Mes mémoires (Groulx), tome III/vol. 5/Dernières réceptions

Fides (p. 123-125).

IX

DERNIÈRES RÉCEPTIONS

Chez les étudiants canadiens

Je dis les « dernières ». Je sous-entends les « dernières » dont je veux consigner ici le souvenir. J’en passe d’autres que je ne me rappelle que très superficiellement et qui ne me laissent guère à glaner. Le 10 février, j’étais reçu à la Maison des étudiants à Paris. M. Firmin Roz, directeur de la maison, m’avait invité à rencontrer mes jeunes compatriotes. Quelques-uns d’entre eux avaient désiré cette rencontre. Ils avaient assisté à mes conférences ; ils désiraient converser de plus près. Dois-je le dire sans modestie ? Ils me savaient gré d’avoir donné de véritables cours et d’en avoir gardé le ton. L’année précédente, les conférences de Rodolphe Lemieux les avaient singulièrement agacés. Le président de la Chambre canadienne s’était présenté à la Sorbonne, en grand apparat, revêtu de son costume d’orateur du parlement et coiffé de la toge rituelle. Et il avait débité ses discours, me disait-on, avec le ton tribunitien qui lui était assez facile et coutumier. En son dernier cours, mal conseillé par son ami Hanotaux, il aurait même haussé le ton et déclamé à grandes orgues, sa péroraison. L’auditoire, empoigné, remué, s’était levé debout, avait entonné la Marseillaise. Dans tous les coins de la Sorbonne, grand émoi. On était accouru, étonné, à moitié alarmé, se demandant s’il n’y avait pas émeute, manifestation révolutionnaire. Ainsi m’avaient parlé les étudiants. Il me fallut leur tenir quelques propos. J’ai dû, je présume, leur parler du pays, des courants de pensée, en particulier dans les milieux de jeunesse. Mes souvenirs trop imprécis s’arrêtent là. Nous étions en 1931, l’année du Statut de Westminster. Au sujet de cet événement, je me souviens, par exemple, d’un propos de ces jeunes gens. M. Thomas Chapais, délégué du Canada à Genève, cette année-là, était passé à la Maison des étudiants. Interrogé par ses jeunes auditeurs sur cette orientation constitutionnelle des pays de l’Empire britannique, le loyal sujet M. Chapais avait levé les mains au ciel pour s’écrier bouleversé : « Messieurs, où allons-nous ? » On pense bien que je ne renouvelai point cet émoi. Sans me faire trop d’illusion sur la portée du Statut, j’ai toujours été prêt à saluer avec joie le moindre relâchement du lien impérial. L’indépendance, pour un pays d’âge adulte, m’a toujours paru le premier des biens dans l’ordre politique.

Le grand dîner de M. Philippe Roy

Ce bon M. Roy, ai-je déjà écrit maintes fois, ne savait plus que faire pour m’être agréable. Il s’était entremis auprès de René Bazin, de Georges Goyau et de quelques autres, pour m’obtenir — ou plutôt pour obtenir à l’ensemble de mon œuvre littéraire — un prix de l’Académie : ce à quoi il devait réussir. Il avait aussi commencé des négociations auprès de France-Amérique, auprès du gouvernement de Québec, auprès de l’éditeur Delagrave, pour une impression à Paris de mes cours à la Sorbonne et à l’Institut catholique. Là encore, il devait gagner son point. Ainsi serais-je le premier des conférenciers de l’Institut scientifique franco-canadien dont on publierait les cours en France. Le livre parut quelques mois à peine après mon retour au Canada, sous le titre : Le Français au Canada. M. Roy le distribua généreusement aux plus grands personnages du vieux pays.

Un jour, mes cours à peine terminés, un billet de M. Roy m’avertit qu’il donnera, en l’honneur du conférencier de 1931, un dîner d’État. L’événement — à coup sûr, un événement pour moi — était fixé au 12 février. Je ne me souviens plus en quelle salle il eut lieu. Mais on devine un peu quels sentiments j’éprouvai, lorsque je me vis placé à table entre deux académiciens, René Bazin et Joseph Bédier, pendant qu’en face de moi, aux côtés de M. Roy, s’asseyaient Georges Goyau et Louis Madelin. Une quarantaine de convives se trouvaient là, recrutés dans le monde des lettres, de la politique, etc. La gracieuseté de mes voisins, celle toute pareille de mes vis-à-vis, m’ôtèrent l’envie de me glisser sous la table. Mais le bon M. Roy était joyeux, paraissait triompher. Il avait l’air de me dire : « Vous voyez : je ne pouvais faire plus, parce que j’ai tout fait pour vous marquer mon estime et mon amitié. » Par bonheur, il n’y eut pas de discours, seulement quelques mots de M. Roy pour me remercier de mon passage à Paris et me souhaiter excellent retour au Canada. Il m’en avait prévenu : je n’aurais pas à parler. J’en étais fort aise. Aurais-je pu surmonter mon émotion ?