Merlin l’enchanteur/Livre II

Michel Lévy frères (1p. 39-90).

LIVRE II

MERLIN ENCHANTE PARIS ET LA TERRE DE FRANCE


I

Sitôt que la renommée de Merlin fut établie, il y eut autour de lui un concours immense d’hommes qui venaient lui demander d’enchanter leurs voies. Les premiers qui se présentèrent au seuil de sa porte dès l’aube du jour furent les rois, les ducs, les comtes et les barons. Parmi eux on distinguait au premier rang le roi Arthus, son allié, Hoël d’Armorique, Ossian dans un nuage, Marc de Cornouailles, la reine Genièvre, Yseult la blonde, le roi Lear, suivi d’une cour innombrable, Pharamond le chevelu, qui traînait après lui tout un peuple de fer.

Le roi Arthus parla pour eux tous. Il dit en s’inclinant :

« Merlin, le plus sage des hommes, si pourtant vous n’êtes pas un dieu, c’est de vous que nous voulons tenir nos sceptres et nos couronnes. Veuillez les enchanter, afin que les peuples nous soient soumis. Car si la force seule s’en mêle, ils sont toujours prêts à se révolter. Mais quand un charme est attaché au joug, ils le portent avec joie ; tout est facile pour eux et pour nous. »

Merlin, qui ne s’était jamais vu dans une assemblée aussi solennelle, se troubla d’abord ; il parut très-ému. Bientôt il se maîtrisa. Il reçut d’Arthus les trente couronnes ; après les avoir touchées et y avoir mêlé ses enchantements, il les rendit aux rois, non pas cependant sans y joindre de sages conseils. Il voulut attacher de ses mains, par des liens de diamant, le bandeau au front de plusieurs, et les oindre de rosée ; ce qu’il fit en particulier pour le grand Arthus, pour Pharamond, et pour le roi des Aulnes, parce qu’ils étaient des chefs de race.

« Vous le voyez, dit-il, j’aime ; c’est pour cela que j’ai reçu mon pouvoir magique. Si je n’aimais pas, malgré ma science puisée auprès de Taliesin, je ne pourrais rien de plus que les autres. Je vous ai dit mon secret ; c’est à vous de m’imiter. Que vos peuples soient pour vous ce que Viviane est pour moi.

— C’est ainsi que nous ferons, dit Arthus.

— Vous le promettez ?

— Nous le jurons. »

Tous ceux qui entouraient le roi Arthus se mirent à répéter après lui, la main haute :

« Nous le jurons ! »

Pour confirmer le serment des seigneurs, la troupe des chevaliers salua de l’épée.

« Donnez-moi aussi vos glaives, que je vois altérés de carnage, dit alors l’Enchanteur ; je les rassasierai. »

Ayant pris dans ses mains les épées, il les baptisa l’une après l’autre ; à la mieux trempée il donna le nom de Durandale.

« Je vous les rends, ajouta-t-il, mieux affilées, afin que vous tranchiez le nœud de la justice. Mais si vous les faites servir à un autre usage, elles se tourneront d’elles mêmes contre votre propre cœur. Si seulement vous méditez d’avance la violence, le sang qui n’est pas encore versé tachera la lame jusqu’à la poignée ; il criera contre vous jusqu’à ce que la terre s’éveille. »

Un seul glaive était resté dans ses mains ; c’était celui de Pharamond le chevelu.

L’Enchanteur en regarda longtemps le fil bleuâtre, après quoi il s’écria, comme si la parole manquait à sa pensée :

« Ô France, vois au moins ce que je fais pour toi ! Combien de fois, race moqueuse, oublieuse, tu me navreras de cette épée que j’ai forgée moi-même ! Elle croîtra d’âge en âge, toujours plus acérée, si bien que la pointe atteindra les colonnes d’Hercule ; et déjà j’en sens la blessure profonde au cœur. Pourquoi, France, me navres-tu de ce glaive que moi-même j’ai aiguisé ? Tes enfants seront éblouis des étincelles de fer et d’acier qui en jaillissent ; ils s’enivreront de cette rosée de fer ; ils en oublieront l’innocente lumière du jour. »

Alors une voix qui semblait sortir d’un brouillard épais lui cria :

« Quelle sera mon épée ? ma couronne ? M’en irai-je d’ici les mains vides ?

— Qui es-tu, toi que j’ai peine à discerner, tant le manteau qui t’enveloppe est chargé de frimas ? demanda Merlin.

— Les filles des nues m’appellent Ossian, » répondit celui qui habitait une brume éternelle ; et il laissa retomber sa barbe de neige sur la harpe invisible ; elle rendit un son comme le souffle d’un homme qui expire.

« Ossian, roi des brumes, qu’as-tu besoin d’épée ? repartit Merlin.

« Tu régneras comme moi, non par le glaive, mais par la harpe. De tous les royaumes, c’est le seul que le fer ne peut ébranler. Chaque accord élèvera autour de toi des colonnes de diamants, et tu feras ton séjour dans la verte grotte d’émeraude, où j’irai moi-même te porter des présents. »

À ces mots, le vieillard apaisé se tut, ses larmes se confondirent sur ses joues avec la rosée argentée du soir.

Comme ils allaient se retirer, un seigneur des îles, chef de clan, de haute taille, sortit à grands pas de la foule qui l’entourait :

« Voyez, Merlin, ma couronne de lord n’est pas solide sur mon front. Je la sens qui chancelle. Rattachez vous-même mon bandeau, ou je me sens périr ! »

Merlin répondit :

« C’est ta faute, ô Macbeth. Pourquoi prêtes-tu déjà l’oreille à celle qui te parle bas avec une joie homicide ? Regarde ton épée. La voilà qui sue le sang. Macbeth ! tu as déjà médité le meurtre ! »

Se voyant dévoilé jusque dans le fond de l’avenir, Macbeth garda le silence, et il alla s’égarer dans les bruyères. Mais tous les yeux restèrent attachés sur son glaive qui dégouttait d’une rosée vermeille. Plusieurs furent trahis au même moment par un signe semblable.

II

Comme des touffes de jasmins et de lilas s’agitent à la première lueur de l’aube, et qu’il en sort un parfum matinal que ne peut égaler aucune autre heure du jour, ainsi les lèvres des reines, des châtelaines et des femmes qui venaient après elles s’agitèrent en murmurant à l’approche de Merlin. L’attente, l’espoir, la curiosité coloraient des nuances rosées de l’aurore plus d’une joue virginale.

Non content de ce qu’il venait de faire, Merlin prit une coupe, pleine d’un breuvage qu’il avait préparé de ses mains avec des touffes d’herbe d’or.

« Tenez, dit-il, ô femmes, voici un breuvage d’amour. Quiconque en boira vous aimera jusqu’à mourir. Ce n’est plus la coupe usée de la vieille déesse. C’est un charme nouveau, inconnu, cuisant, plein de songes et de tristesses divines, qui tient le cœur dans les nues et fait pâlir le visage sous les larmes aveuglantes. Le monde n’a rien vu de semblable.

— Goûtez-le d’abord vous-même, » répondit Yseult la blonde.

L’Enchanteur approcha le breuvage de ses lèvres ; il en but le premier à longs traits ; après lui Viviane, puis toutes celles qui lui faisaient cortége. Mais plusieurs d’entre elles, Genièvre, l’épouse d’Arthus, Blanche-Fleur, Isaure, la belle Énide, s’écrièrent d’une même voix :

« Que le goût en est amer, seigneur ! »

Se retournant alors vers la reine Genièvre, l’Enchanteur lui dit :

« Tu y gagneras une mémoire éternelle ; mais pour une qui survivra, combien seront englouties dans l’éternel silence, avec leur bien-aimé, et le lot de celles-ci ne sera pas le moins digne d’envie. »

Sur cela, il les congédia d’un sourire ; elles allèrent, de peuple en peuple, verser la coupe de l’amour nouveau sur les lèvres des hommes ; et une vague plainte, mêlée d’un vague espoir, sortait de toutes choses. Les épées tressaillaient dans la main des chevaliers. Même les hommes de pierre, dans leurs niches marbrines, se prenaient à pâlir et à pencher la tête ; chacun d’eux rêvait d’une dame de pierre sous la voûte des cieux.

Cependant les rois, les seigneurs, les chefs de clan s’étaient retirés, bannière en tête. Arthus eut la bonne grâce de jeter aux peuples une poignée ou deux de médailles à son effigie, et les peuples, en voyant défiler le cortége, se mirent à deux genoux ; ils disaient :

« Ô les bons seigneurs enchantés par Merlin ! Voyez : une étoile brille à leur front.

« Ô les bons maîtres ! qu’ils vivent de longs jours, et que les fils de nos fils leur soient soumis comme nous ! »

Tel fut le second prodige de Merlin. Les maîtres et les serviteurs, les rois et les peuples avaient les uns pour les autres une amitié semblable.

III

Les peuples, après avoir beaucoup hésité, murmuré, la tête inclinée, le front plein de rougeur, les yeux demi-fermés, pantelants, rampants, se traînant sur leurs membres, à la façon de quelque Polyphème, vinrent se mettre à deux genoux devant Merlin, et la terre était alors très-fangeuse.

« Levez-vous, de grâce, » leur dit-il.

Ils se firent longtemps prier pour se lever ; car ils n’osaient se montrer à l’Enchanteur sur leurs pieds ; ils croyaient qu’ils lui manqueraient de respect s’ils se tenaient debout comme lui.

