Ferenczi (p. 125-180).


MONSIEUR LACAZE


I


Les gares me font entrevoir un monde que je ne connais pas. L’atmosphère qui les enveloppe est plus subtile.

J’aime les gares, la gare de Lyon particulièrement. La tour carrée qui la domine me fait songer, sans doute parce qu’elle est neuve, aux monuments des villes allemandes que j’ai contemplés aux portières des wagons à bestiaux, quand j’étais soldat.

J’aime les gares parce qu’elles vivent jour et nuit. Si je ne dors pas, je me sens moins seul.

Les gares me révèlent la vie privée des gens riches. Dans les rues, ceux-ci ressemblent à tout le monde. Quand ils quittent Paris, je les entends parler, rire, commander. Je vois comment ils se séparent. Cela m’intéresse, moi, le pauvre, sans amis, sans bagages.

On devine que ces voyageurs ne voudraient pas être à la place de celui qui, comme moi, les regarde partir.

De grandes jeunes filles attendent que les malles soient enregistrées. Elles sont belles. Je les examine en me demandant si, habillées en ouvrières, elles seraient aussi belles.

J’aime la gare de Lyon parce que, derrière, il y a la Seine avec ses berges, avec ses grues qui tournent dans l’air, avec ses péniches immobiles comme des îlots, avec ses fumées qui, dans le ciel, se sont arrêtées de monter.

Un jour, ne sachant comment employer mon temps, je me décidai à passer quelques heures dans la gare de Lyon.

Les portes sans serrures battaient l’air. Mes pieds glissaient sur les dallages de verre, comme dans une forêt de sapins. Des publications collaient sur les carreaux humides d’un kiosque. Les courants d’air empêchaient les gens d’ouvrir leurs journaux. Derrière les guichets, il y avait de la lumière, malgré le jour. Les employés de chemin de fer avaient un air de parenté avec les sergents de ville.

Personne ne faisait attention à moi. J’étais triste. Je m’efforçais de le demeurer. Je voulais que les voyageurs eussent un remords, en partant, qu’ils pensassent à moi, en roulant vers d’autres pays.

Je marchais la tête basse et, quand je rencontrais une jolie femme, je la regardais avec mélancolie, pour la toucher. J’espérais qu’elle devinerait mon besoin d’amour.

Lorsque je sors de chez moi, je compte toujours sur un événement qui bouleversera ma vie. Je l’attends jusqu’à mon retour. C’est pourquoi je ne reste jamais dans ma chambre.

Malheureusement, cet événement ne s’est jamais produit.

— Hé… là-bas… l’homme !

M’étant retourné, je vis, à vingt mètres, un monsieur qui devait se trouver dans un courant d’air : son pardessus flottait comme sur le pont d’un navire. Une valise pendait au bout de son bras droit.

Ne sachant pas si c’était à moi qu’il s’adressait, j’attendis. Alors, il me fit un signe avec l’index, comme s’il pressait sur une gâchette.

Je regardai autour de moi, afin de m’assurer qu’il n’appelait pas quelqu’un d’autre et, ne voyant personne, je m’approchai.

Cet inconnu était gras. Son ventre sortait du veston. Les poils de sa moustache rousse étaient égaux.

J’étais ennuyé, non pas qu’il me prît pour un commissionnaire, mais du fait qu’il troublait mon amertume. Maintenant, quelqu’un me parlait ! Je ressemblais donc à tout le monde. À cause de cet homme je n’avais plus le droit de me plaindre.

— Prends cette valise, mon brave.

Il avait la paresse des gens qui ont voyagé et qui trouvent naturel que l’on se précipite sur eux, qu’on leur fraye un passage.

J’hésitais à prendre la valise : une jeune fille nous observait.

À la fin, m’étant résigné, je saisis la poignée de ma main valide et je suivis le voyageur.

Son pardessus se relevait derrière, sans doute parce qu’il s’était assis dessus.

À chaque instant, je m’arrêtais pour me reposer et pour regarder mes doigts écrasés.

Le voyageur, lui, ne s’arrêtait pas en même temps que moi. Il continuait sa route et m’attendait plus loin, pour n’avoir pas à m’adresser la parole.

Tout le long du chemin, je baissai les yeux, car j’étais honteux. La valise appuyée contre ma jambe faisait descendre mon pantalon.

J’aurais voulu raconter ma vie à cet homme : il se serait peut-être intéressé à moi. J’y tenais d’autant plus que, si je ne le faisais pas, j’aurais été mécontent de moi.

À certains moments, raconter mes souffrances était facile, à d’autres, impossible, surtout quand je m’apprêtais à parler.

Car, chaque fois que je me préparais à parler, ce voyageur cherchait un objet dans sa poche ou bien fixait son regard sur quelque chose. Il n’en fallait pas davantage pour m’en empêcher. Je craignais de déranger un monsieur aussi important. Je sentais que, pour m’écouter, il était indispensable qu’il n’eût rien d’autre à faire.

Dès que nous fûmes sur le trottoir, un taxi vint se ranger devant nous.

J’ouvris la portière aussi difficilement que celle d’un wagon : je ne savais pas de quel côté on tournait la poignée.

Le chauffeur baissa son drapeau et nous examina de haut en bas, comme un cavalier.

Il était si calme que je compris que les efforts que je faisais pour soulever la valise devaient paraître ridicules.

Le monsieur donna son adresse assez fort, à cause du moteur, puis étalant de la monnaie sur sa main, il choisit une pièce et me la tendit.

Je sentis que dans quelques secondes je rougirais. Moins par fierté que pour me rendre intéressant, je refusai. Je fis même un geste avec la main.

— Vous ne voulez pas ? interrogea le voyageur, changeant de ton et me disant vous.

Ce refus, pourtant ordinaire, l’avait ému.

Le chauffeur, violet comme une varice, nous observait, les mains sur le volant.

— Pourquoi refuser ? Vous êtes pauvre.

À cet instant, j’aurais dû balbutier quelque chose et me sauver. Mais je restais, espérant je ne sais quoi.

— Vous m’intéressez, mon brave.

L’inconnu sortit une carte de visite et, l’appliquant contre le taxi, il écrivit : « 10 heures. »

— Tenez… Venez me voir demain matin.

Il monta dans l’automobile, qui bascula comme une barque.

Immobile, la carte à la main, ne sachant que dire et voulant parler, je restais là, au bord du trottoir.

Le taxi vira dans la cour et repassa devant moi. Le chauffeur me regarda avec l’air de dire : « Malin, va ! » Je vis, une seconde, le monsieur qui allumait une cigarette.

Le taxi s’éloigna. Sans savoir pourquoi, j’en pris le numéro.

Je ne voulais pas qu’on me vît lire cette carte. Comme des gens me surveillaient, je m’éloignai.

