grands et véritables architectes. De quel édifice a-t-on rêvé ? D’où sont venues les inspirations maîtresses ? Je ne trouve point à me réconforter, par exemple, dans l’extrême timidité que l’on apporte à la continuation vigoureuse, méthodique, de notre émancipation économique. L’on a d’abord posé un acte d’audace : la reprise de nos eaux énergétiques. On a achevé, fortifié cette puissante institution qui s’appelle l’Hydro-Québec. Puis l’on a paru épuisé par le gigantesque effort. Par quelles influences secrètes, le ministre qui symbolisait la reprise de nos ressources naturelles a-t-il été envoyé au ministère de la Famille et du Bien-être social ? Car enfin, il y a encore la forêt à reprendre, les mines aussi à récupérer. Là-dessus, pas l’ombre d’une vraie politique, pas plus que dans un regroupement de notre marché de consommation. Et pendant ce temps-là notre immense peuple de petits salariés continue de gagner sa vie en anglais. N’étant point les grands employeurs, les immigrants préfèrent l’école anglaise à l’école française. Nous n’assimilons plus personne, pas même les Français qui nous viennent des Antilles, de Belgique ou de France. Notre langue française ne cesse non plus de se détériorer. Mais il se trouve encore des intellectuels qui se flattent que par des lois et des contraintes l’on peut forcer l’immigrant à fréquenter nos écoles et amener le petit peuple à parler de mieux en mieux et même à chérir une langue et une culture à qui il ne doit pas même son pain, et au surplus à demi mourantes.

Dans l’enseignement, l’éducation, on discerne un virage complet, téméraire : l’essai, le dangereux essai en matière si grave. C’est le dos résolument tourné au catholicisme traditionnel et à la latinité. On parle encore d’humanisme sans savoir lequel, pas surtout le vieil humanisme à la source de toutes les civilisations occidentales, bien plutôt un humanisme de pragmatistes emprunté à la civilisation américaine qu’on croit la civilisation de l’avenir. Et ce revirement, pour ajouter à nos inquiétudes, nous le découvrons, inventé, imposé par des esprits de deuxième ou troisième ordre qu’une publicité savamment conduite fait prendre pour l’incarnation du génie. Nous en sommes à la naïveté du rat de La Fontaine qui prenait une motte de terre pour le Caucase. Aussi révolutionnaire le caractère religieux de cet enseignement. La confessionnalité, mais conditionnée, pénétrée de tant de subtilités qu’à la fin elle sera et ne sera pas. Confessionnalité externe, non pas celle qui enveloppe et pénètre jusqu’en leur fond les intelligences, à la manière du soleil divin, mais plutôt à la manière du projecteur électrique, peuplant l’ombre de lumière autant que de demi-fantômes. Disons-le sans ambages : il y a dans ce système ténébreux, qu’on le veuille ou non, une diminution voulue, calculée, du sens religieux, un recul de la foi, de l’influence de l’Église dans la vie de l’enfant, de l’adolescent, de tout l’enseignement. Et que cette évolution s’accomplisse sous l’œil de gouvernants dont la plupart se disent encore catholiques démontre jusqu’à quel point une clique de faux et minuscules docteurs aura, chez nous, empoisonné les esprits. Jusqu’à quelle néfaste décomposition intellectuelle et morale nous conduira cette révolution scolaire, n’allez pas le demander à un clergé complice, encore moins à nos abbés progressistes. Pour eux, l’Église est d’autant plus influente qu’elle fait ignorer sa présence. Cependant on aura beau faire, il y a tout de même un idéal de l’homme, un idéal de la société, un idéal de la civilisation qui disparaîtront avec la disparition de la foi.