« Donnez-nous aussi quelques sorts ! » lui dirent-ils à la fin, mais en patois, et d’une voix si humble, si bégayante, si dolente, si inarticulée, que Merlin fut obligé de baisser la tête et de mettre sa main à son oreille pour les entendre.

« Nous n’osons rien entreprendre aussi longtemps que nous n’avons pas été sacrés de vos mains.

— Bon Dieu ! répondit-il, pourquoi n’êtes-vous pas venus les premiers, avant les rois, les ducs et les barons ? Je ne vous aurais rien refusé, pas même leurs couronnes.

— Comment l’aurions-nous osé ? » dirent les peuples en recommençant à s’agenouiller et à ramper.

Mais Merlin, les prenant par la main, les releva de terre pour la seconde fois ; ils balbutièrent :

« Eux sont faits pour régner, nous pour servir. Donnez-nous seulement les miettes de leurs tables.

— Non pas seulement les miettes, repartit Merlin, mais volontiers le festin, pour peu qu’ils s’enivrent. Qui donc vous a faits si humbles ? Vous ressemblez à l’océan de Bretagne. Quand il a peur, il balbutie comme vous, en retenant son haleine, dans les algues ; puis, sitôt qu’il se voit le plus fort, il emporte ses rivages, J’aimerais vous voir quelque noble confiance en vous, au lieu de ce langage de ver de terre qui cache des tempêtes que vous-mêmes vous ignorez. »

Il y avait là des gens de tous pays, d’Italie, de France, d’Espagne, d’Angleterre, de Pologne, de Hongrie, d’Allemagne, de Suisse ; il y en avait aussi de Roumanie. Aux Lombards il donna une vipère milanaise pour mordre au talon le chasseur Germanique ; aux Français une alouette des Gaules qui chante dans l’orage ; aux Anglais un léopard accroupi dans son embûche ; aux Vénitiens un lion à gueule d’or qui rugit sur les tours ; aux Espagnols une licorne ; aux Portugais un dauphin ; aux Allemands une tortue ; aux Autrichiens une hyène : aux Suisses un ours de Berne ; aux Polonais un aigle blanc ; aux Hongrois un cheval indompté de Tartarie ; aux Grecs un épervier de mer ; à ceux de Roumanie un aurochs. Chacun de ces animaux apprivoisés était instruit dans la magie et léchait la main de l’Enchanteur.

« Suivez-les, dit Merlin ; ils connaissent le chemin le meilleur, que moi-même je leur ai enseigné. Prenez garde cependant de ne pas tomber fort au-dessous du moindre d’entre eux, car vous touchez encore pour la plupart aux confins de leur aveugle empire. Combien j’en vois parmi vous qui ne songent à ce moment même qu’à vendre leur bon droit, comme Ésaü le velu, pour un plat de lentilles !

« Vous aimerez mieux être flattés que servis. Moi, au contraire, je vous servirai et ne vous flatterai pas. Voilà pourquoi j’aurai, moi aussi, ma Passion par votre faute. Que de fois vous me renierez devant les soldats, devant le juge ! Vous me renierez aussi devant la servante. En y pensant je suis partagé entre la colère, le dégoût, la pitié, la honte ! Mais c’est encore la pitié qui l’emporte ! »

À peine les peuples se virent seuls, ils excitèrent de mille manières leurs guides magiques à se mordre entre eux ; puis les plus forts voulurent en dépouiller les plus faibles ; ils se ruèrent les uns contre les autres, et il y eut un moment d’horrible confusion, car tous imitaient, à s’y méprendre, le hurlement des bêtes de proie.

Ils s’entre-déchiraient avec fureur, comme s’ils eussent eu eux-mêmes des griffes, des serres, des cornes, des crocs, des hures, des langues fourchues de vipères, des écailles luisantes, des becs d’aigle ou de vautour. Par bonheur, les animaux conservèrent dans cette mêlée le plus grand sang-froid du monde. L’exemple de leur sagesse fit rougir les hommes, qui se calmèrent à la fin. Mais alors ils étaient presque tous enchaînés et gardés à vue par un de ces animaux sacrés, qui les tenait, en bâillant, sous sa patte.

IV

L’amour n’avait pas produit dans Merlin son effet ordinaire : il ne l’avait pas rendu oisif. Au contraire, Merlin ne cessait de visiter les contrées voisines pour faire le bien. Tout sentier lui était bon, pourvu que ses yeux rencontrassent Viviane. De son côté, elle ne pouvait le perdre de vue, sans craindre de mourir. À mesure qu’ils cheminaient tous deux, la terre desséchée se couvrait de verdure. On eût dit que les mondes naissaient sous leurs pas.

Un jour (moment immortel !), au lever du soleil, ils arrivèrent au bord d’un fleuve aux eaux tranquilles, verdâtres, qui serpentait dans un lit embarrassé d’herbes et de joncs, à travers une forêt de chênes, de bouleaux et de hêtres. Les deux rives étaient couvertes d’ombre et de mystère ; le lieu paraissait inhabité, hormis par des hérons immobiles sur la lisière des marécages et par quelques pics-verts qui, debout contre le tronc des vieux chênes, attendaient qu’une voix d’oracle sortît de la moelle des arbres centenaires.

Celui qui a perdu son chemin dans les forêts d’Amérique, celui-là a rencontré des solitudes aussi profondes, sans pouvoir dire si elles resteront le domaine des bêtes sauvages ou si c’est là le berceau d’un peuple naissant. Ce lieu abritera-t-il un nid d’oiseau, d’insecte, une fourmilière ou un empire ? Qui le sait ? Toute la sagesse humaine ne pourrait décider encore entre l’empire et la fourmi.

Au milieu du fleuve, nos voyageurs aperçoivent une île boisée, plantureuse, bordée de peupliers qui perçaient un épais brouillard ; elle avait la forme allongée d’une barque dont la proue fend le cours de l’eau. Ils n’y entendirent, en s’approchant, aucun bruit, si ce n’est le gloussement d’une poule et les cris d’une volée de moineaux effrayés qui s’abattaient bruyamment sur un pommier en fleurs. À ce bruit, Merlin tourne la tête ; la brume, dont la terre était enveloppée, venait de s’éclaircir au premier souffle du jour ; elle laissa voir un petit village de chaumine, ramassé au milieu de l’îlot sous le massif frissonnant des aunes. La fumée des cabanes se perdait dans l’air bleu avec la vapeur matinale qu’un beau rayon d’automne achevait de dissiper.

« Quel lieu plaisant ! s’écria l’enchanteur, et que je voudrais y aborder ! »

Or il y avait justement tout près de là un bûcheron qui venait de couper sa charge de ramée, et il se préparait à entrer dans une barque ; déjà il détachait la corde de chanvre par laquelle elle était liée au rivage.

« Prenez-nous avec vous, cria Merlin.

— Volontiers, » dit le paysan.

Merlin et Viviane s’assirent en souriant dans le fond de la barque, sur la ramée amoncelée.

« Quel est ce fleuve ? dit Merlin.

— La Seine.

— Et ce village ?

— Lutèce ! »

V

Une enceinte de palissades aiguës pour s’abriter contre la terreur nocturne des forêts inconnues, une tour de bois pour le veilleur dont la trompe a annoncé le lever du jour, quelques cabanes moussues de pêcheurs au large toit, des enclos d’épines, des filets suspendus sous l’auvent prolongé des chaumières, des oies errantes, criardes, sous les pas de Merlin, à travers les places, çà et là une filandière farouche sur son seuil, un enfant suspendu à la mamelle, un pécheur qui tresse sa nasse d’osier, un laboureur qui parque ses deux taureaux demi-domptés dans l’endroit de refuge, une odeur de paille jonchée, d’étables fumantes, de poissons béants au soleil, peut-être aussi de vigne ou de sureau, des aboiements de chiens de bergers, des sonneries de troupeaux, des bruits d’avirons, des cris de bateliers, au loin le hurlement sonore d’un louveteau dans la forêt du Louvre, oui, voilà Lutèce !

Merlin, avant d’aborder, contempla à loisir, sur les deux rives, les lieux déserts, la forêt profonde, sacrée, d’où surgissaient alors les cimes ombragées de Montmartre, de Saint-Cloud, du mont Valérien, comme les têtes chevelues des noirs bisons s’élèvent par-dessus les pâturages tout humides de l’eau des sources invisibles.

La plaine herbeuse, sorte de savane d’Europe, se déroulait au loin, sans fin, sans bornes, çà et là tachetée d’or, ou éclairée d’un blanc mat par le reflet d’une eau dormante où le soleil plongeait et qu’il illuminait de feux éblouissants sous le feuillage lustré des chênes. Le vent qui passait sur la cime grêle des bouleaux leur arrachait comme un vagissement de nouveau-né. Un seul sentier, à peine tracé, fréquenté par de grandes couleuvres, à la robe d’émeraude, traversait la plaine, depuis le village jusqu’à Montmartre. À travers l’épaisseur de l’ombre blanchissaient au loin des mamelons de craie et de plâtre, souillés, éboulés, déchirés par les pluies d’orage, comme des sépulcres entr’ouverts qui vomissent les ossements d’un monde de géants dans le berceau d’un peuple.