Ce ne fut qu’après avoir marché pendant cinq minutes que je lus :

Jean-Pierre LACAZE
Industriel
6, RUE LORD-BYRON

Cette carte me fit une grande impression, à cause des deux prénoms reliés par un tiret, du mot « industriel » et de cette rue Lord-Byron, qui certainement ne se trouvait pas dans mon quartier.

Oui, demain, j’irais chez ce monsieur, à dix heures.

J’étais donc sauvé, puisqu’on s’intéressait à moi.


II


En rentrant le soir, je lavai à l’eau froide, dans ma cuvette, mes chaussettes et mon mouchoir.

La nuit je m’éveillai tous les quarts d’heure, chaque fois avant la fin d’un rêve. Alors, je pensais à l’industriel. Dans mon imagination il avait une fille que j’épousais ; il mourait en me léguant sa fortune.

Au matin, quand mes yeux s’ouvrirent, je compris que mon imagination m’avait mené trop loin. M. Lacaze devait être un homme comme tous les autres.

En faisant ma toilette, je résumai les événements de ma vie qui étaient susceptibles de l’intéresser, pour les lui dire.

Puis je fis choix. On a beau être malheureux, pauvre, seul, il y a toujours des choses qu’il vaut mieux taire.

J’ai deux complets : celui que je mets tous les jours et un autre qui a l’avantage d’être noir. J’hésitai à revêtir ce dernier ; je ne savais pas si M. Lacaze aimait mieux que j’eusse l’air pauvre ou bien que, pour lui, je me fusse endimanché.

Je me décidai à revêtir le complet noir. Je brossai les taches après avoir craché sur la brosse. Depuis longtemps, je brosse ces taches. Le soir, elles reparaissent toujours.

Je me lavai les bras jusqu’aux coudes pour qu’on ne remarquât pas que mon corps était sale. Je mouillai mes cheveux pour que ma raie tînt. Je mis une chemise propre, le seul col dur que je possède et qui n’avait été porté que deux fois et la cravate la moins froissée par les nœuds.

Je sortis.

Je ne me couvris pas tout de suite afin que mes cheveux eussent le temps de sécher. J’ai remarqué qu’il n’y a rien de plus laid que des cheveux qui ont séché sous un chapeau.

J’emportais mon portefeuille avec tous mes papiers. La carte de M. Lacaze se trouvait dans une poche vide, afin de n’avoir pas à la chercher en cas de besoin.

Il était huit heures. Rarement, je descendais si tôt. L’escalier n’avait pas encore été balayé. Il y avait un journal à cheval sur le bouton de la porte du docteur.

Ce docteur est un brave homme, comme tous les gens instruits.

À neuf heures, je me promenais déjà dans le quartier des Champs-Élysées.

À voir les maisons, les arbres émerger d’un brouillard jaune, on eût dit une photographie qui n’a pas été fixée. Pourtant, on sentait que le soleil percerait à midi.

Je demandai à un agent où se trouvait la rue Lord-Byron.

Le bras tendu sous sa pèlerine, il me la montra.

Je l’écoutai en me demandant ce qu’il penserait de moi si, tout à l’heure, je prenais une autre direction.

La maison de la rue Lord-Byron qui porte le numéro 6 est riche. Cela se remarque tout de suite. Des vitraux servent de carreaux aux fenêtres du rez-de-chaussée. Les volets de fer se plient comme un paravent. Au-dessus de la porte cochère, deux masques sont sculptés dans la pierre : ceux de la tragédie et de la comédie, sans doute. Deux petits trottoirs bordent le couloir pour qu’on puisse se mettre à l’abri quand une automobile sort.

Un concierge, bien habillé, balayait le trottoir déjà propre. Il me remarqua. Cela m’ennuya car, tout à l’heure, quand je reviendrais, il me reconnaîtrait.

Je traversai la rue, afin d’avoir une vue d’ensemble de la maison lorsque, craignant subitement que M. Lacaze ne m’aperçût, je pressai le pas avec l’air distrait des gens qui se savent observés.

Bientôt, je me trouvais dans une avenue déserte et arrosée, comme un jardin le matin.

Personne ne secouait de torchons aux fenêtres. Les automobiles tournaient prudemment au coin des rues. Les domestiques mettaient un veston et un chapeau pour sortir. Partout, les mêmes portes cochères de bois noir et luisant. De temps en temps, un tramway vide sautait sur les rails bosselés. Les réverbères étaient plus grands que ceux de mon quartier.

Il allait être dix heures. Je revins sur mes pas, en changeant de trottoir pour voir du nouveau.

J’arrivai devant le 6 de la rue Lord-Byron quelques minutes en avance. Je m’arrange toujours pour arriver trop tôt. De cette façon j’ai le temps de me préparer.

Après avoir passé trois ou quatre fois devant la porte, j’entrai. La carte de visite de M. Lacaze était dans ma poche. Je la touchais rarement afin de ne pas la salir. C’est si laid des empreintes de doigt sur quelque chose de blanc. Des gouttes froides de sueur tombaient de mes aisselles, le long de mes côtes.

Au travers d’une porte vitrée, je vis un escalier sous un tapis.

Le concierge, immobile au milieu de la cour, regardait une fenêtre.

Je l’appelai, il se retourna.

— Monsieur Lacaze ? demandai-je.

Et pour prouver que je connaissais M. Lacaze, je tendis la carte de visite. J’étais fier car certainement le riche industriel ne donnait pas sa carte à n’importe qui.

Le concierge prit la carte. Une calotte raide le coiffait. Un plumeau pendait au cordon de son tablier.

— C’est vous le monsieur qui devez venir à dix heures ?

— Oui, monsieur.

— Prenez l’escalier de service, au fond de la cour. C’est au deuxième.

Comme il ne me rendait pas la carte, je la lui demandai, car j’y tenais.

— Tenez… tenez… la voilà.

En traversant la cour, je sentis qu’il me suivait des yeux. Cela me gêna. Je n’aime pas qu’on me regarde le dos quand je marche. Cela me fait marcher mal. Je pense à mes mains, à mes talons et à mon épaule trop haute.

Dans l’escalier de service, je respirai mieux.

Une ampoule éclairait chaque étage et, parce qu’il faisait jour, je vis les fils à l’intérieur de ces ampoules. Même dans cet escalier, il y avait des sonnettes électriques.

En gravissant les marches, je songeais au concierge. Je ne pouvais croire que M. Lacaze lui avait parlé de moi. Ce concierge, certainement par jalousie, m’avait fait monter par l’escalier de service. Il avait vu, avec son œil de domestique, que j’étais pauvre. Si l’œil des domestiques est si exercé, cela tient au fait qu’ils haïssent leur métier. Ils ont renoncé à leur indépendance, vis-à-vis des riches seulement. L’instinct de la liberté qui, malgré tout, existe au fond de leur cœur, leur permet de discerner tout de suite un riche d’un pauvre, un maître d’un homme comme eux.

