Mercédès de Castille/Chapitre 31

Traduction par A. J. B. Defauconpret.
Furne, Gosselin (Œuvres, tome 18p. 472-484).


CHAPITRE XXXI.


Dans son noble essor ; une femme parfaite nous guide par ses conseils et nous console ; son âme, toujours paisible, semble briller d’une auréole céleste.
Wordsworth.



L’éclat qui entourait l’expédition de Colomb mit en vogue les voyages maritimes. On ne regarda plus les navigations de long cours comme une carrière inférieure et peu convenable aux nobles ; ce penchant de don Luis, qu’on avait si souvent blâmé durant les années précédentes, était devenu l’objet de tous les éloges. Bien que ses relations réelles avec Colomb n’aient été révélées pour la première fois que dans les pages que l’on vient de lire, cette circonstance ayant échappé aux recherches superficielles des historiens, c’était un avantage pour lui d’être connu comme ayant manifesté ce qui pouvait s’appeler une vocation maritime, dans un siècle où la plupart des hommes de son rang se contentaient des excursions sur la terre ferme. L’Océan devenait à la mode, et le chevalier qui avait contemplé son étendue sans bornes, regardait celui qui n’avait pas quitté le sol natal à peu près du même œil que le preux qui a gagné ses éperons regarde celui qui a passé sa jeunesse dans l’oisiveté. Plusieurs nobles, dont les domaines touchaient à la Méditerranée ou à l’Atlantique, équipèrent de petits navires côtiers, appelés yachts dans le quinzième siècle, et se mirent en devoir de suivre les sinuosités des glorieuses rives de cette partie du monde, s’efforçait de trouver une jouissance dans une occupation qu’il semblait méritoire d’imiter. Il serait téméraire d’affirmer que tous réussirent à transporter les habitudes de la cour et des châteaux dans les étroites limites des chebecs et des felouques, mais on ne saurait douter que cette tendance de l’époque fut soutenue par l’expérience, et que les hommes rougirent de condamner ce que la politique et l’esprit du jour recommandaient également. La rivalité entre l’Espagne et le Portugal fortifia aussi ce nouveau penchant ; et bientôt le jeune homme qui n’avait jamais quitté ses foyers domestiques courut plus de risques d’être cité pour son manque de courage, que l’aventurier d’être flétri pour sa vie errante et vagabonde.

Cependant les saisons se succédaient, et les événements passaient, suivant leur cours ordinaire, de la cause à l’effet. Vers la fin du mois de septembre, précisément dans cet étroit et romantique passage qui, séparant l’Europe de l’Afrique, unit la Méditerranée aux plaines liquides de l’Atlantique, les rayons du soleil levant brillaient sur le vaste Océan, et de leurs reflets dorés éclairaient tout ce qui s’élevait au-dessus de sa surface. Ces derniers objets n’étaient qu’en petit nombre ; une douzaine de navires se dirigeaient vers différents buts, poussés par une douce brise d’automne. Comme nous n’avons à parler que d’un seul de ces navires, il suffira de le décrire en peu de mots.

Ce bâtiment portait la voile latine, la plus pittoresque de toutes celles inventées par le génie de l’homme, soit que l’art l’offre à nos yeux en miniature, soit qu’elle s’y présente sous ses véritables dimensions. Sa position était précisément aussi celle qu’un peintre aurait choisie comme la plus favorable à son pinceau, la légère felouque courant vent arrière avec une de ces grandes voiles pointues s’étendant de chaque côté comme les ailes d’un énorme oiseau au moment où il va s’abattre sur son nid. On remarquait dans tous les agrès une symétrie inusitée, et la coque, qui se distinguait par des lignes de la plus belle proportion, était d’une netteté et d’un fini qui annonçaient le yacht d’un noble.

Ce navire se nommait l’Ozéma, et il portait le comte de Llera avec sa jeune épouse. Luis, qui, par suite de ses nombreux voyages, était devenu un habile marin, dirigeait les manœuvres en personne, ce qui n’empêchait pas Sancho Mundo de se promener sur le pont d’un air d’autorité, étant de droit, sinon de fait, le patron du bâtiment.

