Mes escalades dans les Alpes et le Caucase/Chapitre XIII

Traduction par Maurice Paillon.
(p. 255-288).
CHAPITRE XIII


QUELQUES COLS CAUCASIENS


Nous nous étions rétablis du mauvais effet des nuits froides dont il a été parlé au commencement du dernier chapitre et nous nous étions alors décidés à faire la traversée du bassin où nous étions à celui du Glacier du Dych Su pour voir s’il était possible de trouver en chemin une route commode et facile aboutissant au sommet du Shkara. À 4 h. 30 mat., nous quittons notre camp et nous remontons, comme en nous promenant, le Glacier de Bezingi, faisant de temps à autre des haltes pour examiner la face de la montagne. La série sans fin des glaciers suspendus à ses falaises semblait entraîner de ce côté tant de risque et de danger, que nous ne fûmes en aucune façon tentés de changer notre plan. Nous vîmes plus tard pourtant (en faisant l’ascension du Dych Tau), que de grands plateaux de glacier se trouvaient cachés par le raccourci dû à notre position, et que, en réalité, l’ascension pouvait être effectuée de ce côté, sans qu’on eût à s’aventurer sur aucune place balayée par les séracs. Mais nous ne pouvions pas avoir connaissance du fait alors que nous remontions le glacier et que nous contre-passions ses interminables ferrasses et falaises de glace, en route vers le Bezingi Vsek[1]. Zurfluh conseillait de prendre le long de l’arête du col jusqu’au sommet, route qui depuis a été prouvée faisable ; mais je fus impressionné par son énorme longueur, et je décidai finalement de suivre notre premier plan. En conséquence nous descendons le glacier qui se trouve à nos pieds, et une demi-heure plus tard nous atteignons une difficile chute de séracs. Nous pouvons voir en dessous de nous la tranchée profonde du Glacier de Dych Su, mais notre porteur Tartare manifeste une forte objection à la descente directe par les séracs. Zurfluh grimpe donc à une petite brèche, dans l’arête à notre droite, et, après un court examen, nous appelle pour le suivre. Nous trouvons sans grande difficulté une route pour descendre les rochers et à 4 h. soir nous atteignons une petite corniche de gazon à une centaine de mètres au dessus du grand Glacier de Dych Su. Le Tartare vide gaîment son sac et descend à travers les glaces jusqu’à Karaul[2], avec le devoir d’acheter et de cuire un mouton et de prendre tout le pain que les ressources de ce petit hameau comporteront. Zurfluh et moi, après avoir mis la soupe à bouillir, nous explorons des yeux quelle est la meilleure voie à suivre pour arriver au sommet de notre pic.

Le grand glacier, que nous avions descendu en venant du Bezingi Vsek[3], tombe dans le courant principal du Dych Su à angle presque droit. Entre ces deux glaciers se dressent les puissants contreforts de rocher qui forment le piédestal Nord-Est du Shkara. Un long couloir, sinon les rochers qui le bordaient, devait certainement nous

SHKARA
donner accès à une grande région glaciaire d’où nous considérions pouvoir atteindre les hautes arêtes de notre montagne. Dans leur ensemble nous regardions nos chances de succès comme assez bonnes, nous revînmes donc à notre camp dans le meilleur état d’esprit.

Le lendemain matin de bonne heure le feu est allumé, le thé fait, et notre frugal repas de pain noir dûment consommé. Nous laissons nos objets de campement soigneusement paquetés dans les sacs imperméables ; nous partons à grands pas puis nous escaladons les pentes dans la direction du plateau que nous avons marqué comme notre premier objectif.

Les falaises se montrent meilleures que nous ne croyions et nous prenons espoir à constater la facilité avec laquelle nous voyons s’abaisser au dessous de nous les crêtes environnantes. Arrivés au plateau, nous nous trouvons en dessous d’un énorme mur de roc garni de glace qui forme l’arête séparant le ressaut, sur lequel nous sommes, d’un vaste glacier qui s’écoule presque du sommet du Shkara dans le glacier que nous avions descendu le jour précédent. Tout en côtoyant notre ressaut, nous avançons gaiement jusqu’à un grand contrefort de rocher noir, projeté de l’arête, et qui l’interrompt partiellement. Ou il nous fallait tourner ce contrefort, procédé entraînant une descente considérable, ou bien il nous fallait escalader jusqu’à l’arête et la suivre. Comme nous croyons avoir déjà couvert dans notre marche une grande quantité de terrain, comme nous pensons être certainement déjà à une grande hauteur, nous concluons que nous devons être quelque part dans le voisinage du sommet. Agissant d’après cette supposition, complètement erronée comme nous nous en apercevrons plus tard, nous tournons vers la falaise et nous voici bientôt engagés dans un travail réellement sérieux. Rochers verglassés, pentes pourries de pierres maintenues ensemble par un ciment de glace et de neige, se trouvent alternés par des dalles en forte pente qui mettent à l’épreuve à son plus haut degré l’habileté de mon guide chef. En approchant de l’arête nous atteignons une pente de glace, que nous avons beaucoup de peine à remonter et où nous perdons beaucoup de temps.

Une large corniche surplombait le glacier au Nord-Est de l’arête, et ce fut avec une crainte respectueuse que je me mis, soigneusement tenu par Zurtluh qui se trouvait assez bas sur l’autre pente, à avancer jusque sur la crête elle-même, dans le but d’obtenir quelques renseignements sur ce qui nous environnait et sur ce que devenait notre arête. Ma position était superbe ; à travers un gros trou dans la corniche je pouvais voir en bas, à plus de 1.000 mètres, le vaste glacier lisse dont j’ai déjà parlé, pendant que de chaque côté les arêtes géantes s’étendaient loin de moi jusqu’à la région des arbres et des hauts pâturages. Très loin au Sud deux cônes de neige, un large cône avec un plus petit à gauche, ne pouvaient être autres que l’Ararat lui-même. Jamais peut-être je n’ai regardé à travers un air plus limpide, jamais il ne m’a été donné de distinguer si nettement chaque repli de terrain, chaque contrefort faisant plier et replier les blanches lignes d’écume qui marquaient les torrents allant se précipiter dans les vallées profondes au dessous de moi.

Mais Zurfluh, qui n’est pas très enclin à apprécier les plaisirs d’un beau paysage, et qui d’autre part ne voulait pas se rendre compte de l’extrême solidité de la corniche, congelée au point de rivaliser avec la ténacité du fer, Zurfluh me pressait d’examiner rapidement la route à suivre et de revenir de mon perchoir aérien. Suivre l’arête était évidemment facile et si l’on eût désiré mettre à l’épreuve son étoile ainsi que la solidité de la corniche, cela n’eût pas entraîné une perte considérable de temps ; mais nous n’entendions pas assumer ce risque, et d’autre part tailler des marches dans la glace vive, le long de la face abrupte en dessous de la corniche, aurait entraîné le travail de jours entiers plutôt que d’heures entières. Il était certain que nous avions attaqué l’arête beaucoup trop tôt et nous ne pouvions échapper à une défaite que par le dangereux expédient d’user de la corniche comme grande route.

Les avis prudents prévalurent et nous nous déterminâmes à la retraite[4]. D’une corniche commode, formée d’un rocher projeté, nous voyons comme sur une carte diverses routes promettant de nous conduire jusqu’au sommet de notre pic ; mais la limpidité extraordinaire de l’atmosphère, l’absence de tout vent, et la chaleur intense, sont des signes infaillibles du mauvais temps imminent. Cette journée était bien à nous, mais le lendemain appartenait évidemment à la tempête et aux tourmentes de neige. Nous prenons notre goûter dans cet état de bonheur atténué qui résulte de l’ennui d’un échec d’un côté, et de l’autre du charme d’un paysage exquis et du confort de la chaleur d’un beau soleil.