Au deuxième, je sonnai. Une bonne m’ouvrit. Elle était sans doute prévenue car, avant que j’eusse le temps de parler, elle me pria d’entrer, avec un air protecteur.

Je la suivis. Nous traversâmes la cuisine, qui sentait déjà la friture, puis un long corridor.

Subitement, je me trouvai dans une antichambre.

— Attendez… je vais prévenir monsieur.

Alors, j’entendis la voix de l’industriel, au travers de la cloison. Il disait :

— Faites-le entrer, ce pauvre homme.

Je fus vexé. On n’aime pas que les domestiques sachent ce que leur maître pense de vous. En outre, M. Lacaze n’ignorait certainement pas que je l’entendais.

Mais, comme je ne connais pas les habitudes des gens riches, je ne voulus pas me formaliser.

Il se pouvait que M. Lacaze eût à s’occuper de choses autrement importantes que de ces questions d’amour-propre.

La bonne reparut. En me conduisant vers le bureau, elle murmura :

— N’ayez pas peur… Monsieur est si bon.

J’étais rouge. Mes mains suaient en dedans. Abêti par l’émotion, j’allais vers la porte ouverte et pleine de la lumière du jour, comme un morceau de bois vers le centre d’un tourbillon. Je ne pensais même pas à réagir. Je me disais :

« Qu’on fasse de moi ce que l’on voudra. »

J’entrai.

La porte se referma derrière moi, sans bruit. Deux fenêtres descendaient jusqu’au parquet : du milieu de la pièce je vis la rue. J’étais ébloui. Le seul pouvoir qui me restait était d’accentuer ma gaucherie. Le bord de mes oreilles me brûlait, comme quand on a eu froid. Ma bouche était sèche, à force d’avoir respiré sans faire de salive.

Les yeux grands ouverts, les cils en l’air, je regardais M. Lacaze.

C’était un autre homme. Il n’avait ni chapeau ni pardessus. Il était en noir. Une raie blanche séparait ses cheveux en deux parts égales. Ses oreilles plates bougeaient parfois, de bas en haut, très vite.

Dans la gare, il ne m’avait pas tant imposé. J’ai l’habitude de voir des gens riches, dehors. Mais ici, debout, touchant du bout des doigts son bureau, avec sa redingote dont les boutons étaient recouverts d’étoffe, avec sa chemise empesée qui ne le gênait pas, il m’écrasait de sa supériorité.

— Asseyez-vous, mon brave.

Il m’avait dit cela tout de suite, mais j’étais si ému qu’il me semblait que je me tenais debout depuis longtemps.

Il regarda une montre en or dont les aiguilles élancées donnaient autant d’importance aux minutes qu’aux heures.

— Allons… asseyez-vous.

J’avais compris, mais ma timidité m’empêchait d’obéir. Les fauteuils étaient trop bas. Assis, j’aurais paru son égal, ce qui m’eût gêné. Et dans le fond de mon âme, je sentais qu’en ne m’asseyant pas, il était flatté.

— Asseyez-vous donc… n’ayez pas peur.

Je dus faire plusieurs pas pour atteindre le fauteuil qu’il m’avait désigné avec toute la main.

Je m’assis et mon corps s’enfonça plus encore que je ne m’y attendais. Mes genoux étaient trop hauts. Mes coudes glissaient sur les accoudoirs arrondis.

Je fis des efforts pour ne pas appuyer ma nuque contre le dossier : c’eût été trop familier. Mais mon cou se fatiguait, comme quand on lève la tête, au lit.

Mon chapeau, sur mes genoux, sentait les cheveux mouillés. Mes yeux rasaient le niveau de la table, comme ceux d’un géomètre. M. Lacaze manipulait un coupe-papier, un bout après l’autre. Je voyais son poignet jusqu’au coude, dans la manchette. Sous le bureau, ses jambes étaient croisées. Celle qui ne touchait pas le parquet tremblait. La semelle du soulier était neuve, à peine blanchie au milieu.

— Mon brave, je vous ai fait venir parce que je m’intéresse aux pauvres.

Je changeai de position. Aucun bruit de ressort ne sortit du fauteuil.

— Oui, je m’intéresse aux pauvres, aux vrais pauvres, bien entendu. Je déteste les gens qui exploitent la bonté d’autrui.

S’appuyant au bureau, il se leva comme quelqu’un qui a mal aux genoux, puis il arpenta la pièce, les mains derrière le dos, en faisant claquer deux doigts, à la manière d’une danseuse espagnole.

Ma tête se trouvait à la hauteur de son ventre. Gêné, je levai les yeux pour le regarder en face.

— J’aime les pauvres, mon brave. Ils sont malheureux. Chaque fois que j’ai l’occasion de leur venir en aide, je le fais. Vous, vous me paraissez être dans une situation intéressante.

— Oh ! monsieur.

Sur la cheminée, trois chevaux dorés buvaient une glace dans un abreuvoir doré.

— Votre délicatesse m’a beaucoup plu.

— Oh ! monsieur.

Je me réjouissais de la tournure que prenait la conversation lorsque la porte s’ouvrit. Une jeune fille apparut et, m’apercevant, hésita à entrer. Elle était blonde et belle, comme ces femmes qui, sur les cartes postales anglaises, embrassent le museau d’un cheval.

— Entre donc, Jeanne.

Je me levai, assez difficilement.

— Restez assis… restez assis… me dit l’industriel.

Cette injonction m’humilia. M. Lacaze m’avait commandé de rester assis pour me faire comprendre que je n’avais rien à voir avec les siens.

Il s’installa à son bureau et écrivit quelque chose. La jeune fille attendait et, de temps en temps, elle me regardait à la dérobée.

Nos yeux se rencontrèrent. Aussitôt elle détourna la tête.

Je sentis que j’étais, pour elle, un être d’un autre monde. Elle m’épiait afin de savoir comment j’étais fait, de la même manière qu’elle eût épié une femme galante ou un assassin.

Enfin, elle se retira, un morceau de papier à la main. Elle s’arrangea, en fermant la porte, pour me voir.

— Avez-vous été soldat ?

— Oui, monsieur.

Je montrai ma main mutilée.

— Ah ! vous avez été blessé ; à la guerre, j’espère.

— Oui.

— Vous touchez donc une pension ?

— Oui, monsieur… trois cents francs chaque trimestre.

— Invalidité 50 % alors.

— Oui.

— Et vous travaillez ?

— Non, monsieur.

J’ajoutai aussitôt :

— Mais je cherche.

— Votre cas est intéressant. Je m’occuperai de vous. En attendant, tenez.

