Ferenczi (p. 99-123).


NEVEU, LE MARINIER


J’aime à errer au bord de la Seine. Les docks, les bassins, les écluses me font songer à quelque port lointain où je voudrais habiter. Je vois, en imagination, des filles et des marins qui dansent, de petits drapeaux, des navires immobiles avec des mâts sans voile.

Ces songes ne durent pas.

Les quais de Paris me sont trop familiers : ils ne ressemblent qu’un instant aux cités brumeuses de mes rêves.

Un après-midi de mars, je me promenais sur les quais.

Il était cinq heures. Le vent retroussait mon pardessus comme une jupe et m’obligeait de tenir mon chapeau. De temps en temps, les fenêtres vitrées d’un bateau-mouche passaient sur l’eau, plus vite que le courant. L’écorce mouillée des arbres luisait. On voyait, sans bouger la tête, la tour de la gare de Lyon, avec ses horloges déjà éclairées. Quand le vent cessait, l’air sentait le ruisseau à sec.

Je m’arrêtai, et, m’accoudant sur le parapet, je regardai tristement devant moi.

La cheminée des remorqueurs tombait en arrière, avant les ponts. Des câbles tendus reliaient des péniches habitées au milieu. Une longue planche joignait un chaland au sol. L’ouvrier, qui s’aventurait dessus, rebondissait à chaque pas, comme sur un sommier.

Je n’avais pas l’intention de mourir, mais inspirer de la pitié m’a souvent plu. Dès qu’un passant s’approchait, je me cachais la figure dans les mains et reniflais comme quelqu’un qui a pleuré. Les gens, en s’éloignant, se retournaient.

La semaine dernière, il s’en était fallu de peu que je ne me fusse jeté à l’eau, pour paraître sincère.

Je contemplai le fleuve, en songeant à la monnaie gauloise qui devait se trouver au fond, lorsqu’une tape sur l’épaule me fit lever le coude, instinctivement.

Je me retournai, gêné d’avoir eu peur.

En face de moi, il y avait un homme avec une casquette de marinier, un bout de cigarette dans la moustache et une plaque d’identité rouillée au poignet.

Comme je ne l’avais pas entendu venir, je regardai ses pieds : il était chaussé d’espadrilles.

— Je sais que vous voulez mourir, me dit-il.

Je ne répondis pas : le silence me rendait intéressant.

— Je le sais.

Je levai les yeux le plus haut possible, pour les faire pleurer.

— Oui, je le sais.

Mes yeux ne pleurant pas, je les fermai. Il y eut un silence, puis je murmurai :

— C’est vrai, je veux mourir.

La nuit tombait. Des becs de gaz s’allumaient tout seuls. Le ciel n’était éclairé que d’un côté.

L’inconnu s’approcha et me dit à l’oreille :

— Moi aussi, je veux mourir.

D’abord, je crus qu’il plaisantait ; mais comme ses mains tremblaient, je craignis subitement qu’il ne fût sincère et qu’il ne m’invitât à mourir avec lui.

— Oui, je veux mourir, répéta-t-il.

— Allons donc !

— Je veux mourir.

— Il faut espérer en l’avenir.

J’aime les mots « espérer » et « avenir » dans le silence de mon cerveau, mais dès que je les prononce, il me semble qu’ils perdent leur sens.

Je pensais que le marinier éclaterait de rire. Il ne broncha pas.

— Il faut espérer.

— Non… non…

Je me mis à parler sans arrêt pour le dissuader de mourir.

Il ne m’écouta pas. Le corps droit, la tête baissée, les bras pendants, il avait l’air d’un banquier ruiné.

Heureusement, il paraissait avoir oublié que j’avais eu, moi aussi, l’intention de me tuer. Je me gardai bien de le lui rappeler.

— Partons, dis-je, avec l’espoir de quitter les quais.

— Oui, allons sur la berge.

Tout à l’heure, la pierre du parapet avait glacé mes coudes. Maintenant, le froid gagnait mon corps.

— Sur la berge ? demandai-je.

— Oui… il faut mourir.

