Mes escalades dans les Alpes et le Caucase/Chapitre XII

Traduction par Maurice Paillon.
(p. ill.-254).

DYCH TAU
CHAPITRE XII


LE DYCH TAU[1]


Bien que le grimpeur fidèle soit dans son essence même un homme tout à fait domestiqué et que rarement il s’écarte de son domaine, les Alpes, parfois pourtant un esprit inquiet met sa griffe sur lui et le jette en avant vers des régions plus lointaines. J’avais été pris d’une crise semblable de divagation physique, et les premiers jours de juillet 1888 me trouvèrent campé sur la rive droite du Glacier de Bezingi, où, dans l’air frais des champs de neige, sur les pentes blanches de rhododendrons[2], au milieu du silence des pics vierges, je pouvais enfin me reposer du cliquetis et du grondement des trains, du bruit des buffets et de la persécution des douanes.

Mon seul compagnon était Heinrich Zurfluh, de Meiringen. Une expérience de dix jours de continuel voyage, et particulièrement de deux jours et demi sur les selles tartares si inconfortables — nous étions allés à cheval de Patigorsk à Naltcik, de là à Bezingi, et au pied du glacier — avait suffi pour faire de lui un pessimiste accompli. « Es gefâllt mir nicht » « cela ne me plaît pas » était le refrain de sa chanson, et bien que, peut-être, cette phrase puisse être regardée comme la conclusion qui résume la philosophie moderne, elle ne me paraissait pas précisément le mot d’ordre d’un montagnard face à face avec les plus grands géants encore inexplorés.

Notre camp était de la plus Spartiate simplicité, car nous avions devancé notre bagage, et le sac de Zurfluh, que je m’imaginais avec tendresse devoir contenir nos sacs de nuit et notre pot-au-feu, se trouva être presque rempli par un pot de graisse à souliers de la plus détestable odeur, apporté à grand’peine toute la route depuis Meiringen, par un large marteau, par un stock complet de clous à grosse tête, et par une sorte d’enclume, une bigorne, pour les fixer sur les brodequins. Ces articles divers avaient indubitablement une précieuse valeur, mais ils n’étaient pas d’une grande utilité pour notre coucher : on a beau n’être pas un sybarite et ne pas être tenté de se plaindre d’un pli de feuille de rose, on peut regretter d’avoir des clous de souliers pour matelas. Heureusement quelques portions de mouton, un large morceau de pain russe, et un fagot de bois avaient été empilés sur un vigoureux indigène que nous avions rencontré et que nous nous étions attaché avant de laisser le reste de notre caravane.

La nuit fut remarquablement froide, aussi fûmes-nous heureux de sortir dès 4 h. mat. et de partir pour un examen préliminaire de notre pic. Je découvre bientôt que Zurfluh a les plus ambitieuses visées et qu’il est possédé par l’idée déraisonnable de prendre comme lieu d’

entrainement une montagne de 5.198 mètres ! Il est pourtant désirable de voir ce qu’il y a derrière le Glacier de Misses[3], en sorte que je limite mes protestations et que je suis les pas rapides de mon guide. Nous prenons un long couloir séparé du Glacier de Misses par une basse arête rocheuse. Après en avoir atteint la tête nous aurions dû traverser le glacier, mais nous n’avions aucune attraction pour ces longues pentes de neige qui nous auraient conduits au faîte d’une arête sur laquelle nous pensions, à tort, je crois, trouver de la glacé vive.

En conséquence, nous prenons les rochers à notre gauche, et, à 8 h. mat. environ, nous atteignons un endroit où il sera peut-être possible de traverser la grande pente ; malheureusement j’ai encore, bourdonnant dans mes oreilles, le sifflement du train, et dans tous les muscles l’amollissement de la vie anglaise, aussi ne puis-je parvenir à donner à mon guide l’appui moral nécessaire. Il examine la traversée à faire et n’est pas précisément ravi de son aspect. Il examine la pente au dessus et pense qu’elle est bien longue. Il examine l’arête conduisant au sommet et la déclare interminable. S’il avait eu affaire à un Monsieur ayant foi dans le succès, sa grande habileté, sa rapidité et sa force nous auraient, j’en suis absolument sûr, conduits au sommet. Mais j’avais pour la circonstance adopté le rôle destructeur de critique ; je fis remarquer qu’il était déjà tard, qu’une nuit sur l’arête serait un peu froide et que la traversée de la pente au dessus avait l’air d’être balayée par les pierres. Mon esprit était aussi déprimé que mes muscles ; et au lieu de me déclarer pour une prompte et immédiate retraite, je suivis sans entrain Zurfluh sur les falaises, pour

CAMPEMENT AU MISSES KOSH
voir si nous pourrions rencontrer une autre traversée plus facile. Il ne se trouva pas y en avoir, et à 9 h. mat. nous abandonnâmes l’ascension.

À notre retour nous descendons en glissade le couloir, filant ainsi d’un seul trait pendant plus de 300 mètres. Peu de semaines après MM. Woolley, Holder et Cockin[4] arrivèrent au Misses Kosh[5] et trouvèrent, que ce couloir avait été totalement dégarni de neige par le soleil du Caucase.