À l’endroit où s’élèvent aujourd’hui Saint-Roch, Saint-Merry, Saint-Germain, Saint-Sulpice, tournoyaient dans l’air, d’un vol rapide, effaré, des multitudes d’éperviers, de buses, de milans et même des mouettes, des orfraies égarées qui remontaient alors la Seine : tous ensemble planaient, avec des cris perçants, au-dessus du cadavre de quelque cerf mort de vieillesse, enfoui au plus épais du bois sous les broussailles, et que les loups commençaient à dépecer. Par-dessus cette mer de verdure, la montagne de Geneviève, enveloppée elle-même à sa cime d’une guirlande de forêts comme d’une couronne murale, regardait Montmartre et semblait dire : « Le pied de l’homme nous foulera-t-il jamais ? »

En entrant dans l’enclos du bûcheron, Merlin admira deux figuiers, enveloppés de paille, et qu’à force d’art on avait acclimatés ; il en tira aussitôt un grand augure pour l’avenir de ce hameau ; puis il ramena ses regards sur l’eau du fleuve, où venait de se poser une bande de cygnes parmi les nénufars fleuris qui ressemblaient eux-mêmes à une blanche couvée éclose dans la nuit.

« Jamais lieu ne m’inspira comme celui-ci, dit-il. Je me sens tout hors de moi, en contemplant ces solitudes vierges où n’a point encore chevauché le grand Arthus. La reine Genièvre ne s’est pas assise une seule fois au bord de ce fleuve indolent. Que se passe-t-il sous ces ombres épaisses, où j’entends les éphémères bourdonner, et les pics-verts frapper les troncs des arbres ? J’aime cette terre plus que toute autre. Je voudrais y voir un peuple heureux soumis au roi de la justice.

— N’as-tu pas en toi la puissance des enchantements ? dit Viviane.

— Ah ! si j’ai cette puissance, voici le moment de l’éprouver. Je bénis cette terre, où tes pieds reposent, cet endroit où tu me souris ; je bénis ce fleuve qui réfléchit ton visage ; je bénis ces bords et les landes inconnues que personne n’a visitées. Mais une si profonde solitude m’attriste ; cette terre appelle les hommes. Que faire pour les y rassembler ?

— Le désirer, dit Viviane.

— Par mon amour, je le veux, s’écria Merlin.

— Qu’il soit donc fait selon ta volonté ! »

VI

Le lendemain, dès l’aube, Merlin, encore à demi assoupi, entendit comme le bourdonnement d’un essaim ; il pensa que c’étaient les éphémères qui s’éveillaient dans le jardin. Mais le bruit ne faisant qu’augmenter, il courut à la fenêtre et s’aperçut qu’une fourmilière d’hommes s’étaient rassemblés à la hâte et couvraient l’horizon. Ils étaient déjà occupés à élever des cabanes, des maisons, même des cloîtres et des bastilles. Seulement, ils n’avaient aucun plan, ils travaillaient au hasard, et ne s’en apercevaient pas.

À peine Merlin était-il revenu de son étonnement, il apprit que les plus sages de ce peuple venaient le saluer et lui souhaiter la bienvenue. Dès qu’ils furent entrés, Merlin leur offrit de s’asseoir sur un coffre, à l’angle de la cabane.

Sans avoir l’air de l’entendre, ils lui dirent, avec un peu de fatuité :

« Nous sommes les sages de ce pays. Veuillez nous dire avant tout quelle est votre nature, votre essence ? Est-elle double ou simple ? Avez-vous des facultés ?

— Oui, sans doute, répondit Merlin avec précipitation.

— Si cela est, combien en avez-vous ? »

Tout ébahi de ce ton, qui tenait le milieu entre le sérieux et l’ironie, Merlin repartit avec modestie, et aussi parce que ces mots arrivaient toujours les premiers sur ses lèvres :

« J’ai d’abord la faculté d’aimer. »

Quelques-uns se mirent à rire ; les autres reprirent aussitôt :

« Nous apportez-vous quelque dogme nouveau ? nous sommes très-dégoûtés des anciens. Que pensez-vous de l’accord du dogme et de la philosophie ?

— Je pense, répondit Merlin, que vous voulez parler de la pierre philosophale ? »

Sans lui laisser le temps d’achever, les sages poursuivirent :

« Quelle est votre solution du problème de la destinée ? votre moyen d’enrichir l’espèce humaine en un matin ? car vous sentez qu’il est fort inutile de bâtir ici la moindre masure, si vous ne nous apportez d’abord la vérité finale sur toute matière.

— Rien n’est plus certain, interrompit l’un des sages. Pour moi, je puis bien dire que je touche à la vérité, mais je ne la tiens pas encore tout à fait. Jusque-là, si vous m’en croyez, ne semez, ni ne bâtissez ; tant que je n’aurai pas achevé mon Traité sur le bonheur, ce serait peine inutile.

— Enfin ! reprirent-ils tous ensemble, d’une voix nerveuse et crispée par l’impatience, Merlin ! nous apportez-vous la solution finale, ou prétendez-vous nous tenir plus longtemps ici dans la boue de Lutèce ? Parlez, parlez donc ! »

Le bon Merlin, que tant de questions précipitées commençaient à étourdir, demanda quelques moments de réflexion. Il s’excusa sur ce que l’improvisation ne lui était pas familière. À cette réponse, les sages s’écrièrent avec emportement :

« Vous le voyez ! le malheureux ! il réfléchit ! Il n’a pas de solution qui tranche toutes difficultés pour le présent et l’avenir. Non, il n’en a pas ! Voyez donc ! il s’obstine à penser pour savoir ce qu’il veut dire. Non, jamais depuis notre haute antiquité, vit-on pareille lourdeur d’esprit ? De bonne foi, d’où sort-il ? Nous aurions déjà, à sa place, résolu le problème de vingt mondes. »

Merlin écouta avec sang-froid ce torrent d’impertinences ; à quoi il répondit gravement :

« Hélas ! l’impatience sied à des éphémères, je ne vous la reprocherai pas. Vous n’êtes encore qu’ébauchés, et déjà, je le vois, vous êtes très-curieux, un peu moqueurs. Cela peut être pour vous la source des plus grandes choses. Prenez garde seulement de trop raffiner ; car je prévois que vous vous prendrez vous-mêmes dans vos subtilités, comme dans des toiles d’araignées. C’est là, je vous en avertis d’avance, voire principal danger ; vous le portez en vous-mêmes. À force d’esprit, craignez d’en manquer tout à fait. Votre destinée, encore un coup, c’est le bon sens ; n’en sortez pas, je vous en prie. Si vous perdiez le goût de la pure lumière, moi-même je ne vous reconnaîtrais plus. N’ambitionnez pas les ténèbres : ne jalousez pas les taupes. »

Il ajouta du même ton un grand nombre d’avis sur la conduite à tenir pour les peuples naissants, et, comme il n’y mêlait aucune aigreur, son langage simple, modeste, finit par gagner le cœur des assistants. Ils étaient venus avec la secrète envie de se moquer de lui ; ils se retirèrent pleins de respect pour sa science. Un grand nombre même, qui ne croyaient point aux enchanteurs, ne s’étaient décidés à le visiter que pour faire la parodie de ses enchantements. Ceux-là mêmes, vaincus par tout ce qu’ils avaient entendu, lui disaient en se retirant :

« Maître, enchantez nos voies ! »

Et le bon Merlin, sans garder nulle rancune, traçait autour d’eux des cercles qui leur promettaient paix, prospérité, liberté, à condition seulement qu’ils suivissent ses avis. Il répandit sur eux les sorts à pleines mains.

« Je vous les donne volontiers, dit-il, parce que je vous aime, sans bien savoir encore pourquoi. Mais, de grâce, soyez modestes ! N’allez pas vous vanter vous-mêmes à tout propos d’être les favoris de Merlin, les seuls, les uniques, les Benjamin, les préférés, les incomparables, les conducteurs des mondes, sans rien faire pour mériter ces noms. Les sages se moqueraient de vous ; et vous exciteriez contre moi la haine de tous les autres. »

VII

Le jour suivant, il se rendit avec eux à l’endroit où est aujourd’hui le Louvre. On n’entendait alors alentour ni chariots rouler, ni enclumes retentir, ni peuple gronder comme la mer. Mais les pies jasaient sur l’arbre, les loups hurlaient dans leur tanière, pendant que les loutres rôdaient dans les marais.

Merlin et son cortége furent d’abord arrêtés par un troupeau d’aurochs, qui paissaient dans ce canton depuis l’origine du monde. L’enchanteur prit une verge de coudrier et dispersa les bœufs sauvages ; ceux-ci s’enfuirent en mugissant ; après quoi, il revint vers ses compagnons.

« Maître, lui dirent-ils en le revoyant, faites-nous ici le plan d’une cité toute neuve.

— Volontiers.

— Mais que ce soit aujourd’hui, avant ce soir ; demain serait trop tard.

— Quoi ! toujours si impatients ! » répondit Merlin. Cependant, s’étant baissé, il traça sur la terre le plan de la ville neuve et lui donna le nom de Paris, au lieu de celui de Lutèce qu’elle portait avant lui. De plus, il en posa les fondements, bénit la première pierre, traça les murs, dessina les portes, arrondit les bastions, baptisa les rues, choisit les pavés ; bref, il voulut en faire une cité de lumière, l’hôtellerie de l’univers.