— Il fait trop sombre, à présent. Nous reviendrons demain.

— Non, aujourd’hui.

Fuir eût été lâche. Ma conscience me l’aurait reproché toute ma vie. On ne doit pas laisser mourir quelqu’un. Mon devoir était de sauver cet homme. Mais, en restant là, il s’imaginait que je voulais me noyer, et si, au dernier moment, je refusais, il était capable de m’y contraindre. Les mariniers ont l’habitude de tirer des péniches au bout d’un câble. Pour eux, tirer un homme par le bras, doit être très facile.

— Il vaut mieux rentrer, mon ami.

Le désespéré leva la tête. Il portait une tunique de soldat anglais sans boutons. Il les avait sans doute donnés. Sous cette tunique, un chandail au col détendu faisait des bourrelets sur le ventre. À la place d’une dent, il en avait deux. Des poils, que l’on eût pu compter, pointaient hors de ses oreilles. Un litre, avec un bouchon neuf, sortait à demi de l’une de ses poches.

Il me prit par le bras et m’entraîna vers un petit escalier. En baissant les yeux, je vis la berge, entre les marches de fer.

Je descendis lentement, posant les deux pieds sur une marche avant d’avancer, comme quelqu’un qui a une jambe de bois.

Je tenais la rampe plate et mince et, pour retarder le suicide, je faisais semblant de craindre une chute.

Les doigts du marinier s’enfonçaient entre mon biceps et l’os. De temps en temps, pour me dégager, je levais le bras : c’était inutile.

Sur la berge, il y avait un tas de sable pointu, des outils de la ville de Paris, une guérite et une brouette enchaînée. Je vis le dessous obscur d’un pont et le toit des autobus qui passaient sur le quai. Des courants d’air me poussaient dans le dos.

— On meurt plus facilement à deux, observa mon voisin.

Sans aucun doute ce marinier avait décidé de se noyer. Il pensait que je le suivrais. J’aurais voulu qu’il continuât de le croire. On n’aime pas que les gens vous soupçonnent d’avoir peur de la mort.

Nous étions au bord de la Seine comme au bord d’un étang. Il n’y avait plus de parapet. Je me trouvais si près de ce fleuve que cela m’étonna. Qui aurait cru, à voir la Seine couler entre les maisons, sous les ponts de pierre, qu’on eût pu l’approcher à ce point.

Malgré moi, je songeai, comme je le fais toujours quand je vois une étendue d’eau, que je ne savais pas nager.

— Allons plus loin, dit l’inconnu, le courant nous emporterait contre les arches de ce pont.

J’approuvai tout de suite.

Un tramway ébranla la voûte du pont. J’eus peur qu’elle ne s’écroulât. Chaque fois que je passe sous un pont, la même frayeur me saisit. Le gravier grinça sous nos pieds comme du sucre pilé.

— Mais pourquoi tenez-vous tant à mourir ? demandai-je.

— Je n’ai pas mangé depuis trois jours. Je ne sais où coucher.

— Il y a des asiles.

— On me connaît trop. On ne veut plus de moi.

Des reflets s’enfonçaient à pic dans la Seine. La surface du fleuve remuait comme s’il y avait des phoques sous l’eau. Sur l’autre quai, les maisons avaient l’air, à cause de l’ombre, de descendre jusqu’au fleuve, comme à Venise.

— Allons, du courage, dit le marinier. C’est une mauvaise minute à passer. Après, le repos éternel.

— Vous êtes sûr.

— Oui… allons… du courage.

Sa main, qui me serrait toujours à la même place, me causait une frayeur pareille à celle que nous cause un crabe que l’on ne voit pas et qui nous pince le pied.

— Lâchez-moi, d’abord.

Je ne voulais pas me tuer, mais si je m’étais résolu à le faire, je n’aurais pas voulu que quelqu’un m’eût tenu. On a besoin de toute son indépendance pour se tuer. Le suicide n’est pas la mort.

À l’encontre de ce que j’attendais, l’inconnu s’exécuta immédiatement.

L’air circula dans mes poumons comme si, au lieu de lâcher mon bras, il avait lâché ma gorge.

