Mes mémoires (Groulx), tome III/vol. 5/Le voyage à Rome

Fides (p. 127-139).

X

LE VOYAGE À ROME

Un voyage en Europe sans une course à Rome eût manqué pour moi d’un complément fort souhaité. J’avais à Rome, du reste, un jeune ami devenu professeur de droit canon à l’Université dominicaine de l’Angelico. Le Père Augustin Leduc m’appelait. L’un de mes anciens élèves et l’un de mes dirigés, il m’était resté très attaché. Il venait de m’écrire à Paris :

Ici, rien de bien extraordinaire. C’est toujours la même vie de professeur à l’étranger avec tous les avantages et tous les ennuis aussi d’un séjour prolongé à l’étranger, fût-ce à Rome.

Comme tous les Canadiens ou presque, le Père Leduc, transplanté en Italie, avait le mal du pays. Il me pressait donc de l’aller voir :

Ne viendrez-vous pas nous voir à Rome ? Vous verriez les transformations « modernes » que l’on fait subir à notre Cité ! Que de bonnes conversations nous aurions ! Vous me parlerez du Canada non encore oublié… Je vous communiquerai des renseignements et des « observations » de témoin oculaire et auriculaire des idées romaines actuelles sur notre Canada.

Il ne me déplaisait pas d’aller voir ces « transformations modernes ». Le fascisme régnait à Rome depuis huit ans. Mussolini était devenu l’un des grands personnages politiques de son temps. Ses discours, son œuvre tenaient l’affiche internationale. Un autre personnage m’attirait encore davantage : le grand Pape alors régnant, personnalité forte, puissante, qui dominait aussi son époque, le fondateur, peut-on dire, de l’État du Vatican. Pour un catholique, à plus forte raison pour un prêtre, c’est toujours une joie et un réconfort que d’aller se jeter aux pieds du chef suprême de l’Église. Au surplus, il y avait beau temps que les impressions pessimistes de mon premier séjour à Rome, dans les années 1906-1908, avaient perdu trace chez moi. La Ville unique ne subsistait plus, en mes souvenirs, que sous la forme de l’image grandiose dont l’on ne peut plus se défaire quand une fois on l’a pu voir.

Donc, le 3 mars, je prends le rapide Paris-Rome. Trente-six heures de chemin de fer. Je me hâte, n’ayant plus à disposer que de huit jours environ. Le train file à travers la France par un jour ensoleillé de printemps. Souvent debout, dans le corridor qui longe les compartiments, le spectacle ne me lasse pas de ce pays depuis si longtemps humanisé et soigné en ses moindres pieds de terrain, si ponctué ici et là par un village coquet, un gracieux cours d’eau, des pièces de grain tirées au cordeau, des vignobles opulents, et parfois une vision d’art, une silhouette de château, un monument rappelant quelque date ou personnage historique. Dans le Midi, une seule chose m’attriste : ces longs kilomètres où je cherche en vain, à l’horizon, une seule pointe de clocher d’église. On aurait dit un pays où le christianisme n’aurait pas encore passé. Civilisation non pas mourante, mais malade, qui désapprenait le rôle du spirituel.

Passé la frontière franco-italienne, à Vintimille, je crois, un premier fait nous avertit d’un ordre nouveau dans la péninsule : deux fonctionnaires habillés en militaires montent dans le train, passent en tous les compartiments, avec cette question : « Des plaintes à porter ? » Décidément nous sommes en ce pays à une ère de réformes et de surveillance rigoureuse. Les réformes, j’en aperçois au moins quelques-unes de mes yeux, ce beau soir de soleil couchant, où nous entrons dans la région romaine. Quel spectacle changé dans les alentours de l’éternelle Cité ! En remplacement des antiques et fameux marais Pontins, par exemple, foyers de pestilence et de malaria, je vois du vert, encore du vert, du vert partout, de magnifiques champs à l’heure de la poussée, des fermes, des troupeaux, des machines agricoles modernes qui s’agitent dans le paysage. Nous sommes au printemps romain. Dans une lettre à ma mère, je lui écris :

Ici il fait beau et chaud, comme chez nous dans les beaux jours de mai. Hier, j’ai vu des pommiers ou des pruniers fleuris dans la campagne. On labourait ou l’on bêchait partout.