Il nous fallut prendre beaucoup de soins pour regagner notre ressaut glaciaire. La chaleur du soleil avait ramolli les liens glacés qui maintenaient la pente croulante. La course des rochers, détachés de temps à autre au travers de la pente, était rapide et irrésistible ; nous étions obligés de descendre, la tête toujours par dessus l’épaule, pour voir quel petit tour la montagne cherchait à jouer à nos dépens.

Quant à la dernière pente, composée de la plus désagréable mixture de pierres folles, de glace et de neige, nous déclinons l’honneur d’avoir rien à faire avec elle, et, après beaucoup de travail et de recherches, nous découvrons une ligne de rocs à pic conduisant à un petit couloir. Une fois dans celui-ci nous nous hâtons au milieu d’un nuage de neige poudreuse, vers le champ de névé qui est le bienvenu. Nous revenons d’un bon pas vers le faîte des pentes rapides qui conduisent à notre bivouac ; Zurfluh prend la tête du grand couloir et propose hardiment de le descendre en glissade du haut en bas. Le couloir était courbe et une profonde rainure coupée par les eaux et les débris tombés traversait d’un côté à l’autre ; glisser dans ce couloir ouvert eût entraîné par conséquent une chute soudaine dans le canal profondément érodé. Zurfluh, pour obvier à cette difficulté, me proposa de glisser dans la rainure elle-même. L’exagération de la grande courbe du couloir et maintes sinuosités variées réduisaient matériellement l’angle de pente et compensaient en quelque sorte le caractère de son plancher de glace.

Zurfluh s’élance dans le canal, et disparaît au premier coin ; il émerge de nouveau à la vue, une centaine de mètres plus bas, et se perd encore dans une autre courbe. Il paraît si a son aise que je me confie à ladite rainure. Je contourne les coins à une furieuse allure, et plus d’une fois je perds pied par suite du choc d’une pierre congelée dans le plancher du couloir. Heureusement, aux petits tournants, il était d’ordinaire possible d’amortir la rapidité de son vol et de reprendre l’attitude habituelle des montagnards qui se respectent. La plongée finale sur la surface de la neige fut simplement délicieuse et je rejoignis Zurfluh avec le sentiment que cette journée sans succès n’était pourtant pas sans compensation ; il est hors de doute que la compagnie d’un hardi chasseur de chamois et que l’intérêt des méthodes et des trucs appropriés à ce sport, étaient pour quelque chose dans mes sentiments de satisfaction.

En atteignant notre campement nous trouvons que le Tartare n’est pas encore de retour, et Zurfluh, déprimé par le vide du garde-manger, tombe victime d’une profonde mélancolie. Le Tartare, affirmait-il avec insistance, était tombé dans une crevasse et il était probablement dans ce moment même en train de mourir gelé entre deux murailles de glace. En vain lui faisais-je remarquer que le Tartare avait l’habitude de chasser les « grandes cornes » sur le glacier et qu’il savait, nous l’avions vu à l’œuvre, voir une crevasse cachée avec une facilité que le meilleur alpiniste pouvait lui envier. Malgré cela le décès du Tartare, et comme conséquence l’absence de dîner, restaient dans l’esprit de Zurfluh l’idée dominante et l’ennui et le souci se peignaient sur les rides profondes de sa figure. Pourtant, juste comme la nuit venait, il découvrit sur le glacier un point mouvant ; et à nos cris répondit une voix qui ne semblait en aucun cas devoir appartenir à un mort. À 9 h. soir environ le Tartare arrive, chargé de nombreux morceaux d’agneau, de quelque extraordinaire gâteau de seigle, et d’un grand fagot de bois. Nous attachons une lanterne au toit de la tente, et nous faisons un somptueux repas avec une viande bouillie froide et la plus inacceptable des galettes. Le jour vint avec tous les symptômes d’un orage imminent. De longues traînées de nuages se formaient au dessus des arêtes, balayées et entrechoquées sous le souffle capricieux des vents hurlant là-bas dans les gorges des glaciers. Le Tartare nous dit alors en branlant la tête « Karaul  ? » ; comme nous restions là refusant de descendre, il se drapa dans sa burka et nous donna à entendre que le vent et la neige seraient notre lot sur le Bezingi Vsek.

Après avoir ascensionné les rochers rapides par lesquels nous avions auparavant tourné la chute de séracs, nous commençons une courte, mais très rapide descente sur la partie supérieure du glacier. La glace elle-même était coupée des rochers par une rimaye commençante et pourvue d’un excellent pont. Le Tartare laissa tomber son bâton ferré dans un des trous de ce pont. Zurfluh et moi considérions son arme comme perdue sans espoir quand le Tartare insista pour être attaché à bout de corde et être descendu dans la crevasse. Nous fîmes sauter des bords la neige glacée, pensant que les noires profondeurs seraient plus éloquentes que notre parole. Pas le moins du monde, il semble même plutôt se réjouir de cette obscurité terrible : nous le descendons alors jusqu’à ce qu’il disparaisse de la vue. Au bout d’une sixaine de mètres, un cri de joie nous fait penser que sa recherche est couronnée de succès, et nous hissons et amenons à nous le Tartare, ses cheveux et sa barbe noirs tout poudrés de neige et de glace. Il était des plus satisfaits d’avoir recouvré son bâton ferré et me donna dans le dos plusieurs coups résonnants, ce qui était une marque d’affection et de bon vouloir. Sa satisfaction prit même une forme plus agréable pour moi, car il insista pour prendre mon sac en plus du sien.

Au lieu de revenir par le col que nous avions passé deux jours auparavant, nous attaquons un petit glacier remontant à une ouverture située à quelques centaines de mètres plus loin du Shkara et peut-être à 150 mètres plus haut que notre col[5]. Son accès est beaucoup plus facile pour un Tartare chargé et sa descente sur le côté de Hezingi est admirablement disposée pour une glissade.

Comme nous atteignons la crête, une furieuse rafale de vent vient nous ensevelir dans un nuage de neige glacée et d’aiguilles de glace, arrachées des pentes situées derrière nous. Nous fuyons devant son choc irrésistible, et, glissant, courant, culbutant, nous sommes jetés sur le glacier en dessous de nous. Arrivés sur la moraine, qui court comme un sentier le long de sa rive, le porteur se décharge de son bois et le fagot est soigneusement caché sous une grande pierre. L’orage, pendant ce temps, avait enveloppé toutes les arêtes dans une masse de nuages sales et d’un vilain aspect. Des grondements de mauvais présage et des coups de tonnerre longuement répercutés partaient d’une obscurité impénétrable, annonciateurs de l’arrivée prochaine de la pluie. Nous nous hâtons le long de la moraine, quand je dis nous, il s’agit de Zurfluh et de moi ; car nous apercevons toujours notre Tartare assis sur un rocher, semblant nous attendre, tant il peut facilement dépasser les représentants des Alpes ! c’est hors d’haleine que nous faisons la courte montée qui précède l’oasis de gazon où est dressé notre camp, et à ce moment même une trombe d’eau se jette sur nous.

Dans les Alpes il n’y a pas grand inconvénient à être mouillé mais il n’en va pas de même dans le Caucase pendant un mauvais temps établi. Le seul moyen de faire sécher ses habits est, en effet, de les suspendre aux cordes de la tente, ou de les étaler sur des rochers chauffés par le soleil, méthodes également inapplicables durant la pluie.