Après avoir repassé la rivière dans un batelet, comme il se frayait un sentier, non loin des Thermes, un merle siffleur, échappé des broussailles, jeta un cri. À ce cri, l’enchanteur lève les yeux ; il voit à l’entrée de la clairière une bergère qui filait sa quenouille en gardant un troupeau de moutons. Son chien au long poil était tout auprès d’elle, couché sur l’herbe neuve et lui léchait les pieds.

« Qui est-elle ? demanda Merlin à celui qui se tenait le plus près de lui.

— Eh quoi ! ne la connaissez-vous pas ? c’est Geneviève la bergère. »

Alors Merlin s’approcha d’elle, et la vit pleurer ; car elle avait perdu dans celle même matinée deux agneaux nouveau-nés, les meilleurs du troupeau, qui s’étaient égarés dans les vignes, peut-être dans les Thermes ou dans les menus taillis dont ce lieu était alors couvert. Il l’aida premièrement à les chercher, puis il la consola par ces mots :

« Geneviève, ne pleurez pas ! C’est moi qui garderai votre bergerie ; vos ouailles croîtront si bien, que le bercail ne pourra les contenir, et elles s’élanceront par-dessus la barrière que vous avez faite de roseaux. Votre troupeau remplira tout le pays d’alentour, aussi loin que vos yeux peuvent voir. Il laissera des flocons de sa toison sanglante à toutes les haies les plus lointaines, et les nations frileuses s’en feront de blanches tuniques de laine contre les hivers.

« Aussi longtemps qu’il couvrira librement la campagne, les mondes s’épanouiront dans l’espérance ; par malheur, nul ne voudra suivre son guide. Mais chacun se croira le bélier à la corne d’argent, et marchera tout seul, la tête droite, dans son chemin de ronces, sans regarder en arrière si la foule le suit. Et quand votre troupeau sera lié, par le col, dans l’étable, la terre aussi sera liée dans la nuit sans aurore. La parole muette rentrera dans le cœur des hommes ; elle y amassera le poison. On n’entendra plus votre chanson dans les bois, ni votre chalumeau, mais le ricanement des boucs et des méchants. Après vous, Geneviève, viendront de durs bergers qui se serviront, non de la houlette, mais du couteau ! »

En parlant ainsi, ils arrivèrent avec la bergère à l’entrée de sa cabane située sur le sommet du mont ; le toit en était couvert de chaumine et de mousses entremêlées de liserons blancs, qui retombaient sur la chétive muraille. Un peu de pain noir, du lait de brebis dans une écuelle de terre, quelques bouquets de noisettes encore attachées à la branche, des nèfles dans une corbeille faite de la moelle des joncs et du sureau, c’était là le trésor de la vierge ; elle en couvrit une natte de paille.

Après avoir bu et mangé à loisir, nos hôtes se retirèrent. Comme ils étaient sur le seuil, ils se retournèrent encore une fois, et ils virent une auréole briller autour de la tête de Geneviève. Cette gloire, toujours grandissante de cercle en cercle, ceignit d’un bandeau sacré de pourpre, d’opale et d’incarnat tout l’horizon, de Meudon à Nanterre, de Nanterre à Surènes, de Surènes à Saint-Denis. Il n’y eut là personne qui n’en marquât le plus grand étonnement, à la réserve de Merlin. Pour lui, il semblait s’y complaire, comme dans une œuvre de ses mains ; il ne fit qu’en sourire. Le chien en poussa un long hurlement.

VIII

On ne voyait alors dans la banlieue que bonnes gens semant la justice, récoltant la joie. Par cent portes entrait l’abondance avec ses chariots regorgeants, et par vingt autres la paix. Nul ne convoitait rien, ayant tout à profusion, argent, vivres, habits, repos, et même assez d’amour ! La vanité ne faisait que de poindre ; personne n’eût vendu son âme pour un mot, un denier, un haillon, à peine pour un trésor !

Dans un bassin de marbre ciselé coulait à pleins bords la Seine virginale, où venaient boire les cerfs de Montmartre et de Vincennes, pêle-mêle avec les peuples, pêle-mêle aussi avec les gentilshommes, avec les barons et les rois. Montmartre était abaissé, le marais était élevé. Surènes produisait le vin de Candie. La vieille ville luisait comme une barque d’ivoire sur un fleuve d’argent. Au haut des tours de Notre-Dame, qui n’avait alors pas une ride au front, on lisait : Hic regnum Merlini.

Ayant trouvé un nid d’alouettes, non loin de la Seine, il bâtit là une bastille, qu’il entoura par surcroit de fossés et de ponts-levis.

« Qui habitera cette forteresse ? » lui demanda-t-on. Nous ne voyons ici ni toits de truands, ni moustier pour les moines, ni donjon pour le roi !

— Le plus beau des nouveaux-nés ! répondit Merlin. Mais vous, soyez sa meilleure forteresse.

— Et quel est ce nouveau-né ?

— La liberté, dit l’enchanteur ; elle ne fait que de naître. Écoutez-la qui pleure et se lamente ! Prenez garde qu’on ne vous la change en nourrice. Bonnes gens, voici des langes tissus de mes mains et marqués de mon nom. » Puis il leur remit en même temps les clefs qui étaient d’or pur ciselé et bosselé.

« La liberté ? répondirent-ils ; le nom est doux et plaisant. Nous ne l’avons jamais vue, ni rencontrée, ni touchée. À quoi la reconnaîtrons-nous ?

— À ces langes de lin, à ce bracelet d’or fin. »

Des méchants l’ayant entendu, profitèrent seuls de ces paroles. Ils allèrent chercher dans la campagne un enfant égaré, velu, hideux, quelque fils, je pense, de Caliban. Après l’avoir vêtu des langes de lin, ils lui mirent un bracelet d’or fin au bras, et ils le firent entrer la nuit dans l’enceinte, à la place du nouveau-né annoncé par Merlin. Pour celui-là ils l’emportèrent dans les bois, afin de le faire périr ; et le peuple ne s’aperçut pas de la différence. Il nourrit de sa sueur l’enfant supposé, comme il aurait choyé le véritable, peut-être mieux encore.

« C’est étrange ! disaient-ils quelquefois, comme il mord sa nourrice ! » Les plus honnêtes n’osaient en dire davantage ; il eût fallu des siècles pour imaginer que c’était là un enfant supposé.

IX

Pendant que les murs, les tours, les bastilles, les beffrois, les flèches des donjons, encore enveloppés de leurs échafaudages, émergeaient confusément d’un océan de brume, ainsi que dans un port on voit une foule de mâts de vaisseaux, de frégates, de corvettes, de caravelles, de brigantines, s’élever, en gémissant, du golfe endormi, Merlin prenait la plus grande joie du monde à se promener hors de la ville naissante. Son esprit planait sur ce chaos social. Une grande foule ébahie ne manquait pas de le suivre à travers la campagne qui était alors en friche.

Comme il était toujours suspendu aux paroles et aux sourires de Viviane, il marchait d’un pas fantasque, à l’aventure. Viviane venait-elle à s’arrêter ? il dressait là une pierre en forme de borne, sur laquelle elle s’asseyait et reprenait haleine. D’autres fois, il tirait de la poche de son pourpoint un petit couteau d’or, à manche de nacre, et d’un air distrait il faisait une large écorchure dans le sol.

« Que faites-vous ? sage Merlin, » lui demanda un des hommes qui le suivaient. Il répondit :

« Je partage les champs. Je vous les donne. Voilà autant d’héritages que j’ai entamé de fois la terre avec le poignard de Viviane. Partout où elle a voulu s’asseoir, j’ai posé une borne. Heureux l’endroit que ses pieds ont touché ! Respectez-le ! »

Il désigna alors à chacun de ceux qui le suivaient la part qui lui avait été faite. Mais le plus grand nombre se récria.

« Pourquoi, disaient-ils, avoir fait les portions si inégales ? »

Et ils montraient leurs champs capricieusement divisés et bigarrés au hasard, sans qu’aucune sagesse semblât y avoir présidé.

Merlin baissait la tête ; il cherchait sa réponse. Il sentait bien qu’avec plus de réflexion il eût pu faire autrement. Avait-il donc pour règle le caprice de Viviane ? L’excès d’amour pouvait-il conduire à l’injustice ? Voilà ce qu’il se demandait tout bas. Chose extraordinaire, il eut le courage de s’en expliquer ouvertement :

« Comment s’en tenir à la rigueur du géomètre, quand le cœur est ému ? »

Tous convinrent que cela était difficile.

Après une confession si franche, Merlin reprit ; il dit que les meilleurs enchanteurs n’avaient pas réussi mieux que lui à établir l’égalité des biens, témoin Moïse, Joseph l’Égyptien, Pythagore, Orphée, Numa Pompilius et tous les autres ; que c’était là l’écueil ordinaire des gens de son art ; que ce qui perd les républiques, ce sont les idées fausses, non moins que les méchants princes ; qu’il voulait fonder la sienne sur le granit et non pas sur les nuées ; d’ailleurs on risquait trop à tenter toutes choses à la fois. Pour lui il se fiait à la discrétion, à la raison connue de ceux qui l’écoutaient ; il prétendait s’attacher les peuples non par de vaines amorces chimériques, mais par des bienfaits véritables, seule marque où l’on distinguait les bons enchanteurs des mauvais. À quoi il ajouta que, si toutes les parts eussent été égales, elles eussent bientôt cessé de l’être ; qu’il ne pouvait pourtant intervenir à chaque heure dans une nouvelle distribution de terres (ce qui ne lui laisserait plus un moment de loisir). Au reste, s’il y avait la faute de quelqu’un, il prenait tout sur lui, demandant instamment que la responsabilité n’atteignit que lui seul. Son dernier mot fut que le mal était facile à réparer.