Nous nous apercevons avec ennui que le camp n’est pas encore arrivé ; il s’ensuit que nous passons une seconde nuit froide et inconfortable. Comme conséquence, le lendemain matin, Zurfluh n’est pas assez bien pour partir, et je m’en vais, grâce à l’énergie que possède toujours le touriste amateur, explorer les approches de la face Sud de la montagne. Pendant ma course solitaire j’effraye une harde de dix-sept Turs[6] et j’atteins ensuite l’extrême contrefort Sud-Ouest du pic, sommité presque digne d’avoir un nom particulier, car elle est séparée de la masse de la montagne par un large col et ne peut être ascensionnée que par une arête longue et peu commode. Son altitude est d’environ 4.100 mètres, peut-être même plus ; de son sommet on peut voir la Suanétie par dessus le Col de Zanner, et, par dessus le Col de Shkara les montagnes situées de l’autre côté du Glacier de Dych Su[7]. Mais c’était la face du Dych Tau qui attirait toute mon attention. Le pic, vu de ce côté, présentait deux sommets et il me fut complètement impossible de savoir quel était le plus élevé ; la grande tour, sur la droite et en apparence derrière la masse principale de la montagne, paraissait toutefois devoir être le point culminant. Ce doute, et le fait qu’il y avait encore beaucoup de neige sur la grande face rocheuse, me déterminèrent à franchir auparavant les cols que je désirais explorer avant de tenter l’ascension ; de cette façon, par les vues lointaines que j’en aurais, je pourrais éclaircir mon doute relatif au vrai sommet et le soleil du Caucase aurait le temps de faire disparaître la neige des rochers. En revenant au Misses Kosh je trouvai que la fortune me souriait : le camp était arrivé et Zurfluh était de nouveau prêt à partir au travail.

Les deux semaines suivantes furent consacrées à des excursions dans les vallées de Balkar, de la Suanétie, de Bashil Su et de Chegem[8].

Au retour de la dernière par un col gazonné qui nous conduit à Tubeneli, nous revenons encore une fois vers le Glacier de Bezingi. Au pied de ce dernier l’ennui d’un brouillard épais et humide, combiné avec la tentation d’une offre de lait frais, nous induit à faire halte près d’une vacherie, et c’est là près d’un gros bloc que nous dressons le camp. Pendant la nuit une chèvre prend notre tente pour une pierre et saute d’un gros bloc sur le sommet de la toile, vite aplatie au milieu de ses habitants épouvantés. Bien que je sois tout à fait disposé à garantir l’excellence de la fabrication de ma tente même sur une arête exposée à toutes les tourmentes, on admettra volontiers qu’elle n’est pas de taille à résister à l’attaque d’une chèvre. Après maints efforts Zurfluh et moi parvenons à nous extriquer de l’enchevêtrement des débris et à relever notre maison. Mais, lorsque vint le matin, elle nous apparut en misérable état, et nous exhiba une tournure vraiment peu honnête. Pendant le déjeuner notre porteur tartare nous laisse à entendre qu’un Kosh, un vrai palais rempli de tous les luxes de la vie, se trouve sur la rive gauche du glacier, presque en face du Misses Kosh. Le temps semble si menaçant que Zurfluh insiste auprès de moi pour que nous allions dans cette Capoue de la montagne où, comme il le dit avec sagesse, nous pourrons attendre que le temps soit devenu assez beau pour notre grande expédition. Cette proposition semble si bonne que nous paquetons immédiatement le camp et que nous partons. Zurfluh et le porteur tartare commencent bientôt à montrer par la rapidité de leur marche des signes de rivalité et finissent peu à peu par faire un véritable match pour l’honneur de leurs races, de leurs sectes, et aussi de leurs chaussures respectives. Je n’ai nullement l’ambition de les rejoindre et mes hommes ont rapidement disparu de la vue. Suivant peu judicieusement quelque vague direction que m’a indiquée Zurfluh et qu’il m’a assuré être l’interprétation fidèle des remarques du Tartare, j’essaye de suivre la moraine rive gauche ; mais elle se relève bientôt contre les falaises et se trouve coupée par de profonds canaux pleins d’eau, ce qui vient me démontrer l’insuffisance de Zurfluh comme interprète. Après quelques embarras, pour ne par dire quelques dangers, j’arrive à atteindre le glacier, sus la surface unie duquel je marche gaiement. Mais peu après un brouillard épais se répand sur la vallée et me donne à penser que je pourrais bien ne pas trouver le chalet, car je n’ai malheureusement qu’une vague idée de l’endroit où il peut être. Dans la crainte de le manquer je choisis à tâtons ma direction à travers un enchevêtrement de crevasses sur la rive gauche, puis j’explore un alpage sans le moindre habitant. Sous un gros bloc je trouve une excellente caverne. Là où les murs naturels ont fait défaut, on en a habilement bâti en pierres sèches, et le tout est large, propre et sec. C’est sans aucun doute le meilleur abri qu’on puisse trouver au dessus de Bezingi. Pourtant il n’y a pas un mouton dans les pâturages, et pas le moindre Zurfluh, berger ou porteur ; je n’ai donc plus qu’à revenir de nouveau sur le glacier, ici tourmenté et déchiré, dans le plus sauvage désordre. Après une lutte prolongée et de nombreuses marches taillées, je trouve une seconde oasis. Celle-ci paraît aussi, inhabitée et je commence à penser qu’il me faudra revenir à la caverne que j’ai découverte précédemment, lorsque, en contournant un gros rocher, j’entends le bienvenu bêlement des moutons et je tombe presque dans les bras de Zurfluh. Il avait été très alarmé de mon sort. Grâce à son interprétation des plus erronées de la route à suivre il s’était écarté considérablement de sa direction pour prendre les séracs exactement dans l’endroit le plus mauvais et Je plus crevassé. Croyant que cet affreux passage était le seul praticable, il avait conclu avec assez de raison qu’il avait dû m’arriver quelque accident inouï.

