Merlin l’enchanteur/Livre III

Michel Lévy frères (1p. 91-126).

LIVRE III

LE MONDE DES HEUREUX
MERLIN À LA RECHERCHE DE SON PÈRE


I

Quelle joie d’ouvrir la porte à des hôtes aimés depuis longtemps attendus ! Il n’en est pas de plus douce sous la voûte du ciel. Comme les murailles sourient aux arrivants ! comme l’angle du toit s’empourpre d’un chaud rayon de soleil ! comme le grillon du foyer répète sa chanson, surtout si une jeune fille ingénue, modeste, belle pourtant, remplit de son rire folâtre la vieille salle abandonnée ! Même après que les hôtes sont partis, l’écho de leurs pas égaye encore la pierre luisante du seuil.

Tels étaient les sentiments que Merlin laissait partout où il entrait. Pour lui, il en éprouvait de très-différents ; l’expérience venait de lui montrer qu’il n’était pas né pour le bruit des villes. Avec sa science, comme il avait peu d’habitude du monde, rien n’était plus facile aux hommes que de le faire souffrir. Il prenait au sérieux toutes leurs paroles, souvent navré par un mot, un regard auquel les autres n’attachaient aucune importance. Il creusait trop ce qu’il faut effleurer. C’est la maladie des solitaires.

Dans le même temps, voyant qu’en dépit de ses conseils, le peuple ne suivait pas la bonne voie, le prophète devint triste. Tristis fit Vates. Une noire misanthropie s’empara de lui ; il eût voulu fuir au fond des bois.

« Ah ! s’écriait-il plusieurs fois le jour en soupirant, la réalité est trop amère ! À peine l’ai-je touchée, elle m’a blessé mortellement au cœur. Où sont les solitudes peuplées des êtres dont je voulais remplir le monde ?

— Je sais où ils existent, répondit Viviane.

— Quoi ? ne sont-ce pas des songes ?

— Quand tu les verras, Merlin, peut-être en croiras-tu tes yeux. Quittons seulement cette bourgade moqueuse où tu m’as fait ma première douleur. On y étouffe. Allons respirer dans mes domaines. »

À peine hors de la ville, le silence des landes, le spectacle des travaux des champs, rendirent la sérénité à l’esprit de Merlin. Le septième jour ils gagnèrent une forêt que plusieurs croient être celle des Ardennes, mais qui en réalité est celle des Dombes, où j’ai passé la première moitié de ma vie dans un enchantement presque continuel.

Quelques chimères à l’œil luisant, que j’ai moi-même retrouvées à la même place, sous de hautes fougères, çà et là des licornes, qui aiguisaient tranquillement leurs défenses, des salamandres au ventre d’or, des ibis, des phénix, des sansonnets tachetés de noir et de blanc, des alcyons, des pélicans, des ichneumons, surtout des oiseaux bleus, couleur du temps, accueillirent nos voyageurs à l’entrée. Ajoutez-y plusieurs chevaux dont les étriers résonnaient avec fracas contre le tronc des arbres des fées. C’était Bayard, le cheval des quatre fils Aymond ; c’était Brigliadoro de Roland, c’était Valentin qui attendait Charlemagne en broutant les charmilles. Tous hennirent à l’approche de Merlin, comme s’ils eussent senti déjà l’aiguillon de la chevalerie.

Un orage qui avait menacé dans la nuit s’était dispersé le matin en grondant. Un air tiède et doux, un ciel pur, le premier souffle du printemps, en chaque chose ; il semblait que la nature voulait prêter son enchantement à cette journée.

La curiosité de Merlin était au comble. Il jetait autour de lui de longs regards ; il eût voulu deviner comme toujours le sens des mots avant qu’ils eussent été prononcés.

Viviane dit avec solennité :

« Nous approchons, parlons bas. Le monde, toujours aveugle, croit, jusqu’à cette heure, que les poëtes trouvent dans le creux de leur fantaisie les êtres radieux, aériens, charmants, ailés, dont ils peuplent l’univers ! À les entendre, ils n’ont qu’à puiser à flots dans leur génie pour donner libéralement à leurs visions une immortalité qu’ils seraient trop heureux de posséder eux-mêmes. Voilà ce qu’ils ont réussi à faire croire aux peuples si aisément dupes. Toi aussi, Merlin, oui, toi le sage, tu t’es laissé abuser sur ce point-là. Tu crois aussi aux fantômes errants qui hantent le front des poëtes. Ô injustice ! faut-il donc que les existences les plus belles, les plus sublimes, les plus durables, passent ainsi pour de pures inventions de quelques beaux diseurs ? Traitera-t-on longtemps encore de fantômes les personnages que je connais le mieux, que j’estime le plus ? S’il en est ainsi, que serons-nous bientôt nous-mêmes ? Ne se trouvera-t-il pas quelque poëte assez vain pour jurer qu’il nous a inventés l’un et l’autre dans une heure de caprice ? Crois-moi, Merlin ! il est temps, que ces médisances cessent et que les éphémères ne contestent plus la vie aux immortels ! Apprends donc ceci : les personnages qui passent pour être des visions, des créations, des songes de quelques princes ou artisans de la parole, à la langue dorée, ces personnages vivent aussi bien que toi et moi. Tous ils sont réunis ici même, sous ces ombrages, attendant seulement que le poëte vienne les appeler par leurs noms et les arracher à leur obscurité.

— Cela se peut-il ?

— Regarde !

— De quel côté ?

— Écoute ! écoute ! »

De la lisière des bois sortit alors doucement le refrain, écho des beaux jours, amorti par la ramée :

Tout est divin !
L’amour commence !
Puis vient la fin :
Douleur immense !

Merlin, en cherchant d’où partaient ces voix connues, découvrit, assis sur l’herbe neuve, à l’ombre de chênes aussi vieux que la terre, ces mêmes groupes radieux de personnages qu’il avait rencontrés à la première heure de la félicité. Le front ceint de guirlandes d’églantines et de narcisses, ils semblaient vivre dans l’attente de quelque grand événement.

Le soleil, voilé par les feuilles, se jouait à leurs pieds en mille réseaux d’ombre et de lumière.

« Ah ! s’écria Merlin, le voilà donc ce peuple mélodieux qui avait disparu trop vite à mon gré ! Je le retrouve. Il n’a, ce me semble, ni faim, ni soif, ni aucun des soucis de la terre. Oui, voilà ceux que je cherche et dont je voudrais être le souverain.

