Merlin l’enchanteur/Livre XIX

Michel Lévy frères (2p. 199-232).

LIVRE XIX

L’ENCHANTEUR DÉSENCHANTÉ


I

Vous qui découvrez subitement dans votre cœur une peine que vous prétendez cacher encore (quel homme n’a un secret de ce genre ?), vous qui sentez une épine naître sous votre guirlande, c’est à vous que cette dernière partie est dédiée.

Venez, imitez-moi ; suivez aveuglément Merlin. Surtout ne le discutez pas, ne le critiquez pas ; mais soumettez-lui ce qui peut vous rester de jugement et de raison. C’est le vrai moyen de profiter à son école. Quand la tristesse s’appesantit sur moi, je m’attache à son livre, et l’espérance revit dans mon cœur. Voilà sa plus grande magie.

Dites, où l’avons-nous laissé ? Il ressemble à la vérité ; rien de plus malaisé que de ressaisir ses vestiges quand on les a abandonnés. Que de jours mauvais ont passé sur moi depuis que j’ai perdu sa trace enchantée ! Que de profondes eaux se sont amassées sur ma tête ! N’en suis-je pas submergé ? La sagesse de Merlin (quoique je n’aie pas hésité à faire connaître aussi ses erreurs) était pour moi le fil dans le labyrinthe des jours. Depuis que j’ai laissé se briser le fil, je suis égaré dans la nuit sans aurore.

Encore une fois, si vous avez retrouvé mon héros, dites-le-moi. Qu’est-il devenu ? qui l’a vu ? par où a-t-il passé ? Il me semble qu’au moment où nous avons pris congé de lui, il venait d’enchanter la terre, que rasait le soleil couchant. À ce signal, une comète avait secoué ses cheveux d’or ; elle se précipitait du haut du char de David, tête basse dans l’Océan, pendant que sa robe étoilée, flamboyante, traînait encore au loin dans l’immensité bleue du firmament. Vous en souvenez-vous ?

D’ailleurs tout était serein dans mon cœur et dans le vôtre. Nous étions jeunes, vous et moi, ou, du moins, nous passions pour tels. Un cercle d’amis nous entourait, et pas un d’eux ne nous avait reniés. Pourquoi cela a-t-il changé ? il y a si peu de jours qu’il en était ainsi !

Le monde est plein, dans le siècle où nous sommes, d’auteurs qui vont voler les héros que d’autres se sont donné la peine de déterrer. Je vous répète (cela est sérieux) que le mien m’a été enlevé. Qui l’a pris ? qui l’a évoqué sournoisement, pendant mon sommeil ? Il était là pourtant il n’y a qu’un moment, jeune aussi, radieux d’espoir, debout sur un sommet des Pyrénées, semant autour de lui la joie et le sourire. J’arrive où je l’ai caché moi-même. Ô douleur ! ô trahison ! ô ruine ! Je ne le trouve plus. Voler un héros confié à la bonne foi publique, c’est bien pis mille fois que de voler à un homme son trésor dans une vieille cassette.

Croyez-moi, le pire des maux, c’est d’être interrompu dans un ouvrage épique du genre de celui-ci, qui aurait dû couler d’une haleine comme un fleuve grossi par la fonte des neiges. L’herbe croît sur les pas de vos personnages. Ils ne vous connaissent plus et ne répondent plus à votre voix. Tout est à recommencer comme dans une amitié brisée ; et celles-là se renouent-elles jamais ?

Averti par mes plaintes, si quelqu’un me ramène mon héros, ou si je le retrouve dans cette mêlée de la vie, plus confuse cent fois que l’incendie de Troie, où Énée perdit la vieille Créuse (en supposant qu’il ne l’ait pas perdue volontairement) ; oui, si je rejoins jamais notre enchanteur, je fais ici serment de ne plus me séparer de lui qu’il n’ait achevé de me dicter son histoire jusqu’à la dernière ligne.

II

Le sage Merlin avait achevé ses pèlerinages. Il rentrait par les portes d’Espagne dans l’immense royaume d’Arthus, qui comprenait alors l’Angleterre, la France, l’Italie et la plupart des terres voisines, sans compter le royaume des songes, dont il était le maître à peu près absolu. Quelqu’un qui eût vu passer notre enchanteur l’eût trouvé tout semblable à ce qu’il était avant ses voyages : même grâce, même sourire, le teint seulement un peu basané, comme il était naturel après avoir visité tant de climats différents.

Mais sous cet air de fête, vous eussiez pu aussi, avec plus d’attention, découvrir un profond changement. Après tant de recherches Merlin n’avait pu retrouver Viviane ; il commençait à désespérer de la revoir jamais. Puis le doute se joignait au désespoir.

« N’est-ce pas un rêve que je poursuis ? se disait-il à lui-même, après avoir pris congé des âniers du roi d’Espagne. Que de courses ! que de voyages et quel néant ! Suis-je donc plus sage que tous les autres sages ? Pourquoi m’obstiner dans cette passion pour un songe ? Hélas ! j’ai été dupe ; est-ce une raison de l’être toujours ?  »

La douleur la plus cuisante n’avait point anéanti dans Merlin le don des enchantements ; au contraire, elle avait retrempé sa puissance, comme on l’a vu dans le cours de ses pèlerinages. Mais dès que la crainte d’être dupe s’insinua dans son esprit, chaque jour le dépouilla d’une partie de ses dons. Il arriva même au point de faiblesse par lequel il avait commencé, c’est-à-dire qu’il lui eût été difficile de plier un brin d’herbe par sa seule volonté.

Il est vrai que le monde ne savait rien encore de l’impuissance où son enchanteur se trouvait peu à peu réduit ; et celui-ci eut la faiblesse de vivre sur son ancienne renommée, sans oser confier à personne qu’il n’était plus en état de la soutenir. Sans doute il eût mieux fait de dire franchement à la terre et aux peuples : « Je ne suis plus celui que vous avez connu ; cherchez un autre enchanteur. »

Cela eût été assurément plus digne, mais il recula devant cet aveu, qu’il jugea tout ensemble inutile et funeste. Dieu merci, ses enchantements avaient été répandus, sans avarice, sur le berceau des nations. Qu’avait-il besoin de recommencer ? Était-il donc nécessaire d’avertir tous les mondes que le charme avait cessé ? Où était l’avantage ? Quant à l’inconvénient, il était, certes, assez manifeste. N’était-ce pas attrister vainement la terre et le ciel ?