M. Lacaze sortit son portefeuille.

J’eus un frisson qui me donna l’illusion que la peau de mon crâne se plissait.

Combien allait-il me donner ? Mille francs peut-être !

Il compta des billets épinglés, comme on feuillette un livre. Je suivais chacun de ses gestes.

Il ôta l’épingle et me tendit un billet de cent francs, non sans l’avoir froissé pour s’assurer qu’il était seul.

Je le pris. J’étais gêné de le tenir à la main et je n’osais le mettre tout de suite dans ma poche.

— Allons, cachez-le et, surtout, ne le perdez pas. Vous achèterez un complet d’occasion. Le vôtre est trop grand.

— Bien, monsieur.

— Et vous viendrez me voir dans votre nouvel habit.

Pendant que M. Lacaze parlait, je pensais que je n’aurais pas dû accepter le billet si vite. Mon attitude ne concordait plus avec celle de la gare.

— Venez me voir…

L’industriel consulta un agenda, en traînant sur le mot « voir ».

— Venez me voir après-demain, à la même heure. Je vous attendrai.

Il inscrivit quelque chose, puis il me demanda :

— Mais, au fait, comment vous appelez-vous ?

— Bâton Victor.

Après avoir noté mon nom et mon adresse, il sonna.

La bonne me reconduisit.

— A-t-il été gentil ? questionna-t-elle.

— Oui.

— Vous a-t-il dit de revenir ?

— Oui.

— C’est que votre cas est intéressant.


III


La rue était calme. On ne voyait pas le soleil, pourtant on le sentait. Le trottoir, qui allait se trouver à l’ombre dès que le ciel s’éclaircirait, était plus frais.

Je marchais vite pour pouvoir être plus seul et pour pouvoir mieux réfléchir.

M. Lacaze m’avait impressionné non seulement à cause de sa richesse, mais parce qu’il avait de la volonté. Les événements ne s’étaient pas passés comme, la nuit, je me l’étais imaginé. Il en est toujours ainsi. Je le sais et j’ai beau me contraindre à ne pas faire de suppositions, mon imagination prend chaque fois le dessus.

Certaines réflexions de l’industriel m’avaient vexé, mais, après tout, il ne me connaissait pas. Peut-être que, moi aussi, je l’avais vexé.

Les gens riches ne nous ressemblent pas. Ils ne doivent pas attacher beaucoup d’importance aux petits faits.

Il était onze heures. La perspective de retourner dans mon quartier ne me souriait pas. J’avais de l’argent. Pourquoi ne serais-je pas allé à Montmartre bien boire et bien manger et oublier pendant quelques heures ma solitude, ma tristesse et ma pauvreté ?

À midi, j’arrivai sur les boulevards extérieurs. J’avais faim et pour être plus affamé encore, je flânais exprès.

Des arbres maigres, sans feuilles, sans écorce, ficelés à un poteau, plantés dans un trou sans grille, se suivaient de cinquante en cinquante mètres. Entre chacun d’eux, il y avait un de ces bancs marron, sur quoi on est obligé de se tenir droit. Par-ci par-là, une baraque Vilgrain vide, un chalet de nécessité avec des affiches d’avant-guerre, un étranger qui déplie un plan ou qui consulte un Bædeker, reconnaissable à la tranche.

Je m’arrêtai devant chaque restaurant pour lire le menu polycopié, collé sur une vitre.

Enfin, je pénétrai dans un restaurant à demi dissimulé par des caisses d’arbustes.

On ne voyait pas les pieds des tables, à cause des nappes. Il y avait du monde, des glaces qui se reflétaient les unes dans les autres jusqu’à ce qu’elles devinssent trop petites, des chapeaux obliques aux porte-manteaux et une caissière sur un tabouret trop haut.

Je m’assis. L’huilier, le menu debout entre deux verres, une carafe à facettes et une corbeille à pain, étaient à la portée de ma main.

En face de moi, un monsieur qui, pourtant, avait l’air honorable, dessinait des femmes nues pour avoir le plaisir de noircir un triangle, au milieu. Plus loin, une dame se curait les dents avec une épingle ; moi, je n’aurais pas pu faire cela.

— Rose, l’addition, cria un client dont la voix me parut étrange, sans doute parce que je ne l’avais jamais entendue.

La bonne s’approcha, avec son tablier blanc, son crayon dans les cheveux et ses ciseaux pour les raisins.

Je la regardai. Ses jambes montaient dans la jupe. Ses seins étaient trop bas. La gorge blondissait au bord du corsage. Quand elle s’en alla, emportant des assiettes sales, le corps me sembla moins défendu, la nuque plus intime, parce que je la voyais de dos.

Enfin, elle s’occupa de moi. Elle m’apporta successivement un litre de vin, une sardine sans tête, une tranche de rôti avec un morceau de ficelle, une purée rayée à la fourchette.

Un nouveau client s’installa à côté de moi. Je dus manger les coudes serrés contre le corps, ce qui m’est désagréable. Il commanda une bouteille d’eau de Vichy. Il écrivit son nom sur l’étiquette, parce qu’il ne buvait pas tout le même jour.

Un mendiant entra dans le restaurant, mais il n’eut pas le temps de faire la quête, car la bonne le chassa avec sa serviette, comme au temps où, fille de ferme, elle effarouchait les oies en gesticulant.

Mon assiette, essuyée à la mie de pain, avait des reflets gras.

Je criai, comme je l’avais entendu faire :

— Rose, l’addition.

La bonne crayonna des chiffres au verso d’un menu, puis, pour me rendre la monnaie, tint entre ses dents le billet que je lui avais donné.

Bien qu’un peu ivre, je sortis avec la gaucherie d’un homme nu.

Après avoir acheté des cigarettes High Life qui, malgré cette appellation, ne coûtent qu’un franc, j’entrai dans un bar.

Une vapeur légère s’évadait en sifflant d’un percolateur nickelé. Un garçon enroulé dans un tablier blanc essuyait avec un linge l’empreinte des verres sur les guéridons. Les cuillers sonnaient contre les tasses épaisses, ainsi que de la fausse monnaie.

Comme j’aime à me regarder de profil, je m’installai de façon à voir dans une glace une autre glace reflétant mon image.

Quatre femmes qui fumaient occupaient une table. Leur corsage était teint à la boule colorante. L’une d’elles avait un de ces manteaux sur lesquels on souffle pour savoir si c’est de la loutre.

Justement celle-là se leva et, le manteau ouvert, la cigarette entre deux doigts raides, elle vint à moi. Les talons de ses souliers étaient trop hauts. Elle avançait comme quelqu’un qui marche sur la pointe du pied.

Elle s’assit près de moi.

