Mes années d’esclavage et de liberté/1.19

Mes années d’esclavage et de liberté (Life and Times of Frederick Douglass)
Traduction par Valérie de Gasparin.
E. Plon et Cie (p. 109-125).

XIX

complot.


Pour tout homme de sens, le 1er janvier est un jour sérieux : la réflexion nous ramène en arrière, l’espoir nous porte en avant. Ce matin-là — 1er janvier 1836 — en arrière j’avais la douleur, en avant l’obscurité.

Toujours esclave ! M. Freeland avait reloué mes services pour un an. Sa promptitude à le faire aurait flatté ma vanité, si j’eusse aspiré à la renommée d’esclave de prix. Tout révolté que j’étais contre la servitude, je sentais mon orgueil doucement caressé. Mais les bienveillances d’un maître, si elles dorent la chaîne, n’en brisent pas un anneau ; et le mois de janvier vit s’affermir dans mon âme, la résolution d’en finir avec le joug.

Chose dans le passé, chose dans le présent, je voulais être homme dans l’avenir. — La pensée seule de m’accommoder au servage, d’avoir, ne fût-ce que l’air en prendre mon parti, me couvrait de confusion. J’avais projeté, j’avais parlé ; le moment était venu d’agir. Je fis donc le vœu solennel, non-seulement de m’échapper, mais d’entraîner des frères avec moi. — John et Harry se plaçaient en première ligne. Entre nous, c’était à la vie, à la mort. Je leur fis part de ma décision.

Là, dans nos conciliabules secrets, tout ce que j’avais d’éloquence prit essor. Ce n’était pas pour rien que j’avais lu et relu les discours des grands orateurs, leurs puissants appels à la liberté ; le feu courait dans mes veines, mes paroles le portaient avec elles ; je n’avais pour auditeurs ni des esprits inertes ni des cœurs indifférents ; le jour vint où ils me dirent : — Agis, nous agirons.

Tous, excepté Sandy, nous étions au clair sur la soi-disante légitimité de l’esclavage. — Vainement nous avait-on prêché, du haut de la chaire de Saint-Michel, le devoir sacré d’obéissance ; vainement nous avait-on sommé de reconnaître en Dieu l’auteur de notre servitude, en notre esclavage le miséricordieux arrangement de sa bonté ; vainement nous enjoignait-on de regarder la fuite comme une offense à l’Éternel, notre condition présente comme un paradis, comparée à celle que nous destinait l’Afrique ; vainement nous ordonnait-on de considérer la couleur de notre peau comme un signe de la réprobation céleste : sceau divin apposé à nos fers ; en vain nous démontrait-on l’excellence des relations d’esclave à maître ; en vain les profits, supérieurs aux gains de celui-ci, que nous tirions de nos labeurs ! Ou notre oreille était sourde, ou notre intelligence obtuse, nous ne comprenions pas.

Mais, toute noire que fût ma peau, voilerait-elle bien les pensées de mon âme ? Oh ! que volontiers, j’aurais échangé mes traits mobiles contre l’impassible visage de l’Indien !

Nos maîtres avaient l’œil perçant. Habiles en l’art de déchiffrer la physionomie humaine — leur salut dépendait de leur vigilance, il y allait de leur vie et de leurs biens — conscients de l’iniquité qui nous tenait sous le joug, sachant ce qu’ils feraient à notre place ; ils veillaient, épiaient, lisaient au fond de nos cœurs ; saisissant, avant qu’elle fût éclose, la moindre velléité de fuite ou de rébellion !

Tempérance inusitée, apparente abstraction, silence, babil, gaieté, tristesse, tout leur était matière à soupçon. Souvent même, procédant à la façon des inquisiteurs : — Avoue ! criaient-ils à l’esclave foudroyé sous leurs accusations : — Tu as le démon déserteur au corps ! Avoue, sinon je l’en fais sortir à corps de fouet !

L’esclave, tantôt avouait le projet qu’il n’avait pas formé ; tantôt, se taisant, était sanglé quand même.

Cette bonne vieille maxime : « Un homme doit être tenu pour innocent tant qu’il n’est pas prouvé coupable » n’avait pas cours dans les plantations.

