Mes années d’esclavage et de liberté/1.15

Mes années d’esclavage et de liberté (Life and Times of Frederick Douglass)
Traduction par Valérie de Gasparin.
E. Plon et Cie (p. 82-88).

XV

le rompeur des nègres.


L’aurore du 1er janvier 1834, son vent aigu, son âpre gelée en harmonie avec l’hiver de mon cœur, me trouvèrent nippes dans un mouchoir, mouchoir au bâton, et bâton sur l’épaule, en route pour m’aller faire rompre chez messire Covey.

Huit à dix ans s’étaient écoulés depuis ma séparation d’avec grand’mère ; j’avais traversé bien des péripéties de la vie esclave, j’allais en sonder d’autres profondeurs.

Fuir ! impossible. Pris comme un poisson qui joue encore dans le filet, mais que le filet traîne sur la grève ; mes pensées pouvaient s’ébattre, ma destinée m’emprisonnait.

J’arrivai bientôt en face d’une construction bâtie de planches : le palais Covey. Il s’élevait sur les rives de la baie. L’île Poplar, noire de sapins, se dressait vis-à-vis. Keat-Point s’allongeait aride au sein des flots. Verdâtre était la mer, grisâtre l’écume ; l’aspect général, sauvage et désolé. — J’entrai. La maisonnée se composait de M. et mistress Covey ; de mistress Kemp, sœur de cette dernière ; de William, frère du dompteur ; de Coraly, cuisinière ; de Bill, esclave loué ; et de moi. Nul autre noir à rompre, par grand extraordinaire.

Je n’étais pas depuis trois jours sous son toit, que M. Covey, mon frère en Christ, commença — on ne saurait trop tôt s’y prendre — l’œuvre dont l’avait chargé maître Thomas.

— Ici ! fit-il : Tu vas conduire cette charrette en forêt, y mettre le bois coupé hier, et revenir sans perdre un instant.

À la charrette était attelée une paire de bœufs indomptés. M. Covey, évidemment, réservait ses capacités rompantes au bétail humain.

— Celui de dedans, s’appelle Buck ! reprit-il. Celui de dehors, Darby. Prends cette corde ! — le bout en était noué à la corne des bœuf : — Marche !

Si jamais homme fut embarrassé, cet homme c’était moi, ce matin-là. N’ayant travaillé ni dans les étables ni dans les champs, tout m’y était nouveau. Buck, Darby, bête de dedans, bête de dehors, whoa, back, gee, hither ! autant valait du grec.

Lecteur, savez-vous ce que c’est qu’une paire de bœufs demi-sauvages ? — Et il me fallait, moi qui de ma vie ne m’étais mêlé d’attelage ou de charrette, mener l’équipage à bonne fin ! — Pas question de m’expliquer ; encore moins de moins de m’excuser. Rien qu’à voir M. Covey, les paroles me rentraient dans la gorge. — Court, trapu, cou épais, dos rond, le museau d’un renard, une paire de petits yeux vert-de-gris enfoncés dans l’orbite ; l’aspect entier de l’homme, féroce et sinistre, repoussait invinciblement. Quand il articulait quelques mots, c’était du coin de la bouche, avec cette lèvre retroussée, du chien à qui l’on va prendre un os.

Je n’avais donc qu’une chose à faire : obéir.

Tout marcha passablement de la maison à la forêt. Les bœufs couraient ventre à terre, mais je leur tenais pied. À peine au bois, mes bêtes prennent peur, s’emportent, cognent la charrette contre ce tronc, donnent du front contre cet autre, me traînent si bien — je ne lâchais pas la corde — qu’à chaque seconde, je risque d’être écartelé.

Boum ! Pan ! Un sapin colossal en travers ! Arrêtés, aplatis, les huit jambes dans les broussailles, charrette à droite, roues à gauche ; mes bêtes mugissent, enragent, et me voilà dans un joli pétrin !

Que faire ? relever la charrette, retrouver les roues, dégager les bœufs, charger le bois. Deux bras, un couteau, la volonté, il n’en fallait pas plus. J’en vins à bout :

— Covey me rompt ! dis-je aux brutes : Soit, je vous romprai !

L’affaire avait pris du temps. Enfin, nous voilà sur le chemin de l’habitation. Je comptais sans le portail, abominable machine, dont le battant retombait, à peine entr’ouvert. Un instant, j’abandonne la corde pour le pousser ; mes bœufs se lancent ; précipités sur les poteaux, les renversent : Porte, murs, tout à bas, tandis que, d’un cheveu, j’échappe à la mort ! — Le péril, ce semble, suffisait pour m’absoudre. M. Covey apparaît :

— Retourne au bois ! grommelle-t-il.

J’en reprends la direction. M. Covey suit. — Oh ! si les infernales bêtes, pensais-je, voulaient bien lui donner un échantillon de leurs caprices ! — Point, soit la fatigue, soit qu’elles eussent épuisé le trésor de leurs bouffonneries, elles vont le pas, sages, dociles, comme de petits agneaux. — Arrivés en forêt, Covey nous dépasse, coupe trois jets de gommier, flexibles, longs, épineux, les lie, et m’enjoint d’ôter mes habits. Je reste immobile : — Si tu frappes, me dis-je, tu frapperas dessus ! — Covey bondit, arrache mes vêtements ; les coups pleuvent, ma chair lacérée saigne à flots !