Songez donc, je vous prie, combien d’êtres, et des meilleurs, vivaient en paix sur sa seule parole ! Pouvait-on savoir ce que produirait de confusion ce seul mot prononcé clairement : Merlin est désenchanté ! Il était sûr, au moins, que toutes les choses et les personnes qui vivaient sur la foi de notre enchanteur s’abîmeraient incontinent, non pas seulement dans le royaume d’Arthus, mais jusque par delà les confins de la terre habitable.

Était-ce le cas de dire la vérité sans ménagement ? Un peu de dissimulation n’était-il pas à préférer ? On vivrait quelque temps d’espérances ; et le grand mal, je vous le demande ! Le monde n’en vivait-il pas bien avant Merlin ? D’ailleurs (et ceci est concluant), il ne se résolut pas sans combats et sans remords, lui qui était jusque-là toute vérité, à se contenter de l’apparence. Comment cela se fit par degrés, l’histoire serait longue à raconter. De ce grand livre ouvert devant mes yeux, je choisis une page.

III

Les premières indiscrétions partirent de l’entourage même de Merlin. Il était occupé à rafraîchir son âme par un profond sommeil, et Jacques péchait des grenouilles au bord du grand étang dont parlent les légendes. À ce moment parurent, armés de torches phosphorescentes, des esprits follets qui mêlèrent leurs danses à travers les joncs du rivage ; et voici la conversation qui s’établit entre eux, pendant qu’ils effleuraient à peine du pied les larges feuilles flottantes des nénufars :

« Mes chers amis, dit une petite voix flûtée qui semblait partir des roseaux, croyez-en Farfarel. La fortune de notre maître Merlin baisse évidemment ; il n’a plus, je vous assure, le moindre crédit sur les éléments et sur les étoiles. Nous, ses anciens serviteurs, nous ferons bien de le quitter avant qu’il soit entièrement ruiné. Pour moi, je suis décidé à lui désobéir au premier ordre qu’il me donnera demain à son lever. Je serai congédié, chassé, je le sais. Eh ! tant mieux ! Sur mon honneur, c’est tout ce que je demande.

— Que Merlin baisse, reprit Brin d’herbe d’or, rien n’est plus clair. C’est une ruine lézardée qui va crouler. Je vais d’ici chercher un autre maître.

— D’accord ! ajouta Serpentin en rallumant sa torche. Il est pourtant honteux, avouons-le, d’abandonner ainsi un prophète parce qu’il n’a plus pour lui les heureux sorts. Nous allons nous déshonorer !

— Quel radotage pour un esprit follet ! reprit la première voix. Partons, vous dis-je, et qu’à son réveil il ne trouve pas même un gnome complaisant pour lui cueillir un simple dans les bois. Ah ! ah ! ah ! Oh ! oh ! oh ! Ah ! chers amis, le fou rire me prend en pensant à la figure de ce pauvre Merlin quand il se réveillera seul dans le monde. Quel dépit ! quelle colère ! Mon Dieu ! pourtant, ce n’était pas un méchant enchanteur. »

Un rire aigu, sifflant, soutenu de huées, parcourut l’étang desséché ; les voix recommencèrent :

« Faisons d’abord maison nette. Reprenons, emportons, dispersons tous les enchantements que Merlin a répandus sottement sur le monde.

— C’est trop juste, Serpentin ! Je me charge, dit Farfarel, de dévaliser de mes propres mains la cour d’Arthus, et les palais et les chaumières. Pas un breuvage d’amour ne restera dans une coupe. Non, non ! je n’en laisserai pas une goutte pour désaltérer un papillon.

— Et moi, cousin, je rouillerai les armures ! s’écria Fleur de verveine qui brandissait déjà un brin de paille chargé de rosée.

— Moi, j’effacerai les mots sacrés dans le livre des Ermites.

— Moi, j’ôterai le charme des vieilles tours couronnées de lierre. Je n’y laisserai que le chat-huant : il est de nos amis. Ah ! si nous pouvions, du même coup, désenchanter les étoiles amoureuses dans les nuits de printemps ! Voyez ! elles sourient et se moquent de nous. Prenez-y garde, elles feront encore bien des dupes.

— Nous finirons par les atteindre, répondit Farfarel en même temps qu’il éteignit sa lampe.

— Bon ! voilà déjà une étoile de moins ! Il serait utile aussi de désenchanter l’enfer. Croyez-moi ! il reste là plus d’une illusion.

— Sois tranquille. Serpentin, reprit encore Farfarel qui semblait le roi des esprits follets. Je m’en charge, et retiens bien cette parole. Pour commencer, je chasserai les revenants dès minuit. Je les obligerai, à coups de fouet, de rentrer honnêtement dans leurs couches ; je fermerai sur eux la pierre. »

À ces mots il vint se placer debout en face de Jacques Bonhomme, et, en se dandinant, il ajouta :

« Et toi, Jacques, viens-tu avec nous ?

— Quitter le seigneur Merlin ! repartit l’honnête Jacques, qui semblait familier avec cette troupe d’esprits ! pour qui me prenez-vous ?

— Imbécile ! s’écria la foule des esprits follets. Allons chercher un autre enchanteur, s’il y en a encore dans le monde, et soyons les premiers à lui faire notre cour à son lever. Le temps de Merlin est fini ! »

Puis ils se dispersèrent, en ricanant, sur tous les royaumes de Merlin, comme les nuages de sauterelles noires qui s’abattent, en Roumanie, sur les océans de blés et en dévorent les épis déjà mûrs.

Jacques suivit longtemps des yeux les fugitifs. Toutefois il ne fut point ébranlé ce jour-là. Quelques mots de la conversation des esprits, de Farfarel et de Brin-d’herbe d’or furent entendus par des paysans des Ripes qui rentraient de la moisson. Ces mots, pour la plupart entrecoupés, commencèrent à circuler dans le monde. Mais personne n’y prêta la moindre attention.