En dépit de notre réserve, l’attention de M. Freeland semblait éveillée ; il nous suivait de plus près. — On se voit rarement soi-même sous l’aspect qu’on présente aux autres. Nos physionomies et nos manières, si bien faites, pensions-nous, pour calmer les craintes, trahissaient à quelque degré nos plans. Je me rappelle à cette heure maintes étourderies : cris de joie intempestifs, airs triomphants, fragments d’hymnes ; autant de symptômes révélateurs.

« Ô Canaan, doux Canaan
Je pars pour Canaan !

N’ont-ils pas dit que la panthère
Est aux aguets sur le chemin ?
Doux Canaan, glorieuse terre,
Jésus vers toi nous conduira ! »

À travers ces aspirations célestes, nos maîtres n’entendaient-ils point ce que chantaient nos cœurs ?


Cinq jeunes gens — chacun d’eux aurait valu mille dollars sur le marché de Saint-Michel, quinze cents sur celui de New-York — s’étaient associés à mon projet : Henry, John, Sandy, Roberts et Bayley. Bien que le plus jeune, moins un, j’avais sur eux l’avantage de l’expérience et du savoir. Livrés à eux-mêmes, pas un d’eux peut-être, n’aurait envisagé la fuite comme un événement possible. Ils soupiraient après l’indépendance ; la conquérir, ils n’y songeaient pas. Un vague espoir d’émancipation, quelque jour, leur suffisait. La responsabilité de l’acte pèse donc sur moi. S’il y a crime, je suis le criminel. Mon front s’en relève, je réclame l’attentat : c’est mon suprême honneur.

N’allez pas nous prendre pour des écervelés. Nous calculions les frais de l’entreprise. Elle coûtait gros. Le sang parfois se glaçait dans nos veines. Valait-il pas mieux retourner à cette paix comparative qu’éprouve l’évadé, lorsque, ressaisi, il est réintégré dans son cachot ?

Si, considérant une carte des États-Unis, on y observe la proximité du Maryland avec le Delaware et la Pennsylvanie, on sourira de nos terreurs. Mais, autre chose est d’examiner une situation, autre chose de s’y trouver.

Les véritables proportions de la distance nous demeuraient inconnues ; nos maîtres la faisaient incommensurable. Tout comme ils affirmaient leur pouvoir illimité, ils déclaraient sans bornes les États esclavagistes. Je possédais quelques brins de théologie ; de géographie, pas un mot. Qu’il y eût des États du Nord où régnait la liberté, je le savais ; le nom de ces États, je l’ignorais. Quant au Canada, on m’en avait parlé comme d’un pays où cygnes et oies sauvages, se réfugient contre les ardeurs de l’été.

Ce n’est pas tout. Dans l’épaisseur de chaque bois, les chasseurs de nègres fugitifs se tenaient aux aguets ; chaque bac avait son gardien, chaque porte sa sentinelle, chaque frontière ses espions. Repris, nous étions déchirés, mutilés, assassinés !

Nul ne se fera l’idée des visions qui passent en telles conjonctures, devant l’esprit du nègre ignorant. — Des deux côtes : fuite ou servitude, se tenait la mort. Perdus au désert, enragés de faim, nous nous dévorions les uns les autres. Après une lutte horrible, les flots nous engloutissaient. Poursuivis par les chiens, nos os craquaient sous leurs dents. Piqués des scorpions, mordus des serpents, l’eau, la terre, le feu, la nudité, l’inanition, les voleurs d’hommes, tout avait raison de nous.

Et cependant, rien ne rendra l’agonie de l’esclave, lorsqu’il sent vaciller en lui sa résolution de fuir.

« — Donnez-moi la liberté ou donnez-moi la mort ! » s’écriait Patrick Henry, le grand orateur, dans un emportement d’éloquence. C’était beau. Ce l’est bien plus quand l’esclave, taciturne, seul avec lui-même, choisit de mourir plutôt que de garder ses fers. — Pas un parmi nous, qui mit sa vie en balance avec sa liberté.

J’ai dit : pas un. Sandy, cependant, l’homme à la racine, devenait inquiet. Il avait des rêves lugubres. L’un entre autres, qui, je l’avoue, me laissa troublé.