Il fallut des semaines pour sécher les plaies, sans cesse ranimées par la rude chemise qui les frottait jour et nuit.


Les mauvais traitements, pas plus que le fouet, ne firent défaut, pendant que me rompait messire Covey. Mais comptant plus, pour arriver au but, sur l’excès de travail, il me surmenait sans pitié.

Le point du jour nous trouvait aux champs ; minuit nous y retrouvait, en certaines saisons. Pour stimulants, nous avions la courbache ; pour cordiaux, les volées de bois vert. Covey, surveillant jadis, s’entendait au métier.

Il avait le secret de la toute-présence. Éloigné ou proche, nous le sentions là. Arriver franchement ? Non. — Il se cachait, il se dérobait, il glissait, il rampait, et tout à coup émergeait. Tantôt, enfourchant son cheval il partait à grand fracas pour Saint-Michel ; et trente minutes après, vous pouviez voir le cheval attaché dans la forêt ; Covey, aplati dans un fossé ou derrière un buisson, guettant ses esclaves. Tantôt il nous donnait des ordres, préparait l’ouvrage comme s’il se fût agi d’une absence de huit jours, et il n’était pas à demi mille que, tournant sur ses talons, il revenait à pas de loup, pour nous prendre en flagrant délit de repos. Astuce, malice empoisonnée, il avait tout du serpent. — N’en accusez pas exclusivement l’homme ; prenez-vous-en au système. L’esclavage, qui fait de l’esclave un paresseux, fait du maître un espion.

Le calcul régnait en souverain dans l’âme du dompteur. Avait-il écourté de dix minutes son oraison le matin, il l’allongeait d’autant le soir. Sa religion, parquée dans l’enceinte des pratiques extérieures, n’avait rien à faire avec sa vie. Une fois les prières débitées, les hymnes chantés — portes et fenêtres ouvertes, de façon à ce que nul n’en ignorât[1] — le diable, qui possédait l’esprit, gouvernait la maison.

Covey prétendait s’enrichir, c’est l’idée fixe de beaucoup de gens ; or, sachant que la fortune du planteur dépend de son bétail noir, Covey avait acheté Coraly dans le but, hautement énoncé, d’en faire un animal producteur… comme on achète une vache, pour en avoir des veaux, et les vendre au marché. Contraignant donc, sans apparence d’épousailles, Coraly à vivre maritalement avec Billy ; une paire de jumeaux, couleur ébène, fit son apparition ici-bas. M. et madame Covey de bénir Dieu ; chacun de les féliciter ; nul d’y trouver mot à redire ! N’était-ce point la loi d’esclavage, le droit du fermier ? Le propriétaire de chair humaine, n’avait-il pas habilement administré son bien ?


Assez de ces infamies.

Brutalités, dégradations, travail aidant — les plus longs jours étaient trop courts à son gré, les plus courtes nuits trop longues — le dompteur accomplissait son œuvre. Rompu, je l’étais. Âme, esprit, corps, élasticité, jets d’intelligence : tout brisé, tout écrasé. Mes yeux avait perdu leur flamme, la soif d’apprendre s’était évanouie, l’homme avait péri ; restait la brute. Et si quelque éclair de l’ancienne énergie, quelque lueur d’espoir se rallumait soudain, c’était pour me laisser plus dévasté.

Oh ! je me les rappelle, ces heures de morne tristesse, étendu le dimanche sur la grève, devant la mer infinie. Alors, ma douleur jaillissait en paroles désolées. Je les jetais au vent : — Vous êtes libres ! criais-je aux navires qui dressaient leurs voiles à tous les horizons ; — Vous marchez sous la brise, je marche sous le fouet. Allez, glissez, fendez la vague ! Oh ! si je pouvais nager dans votre sillage ! Mon Dieu, sauve-moi ; mon Dieu, délivre-moi ! C’est décidé, je m’échapperai. Je n’ai qu’une vie ; autant en finir dans les bois, ressaisi, assassiné s’il faut, qu’expirer lentement, lâchement, sous les griffes de la faim. Cent milles au nord ; et je suis libre ! Un canot, je le trouverai, je me lancerai, je suivrai la route des steamers, j’aborderai en terre de liberté ! D’autres n’ont-ils pas tenté l’aventure ? N’ai-je point des bras comme eux ? Serais-je le seul à ne rien oser ?

Puis le jour baissait, l’immensité déroulait ses profondeurs, et les ténèbres de l’esclavage se refermaient sur moi.


  1. « Et lorsque tu pries, ne sois pas comme les hypocrites ; car ils aiment à prier en se tenant debout dans les congrégations et au coin des rues, en sorte qu’ils soient vus des hommes… Mais toi, lorsque tu pries, entre dans ton cabinet ; et ayant fermé la porte, prie ton Père qui est là, dans le secret. » (Év. saint matthieu, vi, 5, 6.)