Après nous être rassurés mutuellement, je demande à Zurfluh de me conduire au Kosh tant vanté. Nous avons tout d’abord quelque difficulté à en découvrir l’emplacement, mais le berger vient à notre aide et nous conduit vers une trace noire, située contre une falaise abrupte et qui définit la place où il allume son feu, dans les rares occasions où il a du bois pour l’allumer. Pour le moment présent, nous explique-t-il, il n’en a pas du tout. Quant à d’autres soupçons d’habitation ou d’abri, il n’y en a pas le moins du monde. Notre petite tente, qui formait une partie du bagage du Tartare, avait disparu et le Tartare lui-même s’était évanoui dans l’espace. Zurfluh était tout disposé à penser qu’une crevasse devait être son dernier lieu de repos, mais l’expérience que j’avais de son habileté me faisait facilement croire qu’il n’avait pas choisi cette méthode toute particulière de rejoindre les houris dans le Paradis. La bruine se répandait partout ; le côté abrité des rochers était aussi mouillé que le côté du vent ; peu à peu nous en vînmes à cet état d’humidité générale qui déprime même les caractères les plus gais. Nous avions, en outre, pour notre dîner, jeté notre dévolu sur un ou deux moutons que nous voyions rôder autour de nous ; mais la conversion d’un bétail vivant en un mouton cuit est une opération plutôt difficile en l’absence de feu. Nous regrettâmes amèrement le Misses Kosh où une tente en toile de Willesden[9] et un bon fagot de bois étaient pliés en sécurité dans la cave. Je proposai même de traverser ; Zurfluh refusa absolument d’avoir rien à faire avec les séracs tant que le brouillard tiendrait. Mais voici qu’une heure plus tard notre deuil se change en joie, car nous apercevons les larges épaules du chasseur, qui, enseveli sous une pile de bois, remonte péniblement les pentes herbeuses. En apprenant qu’il n’y avait pas de bois, il avait, paraît-il, caché ses bagages dans un trou bien sec, sous une pierre, et traversé jusqu’au Misses Kosh pour y chercher nos approvisionnements. Hardie et bonne action, faite sans espoir de récompense, pour des gens qui avaient peu ou pas de droits, sur lui.

Un agneau est promptement poursuivi et immolé ; et bientôt nous sommes assis autour d’un feu ronflant, à veiller sur les quartiers du dit agneau, grésillant sur de longues baguettes de bois. La vue de ces succulents morceaux, enchâssés dans un halo de flamme dansante, a vite fait de relever mon moral et je regarde même comme une prédiction inspirée la réponse favorable du chasseur à ma demande sur l’état du temps. Mais il n’y a pas moyen de réconforter Zurfluh : il n’accepte pas le sens de ma traduction de «Yak shi », et considère avec le plus amer mépris mes efforts pour parler la langue tartare.

Le lendemain son pessimisme semblait justifié, car le brouillard était plus épais et plus humide que jamais. Toutefois le chasseur répondit encore « Yak shi » à toutes les demandes ; aussi, un peu malgré Zurfluh, le camp fut-il levé ; et à midi environ le chasseur nous conduisait, à travers le brouillard, le long d’un excellent sentier. Le berger avait aussi consenti à se joindre à notre caravane, de sorte que j’avais le rare et délicieux privilège de marcher sans être chargé. Comme nous montions, nous entrevîmes, jusqu’à l’évidence même, la source des embarras de Zurfluh le jour précédent. Le chasseur avait voulu certainement qu’il remontât le glacier jusqu’au dessus des séracs et que de là il revint au chalet par le sentier que nous suivions actuellement. Mais Zurfluh, voyant qu’il remontait le glacier beaucoup trop loin, avait tourné à droite et, au milieu d’un brouillard impénétrable, avait forcé le passage au point le plus difficile. Le chasseur, lui, n’avait naturellement pas voulu paraître avoir peur devant un Incroyant et il avait suivi.

Nous passons les séracs et nous atteignons sans difficulté le plateau du glacier. En traversant nous ramassons quelques belles cornes ayant appartenu à un Tur et qui, je crois, font maintenant l’ornement de l’habitation de Zurfluh à Meiringen. Après avoir ascensionné une courte pente conduisant à la longue moraine horizontale qui forme, en cet endroit, le plus commode des sentiers, nous faisons halte pendant que le chasseur cherche à réarranger la combinaison qui lui sert de chaussure ; celle-ci avait été, en effet, désespérément usée par nos courses précédentes. La vue de son pied saignant le met dans une grande colère et, finalement, il jette les débris de ses sandales de peau dans une crevasse et exprime l’intention de retourner chez lui. J’avoue qu’il avait raison ; j’ai connu un membre, même très bien chaussé, de l’Alpine Club, dont certaine moraine altérait le caractère ; que pouvait-on dès lors attendre d’« un pauvre sauvage ignorant » ? Nous entreprenons, en l’amadouant, de l’emmener plus loin, mais il reste inaccessible aux plus habiles flatteries, peut-être bien parce qu’il ne comprend pas un traître mot de ce que nous lui disons. L’idée, rendue à l’aide de gestes appropriés et d’un mot par ci par là, qu’il ne serait pas payé s’il n’achevait pas le travail commencé, appela simplement la réponse, aussi exprimée par gestes et par une foule de mots complètement inintelligibles, qu’il ne s’attendait pas du tout à l’être. Ces efforts de conversation se trouvèrent ne satisfaire personne, tout en nous prenant beaucoup de temps. Ce fut, en conséquence, longtemps après 4 h. soir, que nos bagages furent redistribués. Les brouillards commençaient heureusement à s’éclaircir, et à travers leurs déchirures nous pouvions déjà voir les longues arêtes du Shkara, luisant au soleil dans un ciel sans nuage.

Quittant la moraine nous tournons à notre gauche et commençons à ascensionner d’interminables pentes de séracs et de pierres. Arrivés là, le berger prend pitié de ma peine, et saisissant mon sac il insiste pour l’ajouter à l’énorme pile de bagages qu’il porte déjà. En dépit de sa charge, il est encore capable de nous montrer le chemin et d’avancer à grands pas, tout en nous faisant admirer la splendeur de ses muscles et la perfection de son équilibre. À 6 h. soir environ, nous atteignons l’endroit le plus élevé où vraisemblablement nous pourrons encore trouver de l’eau. Au dessus, de longues pentes de neige et d’éboulis conduisent au petit glacier situé en dessous du col séparatif du pic et du grand promontoire que j’avais escaladé deux ou trois semaines auparavant.