— Oui, oui, bon Barthélemy, amarre bien cette ancre, dit Sancho au moment où il inspectait le gaillard d’avant dans une de ses rondes fréquentes ; car le vent et la saison ont beau être favorables, nul ne peut savoir quelle sera l’humeur de l’Océan lorsqu’il sortira de son sommeil. Dans le grand voyage au Cathay, nous avons eu la traversée la plus heureuse, mais rien n’a été plus diabolique que le retour. L’époux de doña Mercédès est un excellent marin, comme chacun de vous peut le voir, et nul ne peut dire de quel côté ou jusqu’où l’humeur du comte peut le porter, une fois qu’il est en train. Je vous réponds, camarades, qu’à chaque minute la gloire et l’or peuvent pleuvoir sur vous tous, au service d’un tel seigneur ; et j’espère que vous avez eu soin de vous munir de grelots à faucon, non moins utiles pour faire venir les doublons que les cloches de la cathédrale de Séville pour assembler les chrétiens.

— Maître Mundo, cria notre héros sur le gaillard d’arrière, envoyez un homme sur la vergue de misaine, et ordonnez-lui de regarder au nord-est.

Cet ordre du comte interrompit une des harangues que Sancho improvisait en son honneur, et le força d’en aller surveiller l’exécution. Lorsque le matelot eut signalé son arrivée au poste aérien et en apparence perilleux qu’on lui avait assigné, la voix de don Luis s’éleva du pont pour lui demander ce qu’il voyait.

— Seigneur comte, répondit le matelot, l’Océan est couvert de navires voguant à pleines voiles dans la direction que Votre Excellence a indiquée, et qui ressemble à l’embouchure du Tage lorsqu’un vent d’ouest commence à souffler.

— Peux-tu les compter et m’en dire le nombre ?

— Par la messe ! Señor, répondit le matelot après avoir pris le temps de faire son calcul, je n’en vois pas moins de seize. — À présent, j’en aperçois un autre plus petit qui était caché par une caraque. — Dix-sept en tout.

— Alors nous arrivons à temps, mon amour ! s’écria Luis en se tournant avec transport vers Mercédès. Je presserai encore une fois la main de l’amiral avant qu’il nous quitte pour retourner au Cathay. Tu parais aussi joyeuse que je le suis moi-même du succès de nos efforts.

— Tes joies sont aussi mes joies, Luis, répondit la jeune femme ; lorsqu’il n’y a qu’une affection il ne peut y avoir qu’un désir.

— Chère, — chère Mercédès, — tu feras de moi tout ce que tu voudras. Ton angélique douceur, et l’empressement avec lequel tu as consenti à ce voyage, font sur moi une telle impression, qu’il me semble que mon âme finira par s’identifier avec la tienne, je vivrai plus en toi qu’en moi-même.

— Cependant, Luis, reprit la jeune femme en souriant, le changement s’annonce dans l’autre sens, puisqu’il est beaucoup plus probable que tu feras de moi un coureur de mers, qu’il ne l’est que je ferai de toi un châtelain paisible du château de Llera.

— Tu ne t’es pas embarquée avec répugnance, n’est-ce pas, Mercédès ? demanda Luis avec la vivacité d’un homme qui craint d’avoir commis une indiscrétion involontaire.

— Non, mon bien-aimé ; au contraire, je suis venue volontiers, indépendamment du plaisir que j’ai éprouvé en me rendant à tes désirs. Je ne ressens aucun malaise du mouvement de la felouque, et la nouveauté de ce spectacle me ravit et m’enchante !

Dire que Luis entendit ces paroles avec une double satisfaction, c’est seulement ajouter qu’il trouva plus d’un plaisir dans l’aspect de l’Océan.

Au bout d’une demi-heure, le bâtiment de l’amiral était visible du pont de l’Ozéma ; et le soleil n’avait pas encore atteint le méridien, que la petite felouque voguait au centre de la flotte, se dirigeant vers la caraque de Colomb. Lorsque après les saluts d’usage l’amiral apprit la présence de Mercédès, sa courtoisie le fit monter à bord de l’Ozéma, pour lui présenter ses hommages. Les situations dans lesquelles ils s’étaient trouvés ensemble avaient inspiré à Colomb une sorte d’affection paternelle pour Luis ; Mercédès en avait sa part, depuis sa noble conduite dans les événements qui s’étaient passés à Barcelone ; aussi mit-il une affectueuse dignité dans son accueil, et l’entrevue se ressentit de l’attachement que le comte et la comtesse éprouvaient également pour lui.