IV

La nuit était venue ; le vent, après avoir soufflé avec violence, était tombé ; la constellation d’Orion, orgueilleuse de sa poussière d’étoiles, faisait honte à Dionée, qui produit les pierreries. Lorsque Merlin, au retour de ses pèlerinages, arriva à la frontière de France la louée, il crut sentir la terre frémir sous ses pieds en revoyant les lieux où il avait semé autrefois un si grand nombre d’enchantements. Le cœur palpitant, il s’arrêta un moment pour entendre le souffle des peuples.

Aucun bruit n’arriva à son oreille ; il se dit à lui-même : « C’est bien ! ils rêvent, ils dorment du bon sommeil. Avançons. Demain, au jour levant, je les verrai dans leur gloire. »

Comme il était minuit et que le chemin creux passait près du cimetière, il entrevit sur la plate-forme un peuple de revenants évadés du sépulcre, qui, tout frissonnants, se réchauffaient aux rayons d’une lune blafarde. Jacques les vit comme lui et voulut s’enfuir à toutes jambes ; mais son maître le retint et le força de rester à ses côtés, bouche béante, dans la compagnie des morts. « Reste ! lui dit-il. Nulle société n’est meilleure pour toi. »

Au milieu d’eux il n’eut pas de peine à reconnaître, sur une haute terrasse gothique, le père de Hamlet, lequel régnait sur la foule de ceux qui l’entouraient et semblaient ses courtisans. Parmi ceux-ci se distinguait le chevalier qui tenait encore sa fiancée Lénore en croupe sur son cheval ruisselant de sueur. Tous firent quelques pas pour se retirer à mesure que Merlin approchait. Mais le père de Hamlet leur dit : « Que craignez-vous ? C’est Merlin, il est de notre famille. » Sur cela, les morts restèrent à leur place, et bientôt Merlin se trouva dans le cercle qu’ils avaient formé autour de lui.

« Que faites-vous ici, leur demanda-t-il, vous qui regardez ces froids rayons décolorés ? Parlez-moi des rois et des peuples. Que font les hommes dans l’empire d’Arthus ? J’ignore ce qui s’y passe depuis que j’en suis rejeté ; et tout ce qui n’est pas la terre d’Arthus est pour moi terre d’exil. Parlez-moi donc de tant de rois, mes amis, et de tant de nations que vous avez, sans doute connues. Il me sera doux d’apprendre par vous ce que font les vivants ; car, ajouta-t-il avec l’intention bien arrêtée d’adoucir leurs faces rigides, les morts seuls ne trompent pas.

— Réponds pour nous, » murmura le peuple inconsolable des spectres, en s’adressant au père de Hamlet ; sur quoi celui-ci prononça avec lenteur ces paroles :

« Pour la dernière fois, nous venons nous montrer à la face de la terre. Jusqu’ici nous prenions plaisir à nous réchauffer aux rayons de cet astre pâle et muet comme nous. Mais la terre est devenue si triste que nous renonçons à la visiter jamais. Nos tombes sont moins glacées que le cœur des hommes, nos ténèbres moins profondes. Une curiosité vaine nous attirait encore vers le séjour des vivants. Toujours trompés, cette curiosité nous a lassés. Pour la dernière fois nous quittons nos demeures. Oui, Merlin, sachez que la terre est si enlaidie depuis votre départ que nous avons juré de n’y plus reparaître, même à ces courts moments où il nous était si aisé de soulever la pierre scellée sur nos têtes.

— Il a dit vrai, répéta la foule. Nos nuits sont moins tristes que le jour des vivants. »

Puis, en hochant la tête :

« Adieu, terre désenchantée ! Ruines, murailles solitaires, vous ne nous verrez plus !

— Que m’annoncez-vous ? interrompit Merlin qui refusa d’abord de croire ce qu’il entendait. Ne savez-vous pas que j’ai enchanté la terre et particulièrement ce royaume ? J’y ai mis moi-même partout la joie et le sourire. Nul d’entre vous n’oserait le nier.

— Oui, répliqua le père de Hamlet en s’efforçant d’adoucir son visage ; tu as répandu la sérénité sur le monde. Mais tes enchantements, pauvre Merlin, ne durent qu’une journée. Voilà ce que nous avons appris depuis que nous voyons ici face à face les choses éternelles. Tout ce que tu élèves le matin s’écroule le soir. Tu bâtis des choses merveilleuses, mais ce sont là des songes. Tu donnes des couronnes : elles se flétrissent. Tu appelles le sourire : il se change en larmes. Malheur à celui qui se confie en tes dons. »

Jusqu’à ce moment Merlin n’avait encore vu tomber aucune des choses qu’il avait enchantées. Aussi se croyait-il certain de bâtir pour l’éternité. Il avait vécu au jour le jour, sans s’inquiéter du lendemain. La pensée qu’il ne créait rien de durable et qu’il survivait à ses œuvres le mordit subitement au cœur pour la première fois. La rougeur lui monta au front. Il balbutia d’abord, puis il répondit :

« Vous tous qui murmurez, dites-moi si mes enchantements ne vous suivent pas dans la mort ?

— Il faut ici un autre magicien que toi, répliqua la foule.

— Ceux que j’ai faits rois ne le sont-ils plus ? Ceux qui ont appris de moi la magie l’ont-ils donc oubliée ? Au moins les belles emportent avec elles mes breuvages d’amour !

— Ta magie, pauvre Merlin, finit ici où la mort commence.

— Mais j’ai pour moi la vie.

— Il n’est de vie qu’au ciel.

— Il me reste la terre !

— Non ! pas même la terre. Entre et passe. Tu verras tomber tout ce que tu as édifié : royaumes d’Arthus, empire des preux, mondes enchantés, siècles d’amour, tours mystiques. Ô belles bulles de savon ! nous avons appris ce que pèse l’œuvre de Merlin. Personne ne nous reverra plus, à la lueur de la lune, applaudir de nos mains retentissantes à ses évocations de fumée. »

À ces mots, chacun des revenants passa devant lui avec un ricanement qui acheva de couvrir de confusion notre enchanteur, car ils le poursuivaient de cet écho jusque dans leurs demeures souterraines :

« Adieu, Merlin ! beau roi des songes ! Nous allons dire au ver de terre ce que vaut la magie. »

Et il est certain qu’à partir de ce jour les spectres ont cessé d’apparaître dans la plus grande étendue des royaumes parcourus par notre héros. Si quelqu’un d’eux a manqué à la résolution formelle prise par le plus grand nombre, il ne l’a fait qu’en se déguisant et se cachant sous quelque poterne en ruines ; et c’est là une désobéissance qui ne contredit en rien ce qui vient d’être raconté.