Sa bouche paraissait dessinée sur la peau, tellement le contour en était net. La poudre de riz, grenue aux narines, sentait bon. Elle avait sur les lèvres un peu de l’or du bout de sa cigarette.

Elle croisa les jambes avec désinvolture, ainsi qu’un homme. Je remarquai que ses bas blancs étaient noirs à l’os de la cheville.

— Alors, que m’offres-tu, mon ami ?

Après tout, pour une fois, je pouvais bien oublier mes chagrins et m’amuser.

— Ce que vous voudrez.

Le garçon, qui ne semblait pas trouver bizarre l’attitude de cette femme, s’approcha.

— Une bénédictine, Ernest.

— Bien, et vous monsieur.

— Merci… rien… j’ai déjà pris un café, et je montrai ma tasse.

— Allons… prends donc quelque chose avec moi… mon chéri.

— Oui… si vous voulez… une bénédictine.

Quand ma voisine eut bu sa liqueur, elle se leva et, après avoir cherché son chapeau à la place qu’elle avait occupée précédemment, elle me pria de l’attendre.

J’attendis jusqu’à six heures. Elle ne revint pas : elle s’était moquée de moi.

J’appelai le garçon et, en payant, je lui expliquai, sans qu’il me le demandât, qu’un mal de tête violent m’avait contraint de rester là.

Puis, je sortis. Ce ne fut qu’après avoir rôdé une demi-heure autour de ce bar, que je réussis à m’en éloigner.

La nuit tombait. L’air était lourd. Les rues sentaient le macadam, comme quand on les répare. J’avais l’impression désagréable de sortir de table alors que les gens se préparent à s’y mettre.


IV


J’avais lu, à la devanture d’une boulangerie, une pancarte ainsi conçue :

Complet noir à vendre, pour cause de décès : pantalon, veste, gilet. S’adresser à l’intérieur.

Le lendemain, de crainte que cette pancarte ne fût retirée, je me levai de bonne heure.

Quand j’entrai dans la boulangerie, le patron que je voyais tout entier, car une glace reflétait son dos, me demanda ce que je désirais, en commerçant qui n’attendait pas après moi.

— C’est pour le complet, monsieur.

— Bien.

Il appela sa femme qui plaçait des pains de fantaisie de bout. Bien que celle-ci fût très grosse, une ceinture faisait le tour de sa taille.

Elle s’approcha, salie aux genoux par de la farine, comme par un pneu de bicyclette.

— Monsieur vient pour le complet, expliqua le boulanger.

La patronne s’apprêtait à me renseigner lorsqu’un client entra.

Elle me délaissa pour le servir, cependant que son mari faisait glisser dans un tiroir ouvert — comme on attrape une mouche — les pièces qui se trouvaient sur la caisse de marbre.

Des billets de banque en désordre emplissaient un casier de ce tiroir. Les déplier, les compter, le soir, quand la boutique est fermée, cela doit causer une grande joie.

— Mais comment s’appelle la personne qui vend le complet ? demandai-je.

— C’est la veuve Junod.

En apprenant que cette personne était une veuve, j’en ressentis un vif plaisir. Je préfère avoir affaire aux femmes qu’aux hommes.

— Et elle habite au 23.

— Je vous remercie.

Pour sortir, je fis un détour parce qu’une jeune fille accroupie lavait d’une main les cubes en perspective du dallage.

Des balcons donnaient une apparence bourgeoise à la maison qui portait le numéro 23.

Je tâtai mon portefeuille. Je prends toujours cette précaution avant d’acheter quelque chose et, parfois même, quand je n’achète rien.

Sous le porche, il y avait un tapis humide, épais, pour s’essuyer les pieds et, plus loin, dans l’ombre, une porte vitrée qui ne s’ouvrait pas du côté auquel on s’attendait.

— La concierge !

Une voix qui venait de l’escalier me cria :

— Voilà.

— Madame Junod ? demandai-je poliment.

La concierge ne répondit pas. L’importance qu’elle avait en ce moment s’évanouirait dès que, moi aussi, je saurais à quel étage demeurait la veuve.

— Madame Junod, répétai-je.

— C’est pour quoi ?

— Pour le complet.

— Au deuxième, porte à gauche.

Le mur de l’escalier imitait le marbre. Le vieux bois des marches était ciré.

Au premier étage, je lus : entresol ; au deuxième : premier.

Comme j’avais compté deux étages, je m’arrêtai. À la porte de gauche, un cordon d’étoffe pendait jusqu’à la serrure. Je le tirai doucement, car il me parut peu solide.

Une clochette tinta, non pas derrière le mur, mais loin, dans l’appartement. Puis, on ferma une porte — celle de la cuisine, probablement.

Un monsieur, sans chapeau et sans cravate, apparut. J’eus l’impression de l’avoir surpris. En le regardant, je me demandai ce qu’il avait bien pu faire avant que je sonnasse.

— C’est pour le complet, dis-je enfin.

— Quel complet ?

— J’ai vu à la boulangerie une…

— C’est au-dessus, monsieur. La concierge a dû vous le dire.

Il me montra le plafond avec l’index.

— La concierge m’a dit au deuxième.

— Ici, vous êtes au premier… lisez donc.

Je m’excusai et montai à l’étage au-dessus. Cette fois, je ne me trompais pas. La carte de visite de Mme Junod était clouée à une porte. Un trait à l’encre rayait l’adresse.

Je sonnai. Une petite femme laide et bien coiffée m’ouvrit. Une alliance bougeait sur la phalange maigre d’un de ses doigts. C’est curieux, comme l’alliance des femmes laides saute aux yeux.

— C’est pour le complet, madame.

— Ah ! entrez… monsieur… entrez.

Cette invitation me fit plaisir. Les gens qui ont confiance en moi sont si rares.

J’essuyai longuement mes pieds comme je le fais chaque fois que je vais chez quelqu’un, pour la première fois. J’ôtai mon chapeau et je suivis cette dame.

Elle m’introduisit dans une salle à manger. Je me tins au milieu, loin de tout ce qui aurait pu être emporté.

— Asseyez-vous, monsieur.

— Merci… merci.

— Alors, c’est pour le complet.

— Oui… madame.

— Ah ! monsieur, si vous saviez ce qu’il m’en coûte de me séparer des effets de mon pauvre époux. Il est mort à la fleur de l’âge, monsieur. S’il savait que je fusse obligée de vendre ses habits, à lui, pour vivre…

J’aime qu’on me fasse des confidences, comme j’aime qu’on me dise du mal des gens. Cela donne de la vie aux conversations.

— Quoi de plus pénible que de vendre des objets avec lesquels on a vécu et qui vous sont aussi familiers que les grains de beauté de votre corps !

— C’est vrai… On tient aux souvenirs, dis-je en levant la main.