Nous creusons l’éboulis avec nos piolets et y faisons une excellente plateforme pour la tente ; lors, le feu est allumé et tout joyeux nous absorbons une soupe chaude, des biscuits anglais et du mouton du Caucase. Devant nous se trouve le grand mur crénelé de glace du Shkara et du Janga, se dressant haut, dans l’air chaudement coloré, pendant que, en dessous, le glacier silencieux s’assombrit dans un froid noir et que les vapeurs rassemblées par le soir se traînent lentement le long de ses pentes. En arrière de notre tente surgissent les grandes falaises du Dych Tau. Il y a dans les grands pics vierges, spécialement quand on les voit à la lumière tombante du jour, quelque chose d’étrangement solennel. Plaisanteries et badinages sont écartés comme une profanation, et l’on regarde leurs terribles falaises avec des sentiments tout à fait analogues à ceux avec lesquels le pèlerin du moyen âge adorait quelque sainte relique. Les ombres grandissantes s’allongeaient à travers la face de la montagne montrant de profonds couloirs ou des arêtes déchiquetées, des rocs verglassés ou de vastes et impitoyables

FACE SUD DU DYCH TAU
dalles de granite sans une cassure. Nous étions là à tracer notre itinéraire, de fissures en couloirs et de couloirs en arêtes, jusqu’à ce qu’il nous conduisît à la grande face abrupte et lisse, où, comme le faisait dévotement remarquer Zurfluh, nous n’avions plus qu’à espérer que « Der liebe Gott wird uns etwas helfen » « le bon Dieu voudrait bien nous aider un peu ». Nous examinâmes les derniers vacillements des rayons du soleil se jouant autour des blocs les plus élevés du Dych Tau, puis nous

nous insinuâmes sous l’abri de la tente et dans nos sacs de nuit. Notre Tartare, plus endurant, refusa la place offerte auprès de nous ; après s’être lavé la tête, les pieds et les mains suivant les rites de sa secte, il se coucha en plein air le long d’un grand rocher (le même peut-être à côté duquel MM. Woolley, Holder et Cockin campèrent quelques semaines plus tard). Zurfluh regarda ces arrangements avec un intérêt plein de tristesse, pensant certainement que le vent glacé ferait mourir de froid notre pauvre compagnon avant le matin[10].

À 1 h. mat., Zurfluh qui s’est constamment tenu éveillé, pour se lamenter sur le décès lent et pitoyable du Tartare, se traîne hors de la tente pour voir où il en est. Quelques minutes plus tard, tout en claquant des dents, mais néanmoins avec une joie réelle et sur son visage et dans la voix, il vient me dire que non seulement le Tartare est encore en vie, mais que, pieds nus, il paraît jouir d’un sommeil rafraîchissant : Zurlluh, l’esprit tranquillisé de ce côté, se livre à une lutte acharnée avec le feu. Le bois de Bezingi demande toujours des égards, mais à 1 h. mat., il lasserait la patience d’un saint et l’habileté du plus expert des chauffeurs de sa Majesté Satan. Malheureusement le petit ruisseau, sur lequel nous avions compté pour nous fournir toujours de l’eau, se trouvait gelé jusqu’au cœur, et nous eûmes à employer l’ennuyeux procédé de la fonte de la glace. Mes bottes étaient gelées elles aussi et les chausser se trouva être la partie la plus ardue et la plus pénible de l’expédition. Pourtant, ces difficultés préliminaires eurent une fin et nous pûmes enfin jouir, sous l’abri réchauffant de la tente, d’une tasse de thé chaud accompagnée de biscuits.

Un peu après 2 h. 30 mat. nous commençons l’ascension et nous marchons sans nous arrêter sur la neige ferme en remontant vers le petit glacier. Nous le traversons et nous ascensionnons les pentes qui se dirigent vers le col par la voie que j’avais précédemment prise dans ma route au contrefort Sud-Ouest. Après avoir atteint celui-ci, nous tournons franchement à droite, et escaladant en écharpe une ou deux tours croulantes, nous nous lançons droit sur la face du pic. Nous remontons, tout en nous portant toujours sensiblement il droite, et nous atteignons un couloir peu profond, encore garni par places de masses de neige à moitié fondante. L’une d’elles frappée par le piolet de Zurfluh se détache en bloc et vient me toucher sévèrement à la tête, au genou et à la main. J’étais heureusement tout près de lui, malgré cela, pendant une minute ou deux, j’eus à peine conscience de ce qui venait de m’arriver. Si nous avions été trois ou quatre à la corde l’aventure n’eût pas manqué d’être sérieuse. On considère habituellement, je le sais, deux hommes comme constituant une caravane trop peu nombreuse pour travailler sérieusement dans la montagne. N’empêche que sur des rochers brisés, ou sur des arêtes et des rocs en saillie garnis de blocs de neige glacée sans adhérence, ils y a, autant que j’en puis juger, un avantage tel à n’être que deux, que de ce nombre je fais presque le nombre idéal.

Heureusement, cinq minutes me suffisent à reprendre mes sens, et nous quittons ce couloir mal élevé, nous portant encore plus à droite à travers des rocs désagrégés et des pierres folles. Grâce à une marche rapide, nous atteignons, à 7 h. mat., la grosse masse de rochers rouges indiquée par M. Donkin, comme marquant le terme de la tentative qu’il fit en compagnie de M. Dent[11]. Sans faire halte, nous poussons plus loin, nous portant toujours sur la droite pour atteindre le plus petit des deux longs couloirs qui se trouvaient bien visibles de notre camp. Ce couloir remonte la face du pic vers la grande arête Sud-Ouest, au voisinage même du sommet. Zurflulh avait la veille au soir diagnostiqué qu’il était en neige, et, comme les rochers étaient pour la plupart verglassés et distinctement difficiles, nous pensions qu’il était désirable de l’atteindre aussi tôt que possible. Quand, à la fin, nous en avons gagné les bords, nous voyons d’un regard qu’il est beaucoup plus rapide que nous ne l’avons imaginé, et que — l’on me pardonnera cette assertion digne de Calino — la neige est de la glace. En conséquence, nous nous maintenons sur le rocher tant que nous faisons des progrès suffisants ; et c’est seulement lorsque chaque mètre d’avance nous coûte de précieuses minutes, que nous retournons au couloir.