V

Perdre ses illusions ! De toutes les phrases de notre siècle, la plus sotte et la plus impertinente ! Trop de fois, elle a aidé les lâches à couvrir leur désertion.

Par sa dernière parole, Brutus a fait tout un peuple maudit de plagiaires qui disent en amplifiant le testament du maître : Amour, poésie, magie, perle des rosées matinales, vertu des brises du soir, tu n’es qu’un mot ! Et, sur cela, vides de regrets, légers de remords, ils se servent de cette phrase rouillée, non pour se poignarder (châtiment volontaire qui, au moins, expierait le reniement), mais pour passer, tête basse, parmi les goujats d’armée, dans le camp du vainqueur.

Il en est tout autrement, quand il s’agit d’un enchanteur désenchanté. Cette situation n’a été peinte nulle part ; et par sa nouveauté même, que de difficultés presque insurmontables elle entraîne ! Point de classique, ni de modèle que je puisse prendre pour guide et pour patron ; une route inconnue, rocailleuse, pleine de fondrières où nul pas humain ne se montre ; de tous côtés, des précipices qui donnent le vertige.

Si j’avais su d’avance où devait me conduire mon sujet de prédilection, le courage, assurément, m’aurait manqué pour commencer. Mais aujourd’hui il est trop tard pour s’en dédire. Huit cents pages déjà remplies, ce n’est pas là une bagatelle ! Continuons donc dans la voie où nous sommes, jusqu’à ce que nous trouvions l’issue. Avec de la méthode, de l’ordre, l’art de distribuer le sujet en ses diverses parties, surtout avec un style sobre (car, à travers ces abîmes, rien ne serait plus périlleux qu’une langue enivrée), il ne faut pas désespérer d’atteindre un heureux dénoûment.

Sitôt que Merlin fut rentré dans le royaume d’Arthus, on annonça son approche à son de trompes ; c’est à peine si les peuples le reconnurent, tant ils sont oublieux, et si quelques voix murmurèrent tout bas : « Merlin est revenu ! »

Cependant il était près de Kerléon où Arthus tenait alors sa cour ; au-devant de lui volèrent, à l’orée d’une forêt, des vautours anthropophages qui portaient un joug d’or.

« Qu’est ceci ? demanda Jacques.

— Signe de mort, » répondit le prophète.

En effet, à deux archées de là, il vit sortir du palais une grande foule d’où s’échappaient des soupirs et des lamentations. Bientôt il reconnut cette même cour d’Arthus qu’il avait laissée si triomphante à son départ. Mais Arthus lui-même, où était-il ? On n’osait en parler.

Ses parents, qui formaient chacun une dynastie, avaient perdu leurs couronnes. Têtes nues, sans diadèmes, ils marchaient en pleurant, sous la pluie mêlée de neige et de frimas.

Là vous eussiez vu, battu de l’horrible tempête, le roi Lear, chauve, devenu fou, prenant pour son bâton de vieillesse Ossian, le roi des brumes ; après eux, le bon Uter, à la tête de dragon, le beau-frère d’Arthus ; son oncle, le roi des Orcades ; son père nourricier, Anthor ; Owain toujours suivi d’une armée de corbeaux. Qui nommerai-je ensuite ? Toi, Claudas, le roi de la déserte, à l’écu de sinople, aux trois gueules d’argent ; toi, Ban de Benoix, qui règnes dans la forêt de Briogne ; et puis encore Rodarch de Cambrie, Ambroise Aurèle, Érec de Nantes, le sage Ulsins, conseiller des plus sages ; tous couverts de cendre, déchirant leurs habits. L’ermite Ogrin les suivait, hors de la foule, psalmodiant : Miserere ! miserere !

Du plus loin qu’il les vit, Jacques s’écria : « Oh ! Dieu ! quel deuil et quel dommage ! Voici que les rois pleurent et les reines ont pris leurs habits de deuil.

— Courons les assister, s’il en est temps encore, » répondit Merlin que l’angoisse commençait à saisir.

Dès qu’ils eurent rejoint le cortége, ils s’arrêtèrent ; l’archevêque de Brice, au nom des dynasties qui le suivaient, prit la parole en gémissant :

« Merlin, béni soit l’Homme-Dieu qui vous ramène par la main ! Sinon, c’était fait de nous, de nos royaumes.

— Arthus vous soit en aide !

— Il se meurt.

— Et ma table ronde[I.] ?

— Brisée.

— Par qui ?

— Par notre faute à tous. À peine, Merlin, aviez-vous disparu, Viviane a dit au roi : « Arthus, ta renommée était grande ; elle est perdue, Merlin est parti, et avec lui, ta joie, ta fortune et ton espoir. »

« Aussitôt, en effet, les couronnes des rois ont commencé à trembler sur leurs têtes, et les tables à chanceler sur leurs pieds d’airain. Les peuples que vous aviez laissés si débonnaires, assis à nos côtés, buvant à notre coupe, sont entrés en fureur ; affamés, ils ont commencé de nous lapider avec les pierres de la table ronde. Et si nous demandions : « Beaux fils, pourquoi êtes-vous en fureur ? » ils répondaient : « Parce que Merlin ne vous protège plus. » Ô deuil plus grand que le deuil de Camlan ! Mais leur colère les a mal inspirés et maintenant la mélancolie les ronge.

— Nos filles mêmes nous ont chassés dans la pluie et la neige, interrompit le roi Lear. Ah ! comment ont-elles pu avoir le cœur si dur, nos filles aux tendres yeux de biche ? Merlin, petit Merlin ! aide-moi, mon ami. Ne laisse pas ma vieille tête se lézarder comme ces donjons qui croulent. »

Merlin jeta les yeux autour de lui. Il ne découvrit, en effet, que ruines de donjons sur les sommets des collines. Les tours qui n’étaient pas écroulées étaient toutes chancelantes ; les meilleures avaient perdu au moins leurs créneaux et les rois disaient :

« Sans vous, Merlin, nous périssons, Dieu sait qui nous remplacerai »

Alors les châtelaines se mirent à pleurer : « Qu’avons-nous fait, disaient-elles, pour être ainsi battues des vents ? » Puis les reines ajoutaient : « Que vous coûte-t-il de ramener les peuples à nos pieds ? Moins qu’un sourire.