— Surtout aux souvenirs qui vous rappellent tant de choses. Ah ! si je pouvais, je le garderais, ce complet. Il allait si bien à mon mari. Mon pauvre mari avait justement votre taille. Il était peut-être un peu plus fort. Il est vrai que c’était un homme fait. Il était chef de bureau. Vous avez dû le lire sur sa carte de visite, à la porte.

— Je n’ai pas fait attention.

— L’adresse est rayée parce que nous avions fait imprimer ces cartes avant d’habiter ici. Oui, ce complet m’évoque des souvenirs. Nous avons été, mon mari et moi, l’acheter ensemble à Réaumur. J’ai conservé la facture. Je vous la donnerai. C’était un après-midi de printemps. Les gens cherchaient des yeux les bourgeons dans les arbres. Le soleil éclairait le ciel tout entier. Un mois après, mon mari mourait. Il avait porté ce complet deux fois, deux dimanches.

— Seulement ?

— Oui, monsieur. Un complet de 160 francs en 1916. En ce temps-là, l’argent avait plus de valeur qu’aujourd’hui. C’est un complet. Il y a le pantalon, la veste et le gilet. Attendez, je vais le chercher.

Mme Junod revint quelques instants après, avec le complet enveloppé dans une toile.

Elle le posa sur la table, ôta les épingles et prenant la veste elle me la montra devant et derrière, au bout de son bras tendu.

Je touchai l’étoffe.

— Regardez la doublure, monsieur.

En effet, le complet était neuf. Il n’y avait pas de taches sous les bras. Les boutonnières et les poches étaient raides.

— C’est un crève-cœur pour moi, monsieur, de me séparer de ces reliques. J’ai peur que mon mari, qui est au ciel, ne me voie. Mais, que voulez-vous, je ne suis pas riche. Il faut vivre. Mon mari me pardonnera. Tenez, regardez, nous voilà.

Elle me montra une photographie haute d’un mètre qui représentait un couple de mariés.

— Vous voyez, monsieur, c’est l’agrandissement d’un agrandissement. Plus mon mari est grand plus il me paraît vivant.

Je regardai longuement les mariés. Je ne reconnaissais pas Mme Junod.

— Oui, monsieur, c’est bien nous, en 1915. Le lendemain, nous partions pour la campagne.

Elle me toisa des pieds à la tête.

— Il était de votre taille, un peu plus fort tout de même.

Je pensai que s’il était plus gros, le complet ne m’irait pas. Par délicatesse, je ne parlai pas de ma crainte.

— En 1914, nous étions déjà fiancés. Oh ! monsieur, ces soirées au bord de la Seine. À Paris, il faisait trop chaud. Et tout ce monde, à cause de la guerre, nous incommodait.

— Mais votre mari n’était pas soldat.

— Oh, monsieur, pensez-vous. Il n’était pas fort. Et lui, justement, qui aurait dû vivre puisqu’il n’était pas soldat, il a été emporté par une maladie.

— C’est la vie, murmurai-je.

— Oui, ainsi va le monde.

— Mais de quoi est-il mort ? demandai-je, craignant subitement que ce ne fût d’une maladie contagieuse.

— D’une congestion.

Profitant de ce que la veuve se recueillait, je demandai le prix du complet.

— Il n’est pas cher, monsieur, soixante-quinze francs. Regardez cette coupe.

Elle fit avec la main un demi-cercle qui figurait, sans doute, une taille imaginaire.

— Touchez l’étoffe. C’est du drap anglais d’avant-guerre. Vous pouvez vous en rendre compte. Dans les plus grands magasins, vous ne trouverez plus cette étoffe.

Devant la loge, je marchai vite, gêné parce que la concierge savait qu’il y avait un complet dans le paquet que je portais sous le bras.

Une voix m’appela.

Je me retournai. La concierge, qui m’avait guetté, était là, près de l’escalier.

— Le monsieur du premier s’est plaint. Je vous avais pourtant dit que Mme Junod habitait au deuxième. Il faut faire attention. C’est moi que les locataires rendent responsable.

Pour ne pas provoquer une histoire, je partis sans me fâcher.

À cause de mon complet, je n’allai pas manger chez Lucie : elle se serait moquée de moi.

Je déjeunai dans un de ces petits restaurants où le menu est écrit à la craie sur une ardoise, puis, pour passer le temps, je me promenai par les rues.

La veste me serrait un peu sous les bras. Les manches, trop longues, me chatouillaient les mains. Le pantalon moulait trop mes cuisses. Mais le noir me va bien.

Le pardessus ouvert, je me regardais à toutes les devantures, sans en avoir l’air. J’ai remarqué que je suis beaucoup mieux dans les vitrines que dans les vraies glaces.

Quand je sentis ma digestion terminée, j’entrai dans un établissement de bains. Je savais qu’il y avait un côté pour les hommes et un autre côté pour les dames. Sans cela, je ne serais pas entré.

La caissière me donna un numéro. Pourtant, j’étais seul.

Le garçon ne tarda pas à m’appeler.

Je pénétrai dans une cabine. La porte ne fermait pas à clef. Ce détail m’ennuya pendant tout le bain, surtout lorsque j’entendis des pas.

Comme j’avais les pieds froids, la chaleur de l’eau me parut très agréable.

Je me savonnai avec un petit savon qui ne pouvait sombrer, tout en prenant garde à mes yeux. Je m’amusai à flotter.

Comme l’eau se refroidissait, je me levai d’un bond et m’essuyai — la figure d’abord — avec une serviette qui se mouilla aussi vite qu’un mouchoir.

En sortant de l’établissement de bains, je me sentis si bien, que je me promis de revenir chaque fois que j’aurais de l’argent.


V


Ce fut à dix heures juste que j’arrivai chez M. Lacaze.

J’avais revêtu mon bel habit et, pour la première fois de la saison, je sortais sans pardessus.

Je pénétrai dans le bureau avec plus d’assurance que l’autre jour.

L’industriel causait avec sa fille. En me voyant, il parut étonné.

— Assieds-toi, dit-il, je suis à toi dans une minute.

Il avait oublié qu’avant-hier il m’avait dit vous. Puis, s’adressant à la bonne :

— Je vous ai déjà répété vingt fois qu’il ne faut introduire personne avant de me prévenir.

— Alors, tu ne peux pas venir aujourd’hui, demanda la jeune fille, dès que je fus assis.

— Non, mon enfant.

— Et demain ?

— Mais tu n’es pas libre !

— Si, après quatre heures. Je sors du Conservatoire à quatre heures.

— Je ne pourrai pas. Samedi, si tu veux.

— Bien.

Après avoir embrassé son père, la jeune fille sortit. Comme l’autre fois, elle me jeta un coup d’œil, en fermant la porte. Bien que venant de loin, ce regard me troubla.