Des grimpeurs, à la critique facile, ont soutenu parfois que j’avais l’habitude de tailler des marches assez espacées. Je voudrais que ces chicaneurs aient vu les marches d’escalier de Zurfluh. Il a l’habitude, à lui particulière, de ne tailler des marches que pour son pied gauche, son pied droit ayant la faculté d’adhérer fermement sur la glace absolument lisse, ce qui lui permet ainsi, par une combinaison de saut et de tortillement, d’enlever son pied gauche d’une marche solide pour le porter sur une autre 1m,80 plus haut. Il me montra gentiment comment il faisait et me pressa d’imiter son procédé, tout en me faisant remarquer combien de temps cela nous épargnait. Mais comme la moindre erreur nous aurait amenés à faire désagréablement connaissance avec le glacier en dessous, je préférai tailler les marches intercalaires ; et même alors il me fallait faire une gymnastique des plus ardues pour grimper de l’une à l’autre. Heureusement une vingtaine de minutes de ces exercices violents nous amena à un endroit où nous pûmes quitter le couloir pour la pente à notre droite. Un rocher dur, solide, nous conduisit allègrement au dessus, à une grande arête secondaire. Cette arête divise la face Sud du pic en deux parties bien marquées : à l’Est se trouve le grand couloir qui va de la base de la montagne au col situé entre les deux sommets, et au delà il y a encore les interminables séries de contreforts et de couloirs qui se déploient vers le Mishirgi Tau ; à l’Ouest se trouve la falaise moins découpée, qui rejoint l’arête Sud-Ouest. Nous travaillons à remonter cette arête secondaire, tantôt sur une face, tantôt sur l’autre, jusqu’à ce que nous soyons arrêtés au point où elle bombe en dehors et culmine en un énorme rocher qui, comme le style d’un gigantesque cadran solaire, projette ses longues ombres à travers le flanc de la montagne. Il devient évident que le travail va devenir beaucoup plus sérieux, aussi faisons-nous halte pour prendre un bon repas. Nous paquetons le reste des provisions dans le sac et le serrons sous une large pierre.

Après avoir examiné la falaise sur notre droite, Zurfluh arrive à la conclusion qu’il n’y a rien à faire de ce côté. Nous tournons donc notre attention vers les rochers qui sont sur notre gauche, et bientôt nous traversons une grande dalle il l’aide de contournements minutieux et de dislocations variées. Nous pouvons heureusement tourner bientôt vers le haut, et là, en nous confiant surtout aux bouts de nos doigts et aux rebords de nos semelles, nous parvenons à forcer notre route de nouveau vers l’arête pour l’atteindre au sommet même du style du cadran solaire. Il est, sur une courte distance, presque horizontal et extrêmement coupant. Tellement, en effet, que nous sommes contraints d’adopter l’attitude que la presse alpine étrangère attribue à ses grimpeurs, c’est-à-dire d’avancer sur les mains pendant que les jambes pendent de chaque côté comme une sorte de balancier. Une ouverture profonde de 4m,50 sépare cette lame de rasoir de la masse de la montagne au delà. Zurfluh saute dans cette brèche sur un lit de neige commode et continue gaillardement sa route Peu après, j’atteins la coupure, et je me mets à sauter pareillement, du moins je me l’imagine ; mais le lit de neige reçoit mal le choc et glisse dans le petit couloir situé à ma gauche, pendant que le « Monsieur », plus ou moins hors d’haleine, se cramponne à une sorte de balustre de roc qui fait saillie dans la brèche. Fort heureusement cet incident échappe au professionnel de la caravane. Je dis heureusement, parce que le moral du guide chef est fréquemment une plante tendre qu’il faut soigneusement garantir de toutes les influences contraires.

Nous sommes maintenant sur le pic lui-même. Le Gestola, le Tetnuld et le Janga sont sensiblement en dessous de nous, et la corniche même de l’arête du Shkara[12] ne semble plus nous dominer beaucoup. Malheureusement une masse nuageuse d’un vilain aspect s’était amassée sur cette grande arête et de temps en temps des bandes se déchiraient, s’arrachaient de cette nuée et venaient s’enrouler dans l’espace intermédiaire, poussées par une furieuse tempête du Sud. Quelques-uns de ces rubans de nuage arrivaient jusque sur nos têtes, nous privant de la chaleur pourtant bienvenue du soleil ; d’autres, doués de moins de force d’ascension, allaient se mêlant mille fois aux arêtes en dessous, les maculant de leurs spires déchiquetées, et nous avertissant que, d’un moment à l’autre, les falaises qui nous entouraient pourraient bien être voilées d’un brouillard impénétrable.

Le mur au dessus était évidemment des plus formidables. Bien que j’eusse l’air de ne pas douter du succès, il m’était impossible de me rendre compte comment nous pourrions avancer au delà. Mais Zurfluh est un homme à la hauteur de pareilles circonstances et il est de plus un grimpeur de rocher exceptionnellement brillant. Il se montra adéquat à l’occasion et jura par les dieux immortels que nous ne serions pas joués une seconde fois. Pendant qu’il examinait la meilleure ligne d’attaque, je répondais aux cris du berger, qui de bon matin avait grimpé au col et qui, grandement intéressé par nos progrès, avait, malgré un vent mordant et froid, passé le reste du jour dans cet endroit inabrité.