À la gare de Rome, le Père Leduc qui m’accueille, sa montre à la main, me dit après le cordial bonjour : « Voyez, vous arrivez à la minute ! » Un train qui arrive à temps ! Symbole d’un ordre de choses nouveau, en ce pays du laisser-aller centenaire, pays du doux farniente où naguère encore, personne n’était jamais pressé, où les trains ne partaient jamais à l’heure et arrivaient quand ils pouvaient.

Je m’accorde ici une digression. Et je ne me prive pas de raconter une petite aventure qui illustre bien cet état de choses. Ceci se passait quelques jours avant mon départ de Rome, en 1908. J’avais décidé d’envoyer mes malles à Fribourg, en Suisse ; je voulais les trouver là, à mon passage, après quelques visites dans le nord de l’Italie, voyage d’environ un mois. J’étais donc passé aux bureaux de l’American Express ; elle seule avait la réputation de faire marcher les messageries italiennes. « Je passerai à Fribourg dans un mois, avais-je dit à ces messieurs de l’American Express. À quelle date vous dois-je confier mes malles pour les trouver là à mon arrivée ? » L’on m’avait répondu : « Apportez-les ici tout de suite. De la frontière italienne à Fribourg, une journée suffira. Mais d’ici à la frontière, comptez trois semaines à tout le moins. Nous ne pouvons faire mieux. » Un mois plus tard j’arrivais à Fribourg. Mes malles attendaient encore à la frontière italienne. Force me fut d’alerter l’American Express pour les dégeler de là.

Mon passage à Rome en ce printemps de 1931 ne sera pas celui d’un touriste. Le bon Père Leduc me tient et me prend pour un diplomate de carrière. Il me croit de taille à discuter de nos problèmes avec les plus hautes autorités. Il m’a ménagé des entrevues avec quatre grands personnages : un Mgr Leccisi, secrétaire de la Consistoriale, un M. Forbes, l’attaché d’Angleterre auprès du Vatican, puis l’ambassadeur de France auprès du Vatican, M. le vicomte de Fontenay, et le dernier et non le moindre, nul autre que le Saint-Père Pie XI dont il m’a obtenu une audience privée. J’ai beau me défendre, protester que je ne puis tout de même me jeter aux basques de tous ces personnages, que je n’ai rien d’un chargé de mission officielle, que je ne puis aborder nos problèmes que si le cours de la conversation ou l’entretien s’y prête. Le Père ne veut rien entendre. Il a préparé les voies. Mgr Leccisi est prévenu. Il viendra me voir. Je suis invité à dîner chez M. Forbes en compagnie du Père. Le jour et l’heure de mon entrevue chez M. le vicomte de Fontenay sont fixés. Quant au Saint-Père, mon imprésario m’avait déjà écrit : « Le Pape aime beaucoup à causer avec ceux qui représentent quelque chose. » Je ne passerais que quatre jours à Rome, jours pleins s’il en fut.

Ma première entrevue a lieu le lendemain de mon arrivée, soit le 5 mars, avec le secrétaire de la Consistoriale, Mgr Leccisi. Ce Monseigneur reçoit des honoraires de messes du Père Leduc ; c’est donc un ami du jeune Dominicain. Au surplus un frère de ce Monseigneur vit à Montréal, l’avocat Giacinto Leccisi qui a épousé une Canadienne. L’abord sera donc facile. Le jeune secrétaire est d’ailleurs d’accueil très sympathique. La conversation prend tout de suite la tournure que le Père Leduc a pu souhaiter. Mgr Leccisi s’enquiert naturellement de la raison de mon voyage en Europe et à Rome. Il apprend donc que j’arrive de Paris et que j’y ai fait, en somme, des cours sur la Question scolaire au Canada.

— Vous avez chez vous, je crois, me glisse tout de suite mon interlocuteur, des luttes assez vives autour de cette question ?

— Oui, Monseigneur, même très vives. Et s’il vous plaisait de m’accorder seulement une vingtaine de minutes, j’essaierais peut-être de vous dire pour quelles raisons ces luttes prennent cette âpreté.

— Mais allez, mon cher abbé, j’ai tout le temps voulu pour vous entendre.