— Tu le seras, reprit Viviane ; ils sont faits pour aimer toujours. C’est là le peuple ailé, harmonieux, que les poëtes, artisans de mensonges, prétendront avoir inventé, parce qu’ils lui prêteront peut-être quelques draperies pour se couvrir en sortant de ces forêts. »

À la vue de Viviane, les femmes se levèrent et lui firent fête comme à leur reine. Mais une vive rougeur colora leur visage quand Merlin leur adressa la parole. Leur beauté incomparable s’en accrut à tel point que Viviane faillit être jalouse. Déjà elle se repentait d’avoir amené l’enchanteur en ces lieux.

« Qui êtes-vous ? » demanda-t-il sans chercher à cacher son ravissement.

Elles répondirent l’une après l’autre, avec des accents divers :

« Moi, je suis Titania ! — et moi Angélique ! — et moi Juliette de Vérone ! — et moi Desdémone de Venise ! — et moi Ophélie ! — et moi Clorinde ! — et moi Julie ! »

Merlin se tourna vers un autre groupe de femmes dont chacune, les yeux arrêtés, les lèvres entr’ouvertes et frémissantes, eût pu figurer le génie de l’attente. Elles lui dirent :

« Je suis Chimène ! — et moi Herminie ! — et moi Clarisse ! — et moi Virginie ! »

D’autres encore essayèrent de parler ; toutes étaient si impatientes de se révéler que chacune ne trouva place que pour prononcer son nom ; puis elles se turent avec un soupir.

« Pourquoi soupirez-vous ? dit Merlin. Que voulez-vous de moi ?

— Nous attendons celui qui doit nous donner la liberté et la parole. Est-ce vous ? Soyez notre roi ! »

Titania raconta alors comment elle avait été enchaînée par un sylphe à une tige de romarin. Elle poussait de faibles gémissements : Merlin s’empressa de la délivrer. Et elle se mit aussitôt à courir sur les fleurs sans les courber. Griselidis, la Joconde, qui se tenaient à l’ombre d’un beau pin d’Italie, accoururent pour se joindre au cortége, et toutes ensemble, se tenant par la main, formèrent une ronde autour de notre enchanteur. Vous les eussiez prises pour les heures matinales dansant autour du prince du jour à son réveil, ou plutôt pour les belles vendangeuses autour du roi de la vendange ; car elles semblaient enivrées, non de raisins, mais d’un innocent espoir. En cheminant, elles tressaient pour Merlin un chapeau de fleurs qu’elles lui mirent sur la tête. Le bon Merlin le portait en souriant ; Viviane en prit un peu d’ombrage : elle gardait le silence. Merlin aussi était muet : c’était d’admiration. Il eût voulu demander : « Sont-elles vraiment mes sujettes ? » Mais il ne l’osa pas.

Un peu plus loin, par delà un sommet jonché de pierres moussues, il découvrit, à travers de vastes landiers, des groupes d’hommes, sans pouvoir discerner si le bruit qu’il entendait dans ce lieu était le murmure d’un ruisseau, ou le chuchotement du feuillage, ou la conversation de ces inconnus ; pour s’en assurer il doubla le pas.

Étant descendu vers eux, il leur demanda :

« Qui êtes-vous ? »

Ceux-ci répondirent l’un après l’autre :

« Je suis Roland ! — et moi Hamlet ! — et moi Tancrède ! — et moi Alceste ! — et moi Lara ! — et moi don Quichotte ! — et moi Othello ! — et moi Saint-Preux ! Est-ce toi qui viens nous ouvrir les portes du monde réel ?

— Non, dit Merlin ; je suis brouillé avec ce monde-là. Qu’attendez-vous encore de moi ?

— Donne nous la force et l’immortalité !

— Donne-nous d’abord la grâce ! » s’écrièrent, en étendant les mains vers lui, les femmes qui l’avaient suivi en silence, si bien qu’il n’avait pas même ouï le bruit de leurs pas.

Merlin leur prodigua aussitôt, sans marchander, tous les dons de son art. Jamais il n’avait comblé des êtres avec une munificence pareille. Quand les hommes virent le grand cas que Merlin faisait des beautés idéales qui étaient si près d’eux, ils se mirent à les regarder pour la première fois ; et, loin de les dédaigner, comme ils avaient fait jusque-là, ils commencèrent à s’en éprendre sérieusement. Obéron se fiança ce jour-là avec Titania, Médor avec Angélique, Roméo avec Juliette, le sire de Saluces avec Griselidis : ils ne se quittaient plus.

S’il l’eût pu, à ce moment, Merlin leur eût fait peut-être franchir à tous ensemble le cercle invisible qui les séparait du monde réel, d’autant mieux que le cercle n’était tracé que par un fil automnal de la vierge. Il les consola en leur apprenant combien ce monde est cruel, comme tout y est empoisonné. Ils n’y pourraient faire un pas sans se déchirer aux ronces du chemin.

« Jouissez, disait-il, jouissez de la condition qui vous est faite dans ces retraites, à l’ombre embaumée de ces arbres féeriques. Ne désirez pas trop d’en sortir ! Plus tard des poëtes viendront, qui vous donneront le bruit, le tumulte, hélas ! ce qu’ils appellent la gloire. Passions, colères, haines, jalousies, ils ne pourront vous prêter que ce qu’ils possèdent. Craignez de regretter alors votre obscurité première. »

En même temps il réjouissait ses yeux et son esprit du spectacle d’un monde immaculé, où tout était paix, beauté, bonté, harmonie. Chacune des personnes qu’il rencontrait dans cette solitude était cent fois plus belle que ne l’ont dit les poëtes qui, plus tard, ont prétendu les avoir imaginées.

« Filles charmantes, disait Merlin ébloui de tant de merveilles, soyez à vous-mêmes votre monde. Il n’en est pas, croyez-moi, qui soit digne de vous recevoir ! »

Mais ces filles enchanteresses reprenaient :

« Ô bon Merlin ! conduisez-nous dans les villes, dans les demeures des hommes. Il est si triste de se mirer toutes seules dans les sources des forêts ! Nous ne croirons à notre beauté que si nous la voyons se réfléchir dans les regards des peuples.

— Vous le voulez ! dit Merlin ; y avez-vous bien songé ? Vous perdrez, en sortant de votre obscurité, la moitié au moins de votre beauté première. »

Mais elles répondirent : « Que nous fait notre beauté si personne ne la voit ? »

Alors Merlin lia conversation avec chacune d’elles en particulier. Il essaya, par mille raisons excellentes, de leur prouver tout ce qu’elles avaient à perdre en sortant de celle première innocence, qui était pour elles l’innocence de l’Éden. À Desdémone il fit entrevoir de loin le triste oreiller d’Othello ; à Herminie, la cabane indigente du berger ; à Clorinde, l’épée rassasiée de son sang ; à Griselidis, les douze épreuves ; à Marguerite, la mare où elle plongerait son enfant ; à Ophélie, la pâle guirlande de bluets dont se couvrirait sa tête égarée ; à Juliette, la cruelle agonie dans le tombeau de Vérone ; à Angélique, sa fuite sans trêve et sans merci ; à Velléda, la faucille ; à Julie, la roche escarpée de Chillon ; à Virginie, le naufrage du Saint-Géran ; à Clarisse, l’infamie.

