Mes années d’esclavage et de liberté/1.14

Mes années d’esclavage et de liberté (Life and Times of Frederick Douglass)
Traduction par Valérie de Gasparin.
E. Plon et Cie (p. 72-81).

XIV

saint-michel.


Saint-Michel, mon nouveau home, gros village, supérieur aux autres agglomérations du même genre, contenait quelques habitations confortables. Toutes les maisons cependant étaient construites en bois ; or comme nulle couche de peinture ou de vernis, ne les avait défendues contre les intempéries de l’air, le bois, perdant sa couleur, avait pris les teintes noires du charbon. L’aspect général éveillait l’idée d’ennui, d’abandon et de malpropreté.

Jadis voué à la construction des vaisseaux, Saint-Michel, qui avait vu s’évanouir cette industrie, la remplaçait par la pêche aux huîtres. Elles abondaient en ces parages. Les hommes, partant de grand matin, ne revenaient, automne, hiver, printemps, que bien avant dans la nuit, et pour se préserver de la fièvre, emportaient force cruches de rhum, qu’ils rapportaient vides. Se griser, était coutume générale à Saint-Michel. Les mœurs ne s’en amélioraient pas. Grossièreté, débauche, paresse y florissaient, et le peu de braves gens qui restaient solides disaient de l’endroit : — Aussi dégradé que dépenaillé. »

Ce fut en 1833 que j’échangeai Baltimore contre Saint-Michel. La date reste présente à ma mémoire, parce qu’en cette année-là, celle qui suivit l’invasion du choléra, mes yeux contemplèrent pour la première fois ce phénomène merveilleux : une pluie d’étoiles. L’air fourmillait de ces brillants messagers du ciel ; ils illuminaient la nuit ; et moi, ravi d’admiration, pénétré de respect, je me demandais si ce n’étaient point les avant-coureurs du Christ, du Fils de l’homme, qui revenait délivrer les captifs ! N’avais-je point lu qu’alors, les étoiles tomberaient des cieux ? Nos souffrances n’étaient-elles pas à leur apogée ? Et je regardais vers l’éther, pour chercher dans ses profondeurs, cette liberté que la terre nous déniait.


Revenons à maître Thomas. Je ne l’avais connu, qu’en qualité de gendre du Captain Anthony. Sept ans s’étaient écoulés ; j’avais maintenant à étudier son humeur, ses dispositions, la meilleure méthode à prendre pour lui plaire. Les maîtres, en général, ne mettent pas de gants lorsqu’il s’agit de manier un esclave. Je sus bientôt à quoi m’en tenir sur le caractère de M. Thomas Auld. Ma nouvelle maîtresse, mistress Rowena, ne se donna pas la peine de dissimuler le sien. Aussi froide et cruelle que son mari était avare, elle avait le don de l’endurcir, de le barbariser — qu’on me pardonne ce barbarisme — autant qu’elle-même était dure et méchante. Les deux époux s’inoculaient réciproquement leurs vices… heureux effet de cette touchante union !

À Baltimore, je n’avais jamais souffert de la faim ; à Saint-Michel, j’en réalisai les tortures. Si affamés étions-nous, mes compagnons d’esclavage et moi, que force nous fut d’emprunter aux garde-manger des maîtres et des voisins, de quoi ne pas mourir.

Ma conscience grommelait. Voici par quelle suite de raisonnements je la fis taire… ou je m’assourdis. — Ma personne, tout comme mon travail, étant propriété du maître ; les privations qu’il m’imposait, diminuant mes forces, par conséquent la somme de mon travail ; prélever sur ledit garde-manger, les aliments nécessaires à restaurer l’un et accroître l’autre, ce n’était pas voler ; c’était passer de la main droite à la main gauche — qui toutes deux appartenaient au maître — une fraction de sa propriété.

Il y avait transposition, il n’y avait pas larcin.