Rien ne pouvait être plus frappant pour celui qui aurait été témoin de ce nouveau départ que le contraste qui existait entre l’isolement du Génois à son premier voyage, et l’éclat qui l’entourait au second ; jadis il était sorti du port, délaissé, presque oublié, avec trois bâtiments mal disposés et montés par des équipages plus mal disposés encore, tandis que dans la circonstance présente l’Océan blanchissait sous ses nombreux vaisseaux, et il se voyait entouré d’une foule de nobles chevaliers.

Dès qu’il fut connu que la comtesse de Llera se trouvait sur la felouque qui venait de paraître au milieu de la flotte, des embarcations furent mises à l’eau de toutes parts, et Mercédès se vit comme environnée d’une cour brillante sur la vaste mer ; les femmes qui l’accompagnaient, parmi lesquelles deux ou trois appartenaient à de nobles familles, l’aidèrent à recevoir les chevaliers qui se pressaient sur le pont. La balsamique influence de l’air pur qu’on respire sur l’Océan contribuait à la joie qui régnait en ce moment, et durant une heure l’Ozéma présenta un tableau de gaieté et de splendeur, tel qu’aucun des assistants n’en aurait retrouvé un semblable dans ses propres souvenirs.

— Belle comtesse, s’écria l’un d’entre eux, qui était un des prétendants rejetés par notre héroïne, vous voyez à quel acte de désespoir m’a poussé votre cruauté : je pars pour l’extrémité de l’Orient. Don Luis doit se féliciter que je n’aie pas tenté l’aventure avant qu’il n’ait eu le bonheur de vous plaire ; car désormais nulle señora ne repoussera les vœux d’un frère d’armes de l’amiral.

— Il se peut que vous disiez la vérité, Señor, répondit Mercédès, le cœur fier à la pensée que Luis, l’objet de sa préférence, avait accompli cette brillante et courageuse entreprise lorsque les résultats en étaient encore si incertains, lorsque d’autres frémissaient à la seule idée des dangers qu’elle présentait ; — il se peut que vous disiez vrai ; mais une personne dont les désirs sont aussi modérés que les miens doit se contenter de ces simples excursions sur la côte, dans lesquelles, heureusement, une femme peut accompagner son mari.

— Señora, s’écria à son tour le brave et bouillant Alonzo d’Ojeda, don Luis m’a fait mordre la poussière dans un tournoi, valeureux exploit qui a laissé peu de souvenirs plus brillants ; maintenant je l’emporte sur lui, puisqu’il se contente de contempler les rives espagnoles, nous laissant la gloire de chercher les Indes et de ranger les infidèles sous la loi de nos souverains !

— C’est un honneur suffisant pour mon mari, Señor, de pouvoir s’enorgueillir du succès dont vous venez de parler ; et il peut se contenter de la réputation acquise par la première expédition.

— Dans une année d’ici, comtesse, vous l’aimeriez mieux encore s’il partait avec nous, s’il avait fait briller son courage au milieu des sujets du Grand-Khan.

— Vous voyez, don Alonzo, que, tel qu’il est aujourd’hui, l’illustre amiral ne méprise pas tout à fait Luis de Bobadilla. Ils se sont retirés ensemble dans ma chambre ; un homme sans foi ou sans courage ne serait pas l’objet d’une telle attention de la part de don Christophe.

— Cela est étonnant ! reprit le soupirant rejeté ; la faveur dont le comte jouit auprès de notre noble amiral nous a tous étonnés lorsque nous étions à Barcelone. Peut-être, Ojeda, se sont-ils rencontrés dans quelques-unes de leurs excursions maritimes ?

— Par la messe ! Señor, s’écria Alonzo en riant, si don Luis a jamais rencontré le señor Colon de la même manière qu’il m’a rencontré dans la lice, je pense qu’une telle entrevue suffirait à l’amiral pour sa vie entière !

La conversation se soutint ainsi, tantôt légère, tantôt plus sérieuse, mais toujours amicale, pendant que l’amiral et notre héros, retirés dans la chambre de Mercédès, s’entretenaient en particulier sur un sujet de la plus haute importance.