— Alors, mon brave, as-tu acheté le complet ?

— Oui, monsieur.

— Très bien, lève-toi.

J’obéis, un peu gêné de n’avoir pas de pardessus.

— Tourne-toi.

Je m’exécutai en levant mon épaule trop basse.

— Mais il te va très bien. On dirait qu’il a été fait sur mesure. Combien l’as-tu payé ?

— Cent francs.

— Ce n’est pas cher. Maintenant je peux t’envoyer à mon usine. Tu es présentable. Je peux te recommander au chef du personnel.

M. Lacaze dévissa un porte-plume réservoir, le secoua et écrivit quelques lignes sur une carte de visite.

Pour qu’il ne me soupçonnât pas de lire par-dessus son épaule, je m’éloignai ostensiblement.

— Tiens ! cria l’industriel en examinant la carte de profil pour voir si l’encre avait séché.

Je mis cette carte dans mon portefeuille, sans l’avoir lue, et je m’assis espérant que M. Lacaze s’occuperait de moi, me poserait des questions.

Aujourd’hui que j’étais moins ému, je me sentais capable de répondre intelligemment et, partant, de me rendre intéressant.

— Alors, au revoir, mon brave, Bâ… Bâ… Bâton. C’est tout pour aujourd’hui. Va demain matin, à sept heures, à mon usine, de 97 à 125, rue de la Victoire, à Billancourt. Tu demanderas monsieur Carpeaux. Il te donnera du travail. Quand tu auras un jour de congé, tu n’as qu’à venir me voir. Allons, au revoir, mon brave.

Déçu par la brièveté de cet entretien, je me levai.

— Au revoir, monsieur. Merci bien.

— Oui, au revoir, à un de ces jours.

Je sortis à reculons en faisant des courbettes, le chapeau à plat sur ma poitrine.


VI


Au petit jour, je me rendis à la station de tramways la plus proche de chez moi.

Le vent soufflait avec tant de force que la porte de ma maison claqua toute seule avant que j’eusse le temps de la fermer. Des gouttes plus grosses que les autres tombaient des corniches sur mes mains. La pluie glissait sur les trottoirs, vers la chaussée. Chaque fois que je traversais une rue, le ruisseau trop large à enjamber submergeait un de mes pieds. L’eau qui dégringolait dans des conduites verticales, fixées aux maisons, s’écoulait à terre comme d’un seau plein qui se renverse. Les manches de ma veste ne tardèrent pas à mouiller mes poignets. Mes mains semblaient ne pas avoir été essuyées, après un lavage.

Un tramway vide arriva. Il avait été lavé la nuit. Les ampoules qui l’éclairaient avaient la tristesse des lumières qu’on oublie d’éteindre avant de s’endormir.

Je m’assis dans un coin. Les chaufferettes étaient encore froides. De l’air, filtrant sous une glace, me gelait les mains. La receveuse, immobile au milieu du tramway, bâillait.

— La Motte-Piquet, cria-t-elle.

Le tramway aurait été vide qu’elle eût crié tout de même.

Nous repartîmes. Les portes s’ouvraient toutes seules aux virages. Parfois, les lumières s’éteignaient une seconde. Derrière les glaces mouillées, les rues se tordaient comme dans de l’air chaud.

— Grenelle.

Des ouvriers montèrent. Un bruit mat de sonnette retentit dans l’oreille du wattman. Je pensais à mon lit défait, encore chaud aux pieds, à ma fenêtre fermée et à cette aube que je voyais poindre, les autres jours, entre mes cils, en dormant.

En ce moment, éclairé par sa porte ouverte, M. Lecoin devait se laver.

— Pont Mirabeau.

Deux hommes vinrent s’asseoir en face de moi.

J’étais furieux, car il y avait de la place ailleurs. Ils parlaient comme s’il était midi.

— Avenue de Versailles.

Un ouvrier monta avec un journal qui n’avait pas été plié et dont les nouvelles me parurent trop fraîches.

Le jour se levait. Soudain, la lumière du tramway s’éteignit. Tout changea de couleur. Dans l’embrasure grise des fenêtres, on voyait la pluie.

— Chardon-Lagache.

Je me sentais triste et seul. Tous ces gens savaient où ils allaient. Tandis que moi, je partais à l’aventure.

— Point-du-Jour.

Je descendis. Un filet d’eau tombant du toit du tramway me coula dans le dos. Mes jambes, secouées par le tremblement du tramway, se dérobaient. Ma face, longtemps immobile, s’était raidie. Mon pied gauche était froid.

Le tramway s’en alla, emportant les têtes que je connaissais et ma place vide.

Dans une cabane, deux douaniers qui n’avaient pas dormi, se préparaient à partir.

Pour aller à Billancourt, il faut sortir de Paris.

Je suivis une longue avenue, sans trottoir, bordée de maisons basses.

Il pleuvait toujours. La boue, qui se collait à mes souliers, claquait à chaque enjambée. Derrière un mur, un arbre remuait comme un fourré où il y a quelqu’un. Le vent tournait les feuilles à l’envers. La pluie faisait des bulles sur les flaques.


Un mur entoure l’usine de M. Lacaze. En levant la tête, on voit des cheminées qui ne sont pas de la même grandeur et qui fument.

— Monsieur Carpeaux, demandai-je au portier.

— Monsieur Henri, vous voulez dire.

— Oui.

Le gardien ferma soigneusement la porte de sa guérite — je n’en vis guère l’utilité — et, avant de partir, se mettant dans la peau d’un étranger, il essaya de l’ouvrir.

— Suivez-moi, dit-il sans me regarder. Il tenait à ce que je comprisse que ce n’était pas par amabilité qu’il me conduisait chez M. Carpeaux, mais parce que c’était son métier.

Il s’arrêta devant un bâtiment que des machines faisaient trembler.

Sans se soucier de moi, il bavarda avec un ouvrier. Puis, subitement, comme si ce n’était pas à cause de moi qu’il se trouvait là, il dit :

— C’est pour monsieur Henri.

On m’introduisit dans une salle de bois blanc. Les murs en étaient couverts d’affiches de pneumatiques.

Bientôt M. Carpeaux apparut.

À l’encontre de ce que je m’étais imaginé, c’était un jeune homme avec une moustache clairsemée comme celle des femmes, quand elles en ont. Il avait des lunettes, couleur teinture d’iode.

Je tendis la carte de M. Lacaze, sur laquelle ces mots étaient écrits :

Mon cher Carpeaux,

Je t’envoie un brave, donne-lui du travail.

— Ah, vous venez de la part de monsieur Lacaze.

— Oui, monsieur.

— Bien, attendez.

Il disparut et revint quelques minutes après.

— C’est entendu, dit-il, vous travaillerez lundi.

— Oh, je vous remercie, monsieur.