Zurfluh, après une exploration soigneuse, détermine que nous avons encore à traverser la muraille sur notre gauche. Nous grimpons le long de la grande falaise, collés à des pentes se déversant sur le vide ou à des corniches peu rassurantes, jusqu’à ce que nous ayons atteint un endroit où il nous faut faire de violents efforts pour nous permettre tout juste de nous élever sur une sorte de surplomb. Au dessus, l’angle de pente est moins rapide et quelques fissures ou quelques éclats de rochers nous assurent de bonnes prises. Un peu plus loin pourtant un second et, s’il est possible, plus mauvais surplomb nous apparaît. Après qu’il m’eût été donné de contempler les gracieuses attitudes de Zurfluh et de l’entendre tout haletant, alors qu’il se trouvait aux prises avec quelque difficulté désespérée, il commença à devenir évident pour moi que le second pic du Caucase ne devait pas être escaladé sans être attaché à la corde. N’était-ce pas, du reste, chose contraire à toutes les règles édictées pour servir de guide à la jeunesse et à l’innocence par les encyclopédies de Badminton et de Ail England[13] ? Cela ne serait-il même pas regardé comme une insulte pour notre pic ? Comme je suggérais délicatement ces craintes à Zurfluh, il me demanda si je voulais venir jusqu’à la corde ou si je voulais que la corde vienne à moi. Pour quelque raison cachée, un large rire illumina sa face alors qu’il me recommandait fortement la première manière de faire, tout en me faisant remarquer que la corniche sur laquelle j’étais juché n’était pas une place commode pour s encorder. En dépit de ses avis je me décide sans la moindre hésitation pour la seconde alternative, et quand la corde est descendue c’est avec succès que je résous les difficultés de la mettre. Et maintenant, il faut que je rende compte d’un étrange phénomène : un moment plus tôt j’aurais juré devant une cour plénière — et j’eusse été heureux de le faire, assuré qu’une cour plénière serait comme toutes les cours plénières, sur un terrain horizontal — j’aurais juré que la falaise en face était absolument perpendiculaire. Je ne fus pas plutôt attaché à la corde que la falaise se rabaissa jusqu’à ne pas excéder plus de quelques 66 grades d’inclinaison !

Nous pouvons maintenant contourner le coin rectangulaire du pic sur la face faisant le front du petit sommet, et nous apercevons au delà les falaises, balayées par les glaces, du Koshtantau. La coupure entre les deux sommets de notre pic se trouve déjà assez en dessous de nous — et nous voici même presque de niveau avec le sommet inférieur. J’avais toujours eu des doutes au sujet de cette partie de l’ascension ; c’est donc avec une vraie joie que j’aperçois une longue fente le long de laquelle nous pourrons presque certainement forcer notre route : cette fente accidentelle mise à part, je ne suis pas sûr que cette muraille puisse être ascensionnée. En appuyant d’un côté nos épaules et notre dos, nos genoux de l’autre, nous parvenons vite au dessus. Le pic inférieur s’abaisse rapidement, et l’apparition, au-dessus de sa crête, des neiges lointaines est saluée avec des cris de triomphe. Zurfluh plonge alors au fond d’un trou noir, derrière une pierre qui s’est fichée dans notre étroit passage, et c’est avec des contorsions et des efforts désespérés qu’il parvient à passer son corps à travers l’étroite ouverture. Il nous faut maintenant pendant un ou deux mètres quitter la fente et escalader une grande dalle sur le côté. Nous revenons encore à notre fissure, et ainsi de suite, jusqu’à ce que nous émergions sur l’arête. Sur l’arête, dis-je ? Non pas : sur le sommet lui-même. Tous les pics européens, l’Elbruz seul excepté, sont au dessous de nous ; et de la tour de notre observatoire, haute de 5.198 mètres, nous dominons le monde tout autour de nous. Je tourne à gauche, quelques pas m’amènent au point culminant, et je m’asseois sur sa crête déchiquetée. De grands nuages enveloppent maintenant le Shkara dans un manteau qui va toujours en s’épaississant, et la longue arête du Janga est ensevelie dans un mélange dense de vapeurs blanches et brillantes au dessus, mais noires et sombres au dessous de leurs bords inférieurs de plus en plus obscurs. Le Koshtantau se montre, son armure de neige toute blanche contre l’amoncellement noir des vagues orageuses. L’Elbruz seul est clair et sans tache, et son immensité le fait paraître si près que Zurfluh se met à rire en signe de dénégation quand je lui dis que tous les passages que nous avons faits depuis Mujal jusqu’au Bashil Su sont là, entre nous et lui. Il me soutient — et le croit encore — que l’Elbruz est situé à côté du Tiktengen[14], et je défie tous les cartographes du Saint Empire de Russie de le convaincre de son erreur. Une lumière jaune sur les neiges montrait bien il est vrai une distance considérable, mais la dimension colossale et la hauteur de l’énorme masse diminuaient tellement l’espace intermédiaire que je ne suis pas autrement surpris de sa méprise.