Le marinier se baissa et, avec deux doigts raides, prit la température de l’eau.

— Un peu froide, dit-il en s’essuyant.

— Eh bien, nous reviendrons.

— Non, il faut en finir.

Toute ma vie, je me suis trouvé dans des situations analogues. Ma solitude en est la cause. Je voudrais que l’on s’occupât de moi, que l’on m’aimât. Comme je ne connais personne, j’essaie d’attirer l’attention, dans la rue, car il n’y a que là qu’on puisse me remarquer.

Mon cas ressemble à celui du mendiant qui, en plein hiver, chante sur un pont, à minuit. Les passants ne donnent rien parce qu’ils trouvent cette façon de demander l’aumône un peu trop théâtrale. De même, en me voyant accoudé sur un parapet, mélancolique et désœuvré, les passants devinent que je joue la comédie. Ils ont raison. Mais, tout de même, ne pensez-vous pas que c’est une situation bien triste que celle de mendier à minuit sur un pont ou de s’accouder sur un parapet, pour intéresser le monde.

Le marinier emplissait ses poches de cailloux, afin de couler plus vite.

— Faites comme moi, dit-il.

La situation s’aggravait. Je n’aurais pas voulu parler de mon argent, mais maintenant, il n’était plus possible de se taire. Jusqu’au dernier moment, j’avais espéré qu’un événement inattendu m’épargnerait de dire que je possédais un peu d’argent.

— Hé… hé…

Le désespéré qui, accroupi près d’un tas de sable, triait des cailloux, se retourna.

— Nous sommes sauvés !

Il me regarda sans comprendre.

— Je viens de m’apercevoir que j’ai un peu d’argent.

L’inconnu se leva, fit un pas. Des cailloux glissèrent entre ses doigts. Ses yeux brillèrent, au milieu seulement.

— Vous avez de l’argent ?

— Oui… oui.

Ahuri comme les gens qui ressuscitent doivent l’être, il ne bougeait pas. Une larme coula jusqu’à sa barbe. Puis, subitement, il sauta en l’air trois ou quatre fois de suite, en faisant la roue avec ses bras.

— Vous avez de l’argent ?

— Oui… oui.

— Montrez-le… Montrez-le.

J’ouvris mon portefeuille. Pour qu’il ne vît pas tous mes billets, j’en tirai un seul qui se déplia en sortant.

— Tenez, mon ami. Prenez ce billet de dix francs.

Le malheureux regarda le billet avec amour et, pendant une minute, il s’efforça de le déplisser.

Nous entrâmes dans un restaurant, moi le premier.

— Que prends-tu ?

Maintenant je le tutoyais, parce qu’il me devait la vie, et aussi, parce qu’il était plus pauvre que moi.

— Comme vous.

— Du rouge, alors ?

— Oui.

On nous apporta du vin dans un litre lavé, un pain fendu et quatre saucisses qui crépitèrent jusque dans nos assiettes.

Je payai.

Je paye toujours d’avance. De cette façon, je suis tranquille. Je sais que l’argent qui reste dans mon porte-monnaie m’appartient entièrement.

Le marinier se jeta sur les saucisses.

— Fais attention, mange lentement.

Il ne me répondit pas. Je sentis alors que je diminuais d’importance à ses yeux.

Quand il eut fini, je lui demandai :

— As-tu bien mangé ?

Il essuya sa moustache avec la paume de sa main avant de répondre « oui ».

Comme il ne me remerciait pas, j’ajoutai :

— Était-ce bon ?

— Oui.

— As-tu assez ?

— Oui.

J’étais ennuyé qu’il ne manifestât pas davantage sa reconnaissance.

Pour lui rappeler le cadeau que je lui avais fait, je lui demandai :

— As-tu encore les dix francs ?

— Oui.

Vraiment il n’était pas délicat. J’aurais été, à sa place, beaucoup plus poli avec un bienfaiteur. Il avait de la chance d’avoir affaire à moi. J’ai l’esprit large et je suis charitable. L’ingratitude ne m’empêche pas de faire le bien.