— Don Luis, dit Colomb lorsqu’ils se furent assis l’un près de l’autre, vous connaissez l’affection que je vous porte, et je suis sûr de la vôtre pour moi. Je quitte l’Espagne pour chercher des périls plus grands encore que ceux que nous avons bravés ensemble. Alors je partais obscur, presque méprisé, l’ignorance et la pitié me servant en quelque sorte de protection ; mais aujourd’hui la malignité et l’envie se sont attachées à mes pas. L’âge m’a donné trop d’expérience pour que je ne prévoie point les malheurs dont je suis menacé. Beaucoup de gens s’occuperont de moi durant mon absence ; ceux mêmes qui me poursuivent de leurs acclamations deviendront mes calomniateurs, et se vengeront de leurs adulations passées par la défaveur qu’ils ne tarderont pas à appeler sur moi. Isabelle et Ferdinand seront assiégés de mensonges, et le moindre désappointement dans le succès sera représenté comme un crime. À la vérité, je laisse derrière moi des amis, tels que Juan Pérez, de Saint-Angel, Quintanilla, et vous : je compte sur vous tous, non pour obtenir des faveurs, mais pour soutenir la cause de la vérité et de la justice.

— Vous pouvez compter, Señor, sur mon faible crédit dans toutes les circonstances. Je vous ai vu dans des jours d’épreuves, et aucune calomnie, aucune fausse interprétation, ne pourra jamais affaiblir ma confiance en vous.

— Je le pensais ainsi, Luis, même avant d’avoir entendu ces affectueuses et énergiques paroles, répondit l’amiral en pressant avec ardeur la main du jeune homme ; je ne sais si Fonséca, qui a pris tant d’influence dans les affaires de l’Inde, est vraiment mon ami. Il y a encore un homme de votre famille et de votre nom, qui m’a déjà regardé d’un œil défavorable, et dont je me méfierais beaucoup s’il trouvait l’occasion de me nuire.

— Je sais de qui vous voulez parler, don Christophe ; et je le considère comme faisant peu d’honneur à la maison de Bobadilla[1].

— Il a néanmoins du crédit auprès du roi, ce qui en ce moment est de la plus redoutable importance.

— Ah ! Señor, il ne faut rien attendre de généreux de ce monarque rusé et à double face. Tant que l’oreille de doña Isabelle restera ouverte à la vérité, il n’y a rien à craindre ; mais don Ferdinand devient chaque jour plus attaché aux choses de ce monde et plus temporiseur. Par la messe ! celui qui dans sa jeunesse était un si vaillant chevalier, devrait-il souiller ses cheveux blancs par une cupidité qui ferait honte à un Maure ! Cependant ma noble tante vaut à elle seule une armée, et elle restera notre fidèle protectrice.

— Dieu gouverne tout, et douter de sa sagesse ou de sa justice serait un péché. — Mais, Luis, parlons un instant de ce qui vous concerne. La Providence vous a confié le bonheur d’un être tel qu’il s’en rencontre rarement sur cette terre. L’homme qui a obtenu du ciel une femme aussi aimable, aussi vertueuse que la vôtre, doit élever un autel dans son cœur, et y offrir à Dieu tous les jours, à toutes les heures, des sacrifices de reconnaissance pour le don qu’il a reçu de sa bonté, puisqu’il jouit du trésor le plus précieux, le plus pur et le plus durable qui nous soit accordé dans ce monde : il doit ne l’oublier jamais. Mais une femme semblable à doña Mercédès est une créature aussi délicate qu’elle est rare : que sa douceur calme votre impétuosité ; que les imperfections de votre caractère cèdent à sa noble influence ; que sa vertu stimule votre vertu ; que son amour alimente votre amour ; enfin, que sa tendresse soit un constant appel à votre indulgence envers elle et à la protection que vous lui devez. Remplissez tous vos devoirs comme un vrai grand d’Espagne, mon fils, et cherchez la félicité dans la compagne que votre cœur a choisie, en même temps que dans l’amour de Dieu.