« Facile ! s’écria la foule. Merlin, comment l’entendez-vous ? »

Le bon Merlin indiqua les meilleurs remèdes, mais aucun ne le satisfit pleinement. Il manquait toujours quelque chose, principalement à ses institutions de crédit. Il ne savait comment faire du même coup la félicité du débiteur et du créancier. Certes, il eût bien voulu que l’on pût, à la satisfaction de tous, prêter sans débourser, emprunter sans payer, produire sans travailler, travailler sans sueurs, jouir sans consommer, vivre sans pâtir, mourir sans défaillir, ressusciter sans mourir. C’était là pour lui le beau idéal. Mais le réaliser d’un seul coup, la chose lui était difficile. Pour la première fois, il se sentait sérieusement embarrassé.

« Ah ! s’écria-t-il à la fin, l’amour réparera la faute de l’amour. Celui dont le champ est insuffisant ou stérile sera aidé par tous les autres. Personne, assurément, ne voudrait le laisser dans la gêne.

— Dieu nous en garde ! répondirent-ils tous ensemble.

— Attendez, dit encore Merlin ; à celui qui a le plus mince lot, je laisse ici le couteau d’or de Viviane. Voyez comme il brille. Partout où il s’enfonce, jaillit l’abondance. »

X

À peine était-il rentré dans la ville, une foule innombrable d’artisans se présenta à son seuil. Ils avaient appris que les champs avaient été divisés :

« Que nous reste-t-il ? Tu leur as tout donné, » dirent-ils à Merlin.

Alors Merlin les fit passer les uns après les autres devant lui :

« Ne me jugez pas si légèrement. Voici ce que j’ai réservé pour vous. »

Puis, à mesure qu’ils défilaient, il leur remit le premier des outils de chaque profession. Aux uns, c’était la navette vagabonde ; aux autres, la lime endentelée ; à celui-ci, la vrille ou la percerette ou le maillet ; à celui-là, le rabot rongeur sur l’établi ; à d’autres, le tailloir du folliaire ou de l’imagier.

Ces outils, inconnus jusqu’à ce jour, causaient une grande admiration aux assistants ; et, en même temps que Merlin les leur remettait, il leur en enseignait l’usage. Il montra de plus que, sous chacun de ces modestes outils, Viviane avait caché des trésors.

Chacun était empressé de s’en servir ; car, bien que rassemblés depuis peu, le temps commençait à leur peser. Ils se mirent joyeusement au travail et oublièrent le premier mouvement d’humeur qu’ils avaient éprouvé le matin, à la nouvelle de la division des héritages. Aussi bien, dès qu’ils étaient las, Viviane essuyait leurs fronts avec un pan de son propre voile. Aucun souci n’approchait d’eux ; et, comptant sur la parole de Merlin, ils attendaient patiemment la merveille que chaque outil recélait.

Alors vint un dernier artisan, les mains vides, Fantasus :

« Qui es-tu ? dit Merlin. Ton état ?

— Poëte, repartit Fantasus.

— En es-tu sûr ?

— Je le crois.

— Quelle raison as-tu de le croire ?

— Mes raisons, les voici : Je suis mécontent de tout ce que je vois, de tout ce que j’entends. Je maudis la cité naissante. Je ne me soucie pas de l’ancienne ; je suis mélancolique, atrabilaire. Je n’aime que ce qui n’est point. J’exècre tout ce qui existe réellement. Je me fais centre du globe (si c’est là un globe) ! Je ne m’intéresse qu’à ma propre histoire. Ne sont-ce pas les marques qui annoncent le vrai poëte ? »

Merlin vit qu’il avait affaire à un cerveau plus orgueilleux encore que poétique ; il se garda pourtant de le blesser ; car il reconnut sous cet orgueil une douleur véritable. Il chercha à lui montrer que la poésie suprême est en même temps la suprême raison.

« Ce qu’il nous faut, ajouta-t-il, c’est de restaurer le bon sens. Vous avez ici dans ce canton quelques idées ! mais les trois quarts sont fausses. Attachez-vous au petit nombre qui sont justes.

— Mais l’avenir ? interrompit Fantasus avec exaltation.

— L’avenir, répondit Merlin avec calme, je puis en parler, puisque je suis son messager. Eh bien, Fantasus, sois sûr qu’il n’arrive pas dans le monde avec tant de fracas que tu supposes. Il n’est pas toujours sur le trépied, comme tu te le figures. Il n’est pas toujours dans le buisson ardent, ni sur la montagne au milieu des éclairs. Crois-moi, mon ami ; le plus souvent, il vient sans qu’on le voie ; il se glisse, il arrive, il est là, il règne, et tout cela sans le faste et le coup de tonnerre que tu t’imagines.

— Voilà quelque chose de bien misérable ! repartit Fantasus indigné. Est-ce donc là le poëte, le devin dont j’avais tant ouï parler ? Quelle pitié, grands dieux ! quel mécompte, sitôt qu’on approche des prophètes ! Et pour qui me prend-on de vouloir me ravaler à une cité pareille ? »

Sur cela, il se retira plein de colère, mais personne ne le suivit.

XI

La foule des sages qui était demeurée s’écria alors :

« Ô Merlin, donnez-nous aujourd’hui le dernier mot de votre doctrine.

— Écoutez ! repartit gravement l’enchanteur. Par tout ce que je vois ici, je m’aperçois que vous n’êtes encore qu’ébauchés. La dure épreuve a montré que vous êtes cent fois plus pesants d’esprit que vous ne pensiez être. Vous êtes nés à peine, déjà vous avez l’esprit fort rouillé sur toutes les choses d’en haut. Le temps n’est pas venu encore de vous livrer sans voile ma dernière pensée. Comment en pourriez-vous supporter l’éclat ! vous qui ne savez pas même épeler les runes écrits en lettres de vingt coudées sur les rochers. »

Il leur enseigna alors une religion élémentaire, pygméenne qui néanmoins pouvait les sauver. Ce n’était ni le paganisme, ni le druidisme. Ce n’était pas non plus l’orthodoxie la plus pure. C’était une page de l’Évangile éternel écrite en toutes langues, sur les fleurs, sur les rochers, dans les veines des cristaux, sur le front des étoiles, même dans le cœur des enfants. Ceux qui ne savaient pas l’A B C étaient étonnés de lire couramment dans ce livre. Il y en avait partout des exemplaires étalés sur la terre. Par négligence, on les laissait épeler par les plus vils insectes.

« Certes, leur disait Merlin, voilà un degré modeste, mais infiniment supérieur à celui où vous êtes. On prétend que vos pères ont escaladé les cieux. Vous faites le contraire, vous rampez dans l’abîme. Plusieurs m’ont raconté que vous attendez qu’un dogme nouveau s’impose à l’univers. Bonnes gens ! je vous le dis, vous êtes la dupe de vos vieilles idées. Le nouveau dogme est venu et vous ne le voyez pas. Vous attendez le Messie ? Le Messie est devant vous, et vous ne le connaissez pas ; il s’appelle : Liberté ! N’imitez pas de grâce ce paysan qui s’assied sur la rive, jusqu’à ce que le fleuve ait passé. Savez-vous son histoire ? Le fleuve ténébreux ne s’est pas lassé de couler ; il a amassé ses flots ; il a grondé comme un homme en colère. Le paysan a été trouvé englouti parmi les joncs, lui, ses javelles et son troupeau. Déjà la faim, la froidure, le gel, sans doute aussi la longue attente, le faux espoir l’avaient tué, quand les grandes eaux sont arrivées sur lui. »

Tels étaient les discours qu’il leur tenait. Mais ce langage ne plut à aucun d’eux. Ils aimaient mieux périr cent fois plutôt que de reconnaître par où ils manquaient. Voyant qu’ils ne pouvaient atteindre du premier bond à la hauteur de Merlin, ils préférèrent se replonger tête baissée dans leurs plus anciennes et plus sordides superstitions. Ils s’associèrent entre eux pour faire des paniers d’osier, où ils brûleraient les prophètes. Leur amour-propre était là fort à son aise ; ils en mettaient beaucoup dans les affaires du ciel.

XII

« Soyez notre roi ! disaient les peuples à Merlin toutes les fois qu’ils le rencontraient.

— Dieu m’en garde ! répondit-il. Je fais des rois et n’aime point à l’être. Mais prenez patience, je vous donnerai le plus beau des rois, jeune, bien fait, complaisant, droiturier, meilleur que vous n’imaginez ; vous m’en remercierez. »

Il avait, en effet, averti le roi des justes, Arthus, de se tenir prêt à recevoir le plus beau des royaumes. Arthus attendait avec toute sa cour à l’ombre des bois touffus de Vincennes. C’est Merlin qui lui ouvrit les portes et lui tendit les clefs de la ville sur un plat de vermeil. Il lui présenta aussi un drapeau brodé et déployé qui pouvait ombrager au besoin tout le menu peuple. Couvert d’un manteau de martre zibeline, le roi des justes, chevauchant sur un palefroi bai, ferré d’or, caparaçonné de soie, fit son entrée dans la ville, au son des cloches et des olifants. Il avouait n’avoir jamais vu un royaume garni de gens qui fût tant à son gré.