— Mais comment t’appelles-tu ?

— Neveu… et toi ?

Maintenant il me tutoyait. J’ai remarqué qu’il ne faut pas être familier avec les personnes mal élevées. Elles confondent la familiarité avec l’amitié. Tout de suite elles s’imaginent être votre égal. Les distances qui vous séparent disparaissent. Pourtant, moi, je n’ai jamais été familier avec quelqu’un qui, m’étant supérieur, se montrait familier avec moi. Je sais trop comme cela vexe les gens.

Je n’en voulais pas à Neveu, mais il aurait dû être plus délicat. Je l’avais bien été avec Billard.

Comme je suis très bon, je répondis à mon voisin.

— Victor Bâton.

À présent, une rougeur de fruit mûr teintait ses pommettes, sur l’os. Sa barbe frisait mieux. Des miettes de pain tenaient au chandail.

Neveu, malgré son manque de délicatesse, m’était sympathique. Enfin, j’avais trouvé un ami sur qui je pourrais compter. Il ne connaîtrait que moi. Ma jalousie n’aurait pas lieu de se manifester. En outre, j’étais fier d’être plus malin, plus débrouillard que lui. Quand nous sortirions ensemble, il passerait par les rues qui me plaisent ; il s’arrêterait devant les magasins que j’aime.

— Où dors-tu, ce soir ? demandai-je en sachant très bien qu’il n’avait pas de domicile.

— Je ne sais pas.

— Sois tranquille, je m’occuperai de toi.

Ma première pensée fut de lui faire un lit chez moi. Mais j’abandonnai bien vite ce projet. D’abord, la concierge m’aurait fait la tête. Ensuite, mon lit est une chose sacrée. J’ai, comme tout le monde, des manies, surtout dans ma chambre. S’il avait fallu que je dormisse avec une couverture en moins, je n’aurais pas fermé l’œil de la nuit. Le matin, pour me laver, je me serais gêné. Il valait mieux que je lui louasse une petite chambre à l’hôtel. Pour dix francs par semaine, on peut trouver une mansarde assez bien.

Ce fut à cette dernière résolution que je m’arrêtai. Cependant, je me gardai bien de l’annoncer au marinier. Je préférai le laisser dans l’anxiété.

À cet instant, je sentis que j’étais pour lui, de nouveau, la providence. Il était pâle. Quand les gens riches sont ennuyés, ils savent se donner une contenance. Il était pauvre, lui, il ne savait pas. Ses mains avaient des tics comme celles des dormeurs sur lesquelles une mouche se promène. Ses yeux inquiets bougeaient aussi nettement que ceux d’un nègre.

Ce n’est pas bien de se plaire à tenir quelqu’un à sa merci. Pourtant, j’étais excusable, car si je le faisais languir ainsi, c’était pour lui annoncer, tout à l’heure, une bonne nouvelle. Je n’aurais pas agi de cette façon si je n’avais pas voulu m’occuper de lui.

— Veux-tu boire, mon ami ?

— Oui.

Je commandai encore un litre de vin.

En trinquant, je constatai que mes ongles étaient plus propres que ceux de mon voisin. Je ne sus pas si je devais en être fier ou gêné.

Les verres une fois vides, je versai aussitôt à boire de crainte que Neveu ne me devançât. S’il avait pris la liberté de servir, cela m’eût choqué. Il m’aurait semblé qu’il ne tenait pas compte de ma supériorité. Il me tutoyait ; c’était déjà bien assez.

Nous étions gais. La tête me tournait, comme en balançoire. Je me sentais devenir bon, sans arrière-pensée, vraiment bon.

— Tu sais Neveu, ne crains rien. Je te louerai une chambre. Si tu veux, on sera de vrais amis. On ne se quittera jamais.

L’expression du marinier changea subitement, peut-être à cause d’une mèche qui tomba sur sa tempe. Ses rides d’acteur, qui allaient des narines au coin des lèvres, devinrent moins profondes.

— Oui… oui… si tu veux.

Ce tu me choqua mais, tout de même, moins que la première fois. Je reconnaissais que j’avais eu tort. L’ivresse me donnait envie de partager tout ce que je possédais.