— Il faut, répondait Merlin, que vous ayez désobéi à l’un de mes commandements.

— Auquel ? repartit la foule des rois, des barons, des châtelaines.

— Je soupçonne que vous n’avez pas aimé comme je vous l’avais tant ordonné. Mais vos peuples, où sont-ils ? et Arthus ?… »

Il allait continuer, lorsqu’un glas funèbre retentit sur la terre et arrêta la parole sur ses lèvres.

VI

Pour arriver au seuil d’Arthus il fallait traverser plusieurs nations qui semblaient moribondes ; elles étaient étendues ou accroupies dans le sable comme autant de sphinx aux portes du palais, et chacune d’elles portait au front un mystère. Elles ne pleuraient, ni ne sanglotaient, ni ne gémissaient, mais elles gardaient un silence sépulcral. Pourtant elles vivaient, à en croire la respiration oppressée, haletante, qui soulevait leurs poitrines. Dans tout le reste, elles paraissaient de pierre.

Oui, les corps vivaient, mais les âmes étaient mortes, et chacun portait en ricanant le deuil de soi-même.

Aucune blessure ne paraissait à la surface des corps. Mais toutes les plaies d’Égypte rassemblées eussent compté pour rien à côté de cet ulcère invisible, tenace, qui dévorait tout un monde.

Ne parlez pas davantage des pestes racontées par Thucydide et par Boccace. Qu’étaient-elles au prix de cette peste vraiment noire, répandue sur toutes les nations d’Arthus ? Un mal grand, sans doute, mais guérissable, puisqu’il était connu ; et d’ailleurs, vous pouviez vous en défendre par l’isolement. Il suffisait, pour vivre en sûreté, de se préserver de l’attouchement des corps.

Ici, au contraire, nul abri, nul rempart, nul refuge. Le venin n’est pas seulement dans l’air : il est dans un élément plus subtil, dans le sourire qu’on rencontre, dans la parole qu’on entend ; il est dans le silence même. D’âme à âme, il circule sans la contagion des corps. Il vous atteint dans les lieux hauts comme dans les lieux bas. Il vole avec le regard ; la chanson et le rire le prennent sur leurs ailes, les langues le distillent, les mots le dardent, les phrases le colportent dans les nues, la solitude le nourrit, le monde l’entretient, le vide le gonfle et l’exaspère. Où fuir ? Le bubon est dans le cœur.

Et le remède où est-il ? Merlin apporte-t-il le simple qui peut seul guérir la plaie ? Personne n’en sait rien et ne se soucie de le savoir.

Ils voient passer le guérisseur des âmes, et nul ne se soulève pour lui demander assistance. Ils aiment leur mal : c’est désormais leur seul amour. Malheur à qui voudrait les guérir !

Sur les places publiques, des hommes, des peuples entiers défaillaient, et ils n’avaient aucun mal visible. Ils ressemblaient à de gras spectres assis à une table vide. Ô ciel ! éloignez de moi ce souvenir ! le cœur me manque en y pensant.

Pour la caducité, elle s’emparait des plus jeunes. Ils étaient ceux dont le sang était le plus glacé. Les enfants avaient le visage ridé et les cheveux blancs des vieillards. L’âme des jeunes filles était devenue sordide comme celle des centenaires.

Au milieu d’eux quelques-uns séchaient d’une soif dévorante pour ce qu’ils appelaient avenir. Ils couraient çà et là, de seuil en seuil, de temple en temple, comme s’ils étaient piqués d’un aiguillon sacré ; puis ils tombaient épuisés sur le sable qu’ils teignaient d’un sang noir, avant d’avoir désaltéré une seule fois leur cœur ; car ils avaient soif de l’impossible, et ils se consumaient vainement à le poursuivre. Les autres ricanaient en voyant leur agonie.

Chose étrange ! ces peuples avaient oublié le nom de leurs ancêtres, de leurs proches, de leurs amis, de leur pays. Ils ne se souvenaient pas le lendemain de ce qu’ils avaient fait la veille, si indigents de cœur que la mort ne pouvait leur rien ôter.

Mal plus extraordinaire encore ! Chaque jour ils changeaient de langues comme de vêtements ; et nul ne savait où ils avaient appris ces langues nouvelles, subtiles, rampantes, sifflantes, à moins qu’ils ne les eussent apprises des serpents avec lesquels ils avaient contracté alliance dans les ténèbres.

Aussi bien, vous eussiez cru voir des peuples mordus au cœur, enveloppés, étouffés par un grand reptile, comme les fils de Laocoon, car ils ne pouvaient crier. L’âme du reptile avait passé en eux et serpentait lentement dans leurs veines livides. Ils avaient pris de lui la taciturnité, la démarche oblique, la face gluante, visqueuse, tout, hormis le regard étincelant. Si vous les touchiez au cœur, vous sentiez froid. Ils pouvaient rester longtemps ainsi sans commencer à renaître, sans achever de mourir.

Leur voix était grêle comme celle du vent dans le désert ; leur haleine empestait le monde.

Il y avait au-dessus d’eux, dans une tour ouverte, une cloche qui sonnait jour et nuit un glas, et c’était le glas d’un monde. Mais personne n’y prêtait l’oreille, tant on était accoutumé à l’entendre. Plusieurs le prenaient pour le tintement de l’Angelus, à l’heure où les voyageurs cherchent un gîte pour la nuit prochaine.

Merlin contempla longtemps le front de ces nations muettes qui ne désiraient pas revivre. Un froid mortel le saisit lui-même en les regardant. Il sentit que s’il s’arrêtait davantage, le vertige de la mort le gagnerait, comme l’oiseau fasciné par l’œil du serpent.

Sans essayer de leur parler (car il voyait à leur endurcissement combien cela était inutile), pleurant, épouvanté, il précipita ses pas jusqu’au vestibule du palais d’Arthus.