« Paris ! Paris ! répétait-il tout bas, c’est la meilleure de mes trente couronnes. Je vous la dois, Merlin ; vous me conseillerez. »

Et il ne se sentait pas d’aise de voir la foule lui répondre par des acclamations qui montaient jusqu’aux nues. Couronné à Notre-Dame, il visita le Louvre, la Bastille, la cabane de Geneviève : tout lui parut à souhait.

Merlin lui dit, en lui tendant la main de justice :

« Si quelque chose vous semble à reprendre, dites-le, mon roi. Ces peuples sont tout neufs, mais ils sont inconstants, légers de cœur plus que feuille légère. J’en appréhende quelque ennui ; je pourrais encore, je crois, les corriger.

— Par le fils de Marie, répondit Arthus, n’en faites rien, Merlin, vous me mécontenteriez. Tout va bien, sortant de vos mains. Ces peuples me plaisent ainsi : vifs, enjoués, presque enfants, faciles à amuser. N’y touchez pas, pour Dieu, vous pourriez les empirer !

— Sire, tout à votre plaisir ! »

La nuit étant venue, le roi coucha au Louvre, Parceval aux Marais, Tristan dans les halles, Blasius au cloître de Cluny, Yvain dans la tour des Boucheries. Le portier d’Arthus, Gleouloued à la large main, verrouilla les portes et posa les guettes. Le préfet du palais, Owenn, se logea dans les Thermes. Après que les trompes eurent sonné, le silence s’étendit sur la ville et le fleuve.

XIII

La nuit était noire. Quand Merlin se trouva seul, encore plein de ce qu’il venait de dire, de faire et d’entendre, il sentit s’éveiller en lui le devin. Que de pressentiments remplirent alors son esprit ! Qu’il se trouva oppressé du poids des siècles futurs, en voyant d’avance les nations liées à leurs crimes, sans vouloir s’en détacher ! Il était le seul prophète de son temps qui cherchait la vérité et non pas l’illusion.

Comme il mesurait les fautes, la légèreté, la vanité, l’endurcissement, l’ingratitude du peuple qu’il aimait, il voulut essayer de l’attendrir par ses chants, semblable à une berceuse qui jette ses sorts dans le berceau d’un nouveau-né. Peut-être aussi pensait-il qu’un accent, un soupir sincère, un mot, peuvent conjurer l’avenir. Surtout il voulait mêler aux paroles ailées du poëte les enseignements du sage, car il espérait les faire entrer ainsi, par la porte des songes, dans le cœur des nations endormies. Il prend sa harpe. Au premier accord, les tours, les donjons tressaillent jusqu’en leurs fondements. Ses pensées débordent ; elles rompent, comme une digue, le rhythme et la cadence. Merlin laisse tomber de ses lèvres sa première prophétie :

« Il y a trois chemins, trois séjours, trois royaumes, trois mondes, et c’est moi qui suis le conducteur à travers ces trois vies.

« Je ne prophétise pas par le vol de l’oiseau, par le bord de la rame, par l’orbe du bouclier. Mes runes sont écrits dans mon cœur.

« Les autres font leurs enchantements avec la baguette du coudrier, avec les simples cueillis dans les forêts. Mes enchantements sont dans mon âme.

« Tous ont annoncé des douleurs, des pestes, des famines ; moi j’annonce des joies, des bénédictions, des sourires.

« Je dis à l’hiver : « Il y aura un printemps ; aux larmes : il y aura un sourire ; à l’injustice : un juge ; à la maladie : une guérison ; à la mort : une renaissance. »

« Moi aussi j’ai vécu dans les pleurs : le monde était fermé à ma détresse. Toutes mes espérances se changeaient en pointes d’épées pour me transpercer.

« Je me suis écrié : « N’y a-t-il plus nulle part une place pour la justice ? pour l’espérance ? pour l’amour ? J’étais près de périr quand je me suis vu sauvé. »

« Je dis maintenant : « Quand l’iniquité aurait couvert toute la terre, si la justice a pu se cacher à l’ombre d’un brin d’herbe, c’est assez pour qu’elle grandisse et parfume les trois mondes. »

Le prophète s’interrompit un moment et prêta l’oreille. Il entendit le bruit d’une feuille qui roulait sur le bord du fleuve. Mais les peuples dormaient du sommeil profond des nouveaux-nés. Alors il reprit en ces termes :

« Que n’ai-je autour de moi cent scribes ! La terre entendrait le grincement de leurs plumes dans le silence des mondes consternés.

« Je regarde les astres qui s’amoncellent sans bruit sur ma tête. Ils m’enseignent le chemin des royaumes à travers les générations muettes.

« Dites ! Combien faut-il d’étincelles pour refaire le foyer de la veuve ? Combien d’hommes pour refaire le genre humain ? Combien de grains de blé pour sauver le froment ? Combien de justes pour sauver la justice ?… Toi, qui m’as répondu, sois le germe qui repeuplera le champ dévasté de l’espérance !

« Ne verrai-je plus la face de l’homme s’épanouir à la douce pitié ? Est-elle éteinte pour jamais la parole de flamme qui nourrissait tous ceux qui l’écoutaient ? Les femmes auront-elles toujours le regard aussi dur que les hommes ? Pitié, beauté, amour, ne reviendrez-vous pas ?

« Ils passent à côté les uns des autres, durs, impitoyables, farouches. Ils n’ont qu’un moment pour s’entrevoir les uns les autres sur la terre, et ils se fuient ? Ou, s’ils se parlent, ce sont des paroles brèves, glacées, sordides, comme la voix rouillée du cuivre dans la main de l’avare.

« Les méchants ! ils ont fait de ma vie une île séparée de leurs iniquités. Ils ont creusé tout autour un précipice infranchissable ; à peine si leurs voix insultantes arrivent jusqu’à moi. Ils ont mis des gardiens autour de cet abîme ; toute une armée veille sur ses bords pour m’empêcher d’en approcher ; mais chacune de leurs précautions m’assure contre eux-mêmes. Puissent-ils élever une muraille d’acier, afin que leurs pensées, aux ailes rampantes, n’arrivent pas jusqu’à moi !

« Oui, ils ont fait de ma vie une île sacrée. Loin d’ici les vaines douleurs, les trompeuses espérances, les serviles désirs et les noirs regrets. Abordez seuls ici, vous, blancs troupeaux de cygnes, partis des rives éternelles. Enseignez à mon âme la blancheur incorruptible !

« En quelque lieu que l’injustice habite, ou près, ou loin, à travers les âges, à travers les ténèbres, je la vois ! Je la reconnais à son ombre ; je l’entends à son souffle ; je la suis à l’odeur du sang. Présente, absente, cachée, fardée, muette ou retentissante, elle m’ôte le sommeil.

« Je la vois à travers l’épaisseur des montagnes et des mensonges entassés. Si elle se cachait au fond des mers, je la verrais encore à travers les flots bourbeux, jaunâtres, sur son trône d’algues et d’herbes chevelues. Surtout je sais la reconnaître à travers le sourire emmiellé d’un front hypocrite. Quelle disparaisse de la terre, ou que j’en sois moi-même précipité ! »

À ce moment, un nuage voila le disque de la lune, sur la cime des forêts. Les ténèbres s’étendirent partout. Merlin poursuivit :

« La nuit s’est amassée autour de moi ! Ah ! qu’elle est profonde et pleine d’embûches la nuit de l’âme ! L’obscurité sépulcrale des lieux souterrains n’est rien auprès d’elle. En dépit des ténèbres, j’attends ici l’aurore. Si l’aurore ne vient pas, j’attendrai le jour dans sa gloire ; si le jour aussi me trompe, je verrai la splendeur incréée du lendemain. Dans un univers esclave, je vivrai, je mourrai libre.

« Ô monde ! je te défie ! Tu étendras sur moi l’indifférence, puis la médisance, puis les dégoûts, les aversions, les reniements, les exils, les paroles sanglantes, comme un linceul troué par l’angle du sépulcre, dans une bruyère déserte. Après cela, tu ajouteras le silence plus pesant que la pierre. Tu ourdiras ensuite sur mes lèvres la toile de l’oubli, plus subtile que celle de l’araignée ; tu t’assiéras alors sur ma froide dépouille. Et quand tu auras achevé ton œuvre, que tu me tiendras enseveli et que tu auras dit en branlant la tête : « Il est mort le devin, le rêveur, le songe-creux ! » alors je me lèverai sur mon séant, avec un éclat de rire ; je t’appellerai par ton nom. Les douces paroles d’espérance, longtemps retenues, sortiront de ma bouche, à flots pressés comme la neige. Et toi, tu me répondras par la haine, par la dérision, par l’injure, par la calomnie, par le blasphème, par l’épée, par la mort. Tu iras un peu plus loin, plein de colère, me creuser de tes ongles un autre abîme ; je m’y laisserai complaisamment engloutir, sans peur, car je me rirai de ton impuissance à m’y tenir enfermé ; j’en sortirai presque aussitôt pour te railler.

« Pourquoi n’oserais-je plus sourire ? J’ai éprouvé mon cœur dans les ténèbres. Je l’ai senti comme une armure fidèle que la rouille n’entame pas.