Aussi nous congratulons-nous vivement de notre retour très opportun. Nous procédons alors à vérifier le dépôt des provisions. Il est évident qu’un voyage à nos approvisionnements de Tubeneli en quête de biscuits, chocolat, thé et soupes, devient nécessaire. Le Tartare, toujours de bonne humeur, nous dit qu’il est prêt à partir, et nous le voyons disparaître aussitôt au milieu du déluge. Pendant ce temps, le berger du pâturage opposé, dans le but désirable de nous fournir de côtelettes d’agneau, affilait son poignard sur une pierre à repasser que le soigneux Zurfluh avait apportée de Suisse. La malheureuse victime, banquet désigné, était encore en train de brouter le gazon luxuriant, sans plus s’inquiéter de la pluie torrentielle et de la sentence qui la menaçait à courte échéance.

Pendant l’après-midi, un sérieux défaut dans notre tente Whymper se révéla. À chaque bout, dans ce genre de tente, il se trouve un petit trou dans le toit, à travers lequel passe le piquet supportant la toile. Bien que ces trous fussent très petits, la pluie tombait en tels torrents, qu’il en passait assez à travers les joints pour former deux mares sur notre plancher imperméable. Pour drainer ces mares, il fallut faire des trous dans ce qui nous servait de plancher, mais alors dans l’étroit espace disponible, nous avions l’inconvénient d’avoir deux régions humides inhabitables. Zurfluh, dans un moment d’inspiration, sauta dehors, au milieu du déluge, et plaça un brodequin sur chacun des deux bâtons. Cette ingénieuse combinaison nous redonna un confort relatif. Tard dans la matinée du lendemain, nous voyons nôtre porteur réapparaître. Un arrangement complexe de sacs — l’un devant, l’autre derrière — un énorme fagot de bois jeté un peu partout, et une burka habilement drapée autour de ses épaules et de son paquetage, lui donnaient la tournure d’un énorme parapluie, faisant tranquillement sa petite promenade, dans les conditions atmosphériques où les parapluies ont l’habitude de la faire.

Un peu avant la nuit un furieux vent de Sud-Ouest chassa les nuages du fond de la vallée, puis les grands pics émergèrent, resplendissant d’une neige très blanche. Le vent tourna au Nord durant la nuit, et de terribles rafales mirent à l’épreuve la solidité de notre tente. Plus d’une fois nous fûmes obligés d’avoir recours à des moyens énergiques pour la sauver d’une ruine totale. Heureusement, nuages et nuées furent mis en complète déroute, et au jour nous pûmes voir les derniers soldats de leur armée battue se précipiter pêle-mêle à travers le Col de Zanner.

Quand je songe à mettre mes bottes de montagne, je m’aperçois que l’un de ces objets de première nécessité a complètement disparu. Dans sa grande sagesse, Zurfluh avait utilisé mes bottes pour l’ornementation des bâtons de tente, et, durant la nuit, un coup de vent plus violent que les autres en avait jeté une au loin. Une recherche subséquente me la fait découvrir submergée dans une flaque de boue !

Le berger du pâturage opposé nous avait promis de traverser et de nous servir de second porteur ; pendant que nous l’attendons nous avons donc tout loisir de laver mon brodequin, puis de le débarrasser autant que possible de l’humidité intérieure ; nous utilisons aussi le marteau et la bigorne de Zurfluh pour remettre des clous à nos souliers là où il en manque. Nous passons alors en revue nos restes variés d’agneau bouilli, choisissant ceux qui ont l’apparence la moins mauvaise et la moins endommagée. Les sacs sont enfin prêts, mais le berger tarde encore. Finalement, à 6 h. mat., comme il n’y a aucun signe précurseur de son arrivée, nous redistribuons les bagages et partons sans lui.

Notre interprète, presque enfoui sous une gigantesque burka, lutte bravement pendant toute l’ascension du millier de mètres d’éboulis qui nous conduit au Col de Zanner. Mais, arrivé là, comme l’on commence à sentir dans toute leur force les rafales, ses allusions au Dieu d’Abraham, d’Isaac et de Jacob deviennent de plus en plus fréquentes ; finalement, il se jette sur un monceau de pierres et nous exprime l’intention de rendre l’âme. Notre caravane, groupée et accroupie en des attitudes pittoresques, examine avec intérêt ce qu’il va advenir de lui. Graduellement nous reprenons haleine et nous nous apercevons bientôt de la folie de notre genre d’action, ou mieux d’inaction, bien faite pour nous glacer ; nous députons donc le Tartare, toujours prêt à ajouter quelque chose à son travail quotidien, pour remettre l’interprète sur son chemin, suffisamment loin pour qu’il soit en dehors de tout risque et de tout danger. Zurfluh et moi gagnons alors le col sans nous arrêter. Avant longtemps nous sommes rejoints par le Tartare, qui nous rapporte que l’interprète s’est trouvé immédiatement mieux dès que ses pieds ont été tournés vers la vallée.

À 10 h. mat. nous atteignons notre col[6] ; bien que le vent ait emporté des pentes Nord jusqu’au moindre vestige de vapeurs et de brouillards, la Suanétie tout entière est une mer de nuages, hors de laquelle les grands pics surgissent au soleil. Le vent est terriblement froid, aussi plongeons-nous tout de suite au dessous de nous dans les vapeurs humides en perpétuel mouvement. Mais le Monsieur fatigué s’aperçoit bientôt que l’on remonte une pente au lieu de la descendre. Zurfluh finit par m’avouer le fait après que j’ai fait entendre des protestations diverses et toujours croissantes. Je veux bien admettre que, dans ce pays de bosses et de trous, où toutes choses vont par les contraires, la meilleure voie possible pour descendre est encore de remonter ; mais mes muscles protestent contre cette doctrine ; aussi revenons-nous sur nos traces pendant quelques instants. Des investigations ultérieures nous montrent que, en nous dirigeant au Nord-Est, parallèlement à l’arête principale, on peut exécuter une descente assez douce. Comme nous nous dirigeons à grands pas à travers les nuages, l’angle de pente s’accroît toujours, et des crevasses, puis de gigantesques clochetons de glace commencent à apparaître dans le brouillard. Zurfluh, oublieux de cet air d’ennui qui est le propre du guide suisse en pays étranger, commence à se réjouir de la lutte future. Une chute de séracs inconnue, surgie au milieu d’un impénétrable nuage, est en vérité bien suffisante pour relever dans tout montagnard l’instinct sportif.

À un endroit, nous sommes presque arrêtés. Le sérac sur lequel nous nous tenons surplombe une falaise rocheuse dont le bas se perd dans le brouillard. La descente directe est impossible, mais le côté du sérac donne évidemment accès à la pente de rocher qui se trouve à notre droite. Zurfluh nous affirme qu’il a senti dans le sérac un mouvement précurseur et que le plus léger choc, tel que la taille des marches, enverrait inévitablement toute la construction en une avalanche de tonnerre dans les profondeurs garnies de brouillards. Zurfluh et le Tartare reviennent donc sur le terrain solide, pendant que, attaché à l’un des bouts de la corde, j’entreprends d’escalader, à l’aide de quelques marches, un sérac plus petit et mieux ancré sur la pente. Les guides suivent et nous descendons les rochers jusqu’au glacier, pressés vivement par l’idée que le sérac pourrait bien se mettre dans la tête de nous rouler dessus.

Le brouillard, qui s’était éclairci, commençait maintenant à se déchirer par masses détachées, et l’on pouvait voir de temps à autre les arêtes et les profondes vallées de la Suanétie. À mesure que nous avancions, les grandes murailles du glacier commençaient à se refermer sur nous, laissant juste une étroite gorge, à travers laquelle la chute de glace plongeait jusqu’au monde des gazons, des fleurs et des forêts.