Notre jeunesse

Des indices devraient donner à réfléchir. En premier lieu l’état d’esprit de notre jeunesse. Que se passe-t-il en ce milieu ? D’après certaines gens, ― un jeune prêtre de talent en a même fait le titre de l’un de ses ouvrages ―, il ne faudrait pas juger les jeunes. Au nom de quoi ? Le comportement de la jeunesse est un fait, un phénomène comme les autres. Il appartient à l’historien. Il présage l’avenir. Qui s’en peut désintéresser ? L’on s’intéresse à un bouton de rosier. L’on a hâte de le voir s’ouvrir, étaler la fleur encore emprisonnée. Mais si le bouton nous apparaît déjà mordu par un insecte, l’attente se fait plus inquiète. Ainsi en va-t-il de notre jeunesse. Un insecte l’a mordue. Dans Chemins de l’avenir, trop sévèrement je le crains, je l’ai décrite, jugée. Et plus haut, je l’ai avoué. Je connaissais une autre jeunesse ; je l’ai mieux connue depuis. Mais fait-elle le poids, le nombre ? Une grave inquiétude me saisit, lorsque d’une grande école près de chez moi, école réputée pour sa tenue, l’on m’informe que, l’an passé, sur 23 finissants, 22 ont échoué en leurs examens. L’expérience m’a tellement appris, à Valleyfield, qu’un jeune homme ou adolescent, qui n’a pas résolu favorablement le problème de la sexualité, mais qui est devenu victime de ses sens, reste incapable de fortes études et de grandeur morale. Et j’ai vu quelques spectacles que nous sert à la télévision cette jeunesse, spectacles coiffés parfois du titre de « Jeunesse oblige », exhibition de danses, de chansonnettes de la plus entière vulgarité. Comment ne pas s’affliger de ces sauteries d’épileptiques, fol effort de fillettes de dix à douze ans, les cheveux dénoués, mêlées à des bambins du même âge et qui s’ingénient à se défaire le corps, à se tordre en tous sens. Vraies danses de narcomanes dans l’ivresse de la drogue. Oh ! je sais que de naïfs parents et même de bons Pères ne voient en ces spectacles que des excès de vitalité. On les absout. Mais que n’absout-on point de ce temps-ci ? Comme s’il n’y avait interdépendance de l’âme et du corps et que l’on pût ainsi violenter son corps sans violenter son âme. Comme si l’on pouvait se livrer à la démesure, aux excès de la bête en soi, sans danger pour son équilibre mental. Comme si l’on pouvait jouer indéfiniment à l’hystérie sans qu’il en restât quelque chose. Heureusement, il semble qu’on en revienne, en ces derniers jours, et qu’à « Jeunesse oblige » particulièrement, on se convertisse à la mesure et même à la distinction. Quel avenir, me suis-je dit, bien des fois, attendre de cette jeunesse, avide d’amusements fous, paresseuse, rongée par une sexualité en débâcle, sexualité dont s’accentuera la frénésie avec notre école mixte ? Nous aurions tant besoin, devant les tâches qui s’imposent, d’une génération saine, d’esprit clair, vigoureux, capable d’idéalisme vivant et d’efforts magnifiques ! Et où nous mène cette apostasie des jeunes, apostasie, quoi que l’on dise, trop généralisée. Je m’effraie à la pensée de ce que Dieu réservait autrefois aux infidélités de son peuple choisi.