Quelques-unes seulement furent émues de ces paroles. « Est-il vrai, dit Desdémone à Othello, est-il vrai que je souffrirai par toi cette cruelle mort ? Si tu le veux, qu’il soit ainsi. Je ne me dédirai pas. » À ces mots, Othello faisait effort pour sourire, comme si c’était là un jeu ; dans le fond il sentit, depuis cette heure, un commencement d’angoisse ; il supplia l’enchanteur de répondre de lui à sa bien-aimée.

« Est-il vrai, murmurait à son tour Griselidis, que je souffrirai pour toi, mon seigneur, tout ce que dit l’enchanteur ? N’importe, dussé-je endurer cent fois davantage, je ne reprendrai pas mon anneau. »

Sur cela, le sire de Saluces conjurait Merlin de se faire son garant.

Mais l’enchanteur s’y refusa, et, s’adressant de nouveau aux femmes qui lui faisaient cortége :

« Voilà ce qui vous est réservé, dès que vous donnerez entrée dans vos âmes de vierges aux pensées brûlantes dont se nourrissent les hommes ; c’est là ce qu’ils appellent le monde réel, comme si le vôtre était imaginaire ! Aujourd’hui vous vivez dans l’éternelle paix. Voulez-vous donc la changer contre l’éternelle angoisse ?

— Quelle est cette paix ? répondirent les filles de l’incorruptible amour. Ce calme, c’est la mort ; nous sommes lasses de notre sérénité.

— Prenez garde d’appeler, de déchaîner vous-mêmes les tempêtes dans vos âmes !

— Eh bien, oui ! nous les appelons, nous les invoquons, les tempêtes inconnues, pleines de foudres et d’éclairs ! Elles nous pèseront moins que cet antique repos où vous nous avez surprises.

« Sommes-nous des fleurs des bois pour végéter comme elles ? Nous sommes lasses, Merlin, de rivaliser avec les étoiles radieuses dans les longues nuits d’été. Cet Éden sans serpent, sans tentateur, nous ennuie. »

Elles en vinrent à le tutoyer :

« Donne-nous les tempêtes, toi qui en parles si bien, » dirent ensemble Herminie, Juliette, Ophélie.

Et elles lui prenaient les mains.

« Vous le voulez, filles insensées ! reprit Merlin : eh bien, c’est vous qui aurez fait votre sort. J’éveillerai bientôt des chantres qui par mille paroles flatteuses et cadencées vous attireront au seuil de brillantes demeures où vous serez bercées jour et nuit au rhythme de leurs chansons : on les appelle poëtes. Ils vous apprendront de douces paroles emmiellées. Mais sitôt que vous vous confierez à eux, ils vous ensorcelleront ; vous ne vous appartiendrez plus ; ce sera votre chute après l’Éden.

— Qu’ils viennent ! reprit la foule des titres alors accomplis qui remplissaient la forêt.

— Quand ils viendront, dit Merlin (et cela ne peut tarder beaucoup), n’oubliez pas au moins mes derniers conseils. Je vous prête ma puissance : vos voix de sirènes iront partout ; vous ébranlerez le cœur des peuples… Dès que votre langue sera déliée, répandez la sagesse sur la terre. Publiez la vérité, semez la justice, louez la liberté. Quand vous parlerez d’amour, que ce soit en rougissant ! »

Tels furent les commandements suprêmes qu’il donna à ce peuple au moment de le quitter. Il y ajouta peu de lois, à peine quelques règles très-flexibles, très-larges, accommodées au génie de chacun. La première était la beauté, qu’il n’était permis de négliger en aucune circonstance de la vie, sous aucun prétexte, ni dans les larmes, ni dans le rire ; la seconde, le plaisir ; la troisième, la sérénité. Tout à peu près permis contre l’ennui, aisé à reconnaître de loin à ses ailes de plomb. Rien qui ressemblât au travail ; un air de fête, ou tout au moins d’aisance ; nulle contention, nulle gêne ni fatigue. Point d’artifice et beaucoup d’art ; point de fard, et pourtant un teint de lis. Même dans les fers, il fallait sembler libre.

À ces commandements, les femmes répondent par un cri d’extase ; les hommes s’inclinent, la main sur le cœur, et promettent sans débattre ce que voulait Merlin.

À ses pieds se traînèrent alors des formes étranges, véritables monstres qui ne pouvaient se soulever de terre. Caliban était le premier, Adamastor le second, Morgant le troisième ; tous velus, gigantesques, hideux. Sans parler, les pattes jointes, ils osaient s’accrocher au pan de sa robe, en lui demandant de les faire entrer dans la vie réelle. Merlin les considéra quelque temps avec une horreur mêlée de pitié.

« Comment, leur dit-il, vous aussi, vous désirez vivre réellement ? Ne vous êtes-vous donc jamais vus dans le miroir des fontaines ? De quoi vous servirait de vivre davantage ? Faits comme vous semblez l’être, difformes à plaisir, n’aspirez pas à plus de gloire ! Gardez en vous votre postérité. Qui pourrait vous aimer ? »

Mais ces monstres s’attachaient à ses pas comme des mendiants qu’aucun refus ne peut décourager. Ils rugissaient sourdement, et ils ne purent répondre que : « Ho ! ho ! ho ! » si bien que pour leur échapper Merlin leur fit un signe de tête qui voulait dire : « Espérez donc, quand même ! »

Caliban se réjouit dans son cœur en pensant à sa postérité. Adamastor s’arrêta, stupide d’attente ; il semblait un rocher éraillé qui se penche sur un gouffre.

Merlin allait se retirer, quand une forte odeur de goudron, mêlée d’une épaisse fumée, arriva jusqu’à lui. Il regarde : dans une petite anse semée d’algues de mer, deux personnages, au milieu de nombreux outils, tels que marteaux, clous, scies, cordes, haches, quelques pintes d’eau douce et de rhum, radoubaient avec de l’étoupe et de la mousse la carcasse renversée d’une chaloupe. Robinson Crusoé et Gulliver, c’étaient leurs noms ; tous deux fort affairés, très-discrets, encore plus modestes, ils n’osaient approcher. Merlin s’avança d’un air riant : il apprit de leur bouche quel désir immodéré ils avaient d’appareiller pour des pays étrangers. À grand’peine pouvaient-ils attendre que la chaloupe fût achevée ; ils en avaient pensé mourir d’impatience. Tout ce qu’il put raisonnablement pour les dissuader de leur projet, Merlin le fit. Il avertit, il gronda, il pria, il supplia.