Prenez deux cuves ; versez dans celle-ci le contenu de celle-là ; le maître ne s’en trouvera pas lésé, puisque l’une et l’autre cuve sont à lui !

Ni la loi divine, ni les lois humaines ne sanctionnent l’argument, je le sais. Mais la souffrance parlait plus haut qu’elles. Et les génuflexions de nos maîtres, alors que, nous affamant — les armoires regorgeaient de pain moisi — ils priaient dévotement Dieu soir et matin : « de les bénir dans le grenier, la cave, le champ ; puis, l’heure venue, de les recevoir dans son royaume ! » ces oraisons n’étaient pas faites, on en conviendra, pour éclairer mon âme ou pour augmenter ma foi.

La question du vol envers le maître réglée, le vol envers les voisins semblait d’une plus difficile solution. Vous comptez sans la logique de l’affamé… et du nègre : — Je suis esclave de maître Thomas, bien ! Mais qui donc a prêté main-forte à maître Thomas pour m’asservir ? qui m’a ravi la liberté ? qui a rivé mes fers ? la société. Or, la société faisant avec mon maître un seul et même corps, j’ai sur ses biens à elle, les droits que j’ai sur ses biens, à lui ! Maître et société m’ayant, sous prétexte de leur avantage particulier, volé mon corps, mon âme, ce qui m’était le plus précieux ; j’ai droit de prendre chez eux, ce que réclame mon avantage personnel. Dès que l’esclave appartient à tous, ce qui appartient à tous appartient à l’esclave.

Ainsi s’obscurcissaient mes notions morales. S’en étonnera-t-on ? L’esclavage tue la moralité. Pour l’esclave, voler n’est plus un péché, tuer n’est plus un crime ; les maîtres, qui arrachent l’homme à sa patrie, l’enfant à sa mère, la femme à son mari ; qui bâtonnent, qui pendent, qui font sauter la cervelle, lui ont appris cela.


M. Thomas Auld n’appartenait pas, par droit de naissance, à l’oligarchie des propriétaires de noirs. Ses deux mariages successifs, lui avaient seuls donné cette dignité.

De tous les maîtres, les parvenus sont les pires. Parmi ceux-là, M. Thomas Auld l’emportait en égoïsme, en tyrannie, en rodomontades ! Volontiers cruel, je l’ai dit, sa cruauté tortueuse et lâche, dénotait plus de bassesse que de vigueur. Les esclaves prisaient très-haut la virilité de l’âme. Ils préféraient tel planteur fougueux, résolu, grand dans son austérité, même dans sa colère — dussent-ils y risquer un coup de feu — à ces caractères mesquins, hésitants, flexueux, aussi incapables de violence que de générosité.

L’esclave distinguait, lui aussi, entre la naissance et la fortune. Et, bien qu’il n’eut de respect ni pour l’une ni pour l’autre, il méprisait plus le planteur par la grâce des écus, qu’il ne dédaignait le rejeton d’une vieille aristocratie, depuis longtemps enracinée dans le sol.


Tandis que, désespéré, j’étais résolu à m’affranchir ; une circonstance inattendue sembla nous promettre de meilleurs jours.

À huit milles de Saint-Michel, s’étendait sur la côte, un espace fameux par ses Camp-Meetings[1]. Les prédicateurs méthodistes annoncèrent une réunion solennelle ; le bruit de la future conversion de maître Thomas, se répandit aux alentours.

Maître Thomas ! Quel poisson à mettre en nasse !

Tempérant, honnête selon le monde, il n’avait qu’à passer quelques couches de vernis pieux sur les surfaces, pour devenir un saint !

Le terrain nivelé, la chaire dressée, les siéges alignés ; le banc du repentir — il pouvait contenir cent personnes — placé devant la chaire et muni de paille, afin que les pécheurs repentants pussent y ployer le genou sans dommage ; on vit arriver piétons et gens voiturés, sans compter les steamers, pleins jusqu’aux bords.