Grâce à la description de ce col, due à M. Freshfield, nous savons maintenant où nous sommes ; mis en gaîté par le temps qui s’améliore rapidement, nous traversons sur les rochers situés à gauche de la chute de séracs, et nous tournons ainsi l’obstacle. Après avoir atteint le glacier inférieur, nous marchons pleins d’entrain, et, à environ 4 h. 30 soir, nous sortons de la glace pour trouver la végétation luxuriante des pentes méridionales. Notre Tartare, qui n’avait plus les difficultés de la montagne pour occuper son esprit, nous donna son opinion sur la race Suanétienne. Il avait dans la voix un véritable acharnement quand il nous décrivait la joie sauvage d’un corps-à-corps ; bien que, à tout prendre, il eut clairement l’opinion qu’il y avait une joie plus durable et plus artistique à affûter habilement son adversaire, et à lui tirer un coup de feu de derrière quelque pierre commode. La conversation était illustrée par une telle richesse de gestes et de mimique, qu’il suppléait ainsi à notre presque totale ignorance de la langue. Je dois avouer que j’étais quelque peu troublé et que je me demandais s’il était prudent d’emmener un homme d’un esprit aussi furieusement guerrier dans des villages remplis de ses ennemis héréditaires.

Nous faisons route à travers les bois épais des pentes de la vallée, et de temps en temps, dans nos efforts pour éviter ces inextricables sous-bois, nous sommes presque forcés de suivre le torrent bouillonnant. Peu à peu la vallée s’ouvre, et vers le soir nous dirigeons nos pas vers de riches pâturages, ombrés de nobles massifs de hêtres et de sapins.

Arrivés aux premières maisons, mes craintes au sujet de la conduite du Tartare s’évanouirent ; sa demande sur la direction de la résidence du Starshina [du chef] fut, sinon conciliatrice dans le ton, du moins élaguée de toute expression indicatrice de ses véritables sentiments. Il faisait tout à fait nuit quand nous eûmes atteint la maison de ce digne homme à Mujal[7]. Nous frappons à sa porte, et, après quelques minutes, mouvementées par les féroces aboiements de divers chiens, il apparaît et nous fait un accueil cérémonieux. Paré de ses plus beaux habits, orné de cette chaîne absurde portée par les huissiers français comme par les maires anglais, il nous montre le chemin de la maison des hôtes. La nuit, noire comme de l’encre, était éclairée par huit torches éblouissantes faites d’éclats de sapin. Dans la longue procession figurait un samovar fumant, et nous remarquions avec satisfaction un large panier, dans lequel les yeux de la foi et ceux de la faim découvraient beaucoup de bonnes et nourrissantes choses. Pendant que nous avancions, quelques jeunes gens aux pieds légers furent détachés de la caravane dans la nuit noire. Ces jeunes gens, nous le découvrîmes plus tard, avaient été dépêchés en quête de pain russe, de beurre frais, et de lait, friandises que les indigènes savaient devoir être appréciées par les habitants de l’Ouest aux brodequins ferrés. À la fin de cette promenade un peu allongée nous atteignons la maison des hôtes et nous voyons que l’un des jeunes gens aux pieds légers nous y a précédés et y a déjà allumé un feu flamboyant. Les flammes dansantes de ce feu bienvenu tombent sur les faces étranges et les curieux vêtements de nos hôtes, pendant que des ombres noires et étranges règnent dans les recoins éloignés et jettent un agréable voile derrière lequel les naturels plus jeunes ou plus timides vaquent aux soins du ménage.

Du thé, des gâteaux azymes et des œufs nous sont immédiatement servis, puis, à l’arrivée de divers jeunes gens hors d’haleine, du lait frais, du beurre et du pain sans levain. Durant le repas, nous apprenons que les femmes de la famille du Starshina sont en train de préparer un banquet d’une magnificence plus compliquée. Sachant par expérience que ce banquet sera probablement prêt aux environs de une heure du matin, nous demandons au Starshina de nous excuser, alléguant la fatigue et le besoin de sommeil. Un des jeunes gens aux pieds légers se précipite dans la nuit et arrive, je pense, à arrêter les apprêts culinaires pour permettre aux femmes de se livrer à leur premier sommeil. Divers préparatifs sont faits pour nous assurer tout le confort ; la foule des visiteurs est rejetée dehors sans cérémonie ; les mystères des verrous et des barres de fermeture nous sont expliqués ; des adieux corrects nous sont faits et nous sommes alors laissés à notre repos bien gagné.

Le soleil luit déjà à travers les volets quand des coups timides sont frappés à la fenêtre et nous font lever. Nous sortons de nos couvertures et nous ouvrons la porte : un déjeuner nous attend dans la véranda. La maison des hôtes est magnifiquement située, assez loin du village et dans un endroit ouvert, un vrai parc. De splendides arbres et des eaux murmurantes nous environnent pendant qu’au delà se dresse la grande pyramide blanche du Tetnuld. De l’autre côté la crête rocheuse de l’Ush-ba se montre juste au dessus des arêtes inférieures. Les rais de soleil, se trémoussant à travers les feuilles, suggèrent une ravissante sensation de fraîcheur et de home, sensation qui est encore accentuée plus tard par un délicieux plongeon dans le ruisseau voisin. Je reviens et je rattrape alors Zurfluh dans les attentions qu’il prodigue aux bonnes choses que nous a fournies notre hôte.

Nos quartiers sont tellement tentants que, après le déjeuner, nous dépêchons le Tartare pour acheter du poulet, du pain, des œufs, des pommes de terre et autres ressources luxueuses que peut fournir Mujal. Pendant ce temps, un indigène qui connaît quelques mots de français se présente et vient nous chanter les merveilles de l’Ush-ba et les richesses de la vallée d’Ingur. Mais comme notre plan est de passer à Chegem, nous députons notre ami pour engager deux porteurs qui puissent nous amener au campement habituel d’où l’on franchit le Col de Twiber[8].

Deux ans plus tard je vins me promener, à pied et à cheval, le long de la crête de la basse arête qui sépare le district de Mujal de la vallée principale d’Ingur. Comme délicieux paysages cette arête n’a pas d’égale. Des pelouses de gazon ombragées d’arbres magnifiques et arrosées de ravissants ruisseaux viennent offrir le terrain rêvé pour un campement. Loin vers le Nord se dresse la grande chaîne dominée par le plus majestueux des pics de la région, l’Ush-ba aux deux têtes[9] ; pendant que, au Sud, s’étendent les vallées couvertes de forêts et les villages fortifiés où les naturels regardent encore l’étranger avec suspicion. À Scena on peut encore voir le foulage du blé par les bœufs et le vannage grossier fait en jetant en l’air le grain avec des pelles de bois creusées dans un seul morceau de sapin. On peut encore y voir les femmes broyant le blé dans les grouards primitifs[10]. Et ainsi toutes les idées du village reportent votre pensée aux plus anciens pionniers de la civilisation. Si ravissante est cette région aux denses forêts primévales, aux vallées où les torrents creusent leur lit à travers les troncs de sapins colossaux, aux petites oasis de gazons, aux rives enfouies sous les buissons de framboisier chargés de fruits délicieux, que le montagnard y

VALLÉE DU MUJAL
est exposé à perdre de vue le sentier du devoir et à s’abandonner paresseusement sur le gazon à regarder les petites taches de soleil dansant dans le feuillage.