« Ceux qui m’aimaient m’aiment encore. Je n’ai point connu la trahison, ou du moins elle est venue de ceux qui ne pouvaient m’offenser.

« Quand la mer de servitude a monté et a couvert la terre, j’ai retrouvé le chemin des pensées sereines. Je me suis assis sur un pic escarpé avec le compagnon de ma vie éternelle ; j’ai refoulé du pied l’Océan vomi par l’enfer.

« Le vautour appelait ses petits et tous les oiseaux du ciel. Il leur disait : « C’est aujourd’hui que vous faites votre pâture du cœur de l’homme libre et de la chair des peuples innocents. » Et il effleurait de son aile livide le front pâle des nations. Je l’ai renvoyé avec un cri dans son repaire ; depuis ce moment l’épouvante a disparu du cœur des hommes. La terre, veuve du ciel, a repris sa guirlande d’épousée. »

Ici Merlin s’arrêta et il prêta de nouveau l’oreille ; mais sa voix ne trouva pas un seul écho. Elle passait sur la face des nations comme sur des ossements desséchés.

L’aube commençant à paraître, Merlin aperçut au loin les peuples qui se tenaient immobiles, comme on voit dans une campagne déserte s’élever des dolmens de pierres qui blanchissent dans la nuit. Nul n’essaya de répondre, nul ne fit un pas vers lui. Une seule figure, plus pâle que toutes les autres, s’approcha et lui dit en pleurant : « Ne leur parle pas davantage ; ils sont sourds, car ils ont été changés en pierre. Moi seule, je t’ai entendu, moi seule, je sais qui tu es. Je connais aussi la justice et l’espérance, mais moi, je suis morte !

— Console-toi, pauvre âme en deuil, répliqua le Prophète ; s’ils ont été changés en pierre, c’est ce que j’ignore, je commence à le croire en les voyant si muets et si durs. Mais je suis patient ; j’attendrai qu’ils rouvrent leurs cœurs et leurs oreilles. »

XIV

Merlin découvrit dans l’avenir la destinée entière du peuple qui venait d’éclore autour du hameau de Lutèce. Il décrivit de point en point les dangers les plus imminents, et marqua en outre les moyens de les éviter. De tout cela, il forma un corps d’instructions qu’il donna en un volume sacré aux principaux de la ville, avec la charge expresse de l’expliquer aux ignorants, qui par malheur étaient nombreux dans ce canton.

Depuis cette heure, ce livre des Prophéties n’a cessé d’être consulté dans les calamités publiques. Mais la fatalité voulut qu’il ne fût consulté jamais que le lendemain des événements, lorsque la sagesse de Merlin arrivait trop tard pour remédier au mal.

« Du moins, disaient alors les sages, nous savons au juste pourquoi nous périssons.

— C’est vrai, répondaient les indiscrets ; mais que n’avez-vous ouvert le livre un jour plutôt ?

— Nous y songerons une autre fois, » reprenaient les sages.

Cette occasion reparaissait l’année suivante ; le livre était encore une fois oublié.

Tel était le caractère de ce peuple. Qui pourra le corriger, puisque Merlin ne l’a pu ?

XV

Prophète, roi, poëte, enchanteur, barde, fils d’une sainte et d’un incube, que de caractères différents dans mon héros ! Non-seulement, comme tout autre héros, il a une double nature divine et humaine ; il tient en outre un peu de l’infernale, adoucie, corrigée, tempérée, non détruite par la science. Petit, au moment qu’il semble le plus grand ; quand je le cherche dans les nues, il est sur la terre ; incroyable difficulté pour son historien que cette diversité de tons, de langage, de conditions !

Quelle plume sera assez ailée pour le suivre dans sa course à travers les trois mondes ? Et c’est peu de le peindre dans sa vie publique ; il faut le montrer au foyer, dans l’intimité de la vie privée. C’est là qu’est l’écueil. Le moindre danger, avec un pareil héros, c’est de s’égarer et d’être précipité cent fois le jour, en passant trop brusquement du ciel à la terre, de la terre à l’enfer, du sublime au familier, du tragique au comique.

J’en vais donner la preuve. Que pensait Merlin, direz-vous, des femmes de Lutèce ? Que devenaient avec elles son art et sa science ? Quel était son visage, son maintien ? Je dois le dire, si je ne veux laisser en cet endroit une lacune impardonnable. Baissons donc le ton, c’est le moment de replier les ailes. Les classiques m’ouvrent ici la voie, témoin les deux jumeaux, enfants gâtés des dieux, qui habitaient un jour l’Olympe, et l’autre jour, le hameau médisant de Thérapné.

Prenez cet aveu comme vous le voudrez. Merlin avait peur des femmes de Lutèce. Leurs douces voix d’oiseaux moqueurs le déconcertaient d’abord. Il écoutait, sans oser parler, ce gazouillement humain entre ciel et terre, sans savoir si c’était l’art ou la nature. Leur sourire aussi lui faisait peur, car ce sourire qui effleurait toutes choses semblait les braver toutes.

Merlin ne savait comment agir sur elles, et se sentait désarmé en même temps que défié. Il était incapable de jouer avec les mots sacrés comme un joueur de viole qui prélude au hasard sur la viole d’amour. Était-ce que son cœur était si bien rempli qu’il ne pouvait rien imaginer ni souhaiter, ni convoiter ? Je ne dis pas cela. Dans une âme remplie, il reste toujours place au moins pour une goutte de poison. Un mot tombé par hasard d’une bouche folâtre creusait son cœur, tout un jour, comme la goutte d’eau joyeuse va creuser le rocher.

Il savait mille histoires qu’il croyait charmantes, mille confidences des ruisseaux aux cailloux du rivage, mille secrets ingénus des fleurs, des pierreries, des elfes, des étoiles même ; et ces histoires, à son grand étonnement, n’intéressaient en rien les plus belles des belles, auxquelles il les racontait de préférence. Quelle humiliation de voir la moindre anecdote du moindre passant, préférée cent fois à tous les secrets étincelants des étoiles errantes, qu’il savait pourtant si bien ! Ce fut son premier mécompte.

Une chose l’étonnait plus encore ; les jeunes filles se moquaient et riaient à gorge déployée de ses enchantements dès qu’il avait tourné le dos. « Cela lui sembla, non sans raison, une grande ingratitude. Car enfin, se disait-il, elles en ont profité. D’où leur vient, je vous prie, si ce n’est de Merlin, ce je ne sais quoi plus puissant que la ceinture de l’ancienne déesse ? Elles n’ont pas son profil grec, et nonobstant elles ont l’humeur, le goût, le gai savoir attique. Qui le leur a enseigné ? Les voilà à peine sorties des bois, n’ayant que deux ou trois habits au plus, et déjà elles semblent reines entre les reines. Qui leur a appris, si ce n’est moi, la puissance d’un ruban, d’un chiffon, d’une fleur aux cheveux, la magie d’un regard, d’un mot à demi prononcé, d’une lèvre entr’ouverte, moins que cela, d’un silence ? Je leur ai tout appris et c’est pour me railler. »

Plein de ces idées, il n’hésita pas à s’en ouvrir auprès de la plus belle, nommée Isaline.

« Ne vous offensez point, Merlin, lui dit Isaline. Nous ne faisons que de naître ; déjà nous rions de tout ici dans ce canton, de ce que nous aimons comme de ce que nous haïssons, de la rose et de l’épine, de la liberté et de l’esclavage, du berceau et de la tombe, même aussi de l’amour. Quelquefois (par bonheur rarement), au milieu de ces jeux, de ces sourires, une pensée profonde se glisse dans le cœur et l’enveloppe de ses replis. Alors le poison est plus subtil, plus envenimé, je vous le jure, que dans aucun autre pays.

— Vous me consolez, » répondit Merlin.

Isaline avait les joues un peu pâles pour ses cheveux couleur de jais, la bouche pleine d’amoureuses malices, le front haut, angélique, la taille souple comme l’herbe des prés, et, mieux que cela, les yeux noirs les plus grands, les plus mignons, les plus espiègles, les plus profonds, les plus enjoués, les plus sérieux, les plus ingénus, les plus réfléchis qui se verront jamais sur la terre. Quand Merlin aperçut pour la première fois ces grands veux veloutés, il crut voir la source lumineuse de toute magie. Il s’en abreuva à loisir, lentement, en conscience. N’était-ce pas la flamme étoilée où doit se baigner tout enchanteur ?

À force d’esprit, Isaline comprenait l’imagination de Merlin, ou, du moins, le lui laissait croire. Elle n’avait aucun goût pour ce que nous nommons aujourd’hui nature, art, poésie, rêverie ; elle eût donné toutes les étoiles des cieux pour un diamant sorti de la boutique du lapidaire, toutes les légendes pour une saillie heureuse, tous les mugissements harmonieux des mers lointaines pour une conversation à voix basse, en tête à tête avec un ami, au coin du feu. Quoique le monde (ou, du moins, ce que nous entendons par là) n’existât pas encore, elle l’avait deviné.

Ce que nous avons appris du vague des passions lui eût été antipathique. Mais cela était inconnu aux hommes comme aux femmes de son temps. Elle n’eût pu supporter davantage nos systèmes de théologie transportés dans l’amour, notre mysticisme, notre emphase, même nos bonnes qualités (si elles existent) acquises au prix de la grâce. Elle était elle-même la grâce ; elle maudissait comme une impiété tout ce qui on manquait.