Trois ans à peine se sont écoulés depuis mon départ de L’Action française. J’arrive de Paris où j’ai exposé, en neuf conférences, l’histoire si souvent pénible de notre enseignement français. C’est dire que j’ai présent à l’esprit tout un summarium du problème canadien-français. Préparation assez immédiate au petit cours d’histoire qu’il me faut servir à cet excellent Mgr Leccisi. Le Père Leduc m’a, du reste, bien mis au courant : « Ces personnages du Vatican, en particulier de la Consistoriale, croient tout savoir de notre situation, alors qu’ils en ignorent l’a-b-c. On se dit : c’est un pays anglais que le Canada ; il faut se subordonner à cette nécessité politique. Il importe de les renseigner tout en ménageant leurs susceptibilités. » Mon séjour en France, en Suisse, en Belgique, m’a appris, hélas ! comme il est difficile de faire comprendre à des Européens autres que les Britanniques, la notion vraie du régime colonial anglais : l’histoire de ces colonies d’hier évoluant graduellement vers l’autonomie. En France et ailleurs l’on est si habitué à ne concevoir qu’un seul type de colonies : États mineurs, sinon serfs, simples annexes politiques et économiques de la métropole, à jamais incapables de maturité. Aussi rapidement et densément qu’il m’est possible, je fais donc au secrétaire de la Consistoriale un exposé historique, juridique, politique de la situation du Canadien français. Je remonte au début de tout : fondation par la France d’une colonie française en Amérique du Nord ; notre présence au Canada, seuls, pendant cent cinquante ans ; la Conquête anglaise ; notre refus de cette Conquête en quelques-unes au moins de ses conséquences ; volonté immédiate et persévérante de sauver notre foi et notre culture ; émancipation progressive, aspiration à nous gouverner nous-mêmes, comme entité ethnique distincte, dans l’Empire britannique ; chaque étape de cette émancipation marquée, consacrée par un statut du parlement impérial : 1774, 1791 ; un seul recul en 1840 ; puis reprise de la marche ascendante ; enfin victoire finale en 1867 : la province de Québec, recouvrant, dans un régime fédératif, sa personnalité à la fois politique et culturelle ; la Confédération canadienne à la fois pacte entre les provinces et pacte entre les deux races fondatrices du pays, la française et l’anglaise, toutes deux se garantissant théoriquement l’égalité de droits devant la constitution. Et je conclus, regardant bien dans les yeux mon interlocuteur qui m’a paru étonnamment secoué par mon exposé, je conclus : par conséquent, Monseigneur, dans cette perspective, toute politique, qu’elle vienne d’Angleterre, d’Anglo-Canadiens mal résignés à la survivance du fait français au Canada, ou qu’elle vienne — pardonnez-moi de vous le dire — de notre Mère la Sainte Église, toute politique qui tend à affaiblir ou à supprimer ce fait, va à l’encontre d’une tradition historique vieille d’un siècle et demi, à l’encontre également de droits légitimement conquis et consacrés par les plus hautes autorités de l’Empire britannique et par la constitution du Canada. Je dirai plus, toujours avec votre permission, Monseigneur, lorsqu’une Congrégation romaine, en certains diocèses de chez nous où existent des majorités de Canadiens français catholiques ou de fortes minorités de ces mêmes catholiques, nomme des évêques irlandais ou autres profondément hostiles au fait français, Rome alors non seulement refuse à des catholiques de vieille souche la sorte de pasteurs qu’elle ne refuse pas au moindre petit peuple des missions africaines — je veux dire des évêques respectueux de la langue, de la culture, des traditions de leurs ouailles, — mais Rome, au grand dam de son prestige, se donne l’air, bien involontairement je le sais, de pactiser, au Canada, avec les éléments les plus hostiles et à notre culture et à notre foi — les fanatiques orangistes — ; et Elle se donne l’air encore de prendre parti dans un débat de notre politique intérieure, contre une minorité française et catholique qui forme tout de même trente-trois pour cent de la population canadienne et soixante-dix pour cent à tout le moins de la population catholique au pays… Pour finir, je lui cite de mémoire un passage d’un discours de sir Robert Borden, discours prononcé à Oxford où cet Anglo-Protestant, ancien premier ministre du Canada, a nettement déclaré l’impossibilité et l’inopportunité d’assimiler les Canadiens français.