Mais voilà que mon enthousiasme m’éloigne du récit que je faisais. Tôt dans l’après-midi nous disons adieu à notre hôte, et nous remontons une vallée latérale, tout en nous promenant à travers des pentes bien boisées. À 4 h. soir environ, nous atteignons une clairière de gazon entourée de beaux arbres et coupée de ruisselets jaseurs. C’est un idéal terrain de campement, et Zurfluh et moi avons la même idée : notre travail d’aujourd’hui est terminé. De grandes fougères nous serviront d’excellent matelas et des arbres tombés vont nous faire un feu magnifique. Mais les porteurs Suanétiens protestent. La vraie place pour camper, disent-ils, se trouve une heure plus haut. Je suis le sentier pendant quelques mètres et j’arrive dans un grand alpage ouvert. Le long des pentes rapides de la gorge on voit le sentier serpenter au dessus de nous à travers une région gazonnée, dont aucun arbuste, aucun arbre ne vient interrompre la ligne. Auprès de cela les délices du camp inférieur étaient irrésistibles ; je retourne donc à notre clairière abritée. Les Suanétiens protestent encore ; évidemment ils pensent que puisqu’ils ne sont pas allés jusqu’au gîte ordinaire une part correspondante de leur paye leur sera déduite. Dès qu’ils ont appris que ce n’est pas le cas, ils tirent leurs longs couteaux et coupent les fougères pour nous en faire un lit. Ils allument alors un énorme feu et ramassent une telle provision de bûches et de branchages qu’elle eût suffi tout l’hiver à un Suisse économe.

Ensuite ils préparent le poulet ; ils coupent longitudinalement le sternum et, ouvrant la bête de manière à l’aplatir complètement, ils l’empalent sur une longue broche de bois pour le mettre à cuire. Comme nos provisions sont abondantes nous invitons à dîner les Suanétiens. Accroupis autour du feu nous passons là un bon moment à examiner curieusement en vrais Caucasiens les armes de chacun. À leur départ, la physionomie des Suanétiens s’illumina devant un « schönes Trinkgeld » « un bon pourboire », et après un dernier cri d’adieu nous les vîmes disparaître silencieusement dans la forêt.

Zurfluh et le Tartare, se trouvant d’accord que le poulet est une nourriture vaine et frivole à mettre dans les sacs, veulent en conséquence consommer la fin de la provision. Le reste de ces volatiles est donc préparé et pareillement mis à la broche. Pendant ce temps le feu est devenu une vaste fournaise, mieux faite pour les exercices bibliques et pédestres de Shadrach, Meshach et Abednego que pour rôtir un diminutif de poulet. Une charge furieuse à coups de piolets nous suffit à éteindre les racines de bois mort et autres combustibles que le feu est en train de gagner, et à le réduire de telle sorte que la forêt elle-même ne soit plus en danger. Nous dressons la tente et nous nous sentons alors prêts pour notre dîner supplémentaire.

Quand nous nous replions pour aller dormir, nous trouvons nos quartiers tellement luxueux qu’il nous vient presque à l’esprit de livrer assaut le lendemain à un petit pic rocheux situé à la tête de la vallée, pour avoir l’excuse de passer une seconde nuit dans la plus exquise des clairières. Mais le sommeil nous prit avant que ces idées ne se fussent cristallisées en une résolution solide, et le lendemain matin nous étions trop endormis pour faire autre chose que de suivre notre plan original.

Nous partons avant l’arrivée du jour, et laissant derrière nous la forêt, nous marchons à grands pas sur les gazons le long de la rive droite du torrent de Twiber[11]. Nous contrepassons le gîte ordinaire en nous félicitant beaucoup ; il est en effet difficile d’imaginer un campement moins plaisant, et il nous paraît plus que douteux que l’on puisse y trouver de l’eau, cette première nécessité de la vie de camp. À partir de là le sentier cesse ou du moins nous le perdons, nous avons alors à escalader une rapide pente de gazon, et, en désespoir de cause, nous dégringolons vers le glacier. Pour rompre la monotonie de notre marche sur la glace nous faisons nos plus grands efforts pour effrayer deux chamois qui suivent nos mouvements ; mais ils se refusent à se laisser effaroucher par nos cris et nos gestes. Ils rôdaient encore dans les pentes quand nous les perdîmes de vue dans le lointain. En atteignant le glacier supérieur nous trouvons la neige accumulée en hautes inflexions. Les sillons creusés entre deux vagues avaient au moins 35 à 40 centimètres de profondeur ; la marche en travers y était tellement fatigante que nous prîmes le parti de quitter le grand glacier et de nous diriger sur une ouverture bien visible à notre gauche[12]. Il est juste de dire que les Suanétiens nous avaient expressément mis en garde contre pareil procédé ; mais il est bien possible que ce soit en partie cet avis qui ait influencé notre décision ; n’y a-t-il pas toujours plaisir à aller à l’encontre de l’expérience du sage.

Après une longue ascension à travers des éboulis, nous atteignons une pente de neige qui nous conduit au col[13]. En face se trouve un bassin glaciaire, fermé au Nord par un petit mur de rochers déchiquetés. Ce mur évidemment va en contournant plus à l’est, et ferme le haut du glacier. Zurtfuh et le Tartare tournent à gauche, ne doutant pas que notre route doive se trouver dans cette direction. Pendant un moment, je ne parviens pas tout à fait à comprendre où nous sommes ; une halte est donc décrétée. Un examen de quelques minutes me convainc que le puissant sommet qui bloque la largeur entière de la gorge, en bas de laquelle le glacier situé devant nous se fraye son chemin, ne peut être autre que l’Ush-ba lui-même, et que le glacier doit être le Glacier de Leksur. Il était donc évident que notre chemin se trouvait à droite, et que nous devions forcer notre route à travers l’arête en face, si nous voulions souper cette nuit avec les bergers du Bashil Su.

Pour éviter de perdre de la hauteur, nous suivons en courbe les pentes à notre droite, et une simple descente nous amène au glacier libre. Nous commençons alors à ascensionner une muraille rapide de neige glacée, qui nous porte sur le réservoir supérieur du Leksur. Bien qu’extrêmement étroit, il se trouve considérablement long, et nous n’atteignons pas l’arête[14] avant 11 h. mat.

Un vent violent nous chasse de la crête même de l’arête, et nous faisons halte sur quelques rocs, à 1 mètre environ en dessous du col, sur le côté de Chegem. Après une demi-heure de repos, nous dégringolons les rochers aussi longtemps qu’ils sont praticables, et nous prenons alors une facile pente de glace, couverte sur une épaisseur de 15 centimètres d’un peu de neige assez adhérente. Le Tartare suit sans aucune difficulté Zurfluh, les pas dans ses marches, mais, malheureusement, il s’impatiente de

GLACIER DE LEKSUR
notre avance aussi lente, et, sans nous dire ce qu’il va faire, il saute hardiment sur la pente. Le résultat peut être imaginé. En un instant il est sur le dos, glissant comme un serpent sur une masse de neige bruissante, et laissant derrière lui un sillon de glace luisante. Immédiatement en avant bayait l’ouverture de la rimaye et le « Herr Gott ! er ist verloren » « Mon Dieu ! il est perdu » de Zurfluh semble inéluctablement vrai. Par un bonheur extraordinaire, il est envoyé en une culbute par-dessus la crevasse et va s’arrêter dans la neige molle au dessous. Nous le vîmes alors, à notre grande satisfaction, se relever et commencer à secouer de ses vêtements la neige en poussière, ce à quoi nous conclûmes avec raison qu’il n était pas plus effrayé que blessé. Il s’assit ensuite tout content sur la neige et se reposa tranquillement pendant que nous taillions laborieusement nos marches pour le rejoindre. Une fois sur le névé, Zurfluh sortit la corde et le Tartare fut placé sous sa protection efficace.

Nous traversons le bassin lisse du glacier, et nous nous trouvons au dessus d’une grande chute de séracs. Comme la Passe de Bashil fréquentée par les indigènes conduit dans le même bassin, il est certain qu’une route facile passe sur l’une ou l’autre rive du glacier. Malheureusement nous décidons d’essayer la rive gauche. Nous abordons sans difficulté les rochers, et suivons une corniche sur une courte distance. Le passage suivant était moins simple. Sur environ 20 mètres, la falaise était complètement à pic ; mais il semblait que, cet obstacle une fois surmonté, nous pourrions forcer notre route en bas, et regagner le glacier en dessous de la chute de séracs.