Avant de se séparer de Luis, l’amiral lui donna sa bénédiction ; puis, prenant congé de Mercédès avec le même cérémonial que lors de son arrivée, il regagna sa caraque. Les embarcations s’éloignèrent successivement de la felouque, et plus d’un adieu fut encore échangé avant qu’elles eussent rejoint leurs bâtiments respectifs. Peu de minutes s’étaient écoulées, que déjà les lourdes vergues se courbaient en tendant l’air, et la flotte voguait au sud-ouest, se dirigeant, ainsi qu’on le croyait alors, vers les côtes éloignées de l’Inde.

Une heure après le départ de Colomb, l’Ozéma était encore là où il l’avait laissée ; ou eût dit que ceux qu’elle portait cherchaient du regard leurs amis absents. Sa voile se déploya enfin, et la gracieuse felouque tourna son cap vers la petite baie au fond de laquelle se trouvait le port de Palos de Moguer.

La soirée était délicieuse, l’air embaumé, et lorsque l’Ozéma approcha du rivage, la surface de la mer était aussi calme que celle d’un lac : la brise était juste ce qu’il fallait pour rafraîchir l’air, et faire courir au petit esquif trois ou quatre nœuds à l’heure. La tente que notre héros et notre héroïne occupaient durant le jour était sur le pont : formée d’une toile goudronnée tendue comme la banne d’un waggon, au dedans elle était ornée d’une tenture d’étoffes précieuses qui en faisait un joli petit salon. Une toile séparée, formant cloison, la protégeait sur le devant contre les regards indiscrets des hommes de l’équipage, et un élégant rideau permettait de la fermer du côté de la poupe. Au moment dont nous parlons, ce rideau était relevé négligemment, et les deux époux pouvaient promener la vue sur la vaste étendue des flots, et contempler la majestueuse beauté du soleil couchant.

À demi étendue sur un lit de repos, Mercédès avait les yeux fixés sur l’Océan, et Luis, assis à ses pieds sur un tabouret, tenait une guitare. Il venait de jouer, en s’accompagnant de la voix, l’air national qu’elle préférait ; et lorsqu’il posa l’instrument à terre, il s’aperçut que sa jeune épouse ne l’écoutait pas avec sa tendresse et son attention ordinaires.

— Tu es pensive, Mercédès ? dit-il en se penchant en avant pour mieux saisir l’expression mélancolique de ses yeux, où l’enthousiasme brillait si souvent.

— Le soleil va disparaître du côté de la patrie de la pauvre Ozéma, Luis, répondit Mercédès avec un léger tremblement dans la voix ; cette circonstance, jointe à la vue de cet Océan sans bornes, image si frappante de l’éternité, m’a rappelé ses derniers moments. Sûrement, sûrement, une créature si innocente ne peut avoir été condamnée à d’éternels supplices, par ce seul motif qu’un esprit peu éclairé et ses sentiments passionnés la rendaient incapable de comprendre tous les mystères de l’Église !

— Je voudrais que ta pensée se reportât moins souvent sur ce sujet, mon amour ; les prières et les messes qui ont été dites pour son âme devraient te tranquilliser ; ou, si tu le désires, on peut encore faire prier pour elle.

— Nous le ferons, reprit la jeune femme d’un ton si bas qu’on l’entendait à peine, tandis que des larmes coulaient le long de ses joues. Le meilleur d’entre nous a besoin de prières, et nous en devons faire pour la pauvre Ozéma. As-tu pensé à engager de nouveau l’amiral à rendre autant de services qu’il le pourra à Mattinao, lorsqu’il sera arrivé à Española ?

— C’est une chose convenue ; ainsi, cesse de t’en occuper. Un monument est déjà élevé à Llera ; et s’il nous est permis de déplorer la perte de cette aimable fille, à peine devons-nous la plaindre. Si Luis de Bobadilla n’était ton mari, cher ange, il la regarderait comme un objet d’envie plutôt que de pitié.

— Ah ! Luis, cette flatterie m’est trop agréable pour que j’y réponde par un reproche, mais elle me semble peu convenable. En vérité, le bonheur même que me donne la certitude de ton amour, — la pensée que nos fortunes, nos destins, notre nom, nos intérêts ne sont qu’un ; — ce bonheur si grand n’est que misère, si on le compare avec les joies séraphiques des bienheureux ; et c’est à cette félicité suprême que je désirerais que l’âme d’Ozéma pût participer.