— Je te voyais, me conta Sandy, aux griffes d’un aigle ! Des oiseaux de tout plumage t’entouraient, ils te perçaient du bec. Tu levais les bras, cherchant à protéger tes yeux ! Puis, les oiseaux prirent leur vol du côté du Sud. C’était la nuit du vendredi. Fred, fais-y attention ! Honey[1], prends garde !

Sandy parlait avec autorité ; le songe ne présageait rien de bon… ce qui ne m’empêcha pas d’arrêter mon plan.

Le voici : Nous emparer, la nuit qui précède Pâques, du large canot de M. Hamilton ; l’appareiller, nous lancer avec lui dans la baie, atteindre la pointe du cap Chesapeake, y prendre terre, repousser le canot à l’eau, et marcher droit vers l’étoile du Nord, jusqu’en pays de liberté.

Les objections me manquèrent pas : — En temps d’orage, disaient les uns, la baie est dangereuse, nous risquons de sombrer ! — La disparition du canot combinée avec notre absence, disaient les autres, nous trahira ! — Abandonnée à la dérive, s’écriaient les troisièmes, l’embarcation mettra les pourchasseurs sur notre piste !

— D’accord. Mais traverser les terres, présentait de pires dangers. Sur mer, nous pouvions passer pour des pêcheurs ; sur terre, chaque blanc avait droit d’arrêter l’homme de couleur, d’exiger ses papiers, de les déchirer s’il lui plaisait, d’empoigner le pèlerin, et de le conduire aux autorités.

Nous décidâmes en faveur de la baie.

J’écrivis, et remis à chacun de mes compagnons, une passe ainsi conçue : — Moi, soussigné, je certifie avoir donné à mon serviteur (ici le nom) pleine autorisation de se rendre à Baltimore, pour y séjourner durant les congés de Pâques.

« William Hamilton,
près Saint-Michel, Talbot Ce Md »

Baltimore n’était pas notre but ; toutefois, nous en prenions le chemin ; la passe pouvait nous servir dans le talon de la baie : qu’on nous la demandât, elle était prête. — Nous étions, nous, déterminés à rester calmes, fermes, en pleine possession de notre sang-froid.

Je ne dormais plus. Nous avions empaqueté nourriture et vêtements. La responsabilité de l’acte pesait lourdement sur mes épaules. Gloire du succès, honte de la défaite me travaillaient tour à tour. Quel ouragan dans ma tête ! Le fugitif ressaisi, n’oubliez pas cela, lecteur, non-seulement subit la torture, mais encourt l’exécration de ses compagnons d’esclavage. Grâce à lui, leur condition devient intolérable : soupçonnés, resserrés, privés de leurs priviléges, tenus court et dur ! Un noir échappé, tous sont accusés de connivence, tous châtiés pour la part présumée qu’ils ont prise à l’attentat !

Le frisson me tenait.

Mais l’heure était passée de regarder derrière soi. J’en appelai à la fierté de mes compagnons :

— Quiconque, leur dis-je, recule, après serment fait de tenter l’effort ; se déclare lâche, esclave à vie, et n’a plus qu’à tendre le dos aux coups !

Tous — sauf Sandy, à notre vif regret — nous jurâmes, par un serment plus sacré, d’agir le jour venu.

Il vint. Cœur palpitant, nous nous rendîmes au travail. Notre départ, on s’en souvient, devait s’effectuer la nuit. — Tandis que je répandais l’engrais sur le sol, un pressentiment, pareil à l’éclair qui dans les ténèbres, montre soudain au voyageur l’ennemi derrière, le gouffre devant ; un pressentiment me glaça. Sandy se trouvait près de moi. Je me tournai vers lui :

— Sandy, fis-je, nous sommes trahis ! C’est comme si je le voyais.

— Homme ! c’est étrange ! Je sens juste comme toi.

Ma mère, depuis longtemps au tombeau, se serait relevée ; elle m’aurait averti de la trahison, je n’en aurais pas été plus certain.

À ce moment, sonnait le cor qui appelle les esclaves au premier repas. Je suivis avec les autres le chemin du quartier. Un demi-mille environ, séparait la plantation Freeland de la grand’route. À demi-mille, par conséquent, s’ouvrait le portail de l’avenue qui, du dehors, conduisait à l’habitation. — Or, quelque ombragée que fût cette avenue par les arbres, je vis se dessiner sur elle quatre hommes blancs, à cheval.

Tout est perdu ! pensai-je.