Après nous être consultés, nous décidons de faire face à la difficulté. Nous pensions bien que nous aurions pu gagner du temps en revenant sur nos traces, en traversant le glacier et en descendant la rive droite, où le sentier des indigènes devait se trouver. Mais tous deux, Zurlluh et moi, nous nous sentions le besoin d’une bonne petite escalade. Les sacs, les habits et les piolets sont laissés de côté, et nous nous apprêtons à exécuter un travail rarement fait depuis les Aiguilles de Chamonix. Les rochers avaient été polis par l’action du glacier, mais avaient été depuis travaillés par le temps le long d’une faille perpendiculaire. Malheureusement plus bas cette action avait été trop violente : au faite de la faille les rochers se trouvaient extraordinairement délités, alors que plus bas ils étaient partis en masse. Après une tentative pour forcer la descente par cette route, nous décidons que ce serait trop périlleux. D’un autre côté, les rocs verglassés situés sur notre droite étaient certainement impraticables. Entre ces deux directions infranchissables, il y avait un roc à pic. Quelques unes des ruptures et des fissures produites par l’action du froid et du soleil dans la faille s’étaient étendues jusque-là ; avec cette aide il semblait tout au plus possible de descendre. J’arrive à gagner 18 mètres plus bas, mais immédiatement en dessous de ce point, le roc est coupé, et il devient nécessaire de traverser vers la cheminée ou faille. Cette traversée fut particulièrement sensationnelle et dut être exécutée à l’aide de saillies arrondies par l’action du glacier. Bien qu’elles pussent suffire à maintenir mon équilibre, elles ne pouvaient m’être d’aucun secours dans un cas critique ; le plus léger faux pas, le moindre faux calcul dans l’adhérence des doigts contre le roc lisse m’auraient envoyé faire le balancier au bout de la corde. Ce qui eût été extrêmement malheureux, car je serais allé nécessairement me balancer de l’autre côté du coin, suspendu à 2 ou 3 mètres de la falaise. La force de deux hommes est peut-être bien suffisante pour en retirer un troisième d’une hauteur de 18 mètres, mais je préférerais ne pas servir à la détermination expérimentale de ce problème. En prenant les plus grands soins, j’arrive à atteindre sain et sauf la faille, et je puis tout juste me faufiler dans une fissure qui me met enfin en toute sécurité.

J’attache alors le bout de la corde à un morceau de forte ficelle pour que, grâce à cette adjonction, le bout le plus bas reste toujours en ma possession et que je puisse empêcher de cette façon tout mouvement de pendule, le Tartare glissât-il. Il fit montre de la plus grande habileté ainsi que de beaucoup de résolution, et descendit sans avoir besoin d’aucune aide. Je dois dire que ses allusions à Shaitan furent légères, et par manière d’acquit, telles qu’elles peuvent être compatibles avec une foi solide et intacte dans une vie future. Zurfluh descend ensuite les piolets et les autres bagages, mais il nous est impossible de loger tous ces impedimenta dans la cheminée. Le Tartare doit en conséquence continuer à descendre pour leur faire de la place.

C’est maintenant à Zurfluh de descendre. Il essaye d’abord la ligne par laquelle le Tartare et moi sommes venus ; après connaissance plus intime, elle ne se montre pas très attractive pour lui. Il essaye alors la faille, mais, après avoir détaché divers fragments de roc qui viennent, désagréablement frôler ma tête, il en revient à sa première opinion que les rochers sont trop pourris. Après quelques nouveaux essais, il adopte l expédient d’enlever ses souliers ; et alors ces précieux objets sont descendus avec des soins amoureux ; je suis exhorté à les arrimer dans la plus absolue sécurité. Les nerfs tendus pour l’effort final il se confie à la falaise. Il parvient à descendre assez aisément ; et pourtant il ne repousse pas ma main tendue, à l’arrivée dans la cheminée, indication d’une modestie rare chez les montagnards professionnels.

Grâce à ce que toute la place disponible est occupée par les sacs, les piolets, les burkas, les bottes et le reste, je suis obligé de suivre le Tartare en bas de la fissure pour donner à Zurfluh le moyen de s’asseoir et de mettre ses bottes. Je prends donc le sac du Tartare et je commence la descente, très encouragé par les assurances joyeuses que la fissure est « ganz leicht » « tout à fait facile ». Mais je trouve bientôt que le sac bombe tellement qu’il est impossible de descendre face en avant. Une tentative pour aller face au rocher se montre également périlleuse. La grosseur du sac fait qu’il est complètement impossible de regarder par dessus l’épaule la saillie suivante, et son poids est tellement lourd que les exigences de l’équilibre excluent toute possibilité de s’éloigner assez pour voir entre soi et la falaise. Me retournant une autre fois, je vois le Tartare, en dessous de moi, sur une corniche commode, me donnant une représentation de pantomime, suggestive de la rapidité des corps tombant dans l’air libre, ou encore des conditions de l’écrasement produit par la rencontre soudaine de l’organisme humain avec le roc dur ou la glace vive. Dès qu’il me paraît possible de jeter le sac en bas, sur la corniche où est le Tartare, je me détermine à risquer le coup. Alors, glissant mes bras hors de l’esclavage de ses détestables courroies, et, sourd aux supplications urgentes, je peux même dire aux larmes d’en haut, je confie le précieux sac aux tendres soins des lois de la gravitation. Le sac arrive à la corniche avec la plus grande facilité ; là il essaye d’arrêter sa dernière chute en tendant ses courroies sur le rocher comme de longues tentacules sinueuses ; mais je vois avec horreur que ses efforts sont infructueux, et au milieu des hurlements lamentables de Zurfluh notre tente, notre coucher, nos soupes disparaissent par dessus la falaise. Tout l’ennui que comportait sa perte fut chez moi temporairement contrebalancé par la ravissante facilité de mouvement que j’avais ainsi obtenue. Le Tartare, lui, complètement indifférent aux tentes, couchers ou autres luxes occidentaux, sourit avec approbation, et je compris à divers gestes et remarques qu’il ne craignait plus pour moi désormais les sombres horreurs de ce monde inférieur où sont relégués les infidèles, et qu’il lui était agréable de penser qu’une chance de plus me restait d’embrasser les enseignements du vrai Prophète pour m’endormir ensuite pendant l’éternité dans les délices données en récompense aux Croyants.

Zurfluh, je dois le dire, ne parut pas s’apercevoir des difficultés ; malgré un énorme paquet empilé sur son dos, il descendit dans le style le plus brillant et le plus accompli qu’il soit possible de, voir. Le désir de conclure en tirant la morale de l’histoire ne fut pas pour rien sans doute dans la gracieuse facilité de ses mouvements. En effet, à son arrivée sur notre corniche, il se répandit en termes brillants sur les facilités et les commodités de la grande route par laquelle nous étions descendus.

En atteignant la crête du glacier nous rencontrons un enchevêtrement, vrai labyrinthe de crevasses. Pendant que Zurfluh étudie leurs particularités, je fais un court détour pour découvrir si le sac est visible quelque part. À ma grande joie je l’aperçois bientôt, situé sur le haut d’un sérac isolé. Mon compagnon, ignorant ce que je viens d’apercevoir, et toujours pessimiste, me presse de ne pas perdre de temps en recherches infructueuses, « car, » dit-il, « non seulement le sac est réduit en atomes, mais il est nécessairement enseveli dans les profondeurs d’une crevasse ». Il n’y a pas besoin de dire que je persiste et que, après quelques vigoureux efforts, j’arrive enfin à atteindre mes trésors réunis. Je les rapporte en triomphe, à la confusion des pessimistes et à la déroute définitive des lamentations prophétiques. Une halte est décrétée à l’unanimité pour fêter le retour de l’enfant prodigue ; la précieuse provision de tabac est tirée de sa retraite, et, accalmis par les douceurs du feu sacré, nous tombons d’accord que tout est pour le mieux dans le meilleur des mondes possibles.