Un peu en retrait, s’élevaient les tentes de la gentry, rivalisant d’élégance, de richesse et d’ampleur. Après elles, s’en dressaient de plus modestes ; puis venaient les wagons couverts, les charrettes à bœufs, les véhicules de toute espèce, qui nuit et jour servaient d’abri à leurs hôtes ; à l’écart enfin, les cuisines en plein vent, où rôtis, potages, fritures, étuvées, pénétraient l’air de savoureux parfums.

Et les esclaves ? — demandera-t-on.

Les esclaves — pour eux ni bancs ni siéges — s’entassaient comme ils pouvaient dans une étroite enceinte : le parc aux noirs.

Prédications, chants, supplications se succédèrent. Le service proprement dit terminé, un éloquent appel retentit. Quelques pasteurs circulaient dans les rangs, pressant les âmes de se convertir. On conçoit mon émotion, lorsque je vis l’un d’eux s’approcher de maître Thomas, celui-ci se lever après un court entretien, se détacher de l’auditoire, et venir s’agenouiller dans le banc du repentir ! — Il n’était permis à aucun noir d’y pénétrer ; mais je me faufilai en avant, les regards fixés sur mon maître.

— S’il prend la religion, pensai-je, il émancipera !

Jugeant d’après mes notions personnelles, se convertir, c’était renoncer au mal, c’était pratiquer le bien. Nous autres noirs, notre conscience y voyait clair. Nous avions sur ce point une conviction absolue : Nul ne peut entrer au ciel avec du sang sur sa robe ; or l’esclavage y met du sang. Quiconque fait alliance avec Dieu, sacrifie à Dieu tout ce que réprouve Dieu ; or Dieu réprouve l’esclavage. La conversion n’est pas réelle, si le cœur n’est pas changé, la vie transformée, le péché banni !

Palpitant, je suivais chaque mouvement de maître Thomas. Mon espoir était faible. Je ne sais quelle défiance me hantait. En dépit de ses gémissements, de sa chevelure ébouriffée, de la rougeur qui couvrait son visage, maître Thomas ne me semblait pas vaincu. Tout à coup, une larme glissa sous la paupière, descendit sur la joue, puis s’arrêta, comme incertaine du chemin qu’elle allait tenir. Cette larme hésitante, jeta dans mon esprit un doute sur toute la transaction. Rien de ferme, rien de franc ! me disait-elle. Et elle disait vrai. Maître Thomas resta maître Thomas : même homme, même égoïsme, même avarice, même dureté ; avec cette roideur, avec cet orgueil anguleux, que lui communiquait sa sainteté nouvelle ! Plus que jamais, les pratiques extérieures abondèrent ; plus que jamais, sévirent les exactions. Ce n’étaient chez lui que pieux meetings, discours fervents, hymnes à grande voix. — Et l’alimentation restait insuffisante, le cœur des maîtres endurci, et nous étions battus.

Aucun des individus — chrétiens je le veux croire — qui visitaient le capitaine, ne s’inquiétait ni de notre corps, ni de notre âme, ni de nos fers. J’en excepte le révérend George Cookman. Ah ! pour celui-là, corps et âme lui étaient sacrés. Abolitionniste de cœur, pas un noir qu’il n’allât chercher, pas un qui ne le chérit. Grâce à son influence, M. Samuel Hamilton — ne pas confondre avec le beau-frère du Captain Thomas — un de nos plus riches planteurs, avait émancipé ses esclaves. Rev. Cookman oppressait sous la question, chaque conscience de maître.

Nous, habituellement écartés des réunions de prière, il nous y conviait. Fait immense, car la communauté blanche fronçait le sourcil à l’apparence, même éloignée, d’une instruction quelconque, donnée soit au nègre asservi, soit à l’homme de couleur indépendant[2].

Mais ici, une autre blanche figure se présente : celle de M. Wilson. Il avait ouvert chez M. James Mitchell, homme de couleur, une école du dimanche destinée aux enfants noirs.