« Que gagneraient-ils à ce voyage lointain ? Étaient-ils donc si sûrs d’échapper au naufrage ? La saison était d’ailleurs très-mauvaise, on ne parlait cette année-là que de sinistres. Puis, enfin, que verraient-ils ? Des peuples à peine nés, déjà dégénérés, défigurés. Si la curiosité poussait nos deux amis, quel besoin d’aller si loin ? Que ne rentraient-ils en eux-mêmes ? ils trouveraient dans le fond de leurs cœurs des abîmes inconnus, des tempêtes, et même des déserts de sable, autant que par delà la mer des Indes. »

Tout cela dit avec douceur, sympathie, non avec le ton du maître.

Robinson et Gulliver ne s’étant point rendus, Merlin ne s’obstina pas davantage. Il voulut les servir à leur gré, non au sien. Après quelques avis sur les climats, les vents alizés, les moussons, les courants, les marées, il leur donna deux petites boussoles, les premières dont on ait fait usage, et deux cartes routières, celle de Lilliput pour Gulliver, celle de l’île déserte pour Robinson. Vous y eussiez vu non-seulement l’assiette générale du pays, mais aussi distinctement les points d’abordage, les criques, les falaises, les anses, bref tout ce qui peut faire éviter un naufrage, ou même le rendre profitable. Après quoi, il prit congé de nos deux aventuriers en leur souhaitant un bon voyage.

Pour lui, il se retira le cœur content, l’esprit plus satisfait de cette journée que d’aucune autre. Toutefois il eut soin d’avertir ceux qui le suivaient de ne pas essayer de franchir la barrière. Quelques-uns lui désobéirent ; trop impatients d’entrer dans le monde réel, Roland, Hamlet, Don Quichotte, Manfred, se précipitèrent sur ses pas. Pourquoi se jouèrent-ils du fil d’araignée qui leur servait d’enclos ? À peine ils l’ont touché, ils tombent renversés en arrière. Et depuis ce jour-là, ils inclinent au vertige. Ce fut le premier deuil dans le monde des heureux ; mais cette tristesse ne dura qu’un moment.

II

C’était alors le mois de mai. Force messagers, envoyés de tous côtés, publiaient que les noces du rossignol et de la rose, si longtemps différées, seraient célébrées cette année-là. Ordre à chacun de se rendre au cortége. Déjà la terre avait pris sa robe de mariée.

Le hasard voulut que les messagers rencontrèrent Merlin comme il sortait du hallier :

« C’est vous que nous cherchons, seigneur ; venez où les fiancés vous attendent. Sans vous la fête serait un deuil. Il y aura des rois, des comtes, des barons, des gentilshommes, surtout beaucoup de pauvres gens. Soyez à la fois le prêtre, le prince et le poëte.

— Ne leur refuse pas, dit Viviane, ce sont des gens de ma marraine.

— Allons, » dit Merlin en les suivant parmi les bocages fleuris.

Il aurait voulu en ce moment prêter de son bonheur à toute la terre. Il n’était donc point fâché de mettre un terme par des épousailles légitimes aux soupirs éplorés du rossignol, qui bien souvent dans la nuit l’avait réveillé en sursaut et touché de compassion pour un si grand amour.

Du fond de l’Orient, maintes reines arrivèrent ; toutes portaient des cassolettes pleines de senteur. Il vint aussi des poëtes de Perse, chacun d’eux avait fait un épithalame. Sérénades, aubades, chansons, jusque bien avant dans la nuit, remplirent la première moitié de mai. Trêve entre les nations. Point de tueries, à peine une querelle, si l’un préférait la voix du fiancé, l’autre le silence virginal de la bien-aimée. Tous d’ailleurs, ravis d’aise, avouaient que jamais noces n’avaient attiré un si grand cortége de princes et de peuples heureux. La gloire en revenait toute à Merlin.

Il en prit occasion pour convier à la fête tous les couples qui, sans le savoir, étaient nés l’un pour l’autre ; tous ceux qui avaient entre eux une parenté secrète de cœur, d’esprit, de goût, quelquefois de visage, et que la nature avait destinés l’un à l’autre. Que leur demandait-il ? une seule chose, la sincérité. En revanche, il leur promettait d’écarter les obstacles qui pouvaient les séparer ; différences de conditions ou de naissance, malentendus, préjugés de famille, opiniâtreté des parents ou des tuteurs, fortune d’un côté, infortune de l’autre. Même les brouilleries, pourvu qu’elles ne fussent qu’un dépit, tout cédait à Merlin.

Eux réunis de tous les points de la terre, il leur demanda s’ils s’acceptaient mutuellement pour époux ; à quoi ils répondirent : « Oui. »

Sans autre informé, il célébra avec une magnificence égale les noces du rossignol et de la rose, et celles d’une quantité innombrable de couples, parmi lesquels la Belle au bois dormant et son chevalier, madame de Vergy et le sire de Coucy, Érec de Nantes et Énide, Perceval le Gallois et Blanchefleur, Antar le Nègre et sa cousine Ablla, Marco le Serbe et Rosanda, des émirs et des Almées, Aladin et la sultane, plusieurs fées, autant de princes, vingt bergères et vingt rois. Nul n’avait besoin de produire ni parchemins ni titres ; l’avoir de tous était censé le même.

Les musiciens réunis pour les épousailles des uns servirent aux épousailles des autres. C’était d’abord un millier de roitelets, deux milliers de tourterelles, trois cents fauvettes, autant d’alouettes des bois. Six-vingts verdiers et pinsons, autant de tarins, détachaient par intervalle, après chaque soupir, leur note mordante, pointée ; les basses étaient soutenues par cinquante merles jaseurs, cinquante corneilles centenaires.

Premières fiançailles des âmes, mariage des esprits, inexplicables sympathies, parentés de nature, alliances, élans, consanguinité de deux cœurs qui, sans se connaître, courent, volent, se précipitent au-devant l’un de l’autre ; liens de fleurs, ou plutôt de diamants ; conversations sans voix, langage des regards, témoignage des pleurs, promesse des yeux, consentements muets, sourires intérieurs, premiers dons du matin, invisibles contrats, scellés de rosée entre les mains de l’enchanteur, datent de ce jour-là.