— Allons, sortons… dis-je en secouant les pans de mon pardessus saupoudrés de sciure.

Malgré mon état, je savais bien que le dernier litre n’était pas payé. Je fis semblant de l’oublier.

Neveu, pour ne pas me le rappeler, sortit le billet que je lui avais donné.

— Combien ? demanda-t-il à la patronne.

J’attendais inconsciemment cette question pour intervenir :

— Non… non… laisse… je payerai.

L’air frais du dehors ne chassa pas mon ivresse. La rue, pleine de monde, était floue comme quand on essaie les lunettes de quelqu’un. Les têtes des gens ressemblaient à des masques. Les phares des automobiles passaient à la hauteur de mon ventre. J’avais du coton dans les oreilles. Les moteurs de taxis avaient un air de ferraille chaude, sans valeur. Le trottoir bougeait sous mes pieds, comme quand on se pèse. On eût dit une rue de rêve, avec des lumières n’importe où.

J’étais si heureux que j’eusse aimé à le crier.

Maintenant, je ne voulais plus partager avec Neveu : je voulais tout lui donner. Je trouvais que ma pauvreté n’était pas assez grande. Mon Dieu, quelle joie est plus noble que celle de donner tout ce que l’on possède et de regarder, les mains vides, celui que l’on a rendu heureux !

J’allais tout offrir à Neveu, quand une pensée m’arrêta. Il n’en était peut-être pas digne.

Nous marchions depuis cinq minutes lorsqu’une idée d’homme bien nourri me vint à l’esprit. Je me retournai. Neveu était derrière moi.

— Hé… allons chez Flora !

— Flora ?

— C’est un endroit où l’on s’amuse.

Le marinier, qui était ivre, marchait de biais, une épaule plus basse que l’autre. Il suivait le bord du trottoir comme un équilibriste. Le coude sur le ventre, la main tremblant à la hauteur du menton, il avait l’air d’un dégénéré. Sa tête ballottait comme un ballon que retient une courte corde. Un bout de sa ceinture de flanelle pendait jusqu’à ses genoux.

— Tu vois, Neveu, on est mieux ici qu’entre deux eaux.

Je n’avais jamais été si heureux. Mon ami me suivait. C’était donc moi qui le conduisais. Je pensais que si j’avais tourné à gauche ou à droite, cela n’aurait pas eu d’importance puisque le marinier m’eût suivi.

Malgré la cohue, le chemin était toujours libre devant nous. Quand il fallait traverser une rue, un agent, comme par hasard, interrompait la circulation. Quand un encombrement obstruait le trottoir, un passage se faisait au moment où nous arrivions.

Nous prîmes une rue déserte. La lueur des réverbères bougeait sur les maisons, jusqu’au premier étage. Nos ombres, cassées aux genoux, tantôt nous précédaient, tantôt nous suivaient, sur les murs. En haut d’une maison, une fenêtre éclairée projetait son carré agrandi et affaibli sur la façade opposée.

De temps en temps, je m’appuyais à un mur : du plâtre s’introduisait sous mes ongles.

Ou bien je tâtais ma poche intérieure, car, malgré mon ivresse, je pensais à mon portefeuille. Je craignais que mon voisin ne profitât de mon état pour le voler.

Un gramophone retentit. Un numéro illuminait une porte.

Nous étions arrivés.

Je dois dire que seul je n’aurais jamais osé venir là. Quand on est deux, ce n’est pas la même chose. L’attention des gens ne se porte pas que sur vous.

Pourtant, l’émotion me donnait mal au ventre.

J’allais donc entrer dans une de ces maisons dont j’avais entendu parler depuis mon enfance. J’allais donc entrer en maître et non en suiveur de bande, comme au régiment.

Je sonnai.

Sans doute pour nous éviter le désagrément d’être vus stationnant là, la porte s’ouvrit aussitôt.

Nous entrâmes.

Grâce à un appareil spécial, la porte se referma toute seule.

Je pensai tout de suite à mon chapeau. Je me découvris et, pour avoir l’air d’un habitué, j’allai droit devant moi.