VII

C’était un pâle jour d’hiver. Les formes de toutes choses semblaient s’enfuir et s’évanouir dans un linceul de brumes. Les montagnes, tronquées à leur faîte par d’épais nuages, ne montraient que leurs pieds bruns sous le rideau qui les enveloppait de ses plis ; nul bruit excepté le cliquetis du grésil sur la terre durcie. Le monde muet et glacé semblait résigné à mourir.

Dès que les chiens qui veillaient au seuil d’Arthus aperçurent Merlin, ils se levèrent et poussèrent de longs hurlements. Bientôt ils le reconnurent ; la tête baissée, ils vinrent lui lécher les mains et le conduisirent vers le seuil de leur maître.

Avertis par leurs aboiements, les deux portiers, Drèm, à la forte main, Kénon, fils de Klédno, se levèrent à leur tour du banc où ils étaient assis ; et sans parler, tout soupirant et angoisseux, ils ouvrirent les deux pans de la porte de chêne.

Arthus, le noble roi de l’avenir, était étendu sur sa couche dans la plus vaste salle de son palais de bois, jonchée de joncs menus. Il se mourait du même mal que ses peuples.

La reine Genièvre venait de charger d’amulettes le front de son époux ; elle gisait, près de lui, sur la peau d’ours déroulée au pied de la couche royale.

D’où venait le mal d’Arthus ? Était-ce la satiété de biens trop facilement acquis ? Arthus avouait qu’il ne s’était rassasié à aucune coupe ; pourtant il n’avait plus même soif de la justice.

Était-ce la vieillesse ? Il entrait à peine dans l’âge mûr ; déjà il sentait toutes les glaces de la décrépitude.

Avait-il trop présumé de son temps, et s’était-il dégoûté de vivre en le voyant si misérable ? Avait-il été trompé par les générations qui avaient promis de le suivre, et qui maintenant le reniaient à l’envi ? Ce coup avait-il brisé en lui les forces et la vertu du héros ?

Ah ! combien il était différent dans ces jours déjà éloignés, où, au milieu d’un monde ivre de joie, le front ombragé d’un panache, il montrait sa face riante aux peuples rajeunis qui acclamaient en lui l’espérance ! Maintenant il attachait ses regards sur son bouclier d’argent suspendu au-dessus de sa tête ; mais en le voyant terni comme par le souffle d’un siècle impur, il détournait les yeux et soupirait.

Quand l’année va mourir, le chêne de la montagne murmure de voir ses feuilles tomber une à une à ses pieds ; il porte envie au fils de l’hiver, au pin ou au mélèze qui garde entière sa verte chevelure dont aucune tempête ne peut le dépouiller. Tel Arthus, se sentant mourir, regardait avec envie, debout au pied de son lit, ses compagnons qui gardaient, sans fléchir, leurs vertes années.

C’est à ce moment qu’entra Merlin. Quand il se fut approché du moribond, il s’agenouilla, puis il lui prit les mains, les baisa, et lui dit :

« Roi Arthus, Dieu vous sauve ! Ô père de toutes les espérances, roi des âmes libres, qui vous a fait cette plaie ? »

Le roi refusa de répondre à cette question, mais il dit :

« Merlin, beau guérisseur des âmes, il est trop tard ! Voyez comme le souffle me manque et comme l’espérance m’est ôtée. Voici le glas qui annonce les funérailles d’Arthus. Plaise au ciel que ce ne soient pas les funérailles d’un monde. »

Alors Merlin se baissa pour visiter les blessures ; mais il ne vit rien que la face de plus en plus livide d’Arthus, qui reprit, avec le ricanement avant-coureur de la mort :

« Tu ne vois pas la blessure, ô le plus sage des hommes ! Pourtant elle est là, dans le cœur. Mais celui qui me l’a faite, et de quelle manière, et à quel jour, c’est ce que je ne dirai jamais. Il est plus doux de mourir. »

Sans oser répondre, Merlin essaya de tous les baumes qu’il avait recueillis dans son pèlerinage et qu’il croyait infaillibles. Il en avait rapporté du Caucase de Prométhée, de l’île de Philoctète, du jardin d’Éden, du sommet du Golgotha. Après les avoir imbibés d’une eau qu’il avait fait tiédir lui-même, il les étendit sur les membres du monarque. Aucun d’eux, pas même l’herbe Prométhéenne, n’apaisa les douleurs d’Arthus.

À cet instant, les nations couchées et engourdies sur le seuil de pierre firent entendre leurs ronflements, comme les Euménides couchées sur les dalles du temple de Delphes. Ce bruit sourd, étrange, fit tressaillir le roi, on ne sait si ce fut d’espérance ou de crainte ; déjà sa langue s’embarrassait, il avait peine à parler.

Des extrémités des membres, le froid gagnait le cœur. Ses yeux, qu’il roulait lentement dans leur orbite sanglant, paraissaient renfermer tout ce qui lui restait de vie. Il chercha de ses mains crispées son épée. On la lui montra sous son chevet ; il fit encore une fois signe qu’elle se rouillait au souffle empesté des méchants, et il la pressa sur sa poitrine.

Quelques heures se passèrent ainsi dans ces alternatives de stupeur et de trouble. Enfin il voulut se lever une dernière fois et mourir debout ; ses serviteurs le prirent dans leurs bras et le firent asseoir sur son trône.

Ayant appelé lui-même la reine, il la consola et lui défendit de pleurer. Il fit venir ensuite ses serviteurs ; il les remercia de leurs loyaux services et distribua entre eux les dons qu’il avait fait préparer.

Puis on lui apporta la couronne ; il la prit dans ses mains, et, s’adressant à Merlin :

« Je n’ai point de fils, lui dit-il. Je ne sais qui me succédera. Merlin, je vous confie ma couronne : c’est celle de l’avenir ; gardez-la pour le plus digne. »

Merlin promit qu’il serait fait tout ainsi que le roi l’ordonnait, ce qui mit fin à ses plus grandes angoisses.