Je m’arrêtai là. Mgr Leccisi m’avait laissé parler sans m’interrompre. J’avais tâché de garder, dans mon exposé, tout en y mettant assez de conviction, la froideur au moins apparente d’un professeur d’histoire ou d’un avocat discutant un point de droit. À mesure que j’avançais dans mon exposé et dans mon argumentation je croyais deviner, sur le visage du jeune fonctionnaire ecclésiastique, homme assurément de bonne foi, le désagrément de quiconque assiste à l’écroulement de ses théories les mieux assises, mais, en même temps, un certain contentement de se sentir éclairé. Il n’est pas toujours facile de percer la pensée exacte de ces fins diplomates romains. Pourtant, avec une entière spontanéité, il me confesse : « Jamais, M. l’abbé, on ne nous a présenté votre situation sous cet aspect. »

Que pensait-il au juste ? Pour l’aider à comprendre notre évolution constitutionnelle et le bilinguisme fédéral, je lui avais fait voir notre timbre-poste canadien et je lui avais cité quelques déclarations autonomistes de politiques anglo-canadiens. Le Père Leduc m’écrivait quelques jours plus tard : « Mgr Leccisi est venu me dire, hier soir, toute sa joie de vous avoir parlé : l’argument du timbre-poste bilingue et celui des déclarations pro-autonomistes des hommes d’État anglo-canadiens ont fait effet. » Incidemment le secrétaire de la Consistoriale m’avait révélé une manœuvre des Irlandais pour obtenir la division du diocèse d’Ottawa. Pour nos braves coreligionnaires, l’élément anglophone de la capitale était forcément destiné à s’accroître, soutenaient-ils, attiré par le rôle politique d’Ottawa.

Le secrétaire de la Consistoriale disait-il vrai lorsqu’il affirmait complètement ignorer cet aspect de notre situation, ne l’avoir jamais entendu exposer sous cet angle ? J’incline à le croire. Depuis plusieurs années, au courant de quelques-unes de nos suppliques adressées aux congrégations romaines, je déplorais la faiblesse de ces exposés. L’on y parlait seulement statistiques : tel nombre de Canadiens français en tel ou tel diocèse. Rien que l’argument nombre, et l’on se tenait pour satisfait. L’argument décisif me paraissait ailleurs. Ce qu’il fallait détruire dans l’esprit des congrégations romaines, c’était la fausse conception de la « colonie », conception trop exclusivement française, belge, hollandaise, et naturellement italienne. Et ce qu’il fallait aussi combattre, c’était, insidieusement propagée à Rome par les Knights of Columbus et par les évêques irlandais, la notion d’un Canada, pays anglais, destiné à le rester, et en conséquence, le sort prétendu inexorable d’un petit peuple canadien-français, condamné à l’assimilation : assimilation que, dans l’intérêt même de ce petit peuple, l’Église devait se garder d’entraver. Au fait, pouvions-nous reprocher aux congrégations romaines de s’être laissé prendre aux arguties de la propagande irlandaise ? Qu’elles aient pu entretenir de si fausses conceptions sur notre statut juridique et constitutionnel, était-ce uniquement de leur faute ? Le spectacle de notre vie politique à Ottawa les aurait-il si abondamment éclairées ? Nos propres politiciens y avaient-ils défendu si jalousement nos droits les plus sacrés ? Oui, oui. Qu’avions-nous fait pour combattre la propagande hostile et pour renseigner Rome ? Et comme nous avons été lents à saisir la valeur de l’argument historique et constitutionnel ! Peu de temps après mon retour au Canada, en 1931, j’allai rendre visite à mon vieil ami, Mgr L.-A. Paquet, à Québec. Je lui racontai mon entrevue avec Mgr Leccisi ; je lui fis part des confidences du Père Leduc sur l’opinion des milieux romains à notre sujet, et je dis au vénérable prélat : « Ne croyez-vous pas, Monseigneur, qu’il serait plus que temps d’invoquer là-bas notre situation constitutionnelle, dans l’Empire britannique et au Canada ? Rome aura toujours de la répugnance à se mettre les doigts dans la politique intérieure de tout pays quel qu’il soit. » Et Mgr Paquet, esprit pourtant si avisé et fort au courant de la diplomatie romaine, de me répondre : « Je me demande si le temps est venu. »