— Voulez-vous m’aider à la tenir ? — me demanda-t-il un jour.

— Aussi souvent que je le pourrai ! — répondis-je. L’école du dimanche, n’était-ce pas mon bonheur à Baltimore ?

Nous avions une vingtaine d’élèves, cela marchait bien : — Il vaut la peine de vivre ! pensai-je, le cœur joyeux : Au moins, je sers à quelque chose !

Soudain, une troupe, maître Thomas et ses amis en tête, tous armés de bâtons, se rue dans notre modeste salle, disperse nos enfants, nous interdit de recommencer, et clôt l’exécution par un mot de l’un des meneurs, le poing sous mon nez : — Si tu as envie de faire le Nathanaël Turner[3], nous te logerons dans le corps, autant de balles qu’on en a mis dans le sien !

Le nuage s’épaississait.

Henny, l’estropiée dont j’ai parlé, semblait par ses misères exaspérer la cruauté du maître. Liée dès l’aube à un poteau, les bras levés afin qu’ils ne pussent garantir le pauvre corps, elle recevait sanglées sur sanglées, qu’accompagnait cette citation de l’Écriture (blasphème à glacer le sang) : « Le serviteur qui, sachant la volonté du maître, ne l’a pas faite, sera battu de plus de coups ! » — Henny restait là, trois, quatre, cinq heures. Le maître l’y retrouvait, lorsque, après sa tournée dans les champs, il revenait dîner. Brandissant son fouet de plus belle, il l’en déchirait sans parvenir à la tuer ; ce que voyant, las de nourrir cet objet inutile, il essaya de la passer à mistress Sarah Clive, une de ses sœurs. Mistress Clive la lui renvoya, comme la lui avait rendue maître Hugues Auld. Il y en avait trop. Maître Thomas, poussé à bout, chassa la créature, lui refusant abri, et laissant au dénûment le soin d’en finir.


Entre maître Thomas et moi, la répulsion s’accentuait. Ma résistance intime, l’audace que j’avais de me défendre contre ses méchancetés, l’amenèrent à cette conclusion que, gâté par mon séjour à Baltimore, je n’étais plus propre à rien, sauf au mal. — Un de mes crimes consistait en ceci : je laissais, plus souvent qu’il n’eût fallu, galoper le cheval favori du Captain vers la ferme de M. Hamilton. Hercule partait à fond de train, je le suivais à toutes jambes ; Hercule se régalait dans les gras pâturages de M. Hamilton ; je me réconfortais dans la cuisine, où tante Mary m’administrait ample pâture, sans compter du pain pour deux jours. — Il s’ensuivit que maître Thomas, après m’avoir donné double, triple, quadruple dose de courbache — pour compenser les rations d’aliment qu’il ne me donnait pas — déclara qu’il ne restait plus qu’une chose à faire : me rompre ; et décida que je serais rompu.

Non loin de l’emplacement des camps-meetings, où maître Thomas allait chercher ses impressions religieuses, vivait un homme, M. Edw. Covey, habile à dompter les noirs récalcitrants. Fermier sans le sou, sa vocation de dompteur lui fournissait, en la personne des nègres qu’on le chargeait de rompre, les bras dont il avait besoin pour labourer ses champs. À l’instar des écuyers, dont l’écurie se meuble gratuitement des chevaux qu’on leur donne à dresser, Covey faisait travailler à son profit la plus belle phalange de gaillards qui existât aux environs : les restituer rompus, on ne lui en demandait pas davantage. L’opération prenait un an, parfois deux.

M. Covey, passant en outre pour cultiver la religion aussi soigneusement qu’il aménageait ses terres — réputation qui ajoutait à son crédit — ce fut à lui que maître Thomas résolut de me confier.


  1. Réunions religieuses.
  2. Le Rév. George Cookman fut englouti dans le naufrage du Président.
  3. Abolitionniste et martyr noir.