Quant à la cérémonie, Merlin voulut y mettre une certaine solennité. La plus importante fut son discours à tous les couples réunis devant lui ; il le termina par ces mots :

« Allez, soyez heureux ! je vous bénis. À tous les titres, barde, devin, prophète, roi, enchanteur, je vous le dis, il n’est point de félicité terrestre hors du mariage légitime, tel que je viens de le célébrer par des rites solennels. Hors de là, pas une heure assurée ; des plaisirs toujours effarouchés dont il faut rougir encore ; l’âme inquiète et bourrelée ; et quelle joie, je vous prie, que le partage impie, frauduleux de soi-même ?…

« Fuyez donc ces prétendues épousailles où l’on prend vaguement les nues à témoin, sûr moyen de vous manquer de parole. Prenez tous un témoin sérieux devant Dieu et les hommes. Que le chêne soit pris à témoin par les roseaux, le pic-vert par le rouge-gorge, le corbeau sacré par l’hirondelle, le cerf centenaire par les cigales, le barde par les hommes, Merlin par les bardes. Il faudrait des paroles d’airain pour enchaîner les éphémères. »

Pour conclure, il ajouta :

« Rossignol, sois fidèle à la rose ! Et vous qui m’écoutez, rois, bergers, hommes et homoncules, souvenez-vous que Merlin a signé le contrat. »

À ces paroles, il ajouta des présents considérables ; des robes de laine blanche pour les prêtres, cent colliers d’or pour les vierges, cent braies neuves pour les pauvres gens.

Les fêtes achevées, Merlin congédia les couples préférés, qui s’en allèrent çà et là, répandant ses louanges ; heureux si ce qu’il avait uni n’avait jamais été divisé par le sort. Mais combien de ces chaînes de diamants ont été rompues sans pitié ! Combien de ces âmes mariées légitimement à l’origine par Merlin ont été divorcées par le hasard, par la naissance, par le préjugé, par l’avarice, par la convoitise de l’or, ou la cruauté des parents ! Tels de ces époux passent le reste de leur vie à se chercher, sans se retrouver jamais ; d’autres se rencontrent, auxquels il n’est plus permis de s’aimer, ou, s’ils le font, c’est à leur dam ! D’autres, plus misérables, ont oublié que jadis ils se sont épousés et que le contrat est resté entre les mains de l’enchanteur. De là l’ennui, la tristesse, l’insipidité des choses humaines. Tout s’y oublie, même la félicité, même le désespoir. Du moins le rossignol n’a jamais oublié qu’il a épousé la rose.

III

Les fleurs de la fête n’étaient pas encore toutes fanées, les chanteurs n’étaient pas encore tous désaltérés, quand un bruit de trompes et d’olifants, mêlé d’un cliquetis de glaives et de francisques, ébranla les portes de la salle, qui heureusement étaient de bois de chêne, cuirassés de bronze.

« Holà ! s’écria Merlin, les téméraires ! qui les a invités ? Ce n’est pas moi. Ils viennent avant l’heure. Je les attendais, mais seulement à la saison d’hiver. »

Un valet, nommé Gui de Nanteuil, s’informa dans la rue d’où provenait ce tumulte. On apprit par lui la nouvelle de la prochaine arrivée des barbares. Fatigués de la route, mal nourris, plus mal vêtus, ils se faisaient annoncer de loin, à l’avance, par quelques estafiers, batteurs d’estrade, afin que le monde eût le loisir de leur préparer le gîte.

Au moment où cette nouvelle fut rapportée à Merlin, il était assis et tenait de sa main droite un hanap d’argent rempli d’un vin vermeil ; il allait le porter à ses lèvres. Soudain il se ravise ; il dépose sa coupe, pleine encore, sur le bord de la table ; et tout radieux, prenant conseil de sa bonne humeur hospitalière, il se lève :

« Allons, dit-il, à leur rencontre, pour les complimenter de leur venue, les héberger, les assister, car je soupçonne qu’ils sont affamés et de corps et d’esprit. »

Il avait, en effet, ouï dire le plus grand bien des barbares, et mettait alors en eux son meilleur espoir, croyant, un peu inconsidérément peut-être, qu’ils venaient à propos pour régénérer les peuples, à la vérité, déjà fort usés. Il comptait bien payer l’amitié de ces gens-là par quelque don de son art, outre qu’il n’était point fâché de se retremper lui-même dans les eaux sacrées des légendes.

Ces raisons firent qu’il marcha au levant, jusqu’à ce qu’il eût atteint de grandes eaux, ou la Moselle, ou la Meuse, d’autres ont dit le Rhin.

À cet endroit, un barbare, un géant, le premier qu’il eût vu de ses yeux, était au milieu du fleuve. Sur ses épaules il portait un enfant nouveau-né, et l’enfant tenait en se jouant un globe dans sa main. Les flots s’amoncellent, le géant s’arrête ; l’eau lui monte jusqu’aux genoux. Tout courbé, pantelant sous le fardeau, il pousse des cris confus, que répètent les rochers : « À moi ! au secours ! Je porte le monde sur mes épaules ! »

À ce cri d’alarme, un anachorète, seul habitant de cette contrée, sort de son ermitage, une torche à la main ; il reconnaît celui qui écrasait les épaules du géant. Cet enfant, c’était le Christ !

Brillant comme un flambeau dans la nuit, le nouveau-né s’était penché ; il avait pris dans le creux de sa main un peu d’eau qu’il versait sur la tête du géant pour le baptiser. Merlin voyait tout du rivage, il était rempli lui-même d’une émotion extraordinaire. Tremblant, respirant à peine, il tomba à genoux quand le géant déposa l’enfant sur la rive verdoyante. C’est ce que l’on a appelé la conversion de Merlin ; il avait été attendri, étonné, stupéfait, on le crut convaincu ; il finit par se figurer qu’il l’était pour toujours.

À mesure que les peuples arrivaient du fond de leurs forêts, l’un après l’autre, tout blancs de frimas, tout hérissés de glaçons, Merlin imitait ce qu’il venait de voir. Il se baissait et remplissait le creux de sa main d’un peu d’eau. Après quoi, il la versait sur la tête des nations, qui le regardaient d’un air sauvage, ne sachant si elles voulaient lui sourire ou le mettre en pièces ; pour lui, il n’en avait aucune peur.

Au contraire, il couvrit leurs épaules nues de quelques peaux d’ours qu’il avait apportées ; il mit à leurs pieds ses propres chaussures, neuves encore ; il les réconforta de quelques cordiaux et d’un peu de cervoise ; il leur passa au cou le collier d’ambre qu’il tenait d’Isaline, et même il voulait leur préparer quelques huttes de feuilles, tant les nuits étaient froides.