Le premier qui déboucha dans la cour, fut M. W. Hamilton. D’ordinaire, il imposait le pas à sa monture. Ce matin, lancé au galop, couvert d’écume, soulevant des tourbillons de poussière, son cheval le déposa devant l’habitation. M. Hamilton, un des hommes les plus résolus du voisinage, avait la parole douce et l’esprit circonspect.

— Où est M. Freeland ? demanda-t-il.

— Dans la grange, monsieur.

Il se dirigea vers la grange. Quelques instants plus tard, les deux gentilshommes revenaient. Sur un signe de M. Hamilton, les trois blancs — trois constables — rejoignirent, sautèrent à bas de cheval ; tous tinrent conseil, puis se rapprochèrent de la cuisine. Je m’y trouvais seul avec John. — Henry et Sandy étaient encore dans la grange.

— Ici, Frédérick ! — cria d’une voix agitée M. Freeland.

— Présent, monsieur.

Saisi par les constables :

— Tu t’es fourré dans quelque mauvaise affaire ! — grommela l’un d’eux : Tu vas filer avec nous devant ton maître, Captain Auld, à Saint-Michel. S’il te juge innocent, on te relâchera !

Solidement garrotté, la résistance était impossible : Cinq contre un, armés jusqu’aux dents !

Henry s’avoisinait.

— Croise tes mains ! — lui ordonne un des constables.

— Non ! — Si claire était la voix, le ton si déterminé, qu’un instant les constables demeurent abasourdis.

— Tu ne veux pas croiser tes mains ?

— Je ne veux pas.

M. Hamilton, M. Freeland, les officiers l’entourent. Deux des constables, tirant de la ceinture leurs pistolets, jurent, par le nom de Dieu, que s’il ne croise pas ses mains, ils abattront Henry d’un coup.

— Je ne les croiserai pas ! — répète froidement Henry.

Là-dessus, chacun des assassins relève son pistolet, en applique la bouche au cœur de l’esclave désarmé, et le doigt sur la détente :

— Croise tes mains ! — crie Tom Graham, chef des trois : — Croise-les, ou je te fais sauter ton damné cœur !

— Tirez ! vous ne pouvez me tuer qu’une fois. Tirez ! Et soyez maudits ! — Henry se redresse. La tête fière, l’accent héroïque, d’un coup de poing il fait voler les armes ; tous se ruent sur lui, le frappent, l’accablent, le maîtrisent ; en une seconde, il a les cordes autour du corps.

Et moi, la honte m’embrasait le visage. Henry avait noblement combattu ; ni John ni moi n’avions résisté.

Mais d’esclave à maître, nulle défense ne sert, sauf en cas de triomphe certain. Celle de Henry néanmoins, servit.

Juste au moment où allait éclater le conflit : — Nous ferions sagement peut-être, avait dit M. Hamilton, de procéder à la recherche de ces passes, qu’on prétend avoir été écrites par Frédérick.

Fouillés, les passes trouvées, mon sort était fixé. — Grâce à la résistance de Henry, je jetai, inaperçu, la mienne au feu.

Nous allions, tous liés, prendre le chemin de Saint-Michel, lorsque mistress Betzy Freeland parut sur le seuil. Elle aimait — à la façon du Sud — John et Henry, nés dans la maison, et qu’elle avait dressés. Leur tendant ses mains chargées de galettes — le déjeuner était resté dans la bagarre — pointant sur moi son doigt osseux :

— Toi, diable ! cria-t-elle, toi diable jaune ! (pourquoi jaune ?) c’est toi qui leur a mis la fuite dans le cerveau ! Sans toi, diable jaune monté sur échasses, jamais ils n’y auraient pensé !

J’envoyai à la dame un regard qui la fit bondir d’épouvante, comme elle refermait le battant de la porte, me laissant, avec mes camarades, en des mains aussi brutales qu’était cassante sa vieille voix.


Et maintenant, sur la route de Saint-Michel, cinq jeunes gens, cinq malfaiteurs, coupables de ce crime : préférer l’indépendance à l’esclavage ; nu-pieds, nu-tête, les mains cordées ; attachés à trois forts chevaux dont les cavaliers portaient coutelas et tromblons, brassaient la poussière, traînés en geôle comme félons !