Au moment de reprendre la descente, nous nous trouvâmes dans une position présentant quelque difficulté. Il devenait certainement très dangereux, si même c’était possible, de rester plus longtemps sur la rive gauche du glacier. Immédiatement au dessous, un courant glaciaire, tributaire des grands champs de neige qui sont sur l’arête bissectrice des vallées d’Adyr et de Bashil, se précipitait par dessus un mur peu élevé de rochers en une série presque ininterrompue d’avalanches qui menaçaient le voyageur d’une destruction complète. D’un autre côté, toute tentative pour atteindre le centre du glacier paraissait presque impossible. En face de nous la glace était crevassée de la plus extraordinaire façon ; de vraies lames de couteau et des plaques de glace pourries alternaient avec les profondeurs bleues des vastes crevasses. Contrairement à la fissuration ordinaire des glaciers, où les crevasses peuvent être considérées comme divisant dans leurs cassures de la glace solide, ici il semblait n’y avoir qu’une seule et unique grande crevasse délicatement sectionnée en feuillets séparés par un réseau d’écume glacée. Ces crevasses parurent si déplaisantes à Zurtluh qu’il partit seul, dans le but d’examiner la falaise exposée aux menaces d’avalanche. Le Tartare, le croyant évidemment ignorant du danger qu’il courait, l’en avertit de ses cris les plus aigus, appelant alternativement Allah et Shaitan à témoin de la vérité de ses affirmations. Mais Zurfluh n’alla pas très loin. La muraille de la falaise était trop longue pour un coup de collier, même si elle n’avait pas été impraticablement lisse et à pic. Nous fûmes forcés de revenir à la glace, et après quelques performances sensationnelles ressemblant fort aux exercices de la corde raide et du saut en longueur nous atteignîmes le plateau du glacier. Je suis forcé de reconnaître que durant ce passage le sectateur du Prophète se comporta avec une liberté, une assurance, une facilité, une perfection d’équilibre et un absolu mépris du danger que les Incroyants ne sauraient prétendre égaler.

Nos difficultés sont finies, et à peu de distance plus bas nous voyons, tout à fait dans le lointain, sans doute possible, des vaches broutant les pentes en dessus du glacier. Zurfluh se met tout de suite à courir, en nous faisant remarquer que ces vaches sont évidemment déjà au retour de la pâture et par conséquent sur le point d être traites, et que si nous n’arrivons pas à temps pour interrompre cet exercice nous trouverons déjà tout le lait tourné à l’aigre. À 6 h. 30 soir, notre marche frénétique est récompensée et nous atteignons les chalets pendant que la traite se fait. Nous arrivons à nous procurer dans notre seau de caoutchouc six litres d’un lait délicieux. Les récipients dont usent les naturels sont toujours aigris, et gâtent immédiatement, d’après Zurfluh, tout lait qui les touche. Il est inutile de faire remarquer que traire une vache rétive dans un instrument de caoutchouc flasque, à l’étroit goulot, est un tour de force demandant beaucoup de patience et de tact, et ne pouvant être accompli qu’avec l’aide de tout un état major habile.

Les bergers s’étaient tellement laissés aller aux douceurs du luxe, qu’ils s’étaient bâti une grossière cabane de pierres sèches, couverte d’un toit de grandes branches de sapin. Avec l’invariable courtoisie des Tartares, ils étendirent leurs burkas sur la terre et nous invitèrent avec insistance à nous reposer près de leur feu.

Pendant ce temps le porteur avait engagé des négociations préliminaires pour l’achat d’un agneau ; je trouvai judicieux de lui laisser ce devoir, car j’aurais eu quelques difficultés a identifier un agneau, à moins qu’il ne fût dûment accompagné d’une sauce à la menthe et autres condiments ordinaires. Le seul achat que dans notre voyage je fis par moi-même ne me valut pas un grand succès. C’était à Bezingi, et le sujet de l’achat était un poulet. Toute la population ailée du village fut passée en revue, chaque individu les pattes réunies dans les mains de son propriétaire. La façon de choisir me fut indiquée par le chef, qui labourait de ses doigts la victime, lui faisant pousser des cris perçants, et lui causant parfois de tels efforts convulsifs et de tels battements d’ailes que le sujet de l’achat se sauvait, remplissant tout le village de ses cris. Finalement, après avoir soigneusement fourragé leurs plumes, je me décidai pour trois volatiles qui me parurent à vue d’œil devoir être jeunes et succulents. À l’expérience, et l’expérience fut piteuse, ils démontrèrent que j’avais mieux à faire que de choisir des poulets. Le porteur, lui, n’était jamais en faute. En l’occasion, il s’acquitta de son devoir splendidement ; il expliqua au berger que nous avions fait face ensemble à des périls désespérés, et que nous nous étions comportés de façon presque digne de vrais Croyants : le prix de l’agneau fut en conséquence fixé à un rouble, ce qui est, je crois, le prix local ordinaire pour les indigènes ; en tous cas les étrangers ont habituellement à payer de deux à trois roubles et demi.

Nous envoyâmes des invitations formelles aux bergers et à un ou deux naturels qui avaient remonté la vallée pour venir bavarder un peu. Les uns ou les autres, nous étions huit ou neuf, accroupis devant le feu, à examiner les flammes affamées léchant le grand chaudron dans lequel les plus gros morceaux s’agitaient comme s’ils étaient encore en vie. Les portions les plus petites, empalées sur des broches, étaient habilement rôties dans des trous rutilants en dessous des grandes bûches de sapin pétillant. La danse des flammes éclairait les faces barbues des fidèles du Prophète, pendant que notre porteur leur faisait une description imagée des falaises à pic et des séracs menaçants au milieu desquels ces étranges Occidentaux semblaient se réjouir de se promener. À la fin le festin commença à être prêt. D’accord avec quelque étrange loi de nature, les festins de ce genre commencent toujours avec les parties de l’économie intérieure de la victime, les festoyeurs passant ensuite lentement aux côtes puis aux plus larges morceaux. L extraction de ceux-ci du chaudron bouillant, environné de flammes brûlantes, fut un travail qui exigea beaucoup d’habileté, et fut suivi, la respiration suspendue, par toute la caravane.

Nous dormîmes tard, et le lendemain nous trouvâmes encore notré seau complètement rempli de lait par ces bons bergers ; déjeuner fut donc une longue affaire, car Zurfluh pensa qu’il était de notre devoir de ne rien laisser gâcher du précieux liquide. Devant cette nécessité nous abandonnons l’idée de passer un col et de franchir la montagne jusqu’au Gara Aouzu Su[15], et nous décidons d’aller seulement nous promener en bas de la vallée, à Bulungu[16], où nous espérons trouver notre bagage.

Nous avons bientôt atteint une petite forêt, où nous nous accordons une longue sieste sous l’ombre agréable des sapins. Ensuite je prends un bain délicieux dans les vagues glacées du torrent. Plus bas nous rencontrons un tonnelier qui construit des seaux grossiers avec la laborieuse méthode suivante : il creuse d’abord à la main un trou dans le centre d’un billot de sapin jusqu’à ce qu’il en reste un tube de bois. Une rainure est alors taillée dans le bas pour soutenir le fond. Dans le but d’insérer celui-ci le tube est fendu sur le côté et maintenu légèrement ouvert. Le fond étant dûment placé, le tube est de nouveau serré à force et encloué tout autour de fortes chevilles de bois. Le tonnelier nous régale d’un peu de lait, et semble ravi de l’intérêt avec lequel nous examinons son travail.