— Lundi, à 7 heures.

— Merci, merci, mais vous savez, je ne peux me servir de ma main gauche. J’ai été blessé.

— Allons, vous n’avez pas besoin de votre main gauche pour travailler dans les écritures.

— Je sais, mais je voulais vous le dire.

— Oui, je comprends. Alors, à lundi.


VII


Les journées sont longues quand on n’a rien à faire et, surtout, quand on ne possède que quelques francs.

Comme je m’étais habitué à mon complet, que la pluie en avait déformé les revers et que la boue tachait le pantalon, derrière les mollets, je pus aller manger chez Lucie.

Au régiment, quand on n’est pas présent à la soupe, on vous met votre part de côté. Chez Lucie, c’est la même chose.

Je déjeunai donc très bien.

Quand je sortis du restaurant, il ne pleuvait plus.

Je me dirigeai vers le Palais de Justice, lorsqu’une pensée qui me vint à l’esprit, je ne sais trop comment, me bouleversa. Ma respiration s’arrêta. Mon cœur battit à grands coups dans ma poitrine sans air. Je ne m’aperçus plus que mes pieds étaient mouillés, au bord de la semelle.

Je venais d’avoir eu l’idée d’attendre la fille de M. Lacaze à la sortie du Conservatoire.

Je luttai mollement, pendant quelques minutes, contre cette lubie. Ce fut inutile. La perspective de parler à une jeune fille riche avait trop d’attrait. C’était, dans l’après-midi pluvieuse, comme un rendez-vous attendu depuis plusieurs jours. C’était l’inconnu, l’amour peut-être. Aucun désir physique ne me poussait vers cette jeune fille. D’ailleurs, quand j’aime quelqu’un, je ne songe jamais à la possession. Je trouve que plus elle tarde, plus elle est agréable.

J’errais dans les rues, l’âme joyeuse et vivant seule, sans les yeux. Les parapluies fermés des passants étaient encore luisants. Les trottoirs blanchissaient, le long des murs.

Au-dessus de la porte du Conservatoire, il y a un drapeau.

Il n’était que quatre heures moins le quart.

Pour patienter, je fis les cent pas en pensant à tout ce qui se passerait d’heureux si Mlle Lacaze m’aimait. Il ne faut pas croire que je songeais à sa richesse. Si elle m’offrait de l’argent, je sentais bien que je refuserais avec indignation. Quand elle viendrait dans ma chambre misérable, je serais digne.

Pourtant, je dois dire que si elle avait été pauvre mon amour se serait évanoui. Cela, je ne le comprends pas.

Soudain, un employé ouvrit le deuxième battant de la porte du Conservatoire.

Une minute après, la jeune fille sortait en courant comme une voyageuse qui veut donner son billet la première.

Mon sang coula plus fort aux tempes et aux poignets. Je sentis que là, il faisait des boules dans les veines.

Mlle Lacaze, en passant près de moi, me regarda dans les yeux. Sa bouche remua. Elle m’avait reconnu. Pourtant, elle ne me parla pas.

Je la suivis. Elle était vraiment belle avec ses cheveux dans le dos et sa jupe courte.

Je marchais vite, prêt à ralentir, au cas où elle se fût retournée.

Bientôt, je la dépassais et, ôtant mon chapeau, je la saluai.

Elle ne me répondit pas.

Maintenant, je me trouvais devant elle et, afin qu’elle me rattrapât, je m’arrêtai pour allumer une cigarette.

Un fils de famille que j’avais connu au régiment m’avait dit qu’on accostait les femmes en leur demandant la permission de les accompagner. Je m’apprêtais à mettre ce conseil en pratique, mais, comme elle ne me rejoignit pas, je me retournai.

Elle n’était plus là.


VIII


Le lendemain matin, je m’éveillai en sursaut.

Quelqu’un avait frappé si violemment à ma porte que celle-ci avait craqué comme une caisse pleine qui tombe.

D’abord, je crus rêver. Mais on frappa de nouveau.

Je bondis hors du lit. La frayeur m’empêcha de sentir le froid qui montait dans ma chemise.

— Qui est là ? demandai-je doucement, comme si je dormais encore.

— Moi, Lacaze.

Dire son nom, à haute voix, derrière une porte, ne le gênait pas, lui.

Je regardai le trou de la serrure, m’attendant à voir un œil sans cils, sans paupière.

Mais que venait-il faire chez moi, M. Lacaze. Peut-être voulait-il vérifier mes dires ; peut-être allait-il m’annoncer une bonne nouvelle.

On frappa de nouveau.

J’aurais pu ouvrir, mais quand je ne suis pas vêtu, je me sens faible.

— Attendez… monsieur… une seconde.

J’ouvris la fenêtre afin de changer l’air. Je l’avais ouverte sans bruit pour que l’industriel ne s’en aperçût pas.

Je mis mon pantalon, ma veste et je me mouillai la figure avec le coin d’une serviette.

Puis, je refermai la fenêtre doucement.

La chemise trop haute dans le pantalon, j’ouvris la porte.

M. Lacaze entra sans ôter son chapeau. La canne de jonc, qu’il tenait dans le dos, cognait les meubles quand il se tournait.

— Vous êtes un sale individu, dit-il en s’arrêtant tout près de moi.

Il savait tout, j’étais perdu. Ne sachant quelle attitude adopter, je fis l’ignorant.

— Vous méritez une correction. Vous n’avez pas honte : suivre une fillette… avec des cheveux dans le dos.

Je balbutiai, ne trouvant rien pour m’excuser.

— Voilà comme on est récompensé quand on fait le bien… Je vous ai donné de l’argent… je vous emploie dans mon usine… merci…

Il était si furieux que je craignais qu’il ne me frappât. J’avais peine à croire que j’étais la cause d’une telle colère.

— Oui… voilà le remerciement. Faites attention à vous, vous ferez connaissance avec la police. Vous êtes un triste sire.

Il sortit enfin, claquant la porte si fort qu’elle ne se ferma pas.

J’entendis ses pas dans l’escalier et, quand le bruit changeait sur les paliers, j’avais peur qu’il ne revînt.

Assis sur le lit, je regardai mon habit neuf, qui n’avait plus de raison d’être, et le désordre de ma chambre dans l’air frais du matin.

J’avais un mal de tête violent. Je songeai à ma vie triste, sans amis, sans argent. Je ne demandais qu’à aimer, qu’à être comme tout le monde. Ce n’était pourtant pas grand’chose.

Puis, subitement, j’éclatai en sanglots.

Bientôt, je m’aperçus que je me forçais à pleurer.

Je me levai. Les larmes séchèrent sur mes joues.

J’eus la sensation désagréable qu’on éprouve quand on s’est lavé la figure et qu’on ne se l’est pas essuyée.