Une foule imbécile, grossissant à chaque bourg, suivait, nous prodiguant les insultes. — Et je pensais au rêve de Sandy : à l’aigle qui m’avait étreint dans ses serres, aux oiseaux de tout plumage qui m’avaient déchiqueté du bec, au Sud vers lequel ils avaient pris leur vol ! — Et c’était au Sud, dans la prison d’Easton, qu’on nous menait.

— Pendez-le ! vociférait la tourbe : Brûlez ! brûlez ! arrachez-lui la peau !

Pas un, parmi ces hommes libres, ne laissait tomber sur nous un mot de sympathie ou un regard de pitié.

Mais, derrière les palissades qui bordaient quelques plantations, de noirs visages se hasardaient, nous considéraient ; et sur ceux-là, on lisait la compassion.

Trahis — nous l’étions — toute espérance évanouie, broyés sous l’iniquité, éperdu en face du crime triomphant, je me demandais, dans mon ignorance et ma folie : — Où est la justice de Dieu ? Où sa miséricorde ? Qui a donné à ces brigands, le pouvoir qu’ils ont ? — Puis, soudain, cette parole du Livre : « Le jour de l’oppresseur viendra ! » répondit à ma démence, et je me sentis apaisé.

Une chose m’était douce : ni un geste, ni un mot de reproche, n’avaient échappé aux frères que j’entraînais dans ma perte. — Vendus, emmenés dans le Sud, tous séparés ! Je marchais sous ce poids.

Henry et moi, attachés à la même corde, nous pouvions, tandis que les constables regardaient devant eux, échanger quelques paroles :

— Que faire de ma passe ? murmura Henry.

— Mets-la dans ta galette et mange-la !

L’ordre transmis aux autres, fut promptement exécuté.

— Pas d’aveu ! ajoutai-je. Les mots glissèrent de captif en captif.

Unis par une confiance absolue, embrasé du même fraternel amour, nous étions décidés à tomber ensemble, si nous tombions.

Arrivés à Saint-Michel, on nous conduisit devant maître Thomas. Il devait opérer une première enquête :

— Fuite, meurtre, c’est pendaison ! fit-il.

— Oui ! répondis-je : Mais nous n’avons ni tué, ni pris la fuite. — Et je continuai d’un grand calme, espérant amener le maître, à prononcer le nom du Judas qui nous avait vendus.

Le traître — ou le témoin — existait. Maître Thomas en convint ; mais ne le nomma pas.

Était-ce Sandy ? La connaissance qu’il avait de nos projets, son rêve, sa retraite, son cri — pareil au mien — à l’instant où paraissaient les constables dans l’avenue, tout semblait l’indiquer. Pourtant, nous ne consentîmes pas à croire cela. Nous aimions trop Sandy, pour le flétrir d’un soupçon.


Bientôt, attachés de plus belle, nous parcourûmes, criblés d’injures, les quinze milles qui nous séparaient de la geôle d’Easton. Heureux — le mot sonne étrangement ici — d’échanger les malédictions de la populace contre une cellule et des verrous.

Tel est le pouvoir de l’opinion publique — pour égarée se montre-t-elle — qu’innocents, que victimes, nos fronts rougissaient, comme si nous les avions méritées, sous les brutales condamnations qui nous assaillaient de toutes parts.

M. Joseph Graham, shériff du comté, nous installa, John, Henry et moi, dans une cellule ; Roberts et Bailey dans une autre.

Verrouillés, nous n’échappâmes pas aux tourmenteurs. Un essaim de frelons, ces trafiquants d’esclaves, qui parcouraient incessamment les États, en quête de chair vivante, comme les vautours le sont de charognes, fondit sur nous. Les maîtres, pensaient-ils, nous avaient mis là pour nous vendre. Je ne vis jamais — j’espère ne jamais revoir — si viles créatures. On eût dit une meute de damnés, frais échappés de l’enfer.

Ricanant, lorgnant, grimaçant :

— Ah ! ah ! garçons ! faisaient-ils : Les ailes vous démangent ! Où comptiez-vous aller ?