Comme je refusai de donner ma place sur le point le plus élevé, Zurfluh fut obligé de bâtir le cairn — ce qui était son plus grand désir, — sur un point un peu moins élevé. De par ses soins empressés, ce point grossit et grandit ; bientôt il apparaît dominant fièrement la tête de son rival, qui depuis les quelques derniers millénaires l’a surpassé d’un pied. Au bout de trois quarts d’heure de halte nous sommes invités par les souffles furieux de la tourmente à rompre volontiers notre repos et à 11 h. 30 mat. nous quittons le sommet. Nous descendons vivement les rochers de la grande fente et nous revenons à la face Sud sans beaucoup d’embarras. Là je me distingue en perdant la route et je me vois relégué, au poste nominalement plus important de dernier de la cordée. Zurfluh reprend avec la plus brillante habileté la lignes des corniches et des fissures que nous avons ascensionnées et nous atteignons régulièrement l’arête horizontale. Encouragés par notre succès, nous marchons hardiment à grands pas sur son étroite crête au lieu d’adopter notre indigne procédé du matin. Peu après Zurfluh imite mon mauvais exemple et perd la bonne direction de descente. Nous voyons bien le rocher qui recouvre en sécurité notre sac, et les traces de nos pas sont là sur une petite plaqué de neige, juste au dessus de la muraille ; mais nous ne pouvons plus découvrir la ligne par laquelle nous avons joint ces deux points. Finalement nous sommes forcés d’exécuter une descente sensationnelle, dans une petite fissure ou fente juste assez large pour y placer le bout des pieds et des mains. Sa terminaison inférieure s’ouvrait sur l’espace, et un long saut de côté était nécessaire pour atteindre une console de roc. Zurfluh, aidé par la corde, traverse la fissure ; il me dit alors qu’il pourra m’attraper et me tenir quand je sauterai en dehors. J’ai encore profondément gravé dans ma mémoire le souvenir d’avoir descendu la tissure, d’avoir avancé aussi bas et aussi loin que je le pouvais, d’avoir pu tout juste faire reposer la pointe de mon piolet sur une petite saillie, et là d’avoir porté tout mon poids dessus pour sauter à côté de Zurfluh. Un instant après il m embrassait les genoux avec une dévotion si enthousiaste que je me parus être un saint prophète jeté des splendeurs de la montagne dans les bras de quelque fidèle adorateur.

Le dernier mouvement terminait à peu près nos difficultés. Quelques minutes plus tard nous retrouvions notre sac et nous avions bientôt fait de bousculer son contenu. Notre porteur était encore assis sur le col, nous regardant, et Zurfluh se remémorant les habitudes des guides suisses quand ils sont dans le pays d’en haut, m’assurait qu’il aurait certainement fini toutes les bribes de provisions restées au camp. Nous répondons néanmoins a ses cris par de bruyants jodels et aussi en brandissant triomphalement nos piolets. Notre lunch se termine sommairement par la consommation complète des provisions ; nous rembourrons avec la corde le sac vide puis nous recommençons à descendre. Nous allons rapidement jusqu’à ce que nous ayons atteint le couloir. La glace y était tellement pourrie, et la plus grande partie en était si mal soudée aux rochers et à la couche de glace sous-jacente, le couloir tout entier devait être si certainement balayé par les chutes de pierres, que nous nous refusâmes à l’unanimité à suivre nos traces du matin. Mon impression est que, toutes objections à part, Zurfluh n’était pas précisément enchanté de descendre le remarquable escalier qu’il avait escaladé. Traversant le couloir, nous nous jetons vers le rocher et découvrons une cheminée à pic et verglassée que nous entreprenons de dégringoler. Après avoir regagné notre route du matin nous nous hâtons gaîment vers la ceinture des rochers rouges. Avoir en poche le sommet d’un pic vierge donne force et vitesse même au maladroit ; pour moi, je traîne mes guêtres derrière Zurfluh aussi vite que je puis. Notre porteur en vient bientôt à la conclusion que l’intérêt du jeu n’y est plus : nous le voyons alors se lever et descendre les pentes avec circonspection. Un peu plus tard, pensant que même un Monsieur ne peut pas perdre le bon chemin, Zurfluh est saisi du désir de montrer au Tartare comment l’on doit traverser des pentes faciles, et le voici lancé vers le col avec la vitesse, la facilité et la grâce d’un chasseur de chamois aguerri. Quand un homme est dépassé sans espoir par son compagnon, il éprouve toujours grand plaisir à voir ce même compagnon manquer la route de descente la plus facile. J’éprouvai ce grand plaisir en voyant Zurfluh prendre, après avoir atteint le col, la direction que nous avions suivie le matin. L’escalade que j’avais faite dans mon exploration préparatoire m’avait montré un couloir de neige commode dans lequel était possible une glissade debout extrêmement rapide. Après avoir atteint cette grande route, je file en bas jusqu’au petit glacier. Je le traverse en courant, je m’assieds confortablement sur mon chapeau et je glisse le long de ces grandes pentes jusqu’en bas, presque jusqu’à la tente, où Zurfluh est encore occupé il sortir la neige de ses poches.

Le porteur m’accueille avec de grands cris de «Allah il Allah ! Minghi Tau, Allah ! Allah ![15] »

Nous découvrons bientôt que, loin de consommer toutes nos provisions, le porteur n’a même pas pris une croûte de pain. Nous le pressons, pendant que la soupe cuit, de prendre un lunch, ou plutôt un déjeuner, mais il refuse et semble n’être pas pressé de dîner. Il arrange le feu avec beaucoup d’habileté, faisant brûler le plus mauvais des bois d’une façon vraiment incroyable, et il ne se repose que pour me décerner de temps en temps sur le dos une claque d’approbation. Comme il est encore

DYCH TAU AU COUCHANT
tôt, 4 h. soir, Zurfluh exprime un vif désir de lever le camp et de descendre ; mais les douceurs du Kosh n’enflamment pas mon enthousiasme et je refuse de bouger. C’est en effet un des grands plaisirs des voyages dans le Caucase, que les marches fatigantes dans les éboulis, sur les glaciers raboteux et les horribles moraines, et que les remontées trop fréquentes à l’hôtel y sont complètement inconnues. Un camp est pratiquement aussi confortable dans un endroit que dans un autre[16] ; par conséquent, aussitôt que l’on se sent enclin à s’asseoir et à paresser, le travail du jour se trouve fini et l’on renvoie au doux lointain du lendemain éboulis et moraines. C’est en vérité de rares délices que de s’asseoir à son aise de bonne heure dans l’après-midi et de contempler les grandes falaises dans lesquelles on a erré, avec l’esprit libre de toute pensée de précipitation, de moraines et d’obscurité.