Nous en étions là. Nous étions si peu convaincus de la réalité de notre émancipation, de notre autonomie, qu’il ne nous venait pas à l’idée d’en faire état. J’ai connu une époque, encore toute proche en 1931, où oser parler ou même rêver d’indépendance pour notre pays, était, pour une large part de l’opinion, même québecoise, faire acte de révolutionnaire. Nous sommes-nous assez vantés, nous, Canadiens français, de notre loyauté à la Couronne britannique ? C’était le couplet obligato en tout discours politique, la précaution oratoire de caractère proprement rituel, avant toute revendication d’ordre politique ou culturel. Nos politiciens avaient si bien fait là-dessus l’éducation du peuple que, même en 1939, à l’heure de la seconde Grande Guerre, pour s’excuser de souscrire, en argent et en hommes, à la participation du Canada au conflit européen, nos bonnes gens n’auront que ce slogan à la bouche : « Après tout, nous appartenons à l’Angleterre ! » Eh oui, toujours colonie anglaise, toujours réservoir de mercenaires au service de la Grande-Bretagne, huit ans après le Statut de Westminster ! Mais alors, pouvions-nous demander aux étrangers de posséder une connaissance de notre histoire, un sens de notre dignité et de nos droits que nous-mêmes nous nous acharnions à repousser ? En toute justice, pour la cour romaine, il faut ajouter qu’une fois mieux renseignée, elle ne tardera pas à se ressaisir. Mais je ne veux pas trop anticiper. Je raconterai plus tard l’une de mes entrevues avec le délégué apostolique au Canada, Mgr Ildebrando Antoniutti.

Est-ce ce soir-là ou le lendemain que le Père Leduc me conduisait à ma deuxième entrevue ? J’étais invité avec lui à dîner chez le chargé d’affaires de Londres auprès du Vatican, un M. Forbes. Malheureusement, et comme trop de fois, je n’ai gardé aucune note de cette entrevue. Je me souviens tout au plus d’avoir rencontré, ce soir-là, un Anglais d’une extrême affabilité, très ouvert à nos problèmes. Le Père Leduc le cultivait ; il l’avait bien renseigné. Cet Anglais n’aimait pas plus qu’il ne faut les Irlandais : ce qui l’aidait à mieux saisir notre situation. Il avait peu goûté, par exemple, un acte récent du chargé d’affaires de l’Irlande du sud, qui s’était permis de lui passer par-dessus la tête, en présentant lui-même au Pape, je ne sais plus quel ministre australien. Chez M. Forbes, nous avons beaucoup parlé du fascisme alors régnant en Italie et de la crise qu’il subissait alors, à la suite de l’assassinat d’un antifasciste, un ancien député, un M. Matteoti. Les ennemis du fascisme en Italie et à l’étranger n’avaient pas manqué d’exploiter ce crime. À ce propos, un Anglais à mes côtés me dit : « Les Italiens sont infiniment injustes à l’égard du fascisme. Mussolini a fait d’eux une race nouvelle d’italiens. » Le propos m’était tenu, il est bon de le noter, avant la conquête de l’Éthiopie par le Duce. De quoi encore avons-nous parlé chez M. Forbes ? De tout, je pense, excepté peut-être de ce qu’il eût fallu aborder de front. Toutefois j’ai sûrement traité du problème canadien-français. Sous quel angle ? Aucun souvenir. Ce brave homme de M. Forbes voyait, dans les Canadiens français, le meilleur élément britannique, le plus attaché à l’Angleterre, par crainte du voisin américain. L’ai-je encouragé en cette persuasion ? J’en doute fort. Quoi qu’il en soit, le Père Leduc m’écrivait quelques jours plus tard : « L’ambassadeur d’Angleterre est heureux jusqu’à l’enchantement ! » De quoi me faire croire un diplomate émérite, et avec un peu moins de modestie, une sorte de petit Talleyrand !