Puis, quand ils s’étaient bien gaussés des misérables à leur merci, ils procédaient à notre évaluation ! Celui-ci palpait nos muscles ; celui-là, nous prenant par les épaules, nous secouait à tour de bras ; un troisième, nous enjoignant d’ouvrir la bouche, examinait nos dents :

— As-tu envie de m’avoir pour maître ? — criait cet autre. Et comme nous restions taciturnes, ce qui les enrageait : — Quand tu seras à moi, je te ferai voir du pays !

Détestés de la gentry du Sud, qui les tenait pour ignobles bandits ; ces gens-là, cette horde immonde, n’en était pas moins l’inévitable produit de l’esclavage : Égaux en vilenie aux gentilshommes, qui, tout en méprisant la classe et en stigmatisant le métier, les avaient créés tous deux.

Une fois délivrés de ces rodomonts écœurants, dont chaque souffle nous apportait un blasphème, nous respirions mieux. Il fallait regarder aux serrures et aux barreaux, pour nous souvenir que notre chambre, spacieuse et nette, fût une cellule de prison. — Mais ces barreaux ! mais ces verrous ! Au lieu de la liberté conquise !

Chaque pas sur l’escalier nous faisait tressaillir. Quel allait être notre sort ? Nous aurions donné les cheveux de notre tête, pour entendre six des paroles qu’échangeaient entre eux, sur la place, les serviteurs de l’hôtel Lowe-Sol. N’avaient-ils point, tout en courant autour de la table d’hôte, attrapé maints renseignements qui pour nous, étaient vie ou mort ?


Les fêtes de Pâques terminées, MM. Hamilton et Freeland arrivèrent à Easton ; non pour nous envoyer au fouetteur officiel, comme il en va des esclaves fugitifs, mais pour relâcher John, Henry et Bailey.

Je restai seul. — Les innocents avaient été graciés ; le coupable demeurait écroué.

C’était justice. Trente-neuf coups sur mon dos nu, m’auraient déchiré moins que cette séparation, peut-être éternelle. Cependant, je le redis encore, il y avait là une sorte d’équité. Pourquoi ces jeunes gens, entraînés par mon influence, auraient-ils subi un châtiment pareil au mien ? Si je pleurais leur tendresse, il m’était doux de les sentir hors de geôle, à l’abri du Sud et de ses marais empoisonnés. — Mon noble Henry lutta, lorsqu’on le vint enlever de la prison où il me laissait solitaire ; autant qu’il s’était débattu, lorsqu’on l’y avait conduit.

Et je sondai — que de fois je les avais mesurés ! — les malheurs de l’esclave et ses désolations. — Personne, sauf les bandits qui se ruaient dans ma cellule ! Pas une voix, sauf leurs imprécations ! En perspective, j’avais la Georgie, la Louisiane, l’Alabama : la pestilence de leurs champs de coton, de cannes à sucre et de riz.

Réclamer ? à quoi bon ? — Me défendre ? Avec quoi ? — Que peut opposer un esclave, au plomb et au fer ?

Après huit de ces interminables journées, Captain Thomas parut.

Il venait, dit-il, me chercher pour me remettre à un sien ami de l’Alabama, lequel y retournait, m’y emmenait, et au bout de huit ans, m’émanciperait !

L’histoire de l’ami — je n’avais jamais entendu Captain parler d’une relation quelconque dans l’Alabama — celle de l’émancipation, me laissèrent incrédule. Maître Thomas, soigneux de sa renommée de saint, répugnait à encourir le blâme qui, même chez les planteurs, flétrissait la vente d’un chrétien, par un autre chrétien, aux trafiquants du Sud.

Quoi qu’il en soit, Captain Thomas, qui pouvait ou me vendre ou me battre, ne fit ni l’un ni l’autre. La loi lui donnait le droit de me maltraiter ; il n’usa pas du droit. — Que cela lui soit compté là-haut.

M’ayant ramené à Saint-Michel, où s’écoula une semaine, sans que l’ami de l’Alabama fit son apparition, Captain Thomas décida de m’expédier à Baltimore, chez son frère Hugues avec lequel — les génuflexions sur le banc du repentir y entraient-elles pour quelque chose ? — il s’était réconcilié.

— Apprends un métier ! me dit-il : Travaille ! Si tu te conduis bien, à vingt-cinq ans, je t’émanciperai !


La promesse n’avait qu’un défaut : Trop belle pour être vraie.


  1. Honey (miel), terme d’affection usité parmi les nègres.