Mes années d’esclavage et de liberté/1.18

Mes années d’esclavage et de liberté (Life and Times of Frederick Douglass)
Traduction par Valérie de Gasparin.
E. Plon et Cie (p. 102-108).

XVIII

nouvelles relations et nouveaux devoirs.


Le jour de Noël, mon année de service achevée, je quittai Covey.

Patron et place, étaient arrêtés d’avance, pour 1835.

Captain Thomas, avait loué son esclave à M. Freeland.

Tout changement, excite un certain trouble chez le noir : Dans quelles mains tombera-t-il ? Mais, à ma renommée de lettré, s’enjoignait maintenant une autre : j’avais des poignets, et je savais m’en servir. Le bruit s’était répandu, par tout le comté Talbot, que, facile d’humeur, je n’étais pas facile à rosser ; que je ruais, et que j’avais parfois le diable au corps. Cette réputation, bonne ou mauvaise, me donnait, quant à mon sort futur, un grand repos d’esprit. Ce n’est pas tout ; affranchi du fouet, je m’efforçais d’en affranchir mes frères. Haïssant l’esclavage et les faiseurs d’esclaves, j’inoculais mes haines à la gent noire : « Une brebis gâtée empoisonne le troupeau » ! — Cela, et ma littérature, faisait de moi un objet redoutable aux planteurs.

Noël, la semaine qui suit, sont temps de fête pour les nègres. Plus de labeur, sauf les menus travaux de la ferme et de la maison. Ceux qui ont femmes ou enfants ailleurs, vont passer avec eux le congé. Les Nemrod, chassent l’opossum, le lièvre, le lapin : poil, écaille ou plume. Les amateurs de plaisir — de tous, ce sont ceux-là qui plaisent le plus aux maîtres — boxent, luttent, courent, dansent, et vident force cruches de wisky. Les industrieux, fabriquent des balais, des nattes, des corbeilles, des colliers pour les chevaux, et en tirent de jolis deniers ; ce que les maîtres ne considèrent pas de bon œil, vu qu’un esclave qui fait trois dollars dans une semaine, est sujet à conclure qu’il en pourrait gagner trois cents en douze mois, et à prendre la clef des champs.

Ce n’était donc que rires, que tapage de tam-tam[1] — la passion du nègre ! — Tout en frappant à coups redoublés sur son tambourin, l’artiste improvisait des couplets… pas tous à la louange de l’esclavage :

« Nous semons le froment,
On nous donne la balle.
Nous pétrissons le pain,
On nous donne les miettes.
Nous rôtissons la viande,
On nous donne les os.
Nous remplissons le pot,
On nous donne l’écume.
C’est assez bon, disent-ils, pour le noir ! »

Les vacances de Noël, à en juger d’après mon expérience et mes observations, servaient plus à réprimer l’esprit d’insurrection chez l’esclave, qu’à le délasser ou le réjouir.

Notre âme est prompte à regarder par delà. Le par delà du noir, c’est la liberté. En plaçant les congés de Noël, cette indépendance de huit jours, à l’horizon prochain du nègre ; les maîtres empêchaient ses désirs de s’élancer vers de plus brillants lointains.

Noël en avant, le noir songeait aux visites à la fiancée, à la femme, aux enfants ! Danse, jeux, wisky, profits menus et gros, possédaient sa pensée, bornaient les perspectives, verrouillaient la prison. — C’est ce qu’il fallait aux maîtres.

Et ce qui leur convenait, c’était, jusqu’à un certain point, l’abrutissement du noir. — Fronçant le sourcil à toute récréation virile, les maîtres favorisaient tout bas plaisir. Je les ai vus exciter leurs nègres à l’ivresse, établir entre eux des paris à qui boirait le plus ! Et quand les malheureux étaient ivres-morts, les maîtres applaudissaient. — On gouverne plus aisément une bête qu’un homme ; on la tient mieux en main.

Souillant ainsi notre liberté de quelques heures, la marquant du stigmate de l’abjection, nos maîtres pensaient nous dégoûter de l’indépendance.

En une certaine mesure, ils y réussissaient. Les vacances terminées, la tête encore vertigineuse, trébuchant hors de nos fanges, aspirant une large bouffée d’air pur, nous reprenions, allègres, le chemin des champs, trouvant le travail meilleur, au bout du compte, que les ignobles loisirs par où les maîtres nous avaient dégradés.

Esclave d’un homme, cela valait mieux qu’esclave de la boue.


M. Freeland, véritable gentleman du Sud, ne ressemblait pas à Covey. Tout en participant largement aux vices de sa classe, il avait l’âme ouverte à quelques sentiments de justice, à quelque émotion d’humanité. Passionné jusqu’à la violence, impérieux jusqu’au despotisme, il était franc, méprisait l’astuce, et n’espionnait jamais.

Il me mit au labeur du sol. Devenu grand et fort, je préférais mille fois la terre, à l’énervant service de maison. Ce fait, d’abattre plus d’ouvrage que les plus vigoureux travailleurs, me remplissait d’orgueil.