« Non, Merlin, lui dirent les nations barbares, d’un air farouche ; abritons d’abord le Dieu qui nous amène ici.

— C’est vérité, dit Merlin, confus de recevoir de ces gens demi nus cette grande leçon. »

Alors, vivant dans les clairières, ne songeant que ramée, ne buvant que rosée, il inventa l’ogive et fit, pour leur complaire, une forêt feuillue de pierre, peuplée d’oiseaux de granit, semée de fleurs de marbre ou de porphyre, quelquefois d’émeraudes, partout profonde, immense, enténébrée.

Ceci leur plut à tous ; chacun voulait avoir un plan de sa main. Les forces de notre héros suffisaient à ce travail, tant il avait le cœur naturellement grand et généreux, quand rien ne le contrariait. Vous l’eussiez vu, chantant, sifflant, le marteau à la main, jusque bien avant dans la nuit, transporter de noirs rochers moussus, dont il brodait les cathédrales. Architecte, maçon, charpentier, imagier, foliacier, il tailladait le fer, il festonnait la pierre, dentelait le bois, enluminait les vitraux de vermillon et de bleu d’outremer. Comme il n’embrassait rien froidement, que tout chez lui devenait enthousiasme, passion, il n’était plus occupé que de colonnes, colonnettes, nefs, bas-côtés, arceaux, imitant dans le granit les guipures du voile de la reine Genièvre ou d’Isaline. Plus d’une fois Viviane en prit un peu d’humeur ; elle cachait ses outils, toujours en vain.

Une foule d’animaux le suivaient essoufflés ; salamandres vertes, noirs dragons de Kylburn, hommes des bois, guivres, gorgades au corps de bouc ; il leur commanda de s’accroupir en silence pour l’éternité au haut des chapiteaux, ce qu’ils firent incontinent. D’autres reçurent l’ordre de soutenir de leur dos et de leurs pattes contractées les voussures des nefs ; quelques-uns même, durent ramper pleins de vertige jusqu’à la pointe de la flèche.

La fleur de trèfle du jardin de Merlin avait été une des raisons de son changement de croyance. C’en fut assez pour qu’il mit partout des trèfles de pierre dans ses constructions. Après quoi, il leur donna par un dernier effort, ce qu’il avait donné à ses œuvres précédentes, la puissance enchanteresse, qui prend le cœur des hommes avant qu’ils s’en aperçoivent.

Par malheur, Merlin était fantasque. Sa foi était moins profonde qu’il ne pensait ; et c’est pourquoi son architecture grandiose est néanmoins grêle et chancelante. Quelquefois même il arrivait que Merlin, avant d’avoir achevé son temple, avait changé de croyance. Quel n’était pas alors son embarras ? Je vous le laisse à deviner. Il lui était impossible de terminer ce qu’il avait commencé ; témoin la cathédrale de Cologne, que Merlin avait entreprise plein de foi, le lendemain de la rencontre du Christ, et qu’il dut laisser dans l’état où on la voit aujourd’hui, la grue hissée sur la muraille. Vingt fois, le bon Merlin, qui craignait par-dessus tout d’affliger une âme, sollicité par les Teutons, voulut reprendre l’œuvre interrompue ; vingt fois il dut renoncer à l’œuvre qu’il avait cessé de comprendre. Merlin, ai-je dit, avec ses grandes qualités était capricieux ; je ne l’en excuse pas ; mais, ce qui lui fait beaucoup pardonner, il était véridique.

IV

Explique qui pourra cette bizarrerie !

Dans le même temps qu’il bâtissait des églises colossales (qui le croirait ?), son désir secret, son ambition suprême était de visiter l’enfer. Je pense, pour ma part, qu’une curiosité maladie, un désir fiévreux de contrastes, ou plutôt un instinct filial irréfléchi, le poussait de ce côté. Il ne rencontrait pas sur son chemin une caverne, une fente dans un rocher, une ride dans la terre sans s’arrêter et demander si ce n’était pas là le chemin des mondes infernaux. Le plus souvent on le regardait avec étonnement. Il ne se décourageait point pour cela.

« J’ignore, disait-il ingénument, ce qui m’attire malgré moi vers ces régions désolées. D’autres avant moi ont été poussés à les visiter par la curiosité, ou par je ne sais quelles convenances poétiques. Pour moi, il me semble que c’est un devoir strict de faire au moins vers ces lieux un court pèlerinage. Si je l’osais, j’avouerais que j’ai comme le mal du pays, toutes les fois que j’y songe. »

Il n’en disait pas encore assez. Véritablement, il eût dû avouer que la pensée, le désir, la crainte, le vague espoir de retrouver son père étaient au fond de chacune de ses aspirations vers l’abîme.

Viviane ignorait ce secret ; elle aida Merlin à accomplir son vœu, et même elle voulut lui ménager jusqu’au bout la surprise ; ce qu’elle fit avec beaucoup d’adresse, prétextant la nécessité de se rendre en pèlerins à l’île sacrée d’Avalon. Il suffirait de gagner à petites journées un port nommé la Baie des Trépassés. De là, les occasions étaient fréquentes.

Point de retards. On s’embarque. Les voyez-vous déjà loin du rivage ? Pour moi, je vois distinctement et la barque d’assez médiocre apparence, et le mât et les passagers, et l’endroit même où blanchit un flocon d’écume. Mais que peut signifier cela ? il n’y a ni voile ni aviron, ni banderole ni gouvernail.

Les bateliers ne disent mot :

« Sont-ils muets ?

— Ils sont morts ! » a répondu Viviane.

La mer devient noire, elle jette au loin ses longs ricanements.

Les passagers aussi sont muets, et, quoique nombreux, la barque semble vide, tant elle effleure légèrement la surface de l’eau, où elle ne laisse aucun sillage. Une orfraie, à l’envergure énorme, plane sur les voyageurs comme sur sa pâture. La foudre est moins prompte à se précipiter des nues. Merlin se baisse et se relève. Effaré d’avoir trouvé un vivant là où il cherchait un mort, l’oiseau de proie frôle de l’aile l’enchanteur, jette un cri, perd une plume, disparaît au bout de l’horizon. Tous sont restés immobiles. La traversée a duré un jour. Personne n’a crié : Terre ! On aborde près de la caverne de Saint-Patrice. Précédé de Viviane, Merlin s’avance vers le domaine paternel qui s’ouvre là en spirale. Un moment l’angoisse l’a saisi, quand il a mis le pied sur le seuil.

« Es-tu avec moi ?