Cependant chaque instant augmentait sa faiblesse, et les affres de la mort passaient et repassaient sur son front. Quelques paroles incohérentes tombèrent de ses lèvres : « Tout est perdu !… L’avenir est un mot ! » Presque aussitôt il s’aperçut que sa tête commençait à s’égarer, et il étendit ses deux mains vers ces amis, comme pour les prier d’oublier ce qu’il avait dit.

Alors commença le hoquet de la mort auquel les nations répondirent, et il semblait à chaque haleine qu’il était étouffé ; les vastes fenêtres de la salle furent ouvertes. Mais l’air des bois qui apportait la vie ne pouvait pénétrer dans la poitrine d’Arthus.

Il demanda à être replacé sur sa couche ; et, parce que ses serviteurs arrivaient trop lentement à son gré et qu’il avait hâte, il s’y traîna en marchant, appuyé sur leurs bras. Là il reposa un instant ; et presque aussitôt sa tête, cette tête puissante, altière, retomba sur son sein et y demeura scellée, comme si elle eût été poussée en avant par une main invisible à laquelle il était inutile de résister. Ses yeux restèrent fixes, étonnés de la première approche des éternelles ténèbres.

Un cri aigu partit de la salle et remplit le palais.

« Arthus, le roi Arthus est mort ! »

Cependant la nuit était venue ; et tant que l’obscurité couvrit la terre, la reine Genièvre empêcha sa douleur d’éclater ; elle resta froide et muette comme le soc d’un des piliers de marbre qui soutenaient la salle. Mais sitôt que l’ombre disparut, le désespoir se déchaîna dans son âme et la mort lui apparut pour la première fois, sans voile.

En voyant que l’aube recommençait à blanchir, la douce lumière à reparaître, pour tous les autres, excepté pour Arthus, et que lui seul ne jouirait plus des dons apportés par le jour à la moindre créature, un sanglot, puis un cri lugubre, puis une imprécation sortirent des lèvres pieuses de madame Genièvre. Ce cri fut répété par ses femmes, qui toutes s’assirent autour d’elle sur la terre ; et le palais de bois fut ébranlé par leurs rauques lamentations :

« Il est tombé, le roi de l’avenir ! celui qui apportait l’espérance à la terre.

« Le ver qui rampe reverra la lumière du jour en sortant de l’obscur limon, mais Arthus ne la reverra pas.

« La pierre brute sera réchauffée par l’aube ; mais lui ne goûtera que le froid de la mort.

« L’herbe des champs sentira d’avance le souffle tiède du printemps ; elle s’en réjouira sous la neige. Mais Arthus, mais le sage, le bon, le roi des justes ne respirera que le souffle du sépulcre.

« Ô Dieu ! où est ta justice ?

« Ô ciel ! où est ta lumière ?

« Ô Providence ! où est la gloire ?

« Rose mystique ! où est ton parfum ?

« Tour d’ivoire ! où est ta blancheur ?

« Étoile du matin ! où est ton rayon ? »

Merlin, que ces clameurs transperçaient, se leva comme un homme inspiré. Il se fit apporter la large épée nue d’Arthus, et il en approcha la lame bleuâtre des lèvres glacées du roi. Le tranchant de l’épée se couvrit d’un pâle nuage, comme celui que laisse le souffle du matin sur la vitre transparente.

« Arthus vit encore ! il respire ! il sommeille ! »

Ce mot plus prompt que l’éclair vole de bouche en bouche ; il arrête les larmes ; il suspend la plainte. Aux longs gémissements succède un silence de stupeur et d’espérance.

VIII

« Il y a, seigneurs, plusieurs genres de sommeil, murmura à voix basse Merlin en fermant les yeux du roi. Il y a le sommeil de l’ennui, qui ne ressemble en rien à celui-ci ; il y a le sommeil de la mort, qui s’en rapproche davantage ; il y a aussi le sommeil sacré, peuplé de songes divins. C’est celui que goûte en ce moment le noble Arthus. Faisons que rien ne trouble son rêve céleste. »

Puis, s’adressant aux courtisans : « Parlez bas, » ajouta-t-il. Ce qu’ils firent aussitôt, et ils ont continué de parler sur ce ton jusqu’à nos jours.

La foule se dispersa à pas comptés, plus silencieuse que des ombres. Le sanglot devint soupir, le soupir murmure, le murmure chuchotement. Enfin la terre se tut.

Un conseiller d’Arthus s’approcha de l’oreille de Merlin et lui dit : « Est-il donc si facile à un monde de mourir ? »

Pour toute réponse, Merlin mit un doigt sur sa bouche. Il fut enjoint à tous ceux qui possédaient un luth, un théorbe, une mandoline et même une musette, de s’abstenir d’en jouer, s’ils n’aimaient mieux les briser. Même les cloches durent cesser de sonner. Chacun des vivants retenait son haleine, dans la crainte de troubler les heureux songes d’Arthus.

Les châteaux qui retentissaient autrefois de chants d’amour étaient abandonnés. Nul ne savait ce qu’étaient devenus leurs habitants. À peine si, dans l’enceinte des ruines, on tolérait quelque bruyère, quelque poirier sauvage où venait se poser, l’aile effarée, un oiseau voyageur ; et s’il se prenait à chanter, Merlin, assis sur l’herbe, se levait et lui disait dans son langage ailé :

« Silence ! qui que tu sois, oiseau bleu ! Arthus fait un beau rêve que j’interpréterai tout à l’heure. »

L’oiseau se taisait sur-le-champ et avec lui le monde entier.

Quelquefois une pierre se détachait de la voûte du palais. Au moment où elle allait tomber avec fracas, Jacques préparait une couche épaisse de feuillée qui amortissait le bruit. Par ce moyen, les tours, les murailles lézardées tombaient peu à peu en ruine, et se couvraient de futaies, sans que personne entendit le fracas. Deux ou trois fois, il arriva que des peuples qui n’étaient pas avertis se levèrent, pieds nus, pendant la nuit, avec un grand tumulte. Mais l’enchanteur n’eut qu’à leur faire un signe. Tous se mirent aussitôt comme lui, un doigt sur la bouche. Plusieurs générations passèrent ainsi sans bruit, sans haleine, déchaussées, l’oreille basse, muettes, garrottées, de peur d’éveiller le dormeur.