Comme elle était de l’ancienne France, elle était aussi de l’ancienne école, préférant les prosateurs aux poëtes. Elle eût été classique s’il y avait eu des romantiques de son vivant. Ne demandez pas ce qu’elle eût pensé de l’enjambement dans les vers ou du réalisme : cette question n’existait pas de son temps.

Ainsi elle semblait légère : dans la vérité elle ne l’était pas ; il y avait même un peu de routine dans sa manière d’être. Elle ressemblait à la mer, mobile à la surface et immuable au fond. Mais elle eût rejeté cette comparaison comme trop ambitieuse. J’ai déjà dit qu’elle eût préféré la netteté, la simplicité du dix-huitième siècle à tout notre lyrisme.

Le son de sa voix ressemblait à… De grâce, ne me le demandez pas. Je n’en connais aucune qui lui ressemble le moins du monde, excepté une, pourtant, que je n’entendrai plus et dont je ne puis parler. Pour celle-là, si je l’entendais, le mal du pays me prendrait aussitôt. Et c’est précisément ce que j’ai voulu éviter dans tout le cours de cet ouvrage. Passons !

Était-elle mariée, oui ou non ? Je ne puis le dire avec certitude. Je crois bien qu’elle l’était. Dans tous les cas, c’était comme s’il en eût été autrement. Peut-être était-elle séparée ? peut-être son mari voyageait au loin pour se distraire ? peut-être s’occupait-il de commerce ou était-il aux croisades ? peut-être était-il mort ? Non qu’elle ne fût sage et qu’elle ne connût ses devoirs, mais enfin rien n’annonçait chez elle la gêne d’un lien servile, obséquieux. Si elle avait un frein, c’est elle-même qui le forgeait volontairement, chaque jour, par sa propre raison.

Était-elle religieuse ? Oui, elle l’était, mais non pas comme nous l’entendons de nos jours. Elle ne portait pas sa dévotion comme un manteau. Elle ne parlait pas de l’Évangile, des saints Pères, du dernier mandement à tout propos, au bal, à table, au concert, au bois, à l’Opéra. Elle ne s’en entretenait qu’à l’église, et encore à voix basse. Elle ne déployait pas comme un éventail ses pensées les plus sacrées. Au contraire, elle les renfermait, elle les recueillait, comme une source, pour s’en abreuver dans les jours difficiles. Le reste du temps, elle était rieuse, folâtre, détestant l’hypocrisie comme la laideur même, ne mêlant jamais le saint au profane. Même elle se moquait des Triades. C’était un tort, je le sais ; encore une fois, c’était celui de son époque, non de sa personne. Ne demandons pas à son temps les vertus du nôtre ; respectons au moins la couleur historique.

Avec tant de différences et si peu de ressemblances, comment Merlin et Isaline ont-ils pu s’entendre un seul jour ? Tous deux étaient jeunes, tous deux avaient de la grâce. Voilà, je pense, le premier lien qui a pu les rapprocher.

Sans doute Merlin ne croyait que jouer ou du moins se distraire de ses sublimes travaux ; il ne savait pas que la conversation peut être à la fois un art, un jeu, un drame et un combat. Il se sentait caressé, moqué, admiré, bravé, déchiré, guéri au même moment. Il n’avait pas, ai-je dit, la moindre idée de cet art de jouer avec les cordes du cœur sans les briser ; il en fut d’abord amusé, puis ébloui, puis étourdi.

Quelquefois il éprouvait une angoisse cuisante, comme si tous ses beaux palais d’azur allaient se dissiper au premier souffle de cette bouche rieuse ; et il restait suspendu à ce sourire, entre la vie et la mort. Tous ses royaumes féeriques étaient alors à la merci d’une parole moqueuse qui pouvait tomber à l’improviste des lèvres d’Isaline comme une goutte de pluie sur une bulle de savon. Cette angoisse, où toute sa vie était en jeu, était pourtant pleine d’indicibles délices.

Merlin, l’enfant des légendes, savait bien ce que l’on peut faire par l’enthousiasme, le génie, l’inspiration du prophète. Personne n’eût pu lui rien enseigner à cet égard. Mais l’esprit, chose nouvelle pour lui, l’étonna au plus haut degré. Il fut obligé de convenir que l’on ne connaissait rien de semblable à la cour de Bretagne ni dans les trois royaumes des bardes. Tantôt il comparait l’effet qu’il en recevait à l’éclair dans une forêt de sapins résineux, prêts à l’incendie, tantôt à la lame ou au fil étincelant d’une épée à la poignée de diamants dans les mains d’une vierge, le plus souvent à un feu follet qui entraîne le voyageur vers un palais de cristal où le festin est préparé.

« Laissez là, disait Isaline, votre feu follet, votre festin ; passe encore pour les diamants ! »

Déconcerté, Merlin ramenait la conversation sur ce qu’il savait le mieux, le ciel bleu, l’espace infini, la région mystérieuse de l’écliptique.

Sans s’élever à ces hauteurs, Isaline répondait à Merlin avec beaucoup de sens par des propos de la terre :

« Quand verrait-on sa sœur Ganiéda ? La ville de Loël valait-elle Paris ? Que disait-on du roi des Orcades ? quelle était, à son gré, la belle entre les belles ? Était-ce Énide à la robe d’azur, la dame Yguerne ou Tégaf au sein d’or ? ou bien la reine Genièvre ? »

Ces simples paroles résonnaient, comme autant de perles dans un bassin de vermeil.

De nouveau, encore plus troublé, il parlait des trois vies, des trois félicités.

« Trois félicités ! s’écriait Isaline, moitié riant, moitié pleurant ! Si je pouvais en connaître une seule ! »

Ô premières divagations ailées de deux cœurs qui se poursuivent et se fuient comme deux oiseaux dans l’air transparent du matin ! N’espérons pas vous décrire ! Avec tant de divergences d’idées, comment leurs esprits pouvaient-ils s’atteindre ? Ils gardaient de longs silences. Du moins leurs yeux se parlaient et croyaient se comprendre. Merlin ne savait plus où il était ; il se retrouvait tout ravi à côté d’Isaline ; il lui prenait la main ; et ses lèvres prophétiques retenaient, étouffaient, laissaient échapper de tièdes soupirs, présages certains de douleur et de félicité.

Ce n’était qu’un jeu assurément, je le répète. Et pourtant le cœur de Merlin saignait. Ce n’était qu’un jeu d’enfant, et pourtant l’âme et l’esprit se joignaient, s’entre-choquaient, se brisaient, s’allumaient. Et quelles étincelles jaillissaient de ce choc de deux cœurs si différents !

Merlin oubliait-il donc Viviane ? C’est une folie de le penser, c’est une impiété de le dire. Non, certes, il ne l’oubliait pas. Il savait quelle différence il y a d’une personne idéale à une personne très-positive, quoiqu’il est vrai charmante. Mais enfin, il ne pouvait s’empêcher de remarquer pour la première fois qu’il y a sur la terre différentes sortes de beautés.

Celle de Viviane était certes prodigieuse, céleste, uranienne, presque surnaturelle ; toutefois celle d’Isaline n’était pas à mépriser.

Mon héros était-il donc éclectique ? Quelle question ! Nous avons trop l’habitude de gâter les meilleures choses par des mots pédantesques.

Il arriva qu’un jour Viviane se trouva à une fête de la cour d’Arthus, dans la même compagnie qu’Isaline. Aussitôt l’air lui manqua, elle crut qu’elle allait expirer mille fois. Tout ce qui sortait de la bouche d’Isaline, atteignait Viviane comme une flèche. Si elle ne se fût hâtée de sortir, elle serait morte assurément.

Quand Merlin l’eut rejointe, il la trouva en pleurs. Elle venait de découvrir que Merlin n’avait pas la fixité des cieux. On dit que ce fut là leur première querelle, la première ride sur leur lac argenté, jusque-là uni comme une glace. Personne au moins n’en fut témoin. Quelques mots brefs, quelques pas précipités, une coupe d’albâtre brisée, puis un instant de silence, et après cela un soupir, un sanglot et presque aussitôt un raccommodement furtif, scellé par des larmes, voilà tout ce que l’on entendit. Ce fut aussi l’unique dénoûment de cette histoire.

Peut-être eût-il mieux valu n’en rien dire ? Je commence à le croire. Mais pouvais-je donc cacher les premières larmes de Viviane ?

Certes, ce fut une faute de Merlin, quoiqu’elle ne dépassât pas les bornes d’une simple conversation, et que les hommes les meilleurs se permettent tous les jours mille fois davantage, sans se blâmer entre eux. J’eusse désiré que mon héros eût été parfait, qu’il pût servir de modèle à toutes les générations à venir, qu’il n’eût jamais un seul instant détourné ses regards du pur idéal, pour les abaisser sur une créature réelle, même dans une conversation. Voilà ce que j’eusse souhaité ! Mais puisqu’il n’a pu se tenir à cette hauteur, je devais le dire ; et puissé-je n’avoir pas à faire d’autre aveu de ce genre !

Dans tous les cas, lecteur, sois tranquille ! l’expiation viendra à son heure. Tu seras content. Si le héros laisse quelque chose à désirer, la morale de l’ouvrage n’en sera que plus parfaite.