— Oui ! »

Et, sentant que l’amour marche avec lui, il entre dans l’enfer ; bientôt il eût voulu le braver.

V

À peine avaient-ils franchi le seuil, un homme vêtu d’une toge et qui portait une houlette couronnée d’épis blonds se place au milieu du chemin.

Il s’écrie :

« Toi qui t’avances ainsi sans peur, es-tu le Florentin que j’attends ? Est-ce toi qui dois chanter l’enfer, le purgatoire et le paradis ? S’il en est ainsi, dis-le-moi, pour que je t’accompagne.

— Ô bon Virgile, répond Merlin, l’heure de celui que tu attends n’est pas encore venue ! Je ne suis pas le Florentin, et pourtant il ne serait pas juste de me dédaigner ; car, moi aussi, je suis comme toi un enchanteur. Fais seulement avec nous le voyage de l’enfer ; il te sera plus facile ensuite de montrer le chemin à celui dont tu dois être le guide.

— Si tu n’es pas le Florentin, tu es donc Merlin l’enchanteur ?

— Tu l’as dit, Virgile, c’est moi qui suis Merlin. »

Aussitôt tous deux essayèrent de s’embrasser et ne l’ayant pu, ils s’entreregardaient avec une tendresse infinie. Alors Virgile :

« N’espère pas, ô frère, séjourner dans l’éternelle douleur assez pour y faire entrer la paix. Ce n’est pas ici ton domaine. Un autre s’emparera de ces lieux. Entends tu comme on lui forge ici d’avance ses formidables tercets sur l’enclume infernale ? N’essaye pas de les lui dérober. Tu es le prophète des jours heureux dans les mondes futurs. Les régions que tu dois visiter, je les ignore.

— Laisse-moi, par grâce, contempler une fois l’éternelle angoisse. Pour prix de cette vision, je rajeunirai tes vers antiques, élyséens, que balbutient aujourd’hui seulement les spectres.

— Quoi ! ma douce langue n’est plus que celle des ombres ?

— Je la ressusciterai ; elle résonnera de nouveau sur les lèvres des peuples en paroles plus douces, empourprées, mêlées de miel. »

Tenté par ces caresses, Virgile sourit :

« Je vais faire ce que personne ne m’a commandé. Passe plus rapide que l’éclair.

— Oui, plus rapide que l’espoir dans le cœur des maudits. »

Et en s’avançant, ils semblaient des oiseaux voyageurs qui connaissent leur route, sans l’avoir jamais pratiquée auparavant. Le sage Merlin expliquait sans aucune peine tout ce qu’il rencontrait.

« Les moindres ténèbres te sont connues mieux qu’à moi ; tu as donc déjà habité ces lieux ? disait Virgile.

— Jamais ! » répondait Merlin, et il continuait d’étonner son guide par sa connaissance précise du plus petit abîme. Combien, au reste, ses explications étaient différentes de celles qui furent données plus tard ! À chaque supplice qu’il rencontrait :

« J’imagine, disait-il, un plus grand supplice !

— Quel est-il ?

— De chercher Viviane et de ne plus la trouver.

— Prends garde, frère, d’évoquer ton supplice. Chacun, ici, se crée et se forge le sien. »

Et comme Merlin et Viviane se tenaient par la main en marchant, leur joie était si profonde, que l’enfer même en fut ému et ébranlé. Il ne put anéantir leur félicité. Au contraire, elle se réfléchissait autour d’eux. En voyant passer ces âmes heureuses, les damnés se sentaient apaisés ; ils disaient : « Ô âmes bénies ! quelle est donc votre félicité, puisqu’elle se répand sur nous ! Voilà donc à la fin un moment sans douleur ? C’est le premier depuis que nous habitons ce séjour ! »

Merlin s’arrêta, il dit :

« Qui que vous soyez, de si grands maux auront un terme.

— Que dites-vous ? reprirent les âmes torturées. Quoi ! il pourrait y avoir un terme à la malédiction ? Jamais parole semblable n’a été prononcée dans ces abîmes. Croyez-vous ce que vous dites, ou est-ce seulement pour nous consoler ?

— Je le crois, dit Merlin en pleurant.

— Quoi ! vous pleurez ! il y aurait une heure de pardon ?

— Oui, si vous pouvez encore aimer quelque chose. »

Il y avait une si grande bonté dans Merlin, que même les âmes de bronze ne purent lui résister. Il semblait qu’elles allaient se fondre comme le métal, quand sous un feu plus ardent il commence à se liquéfier.

Ce moment fut une heure d’espérance qui traversa toutes les régions de l’enfer. Astaroth, Asmodée, Méphistophélès, Cagnazzo, Malacoda eux-mêmes se prirent à sangloter, et, s’approchant de Merlin, ils lui dirent un mot qu’ils avaient appris sur la terre : « Chevalier, changeons de conversation ! » Puis, rejetant eux-mêmes l’espérance, ils se servirent de leur arme la plus dangereuse, l’ironie, le ricanement, pour déconcerter Merlin. Tous étaient sûrs que par une fausse honte, un vain respect humain, il se livrerait lui-même.

Mais, qu’ils le connaissaient mal ! La meilleure qualité de Merlin, après la bonté, était de défier la raillerie, quand il suivait une conviction. Loin de l’abattre, les moqueries des démons ne firent que l’enhardir. Il continua de souffler partout l’espoir. Cependant l’anxiété commença pour lui lorsqu’il chercha le roi de l’enfer. À chaque pas, il souhaitait, il craignait de l’apercevoir. Tout à coup, à l’endroit où le chemin se recourbe, il le voit en face de lui, sur son trône. Quel moment ! Leurs yeux se rencontrent… C’était bien là le chevalier qui avait pris soin de son enfance ? Nul moyen d’en douter. Même manteau rouge, échancré sur les bords ; mêmes éperons de flamme, même casque d’or ; seulement il l’avait quitté un moment pour respirer plus à l’aise ; il laissait flotter à l’air libre sa rouge chevelure embrasée. À cette vue, la nature parle ; elle crie ; Merlin a reconnu son père.

La crainte, une certaine horreur, mêlée d’un ancien respect, la honte, le dépit, le ver de l’angoisse, les affres de l’enfer, l’oppressent à la fois ; il se sent brûler et glacer. Il n’ose ni avancer, ni reculer, ni parler, ni se taire. Son père voit son trouble ; il se hâte d’en profiter.