Vers le soir les nuages amassés crevèrent en orage et en tonnerre, et les éboulis situés au dessous de nous, droit en bas vers le glacier, se poudrèrent de grêle et de neige. Comme la lune se levait, pourtant, le rideau se tira, et, luisant des brillantes blancheurs de la neige fraîchement tombée, les grandes arêtes nous regardaient à travers le golfe sombre du Glacier de Bezingi. Le soir, sans aucune brise, était relativement chaud, il était près de minuit quand le sommeil pacifique de Zurfluh fut troublé par un Monsieur frissonnant, en lutte avec son sac de nuit. Le lendemain matin nous descendions le glacier vers le Misses Kosh, nous paquetions ce qui nous appartenait, et nous nous en allions à Tubeneli[17]. Des provisions fraîches étaient arrivées de Naltcik et le vieux chef nous festoya avec des poulets et des gâteaux ; mais ces douceurs n’arrivèrent pas à réconforter la mélancolie de Zurfluh, et il refusa nettement de faire autre chose que de retourner directement chez lui. Sur le Dych Tau l’excitation de l’escalade avait porté à leur maximum toute la vigueur et la force dont il était capable, mais maintenant qu’il n’était plus éperonné par la difficulté, il était complètement déprimé. Il semblait être tout-à-fait à bas, et paraissait n’être plus qu’un spectre diaphane et mélancolique de son ancienne forme. « Es gefällt mir nicht, » peut être d’une bonne philosophie, mais cet axiome tend sans aucun doute à une condition pré raphaélite des corps.



  1. Le Koshtantau de la Carte russe dite de 5 verstes (1/210.000"), de la litterature alpine anglaise antérieure et des cartes françaises actuelles. C’est la première ascension de ce pic qui est racontée dans le présent chapitre ; elle eut lieu le 24 juillet 1888. Voyez en outre Proceedings of the Royal, Geographical Sociely, XI, p. 351-9 et Explorations of the Caucasus, par Freslifield et Sella, 2 vol. grand in-8 magnifiquement illustrés, London 1896. Ce dernier ouvrage résume toutes les notions topographiques et bibliographiques sur l’exploration actuelle du Caucase. — M. P.
  2. La variété caucasique de cet arbuste, Rhododendron ponticum, est ordinairement à fleur jaune : il en existe une variété à fleur blanc pur, comme du reste du R. hirsutum et du R. ferrugineum ; cette dernière, rare dans nos Alpes françaises, existe pourtant aux environs d’Embrun. — M. P.
  3. Affluent secondaire, rive droite, du grand Glacier de Bezingi, sur les pentes Ouest du Dych Tau ; voyez l’illustration de la page 229. — M. P.
  4. Le 19 juillet 1888, ces touristes quittaient, en compagnie de U. Aimer et de C. Roth, le Misses Kosh et réussissaient, le 20, l’ascension du Dych Tau par l’arête Nord (Voy. Alpine Journal, XIV, p. 90 et 185 et Explorations of the Caucasus, p. 263-64). — M. P.
  5. Kosh signifie en turc, chalet grossier, cabane, abri ; en l’espèce il s’agit d’un abri en sous-sol sous une énorme pierre, comme le montre l’illustration ci-contre. (Voyez en outre Tite Explorations of the Caucasas, 11, p. 26-27). — M. P.
  6. Le Tur (Capracaucasica) est différent de notre bouquetin (Capra Ibex) ; ses cornes, notamment, au lieu d’être rejetées droit en arrière, s’écartent latéralement de la tête. Il y aurait deux variétés de Turs au Caucase (The Explorations of the Caucasus, p. 140-1). — M. P.
  7. Nous gardons ici les orthographes de A. F. Mummery. MM. Freshfield et Sella écrivent Dykhsu, et Dykhtau. Tau, qui est d’origine turque, signifie sommet, rencontre de deux arêtes. Su est un courant, un torrent. — M. P.
  8. Nos expéditions dans ces vallées et à ces cols sont décrites dans le chapitre suivant. Il m’a paru plus commode de réunir ensemble mes excursions au Dych Tau.
  9. Voyez la note de la page 253. — M. P.
  10. Notre camp était placé sur les éboulis, à un point situé lui-même à deux centimètres et demi du bas de l’illustration ci-contre et a deux centimètres du bord gauche. Nous montâmes à un col de neige encore plus loin sur la gauche et nous ascensionnâmes la montagne diagonalement jusqu’à la grande arête secondaire, à gauche du long couloir situé entre les deux sommets. Eu égard au fort raccourcissement dû a la perspective, notre traversée de cette face paraît presque horizontale ; en fait ce fut presque une ascension directe. La même cause fait que les pentes paraissent matériellement moins rapides qu’elles ne le sont réellement. Les pentes elles-mêmes du terrain le plus rapproché sont déjà très rapides.
  11. Dans leur exploration de 1896, car dans l’expédition de 1888 qui coûta la vie à W. F. Donkin, C. T. Dent fut arrêté en Suanétie par une indisposition. — M. P.
  12. Le Shkara a 5.193 mètres d’altitude. — M. P.
  13. Voir la note p. 198. — M. P.
  14. Le Tiktengen est situé à 13 kil. du Dych Tau et l’Elbruz est encore à 51 kil. au delà. — M. P.
  15. Allusion probable à ce qu’il jugeait A. F. Mummery digne de faire la plus haute montagne du Caucase, l’Elbrouz, dont le nom local est Minghi Tau, (littéralement le blanc sommet). — M. P.
  16. Pour son voyage au Caucase A. F. Mummery avait perfectionné le trop primitif sac de nuit et combiné une tente très ingénieuse qui se trouve décrite et représentée dans le livre de M. C. T. Dent, Mountaineering, p. 63-4. Elle pesait seulement 1600 grammes. Aucun bâton de tente n’était nécessaire, les piolets suffisant à tout ; sa longueur était de 1 m. 83, et sa largeur de 1 m. 20 : sa hauteur celle d’un piolet. Un léger plancher imperméable venait ajouter seulement 450 grammes au poids total. — M. P.
  17. Descendant la vallée du Bezingi Chereck. Tubeneli est à 1.400 m. d’altitude. — M. P.