Le lendemain me réserve la plus intéressante, la plus vivante, la plus profitable aussi, je crois, de mes entrevues : l’ambassadeur de France, M. le vicomte de Fontenay m’accorde audience. Je me trouve en face d’un beau type de Français : une fort belle tête, presque carrée mais plus élargie du front, une chevelure fine, légèrement blonde, une moustache fière, des yeux vifs et bons qui regardent droit. On le dit très puissant et très estimé à Rome et ami personnel du Cardinal Cerretti. Il aborde sans préambule le sujet. Il nous connaît assez bien. Il a pris notre cause à cœur. Il souhaiterait nous venir en aide, avec discrétion toutefois, juste assez pour ne pas se faire dire, un jour ou l’autre, de se « mêler de ses affaires ». Pour nous accorder cette aide, il veut toutefois qu’on le documente. Et, sur ce point, il corrobore le Père Leduc : rien de nos journaux, de nos revues, de nos livres, n’existe à la Bibliothèque vaticane. Et ceci dit, M. le vicomte de Fontenay aborde le chapitre des reproches dont, à son dire, nous ne pouvons nous disculper. Il nous reproche premièrement de n’avoir point de représentant permanent à Rome ; il voudrait que l’on y maintînt à tout le moins, un prélat malade ou « censé l’être » et dont ce serait le rôle de renseigner l’épiscopat canadien-français. Comme je lui fais remarquer sur ce point, que le « représentant » serait vite dépisté par nos amis irlandais qui obtiendraient son renvoi : « Entendu, me répond-il, au bout de deux ans, il sera brûlé ; vos évêques n’auront qu’à le remplacer. » M. le vicomte de Fontenay nous reproche, en deuxième lieu, de faire ou de laisser édifier contre nous de fausses statistiques, et par exemple, de laisser compter parmi les catholiques anglophones, tous ceux qui ne sont pas de nationalité française. Il nous reproche enfin, ou plutôt il reproche à nos évêques — nous sommes toujours en 1931 — de passer trop rapidement à Rome, « comme des bolides », me dit-il ; une visite au Pape, une autre au secrétaire d’État, une troisième aux Catacombes, et l’on se rembarque pour le Canada. Vos évêques laissent parfois un mémoire. Mais ce n’est point par des mémoires — mémoires qu’on ne lit pas ou qu’on laisse à de petits secrétaires de Congrégations de résumer — qu’on fait de la diplomatie à Rome. La diplomatie se fait par des prises de contact, des conversations, au besoin par des dîners, entre la poire et le fromage. Des séjours plus prolongés de vos chefs religieux s’imposent d’autant plus que les évêques et archevêques irlandais étant aussi nombreux, sinon plus nombreux que les vôtres, et séjournant à Rome plus longtemps, y exercent une influence autrement plus considérable. M. l’ambassadeur ajoute même, non sans un gros grain de malice : « Si vous envoyiez vos servants de messe à Rome, ils y auraient autant d’influence que vos évêques. Mettez-vous bien encore dans la tête, ajoute M. le Vicomte, que les Knights of Columbus sont tout-puissants à Rome. Ils y dépensent des sommes considérables. Et ils savent où les dépenser. L’un de leurs hommes fut, pendant dix ans, installé à la Consistoriale ; un autre, un prélat irlando-américain, occupe un poste à la Secrétairerie d’État et a été constitué le distributeur des fonds des Knights of Columbus. Au surplus, ne vous faites pas illusion sur l’esprit qui règne ici. L’on sait peu de choses de votre évolution politique. D’où la préoccupation inévitable de conduire les affaires de l’Église canadienne de façon à plaire à l’influence anglaise en votre pays, et même de plaire à l’Angleterre ou à l’influence britannique. Donc, conclut M. le vicomte de Fontenay, vous apercevez où en sont à Rome les affaires de votre Église et de vos compatriotes. Il vous faut changer absolument vos méthodes de défense. Ou dans vingt-cinq ans, vous êtes perdus ici. »

Sur ces mots, M. le vicomte de Fontenay s’était levé. Il me tendit la main. L’audience avait duré une heure. Je remerciai M. le Vicomte de sa grande bienveillance à notre égard et lui promis de faire parvenir ses conseils et avertissements à qui de droit.