« Te voilà donc, cher fils ! lui dit le maître de l’enfer, en lui tendant sa main d’où jaillissaient des étincelles. Viens ici dans mes bras ! que je te presse, ô mon fils, sur ma poitrine. Viens ! te dis-je. Assieds-toi à mes côtés, sur ce vieux siége de famille. Allons, mes féaux ! place, place au foyer ! C’est aujourd’hui le retour de l’enfant prodigue ! Tous mes biens sont à lui, bon feu, bon gîte et le reste. »

Aussitôt les vastes chaudières se remplirent comme à l’apprêt d’un festin infernal. Les tisons assoupis se rallumèrent dans l’âtre. Les forêts souterraines pétillèrent en laissant couler des fleuves brûlants de houille ; et il n’était pas sur leurs rives couleur de sang, un noir Cobold, armé de croc en guise de rame, qui ne fit fête à Merlin, comme à l’enfant préféré de la maison.

Alors son père, en s’approchant de Viviane :

« Peste, Merlin ! la jolie fille ! C’est sans doute ma bru !… Quels yeux ! quelle bouche, ma mie !… Quel incarnat ! quelle taille ! Elle ne dédaignera pas la maison paternelle ? Chers amis, vos noces se feront ici ce soir, car il me semble, Merlin, que tu les ajournes trop. J’entends dire que tu donnes prise par là à la critique du monde. »

Pendant ce temps, Merlin était tombé dans une morne stupeur ; il semblait insensible. C’était la première fois que sa parenté avec l’enfer était solennellement publiée, et que les abîmes étaient pris pour témoins. Jusque-là, il avait eu un pressentiment vague, confus ; mais le secret n’était encore sorti d’aucune bouche mortelle. Aussi, s’obstinant à douter, il murmurait :

« Vous, mon père !… Moi, votre fils !… Vous vous trompez, seigneur…

— N’étouffe pas la nature, mon enfant ! elle te parle mieux que je ne ferais moi-même.

— Mais encore, où sont les signes ?

— Connais-tu cette tresse de cheveux ?

— Ils sont peut-être supposés.

— Doucement, esprit fort ! Et ce bracelet où est gravé ton chiffre avec celui de Séraphine ?

— Je voudrais d’autres signes.

— Je les ai mis dans ton berceau.

— Qu’en a-t-on fait ?

— Tu les as conservés tous.

— Où ?

— Là, dans ton cœur. Regarde au fond, tu me verras moi-même.

— Je ne suis pas comme vous, seigneur, de sang royal.

— Ne fais pas le modeste ; tu me ressembles, mon fils, trait pour trait. Voilà mon front, mon air, ma taille, tel que j’étais à ton âge. Et c’est bien mieux au dedans : c’est là que tu gardes empreints mon lignage et mon blason. Même fantaisie vagabonde, même curiosité, même impossibilité de garder ton sérieux, mêmes aiguillons de la chair, aussi cuisants… Hein !… les connais-tu ?… Ces ressemblances intimes ne me trompent pas, mon cher ; moi-même, je les tiens en ligne droite de notre bisaïeul.

— Mais une chose me distingue de vous et de votre famille.

— Laquelle, je te prie, mon enfant ?

— L’espérance.

— Ah ! oui ! attends à demain. Tu la perdras comme je l’ai perdue ; elle tombe pour nous avec les cheveux. Il te restera comme à nous l’occasion chauve que tu ne pourras saisir dans les siècles des siècles. Rends-toi donc !

— Je ne puis me soumettre si vite.

— Tu ne peux te soumettre ?… Précisément ; je fus, je suis, je serai toujours ainsi.

— Je ne sais ce que je dois craindre ou désirer.

— Comme moi ! Allons, enfant prodigue, embrassons-nous !

— Pas encore.

— Crois-moi donc !

— Je ne puis croire.

— C’est cela ! comme moi, te dis-je, comme nous tous, ici ! Fie-toi pourtant à l’évidence.

— Je doute encore.

— Justement. Voilà le trait de ma famille : Douter ! Ouvre cependant les yeux.

— Je ne vois que ténèbres.

— Bien dit ! Le voilà enfin mon fils, ce grand signe, les ténèbres : à cela reconnais ton vieux père !

— S’il en est ainsi, mon père, convertissez-vous.

— Il est trop tôt, mon fils.

— Tourne sur lui tes yeux, Viviane, tu le vaincras d’un regard. »

En prononçant ces paroles, Merlin sentit s’émouvoir ses entrailles de fils pour un si grand pécheur. Il allait mettre sa main dans celle qui lui était présentée ; et, sans doute, c’était fait de mon héros, quand Viviane le sauva.

« Fuyons, dit-elle, sa méchanceté l’emporte sur mon pouvoir. »

À ces mots elle entraîne le prophète. Il la suit, mais non pas sans douleur ; plus d’une fois il tourne la tête en arrière. Les maux qu’il a vus l’accompagnent et pèsent encore sur lui ; l’angoisse, le déchirement augmentent lorsqu’il entend son père crier d’une voix presque éteinte :

« Fils de l’enfer, tu trahis l’enfer ! Combien t’a-t-on acheté ? Tu veux donc être le Judas de Satan ? »

Et l’écho des abîmes, sous les voûtes maudites, de répéter :

« Ton vieux père est trop faible pour toi, Merlin ; c’est nous qui payerons sa faiblesse. »

À ces rugissements, Merlin s’arrête ; l’éternelle douleur le tente… s’il revenait sur ses pas !… pourquoi non ?… Il irait revoir encore son père, le supplier, l’étreindre de ses bras. Pourquoi l’avoir quitté si vite et sans aucun adieu ? Il pourrait l’emporter sur ses épaules, comme Énée fit Anchise, hors de l’éternel incendie de la cité dolente…

Déjà il s’était retourné, et il méditait de se replonger dans les régions maudites, quand ses deux compagnons lui fermèrent la voie.

« Laisse le passé que tu ne peux refaire, prophète, dit Viviane ; l’avenir seul est à toi. Écoute le vagissement des mondes nouveaux qui t’appellent. Veux-tu tromper leur attente enfantine ? »

Virgile lui montrait les portes ciselées, rayonnantes du paradis.

« Non, pas encore, bon Virgile, dit Merlin ; que ferais-je dans la demeure accomplie des justes ? Ils sont heureux, qu’ont-ils besoin de moi ? Allons voir plutôt, comme celle-ci le conseille, la source jaillissante des choses, le commencement des êtres et tous ceux qui attendent la vie dans le berceau des mondes futurs, car c’est là qu’est mon domaine. »

À ces mots les deux enchanteurs se quittent en pleurant. Le sage Merlin avait porté le premier un rayon d’espoir et de pitié dans l’enfer. Ce ne fut, il est vrai, qu’un moment ; mais les torturés ne l’oublièrent jamais.