La vallée supérieure du Bashil Su peut se glorifier encore d’avoir des forêts assez étendues, malheureusement le son de la cognée s’y fait entendre sans cesse, et moutons et chèvres y détruisent tous-les jeunes plants ; aussi la forêt diminue-t-elle rapidement, comme le prouvent des masses de troncs pourris attestant ses anciennes limites. Après avoir traversé la forêt nous sortons soudainement dans une contrée largement ouverte ; peu après, nous contrepassons une tour ruinée, qui, si j’ai bien compris le Tartare, marque l’endroit où, dans les temps anciens, on se gardait des razzias de moutons et de troupeaux faites par les Suanétiens ; il est présumable par conséquent qu’elle marque le point extrême au delà duquel, dans ces mêmes temps anciens, les moutons et les bestiaux n’étaient pas emmenés à la pâture. En dessous de ce point on pourrait chercher en vain non seulement un arbre mais le moindre arbuste. Pendant que je descendais la vallée, je ne pouvais pas échapper à cette conclusion que la présence ou l’absence des forêts dans la vallée de Bashil a été déterminée par la présence ou l’absence des moutons et des chèvres. Et bien que sans doute je généralise sur des faits insuffisants, je suis très porté à attribuer le contraste extraordinaire qu’il y a entre les pentes dénudées des vallées septentrionales et les denses forêts des vallées méridionales, moins aux différences climatériques qu’à la forme qui existe dans les biens et richesses de leurs habitants respectifs. Dans un cas les bœufs, les chevaux, les moutons et les chèvres ; dans l’autre des champs et des vergers bien labourés et bien fermés. Quoiqu’à première vue il paraisse difficile de croire que moutons et chèvres puissent, sur une grande étendue de terrain, détruire toutes les forêts, un examen soigneux de la vallée supérieure de Bashil Su montre que la cause est suffisante pour produire un retrait continu de l’aire forestière et laisse à penser que ce n’est plus qu’une simple question de temps pour que le dernier arbre de cette vallée soit abattu et brûlé.

À Bulungu nous constatons que notre bagage tant espéré n’est pas arrivé ; nous voici donc obligés de traverser à Bezingi, car notre garde-robe est tout à fait insuffisante et a besoin d’être renouvelée. Le lendemain matin nous suivons à cheval le petit col gazonné qui réunit ces deux localités. À notre arrivée nous trouvons le village en fête et je reçois promptement une invitation à me joindre à ces réjouissances. Je me mets à suivre le superbe indigène qui est venu m’en prier, et nous allons presque en ligne droite à sa demeure, escaladant parfois la façade d’une maison, passant par dessus son moelleux toit de gazon, et dégringolant de l’autre côté. Arrivé sur la scène de la fête, je suis conduit à un siège garni de grands coussins de plume, de couleurs et de dessin voyants, pour y voir se dérouler le programme. Les jeunes gens et les beautés de Bezingi, attifés de costumes de soie et de pantalons de teintes variées et brillantes, étaient réunis là en grand nombre ; mais, comme il arrive quelquefois chez nous, très rares étaient les danseurs ; le maître des cérémonies mettait la dernière vigueur à combattre la forte tendance qu’ils avaient à s’appuyer contre un portant commode et à esquiver ainsi leurs devoirs. Le fils du chef et un personnage qui me parut être son échanson furent infatigables. Les femmes disparaissaient entre chaque contre-danse, et, pendant ces intervalles, on nous donna la danse du sabre du Daghestan et autres représentations similaires.

À la fin de ces réjouissances, nous nous reposâmes pour nous préparer à un second et prochain assaut au grand clocher du Dych Tau. Mais j’ai déjà raconté plus haut nos exploits sur ce sommet.





  1. Vsek est un terme du dialecte Ossette qui signifie col. Ce passage nommé par A. F. Mummery Bezingi Vsek est appelé Col de Dykhsu par MM. Freshfield et Sella (Exploration of the Caucasus, II, p. 260) et Col du Shkara par l’Alpine Journal, XIV, p. 89, 91. Mummery fit à cette occasion le premier passage connu de ce col, le 12 juillet 1888. — M. P.
  2. C’est le plus haut (1660 m.) village de la : vallée de Balkar. — M. P.
  3. C’est le Glacier de Bashchaauz, venu du Nord-Ouest, qui est un affluent rive gauche du grand Glacier du Dych Su venu, lui, du Sud-Ouest, du Nuam Kuam, c’est-à-dire de la grande chaîne. — M. P.
  4. La première ascension du Shkara (5.193 m.), que A. F. Mummery venait de manquer si malheureusement par un excès de prudence, fut faite deux mois après, le 7 septembre 1888, par M. Cockin, avec U. Aimer et C. Roth, par le glacier qui remonte entre le grand promontoire du Shkara et l’arête Nord qui tombe sur le Bezingi Vsek (col de Dych Su), puis par une étroite arête de neige dure qui nécessita une longue taille de marches ; il arriva au sommet seulement à 3 h. 42 soir. (Voyez Alpine Journal, XIV, p. 197 et XVI, p. 477.) — M. P.
  5. Se reporter à l’illustration de la page 256. — M. P.
  6. Le Col de Zanner est formé de deux passages, la passe supérieure de 3.952 m d’altitude et l’inférieure de 3.920 m. Celle-ci, située à 1.500 m au Sud-Ouest de l’autre, est le passage le plus facile, connu de tous temps par les indigènes. Le col supérieur, celui dont il est question ici, a été passé pour la première fois par MM. D. W. Freshfield et M. de Déchy, avec F. et M. Devouassoud et J. Désailloud, le 1 août 1887 (Voy. Alpine Journal, XIII, p. 364-65, et XIV, p. 1-9.) — M. P.
  7. Mujal est le plus haut village de la vallée de Mulakh, affluent rive droite de la Suanétie ; il est à 1600 m environ d’altitude.
  8. A.-F. Mummery était, on le voit, dans l’intention de traverser le Col de Twiber, passage connu et facile qui, par une branche Nord-Est du Glacier de Twiber, et par le Glacier de Kulak, affluent du Chegeni, met en communication Mujal et Chegem (voy. la Suanélie Libre, par M. de Déchy). En route il changea d’avis comme on le verra plus loin. — M. P.
  9. L’Ush-ba a 4697 m d’altilude. — M. P.
  10. Ces vieux grouards étaient encore en service en r rance vers le milieu du XIXe siècle ; on en trouve encore des spécimens il en existe un notamment à la mairie de Crémieu (Isère). On moulait ainsi le blé et on le moulait grossièrement, ce qui produisait un grain de farine non réduit en poussière, mais débarrassé du son : c’était alors le gruau qu’on utilisait pour la soupe, évitant ainsi les droits de mouture. Le mot de gruau a été ensuite dérivé de son sens primitif pour celui qu’il possède maintenant, de fine fleur de farine. — M. P.
  11. Le 19 juillet 1888 : A.-F. Mummery fit ce jour là le premier passage d’un col secondaire de 3650 m. environ d altitude ainsi que du Col de Leksur (3800 m. ?). Voy. Exploration of the Caucasus, II, p. 248, et Proceedings of the Royal Geographical Society, 1889, p. 354. — M. P.
  12. Abandonnant ainsi à angle droit la route du Col de Twiber. — M. P.
  13. Entre le Glacier de Twiber et le Glacier de Leksur, probablement à l’Ouest-Sud-Ouest du Bashil Tau et à l’Est-Nord-Est du Tot. — M. P.
  14. Au Col de Leksur lui-même. — M. P.
  15. Affluent rive droite du Chegem ; l’une de ses branches supérieures, le Glacier de Kulak, vient se joindre, d’une part au Glacier de Bashil sur le col auquel fait allusion Mummery, et va d’autre part, parle Col de Twiber, rejoindre le Glacier de Twiber. — M. P.
  16. C’est le plus haut village de la vallée de Chegem. — M. P.