— Pas par là, cria une grosse femme, celle qui avait ouvert. Elle avait des bas blancs, un sac de cuir au bout d’une chaînette d’acier et un tablier de dentelle trop petit pour servir de tablier.

Je m’arrêtai. Cette observation avait gâté mon entrée. J’aurais tant voulu avoir l’air de connaître les lieux.

Elle nous introduisit dans une salle qui surprenait par sa grandeur comme toutes ces salles qui se trouvent dans la profondeur d’une maison.

Quelques clients, contents d’être rasés, regardaient le disque du gramophone tourner. Au fond, il y avait une scène abandonnée avec des décors mélangés.

— Ces demoiselles dînent. Elles descendront dans quelques minutes. Que prenez-vous, messieurs, en attendant.

Je sais que les consommations sont très chères dans ces endroits. Néanmoins, je commandai une bouteille de vin.

Nous nous assîmes.

J’avais gardé mon pardessus parce qu’il est très difficile à endosser, à cause de la doublure des manches.

L’attitude de Neveu me contrariait. Il n’avait pas ôté sa casquette. En outre, il n’avait pas de faux-col. Et au lieu de faire l’humble comme il convient quand on n’est pas riche, il prenait un air provocant.

Je le poussai du coude.

— Ôte ta casquette.

Il obéit. Une raie rouge séparait son front, d’une tempe à l’autre.

Pendant que mon voisin frottait ses yeux avec son index mouillé, je nettoyai mes ongles, sous la table, avec une allumette.

Toutes les ampoules n’étaient pas encore allumées. On avait l’impression de se trouver dans un cinématographe, quand on arrive trop tôt. Les clients paraissaient forcés d’être là. Les mains étaient dans les poches. Les oreilles rouges luisaient comme les nez. La molesquine des banquettes avait des reflets de serge usée.

Le phonographe s’arrêta.

Un client en imita le son avec sa bouche. Cela ne doit pas être difficile car j’ai connu beaucoup de gens qui le faisaient.

Les femmes apparurent enfin. Je les comptai. Elles étaient au nombre de sept.

Leurs robes courtes exhalaient cette odeur de vice et de misère qu’exhalent les toilettes pailletées qui affublent les monstres de cire exposés dans les musées forains.

Elles avaient un teint pâle et luisant de poupée de carton glacé. Des bagues, en ligne sur les doigts, brillaient.

Quand l’une de ces filles galantes était seule ses jambes semblaient bien faites, mais dès qu’elle se mêlait à ses compagnes, leurs défauts sautaient aux yeux, sans que je pusse m’en expliquer la raison.

Une femme vint s’asseoir près de nous et rebondit en riant sur la banquette. Elle avait des dents jaunes qui, à cause de la blancheur du visage, paraissaient plus jaunes encore. Les yeux étaient rayés comme un vieux cadran. Le parfum qu’elle dégageait sentait plus fort quand elle bougeait.

Neveu la regardait avec admiration. Il était complètement changé. Il parlait, il riait et ne se préoccupait plus de moi.

Soudain cette femme se leva, et, prenant le marinier par le bras, elle l’entraîna.

Je restai seul. Sur la table, il y avait trois verres et deux bouteilles.

Je payai tout et je sortis, l’âme pleine d’amertume.

J’aurais tout fait pour Neveu. Je l’aimais, lui qui était plus faible que moi.

Je lui ai donné dix francs : au lieu de les conserver pour manger, il a préféré s’amuser. Aujourd’hui, il est peut-être mort, noyé. Pourtant, s’il m’avait écouté, s’il m’avait aimé, s’il ne s’était pas moqué de moi, nous aurions été heureux.

Moi aussi, ce jour-là, j’aurais suivi une femme avec plaisir. Je ne l’ai pas fait parce que je voulais lui louer une chambre.

Il n’a pas deviné que dans mon cœur il y avait des trésors de tendresse. Il a préféré satisfaire un désir.

Faites le bien, on vous remerciera de cette façon.

Est-ce donc si difficile de se comprendre sur la terre ?