Il y avait, sur ce point, maintes rivalités entre esclaves. La lutte tournant à son profit, on comprend si le maître la favorisait. Mais, nous aussi, nous savions calculer : faire en un matin l’ouvrage de la journée, c’était donner au maître une trop haute idée de nos capacités. Il risquait de transformer en tâche quotidienne, le résultat d’une heure d’émulation. Les défis, par conséquent, s’abattaient comme feu de paille.

Chez Covey, j’occupais le poste — peu enviable — de bouc expiatoire. Tous les méfaits se réglaient sur mon dos.

Chez M. Freeland, il n’en allait pas ainsi ; chacun payait pour soi. La nourriture y était abondante, le travail modéré : jamais aux champs avant le soleil, toujours revenus avant la nuit ! Durant les heures de jour, en revanche, on bûchait ferme.

Mon sort s’était donc amélioré ; n’importe, je restais soucieux et chagrin : esclave aussi malaisément satisfait d’un maître qu’un maître l’est d’un esclave. — Le corps déchiré chez Covey, le bien-être du corps formait alors mon desideratum suprême ; le corps ménagé chez Freeland, l’esprit réclamait ses droits.

Rossez l’esclave, affamez-le, abrutissez-le ; il suivra son maître comme un chien. Donnez-lui bonne nourriture, travail modéré ; son âme s’éveillera : Il ne rêvera plus que liberté.

Vous pouvez si bien rabattre un homme au-dessous du niveau commun, qu’il en perde jusqu’à la notion même, et du niveau, et de sa situation personnelle. Mais relevez-le, ne fût-ce que de quelques lignes ; ses yeux verront, et dès que ses yeux auront vu, l’homme se redressera.

Les rejets de l’arbre de liberté, que desséchait un sol aride sur la plantation Covey, reprenant vie dans les riches terres de Freeland, verdissaient et s’apprêtaient à fleurir.

J’avais de braves compagnons. Fidèle à ma vieille manie, je leur parlais d’indépendance ; j’excitais en eux la soif de savoir. Le Vocabulaire Webster, l’Orateur Colombien, recommençaient en eux l’œuvre qu’ils avaient faite en moi.

Quand vinrent les grands jours avec les longs dimanches, l’idée d’école me reprit. Nul besoin de salle, l’ombre d’un arbre suffisait ; le tout, était d’avoir des écoliers. Henry et John, mes camarades ; Sandy — l’homme à la racine merveilleuse — donnèrent le branle ; vingt à trente jeunes noirs suivirent bientôt, promettant de se trouver chaque dimanche, à la même heure, sous le même arbre. Les livres — vieux volumes jetés aux vieux papiers par les maîtres — s’emmagasinaient avec soin. Nos réunions restaient secrètes : il me souvenait de l’échauffourée de Saint-Michel.

Enseigner l’Évangile ! Si nos planteurs se fussent doutés du crime, nous les aurions eus sur nous, avec fouets, cordes et gourdins. Boire de l’eau de feu, se cogner brutalement, se rouler dans l’ordure, à la bonne heure. — Mais l’Évangile ! Mais réveiller l’esprit du nègre ! Mais prouver au nègre qu’il a une âme !

Il fallait à tout prix réprimer cela.

Qu’on eût demandé à la population de Saint-Michel, quels étaient ses trois hommes les plus pieux ? la population aurait nommé West, Fairbanks, Thomas Auld. Or, c’étaient ces trois saints, qui nous avaient naguère assaillis, battus, dispersés. Ils y allaient de bonne foi. Ne s’agissait-il point du salut de l’esclavage ? L’esclavage étant légitime, l’enseignement de l’esclave ne l’est pas. Les trois saints, en nous fouaillant, se montraient conséquents au principe. Le principe, une fois de plus, se montrait infernal[2].

Quelques mois plus tard, un de nos frères libres, bravant l’interdiction de la loi, recueillait l’école chez lui. J’ai, durant mon existence, exercé bien des fonctions ; nulle avec plus grand bonheur que celle-ci : Instituteur de mes quarante garçons.

Outre l’école du dimanche, je leur consacrais, l’hiver, trois veillées par semaine.

Disons-le pour être juste ; M. Freeland, qui ne faisait pas, tant s’en faut, profession de christianisme, fut de tous mes maîtres le meilleur. Il le fut, jusqu’au moment où, libre, je devins mon propre maître : assumant seul les responsabilités de ma conduite ; exerçant, sous le seul contrôle de ma conscience, le pouvoir de ma volonté.

Mon bonheur comparatif — absence de misère serait mieux dit — je le dus alors à l’ardente affection de mes frères esclaves : loyaux, fidèles, courageux.

Oui, courageux ! Oui, loyaux ! — L’accusation de traîtrise, celle de lâcheté, est volontiers jetée à la face de l’esclave. Eh bien, je le déclare ici, jamais hommes autant que ces hommes-là, ne commandèrent mon respect, ne justifièrent ma foi. Vrais comme l’or, solides comme le fer, sans petitesses, sans jalousies, indissolublement unis !

En face de cette république, les maîtres n’avaient qu’à se bien tenir.


  1. Calebasse tendue de peau, qui sert de tambour.
  2. Les persécuteurs sincères, sont de tous les temps et de tous les lieux. Mais quand la sincérité a-t-elle innocenté l’erreur ? — Trad.