Chez le Pape

Une audience manquée ! C’est bien la mésaventure qui m’arrive le 5 mars. Par erreur, ou plutôt faille dans mes souvenirs, j’ai interverti l’ordre de mes rencontres ou audiences. C’est par le Vatican que j’ai commencé et c’est par l’ambassade de France que j’ai terminé. À la vérité, je me suis promis peu de chose de mon audience privée près du Saint-Père. Je ne m’imagine guère Pie XI portant beaucoup d’attention aux propos d’un petit professeur d’histoire du Canada, en l’humble province de Québec. Et cette audience n’allait pas sans m’apporter quelque trouble intérieur. On m’avait dit l’homme tout d’une pièce, posant plus de questions qu’il n’attendait de réponses et fort expéditif en toute affaire. Mgr Perrin, naguère directeur du Collège canadien à Rome, mais encore en la Ville éternelle, me l’a décrit, la veille, extrêmement autoritaire, exigeant pour tous ses subordonnés. Pie XI régnait. Les cardinaux, même de la Curie, ne voyaient venir qu’avec crainte et tremblement leur audience de chaque quinzaine ; « ils préparent leurs rapports avec le tremblement d’un étudiant, la veille de ses examens », m’avait encore dit Mgr Perrin. Ce jour-là donc, je gravis les grands escaliers du Vatican, d’un pied leste, mais avec un cœur que j’aurais souhaité plus solide. Quelles questions me va poser le Saint-Père ? Et comment y répondrai-je ? Un fonctionnaire, tout de rouge habillé, me conduit dans une pièce attenante au cabinet de travail du Pape. Et j’attends, j’attends… J’attends plus d’une heure. J’attends plus longtemps que le poète de la chanson. Le plus fâcheux, c’est que l’heure de mon audience est passée. Le Monseigneur qui voit à donner son tour aux rares élus dont je suis, m’apprend précisément qu’un cardinal est à subir son examen. Et le temps passe. Et j’attends. Dans les pièces avoisinantes on se désespère. Un fonctionnaire, garde galonné, à cheveux gris, qui remplit sa fonction dans le passage, n’en peut plus. Tout médaillé qu’il est, il vient me prier de le laisser s’asseoir sur l’un de mes fauteuils. Et le temps file ; une heure et demie d’attente. Enfin une porte s’ouvre. Un cardinal paraît, de larges dossiers sous le bras ; il s’éponge, le visage en feu, celui d’un étudiant qu’on a « collé ». Mon audience est bien ratée. Dans les grandes salles, au fond du couloir, des groupes de pèlerins impatients attendent le Pape. À deux pas, j’entends à nouveau s’ouvrir une porte. Le Saint-Père est devant moi : pas très grand, trapu, les yeux plutôt doux, fatigués. Le personnage respire cependant la bonté ; il a déposé, en son cabinet, son revêtement d’autorité, le sentiment de ses lourdes responsabilités. C’est le Père commun des fidèles qui commence sa tournée quotidienne parmi ses enfants. Je suis tombé à genoux ; il me fait relever, et me demande qui je suis.

— Un prêtre du diocèse de Montréal, au Canada, Très Saint-Père.

— Et quel est votre ministère ?

— Professeur d’histoire du Canada à l’université de mon diocèse.

Lorsque je prononce le mot « histoire », la figure de Pie XI, ancien archiviste de la Bibliothèque ambrosienne de Milan, se ranime. Mais, comme je le sens pressé, j’ajoute simplement :

— Je vous demande, Saint-Père, de bénir mes modestes travaux et tous ceux qui me sont chers…

— Oui je vous bénis, et je bénis tout cela, tout cela.

Et le Pape s’en va vers sa tournée d’audience, d’un pas qui me paraît fatigué.

Audience manquée. Au vrai, et je l’ai dit tout à l’heure, j’attendais peu de ma visite au Pape. Il m’aurait fallu tomber là, en un meilleur moment, un de ces jours où un cardinal n’aurait pas eu à subir son examen. J’avais quand même vu le Saint-Père. Il était le troisième pape que je voyais de très près. Et j’emportais sa bénédiction qui est tout de même celle du Chef de l’Église, un peu celle de Notre-Seigneur Jésus-Christ.