Les jours aussi passaient ; les nuits succédaient aux jours ; et pas un changement notable n’arrivait. Jacques, faisant la veillée, chassait les fourmis à mesure qu’elles s’égaraient sur le front d’Arthus. Il ne laissait pas même approcher les cigales. Pour abréger les heures, il chantait, à demi-voix, un refrain du village ; mais il y renonça bientôt, parce qu’Arthus avait poussé un soupir. Assis au coin d’un feu de broussailles, les yeux attachés sur la braise, il polissait et repolissait l’épée du dormeur ; et chaque jour elle grandissait. Déjà elle touchait du pommeau à la Scandinavie, de la pointe aux Colonnes d’Hercule.

Quand il arrivait qu’Arthus se réveillait, pour l’ordinaire, il se mettait sur son séant, et il demandait à boire. Aussitôt, Jacques Bonhomme en avertissait Merlin, qui se pressait d’accourir ; il écoutait attentivement le récit que lui faisait Arthus de ses songes, et il les interprétait sur-le-champ, presque toujours dans le sens le meilleur. Étaient-ils de bon augure, le monde en était instruit sans retard. Au contraire, annonçaient-ils de mauvais jours, pestes, famines, disettes, tyrannies, esclavages, Merlin, pour n’affliger personne, en gardait le secret pour lui seul, autant qu’il le pouvait. Dans l’un et l’autre cas, le roi, apaisé par la sagesse de l’enchanteur, laissait de nouveau retomber sa tête pesante sur la paume de sa main ; il se rendormait du long sommeil.

Près de lui, sous les poternes, sept dormants, plus grands que tous les autres, s’étaient assoupis dans leurs armures de fer et semblaient des géants ; on dit que plusieurs d’entre eux étaient des femmes cachées sous des cuirasses d’hommes.

Le premier s’appelait Francus, le second Polonius, le troisième Albion, surnommé Britannia, le quatrième Lara de Castille, le cinquième Ottavien le Lombard, le sixième Barbe-Rousse le Teuton, que d’autres connaissaient sous le nom de Teutonia, le septième, Pandème, né en Esclavonie. Comme bons compagnons qui n’ont rien à craindre l’un de l’autre, ils étendirent leurs membres sur l’herbe drue, les paupières fermées et pesantes, sans soupçons, sans même de gardes, tous cousus dans leurs cuirasses, vêtus de haubergeons, coiffés de chapeaux de fer. Mais leur épée était à leur côté ; c’était leur épousée. Eux dormant, elle veillait à leur place. Cependant leurs chiens démuselés, bons lévriers, s’endormirent aussi à leurs pieds, avec force oiseaux de leurres et de poing.

Sur leurs têtes, la nuit semait les étoiles. La lune blafarde sortit des nues pour regarder ces grands corps assoupis, et elle les prit pour des frères d’Endymion ou pour les sept conducteurs du char de David. Maints papillons nocturnes se jouaient dans leurs chevelures ; maints oiseaux de nuit, hiboux, chats-huants, orfraies, s’abritaient dans leurs seins ou dans leurs casques débridés. Puis le jour les couvrit de son manteau d’incarnat, et les soleils éblouissants furent pour eux ce qu’étaient les ténèbres.

Bientôt, rien ne sembla si beau que de dormir du sommeil sacré du roi ; tout le monde eût voulu l’imiter. Les plus belles personnes vinrent trouver Merlin ; c’étaient, après Genièvre, Iseult aux blanches mains, Sigune, sœur d’Amfortès, Brunissende, Orbance l’angélique ; de crainte de faire trop de bruit, elles avaient eu soin de faire déferrer leurs palefrois.

« Au moins, lui disaient-elles, vous veillerez sur nous ; si vous ne nous donniez votre parole, nous aurions peur vraiment.

— Dormez sans peur, » leur répondait Merlin.

Et Floramie, la fiancée de Titurel, Amide, surnommée Héliabelle, Hélène sans pareille, au cœur dolent, reprenaient :

« Nous nous fions à vous, seigneur ! quand le moment viendra, réveillez-nous sans faute, nous sommes très-matinales.

— Foi d’enchanteur ! je vous réveillerai à l’heure propice. Dormez votre sommeil magique. »

Et tout ce que l’on comptait de plus charmant à la cour d’Arthus s’endormit à la belle étoile dans les cavernes, sur la mousse ou sur des lits de feuilles, pour être plus vite prêt à l’appel du matin ; et l’une avait les mains jointes sur la poitrine, l’autre les avait collées au corps ; celle-ci avait la tête sur un oreiller de granit qui ployait à son gré ; celle-ci avait préféré le marbre parce qu’il a la blancheur des vierges ; cette autre le porphyre. Toutes avaient pris d’épais linceuls d’écarlate à cause du vent des nuits dont aucun toit ne les garantissait.

Ainsi, quoique Merlin n’eût point fait exactement ce qu’il voulait, il conserva néanmoins dans le monde sa renommée d’enchanteur. « Après tout, se disait-il, les songes ne valent-ils pas bien la vie ? Je n’ai pu, il est vrai, malgré mon bon vouloir, conserver à Arthus son empire réel. Mais je lui ai donné à la place l’empire des songes. Qui sait si celui-là n’est pas le véritable ! »

Ces réflexions n’étaient qu’un artifice de l’enchanteur pour dissimuler son impuissance à lui-même. Qu’il était loin de l’ingénuité de ses premières années ! Il commençait à se payer de mots. Pour la première fois, il manqua de franchise avec lui-même, au lieu de reconnaître qu’il n’était plus ce qu’il avait été. Hélas ! combien ce premier tort a eu d’irréparables suites !

Note du Livre XIX

« Et ma Table ronde ? »

Quand j’ai fait instituer la Table ronde par Merlin, je ne savais pas que la légende l’avait fait avant moi. Il m’est souvent arrivé d’inventer des incidents, des détails, des hasards même que j’ai retrouvés plus tard dans tel ou tel ouvrage du douzième siècle qu’il m’avait été impossible de me procurer dans ma vie errante. Ma pensée allait ainsi rejoindre à mon insu les poëtes de nos origines. Cette coïncidence, dont j’ai laissé subsister plus d’une trace, m’a prouvé que je restais dans l’esprit intime de la légende en la continuant avec le dix-neuvième siècle.