Notre clergé

Dans le domaine religieux, les points noirs non plus ne manquent pas. Je ne suis pas Le Paysan de la Garonne, selon M. Maritain. Mais que penser de notre épiscopat « muet », — je ne suis pas le seul à le dire — plutôt pauvre en grandes personnalités, au surplus en triste déperdition d’influence, qui se décide à parler, fort bien du reste, à l’occasion du centenaire de la Confédération, mais qui n’a pu se mettre d’accord, selon toute apparence, pour défendre efficacement la confessionnalité scolaire, freiner la débâcle morale, et qui, sans protester, s’est laissé prendre ses séminaires ou collèges, seuls foyers de recrutement du clergé ? Je trouve à m’affliger, sans doute, des défections de trop de prêtres et de religieux qui cèdent, eux aussi, pour un grand nombre, à la tourmente de la sexualité. Je m’afflige autant de la disparition du prêtre et du religieux de l’enseignement et de l’éducation. Nous descendons petit à petit, mais irrévocablement, vers la médiocrité intellectuelle. En ce champ de l’esprit, nous ne marcherons plus de pair à pair avec les laïcs. Nous rachèterons-nous par la supériorité morale ? Y aura-t-il plus de saints parmi nous ? Je voudrais l’espérer. Un fait pourtant me laisse dans le doute : la désertion de l’enseignement pour ce que l’on appelle « la pastorale », comme si cette génération qui grandit dans nos collèges, nos couvents, pouvait se passer de la présence du prêtre, d’une instruction appropriée à ses immenses besoins, comme si le prêtre, enseignant et directeur d’âmes, n’apportait point à son ministère des moyens non dispensés au laïc : les sacrements, ces sources d’énergie divine dont il est le seul dispensateur de par son sacerdoce. À force de se vouloir faire « peuple », le prêtre ne sait plus ce qu’il est. En ces derniers temps, un fait m’a tragiquement éclairé sur notre malaise religieux. En histoire, il y a de ces faits, de ces moments, qu’on dirait chargés de poudre, terriblement révélateurs d’une évolution d’esprit. Je veux parler du « scandale » de Maintenant. Mot que je ne désavoue pas. Scandale religieux comme en notre histoire il ne s’en était jamais vu : une communauté de religieux en insurrection générale contre ses supérieurs, y compris l’autorité suprême. Et à propos de quoi ? Du simple congédiement d’un directeur de Maintenant, revue dominicaine, aventureuse, par trop suspecte. Nos chers Pères Dominicains, c’est connu, se sont toujours payé la coquetterie de l’avant-gardisme, coquetterie qui souvent n’a pas su rester en deçà de la témérité. Comment ces fils de Thomas d’Aquin en vinrent-ils à flirter si facilement avec les opinions les plus risquées, à préférer l’avant ou la fine pointe de la barque de Pierre plutôt que le gouvernail ? Je ne me hasarde point à l’explication de ce mystère. Je me contente de rappeler que ce directeur de Maintenant avait déjà reçu de ses supérieurs majeurs des rappels à la modération. Voulait-il jouer son petit Savonarole ? Il fallut sévir. On lui enleva la direction de Maintenant. Fait anodin dont le retentissement, en d’autres temps, n’eût pas franchi les murs de son couvent. Mais au couvent même il atteignait tous les esprits réputés hardis, tous ceux qui, depuis le Concile, avaient trouvé une autre notion de l’obéissance religieuse. En dehors du couvent, tous les catholiques « gauchistes » se sentirent atteints ; les anticléricaux, les agnostiques se mirent de la partie, blessés dans leur liberté de pensée. Ce fut une belle pagaille ! Que les « progressistes », les agnostiques se soient soulevés, que pour assouvir leur colère ils se soient emparés des journaux, passe. Mais la Communauté dominicaine elle-même entra en scène ; publiquement elle désarma ses supérieurs, sans même oublier son Père Général. Et l’on vit jusqu’aux petits novices, les moinillons, agiter leurs poings indignés et faire éclater leur colère jusque dans les journaux. Et l’on vit encore Le Devoir — dussent en frémir les mânes de Bourassa — au lieu de calmer cette effervescence, jeter de l’huile sur le feu, publier, en bonne place, toutes les lettres de ces protestataires. Et la plume du pieux M. Claude Ryan se chargea de délayer, en savantes dissertations et en vingt-cinq subtilités, sa pensée sur l’évolution d’esprit d’obéissance dans les couvents. Le plus triste spectacle devait nous être offert le soir de l’événement : le limogé, en personne, au lieu d’aller s’en ouvrir à ses supérieurs, se laissa traîner à la télévision montréalaise, à l’émission « Aujourd’hui », pour s’y confesser aux deux interlocuteurs que l’on sait, et se plaindre mensongèrement de ne rien savoir du pourquoi de son congédiement. Spectacle navrant ! Impensable, répéterons-nous, il y a à peine dix ans, et qui permet de prendre le pouls de nos institutions religieuses et de tout un peuple.

Espoirs pourtant

Ce sont là les points noirs, ceux qui souvent me font dire : l’on ne fera pas de moi un pessimiste, mais inquiet je le suis tout de bon. En toute justice néanmoins je dois l’avouer : des signes, quelques signes semblent annoncer une nouvelle jeunesse. Ce n’est pas une aube qui se lève. On dirait quand même un souffle de printemps. Il semblerait que le spectacle des désordres juvéniles, de tant de jeunes vies manquées, tant d’échecs dans les études et les examens, tant de petites filles déflorées, à jamais perdues, font réfléchir ceux qui restent capables de réflexion. Non, non, la vie n’est pas là. On reprend goût au travail. Nous en avons eu la preuve, chez nous à l’Institut d’histoire : des étudiants qui sont venus chercher notre Revue, qui se sont organisés en section de notre Institut, qui nous offrent leurs services pour un inventaire de nos archives. Combien d’autres qui préparent sérieusement des thèses. Une religieuse de Hull me recommande la visite d’un jeune étudiant de l’Université Saint-Paul d’Ottawa. Il y fait sa philosophie. Et voici en quels termes pompeux, elle me le présente : « Cet étudiant paraît très sérieusement s’intéresser à notre histoire [c’est un M. de Salaberry]. Vous lui êtes apparu plus que jamais, cette année, dit-il, “le père d’une immense tradition intellectuelle”, un “homme de grande sagesse” à qui, ajoute-t-il, “il voue un respect profond”. — » Rien que cela.

Et voilà ce que l’on gagne à vieillir.