— N’en doute pas, Mercédès ; Ozéma possède tout le bonheur auquel sa bonté et son innocence lui donnaient droit. S’il égale seulement la moitié de celui que j’éprouve en te pressant ainsi sur mon cœur, elle n’est pas à plaindre ; et tu dis qu’elle en a ou qu’elle devrait en avoir dix fois plus !

— Luis, Luis, ne parle pas ainsi ! nous ferons dire des messes à Séville, à Burgos et à Salamanque.

— Comme tu voudras, mon amour. On les dira chaque année, chaque mois, chaque semaine, à perpétuité, aussi longtemps que les prêtres le croiront utile.

Mercédès remercia son mari par un sourire, et leur conversation devint moins pénible, tout en conservant une teinte mélancolique. Une heure se passa ainsi durant laquelle ils échangèrent leurs pensées avec cette douce effusion qui fait le charme des entretiens entre deux êtres qui s’aiment tendrement. Mercédès avait déjà obtenu un grand empire sur le caractère bouillant et les impétueux sentiments de son mari ; sans presque s’en douter, elle le formait peu à peu suivant son propre cœur. Dans ce changement, résultat de l’influence et non d’un calcul ou d’un projet arrêté, elle était puissamment secondée par les nobles qualités de notre héros, qui se répétait sans cesse à lui-même que désormais il devait travailler au bonheur d’un autre aussi bien qu’au sien. Un esprit généreux résiste rarement à cet appel, qui réussit mieux à corriger de légers défauts que les avis et les reproches.

Il se peut cependant que l’arme la plus forte de Mercédès fût sa confiance sans bornes dans les excellentes qualités de Luis, qui avait le plus vif désir d’être réellement ce qu’elle le croyait devenu, opinion que la propre conscience de celui-ci ne confirmait pas toujours.

Au moment où le soleil achevait de disparaître, Sancho entra pour annoncer qu’il venait de jeter l’ancre.

— Seigneur comte, — nous voilà arrivés ; — señora, doña Mercédès, nous sommes dans le port de Palos, à une centaine de toises de l’endroit même ou don Christophe et ses braves compagnons s’embarquèrent pour la découverte des Indes. — Dieu le bénisse mille fois, lui et tous ceux qui l’accompagnèrent ! — La chaloupe est préparée pour vous mener sur la côte, Señora ; et si vous ne trouvez pas là les cathédrales et les palais de Séville ou de Barcelone, du moins vous y trouverez Palos, Santa-Clara et la Porte du Chantier, lieux qui désormais seront plus renommés que tout autre : Palos, comme point de départ de l’expédition ; Santa-Clara, pour l’avoir sauvée de sa ruine par les vœux accomplis à ses autels ; et la Porte du Chantier, parce que le vaisseau de l’amiral y fut construit.

— Et pour avoir vu d’autres grands événements, bon Sancho, dit le comte.

— Précisément, Votre Excellence, d’autres grands événements.

— Dois-je vous conduire à terre ; Señora ?

Mercédès y consentit. Dix minutes après, elle et son mari se promenaient sur la rive, à dix toises de l’endroit où Colomb et don Luis s’étaient embarqués l’année précédente. La côte était couverte de gens qui étaient venus jouir de la fraîcheur du soir. La plupart appartenaient aux classes les plus humbles ; car, si je ne me trompe, de toutes les contrées que favorise un heureux climat, ce pays est le seul dans lequel on ne voit pas la population entière confondre ses rangs à cette heure si agréable de la journée.

Luis et sa belle compagne n’avaient débarqué que pour prendre un peu d’exercice, sachant bien que la felouque était plus commode qu’aucune auberge de Palos, et ils se mêlèrent à la foule des promeneurs. Bientôt ils rencontrèrent un groupe de jeunes femmes qui parlaient avec vivacité et assez haut pour être entendues. Notre héros et notre héroïne prêtèrent l’oreille, car il était question du voyage au Cathay.

— Aujourd’hui, disait l’une d’elles d’un ton d’autorité, don Christophe s’est embarqué à Cadix, nos deux souverains trouvant que Palos était un trop petit port pour les préparatifs d’une si grande expédition. Vous pouvez compter sur ce que je vous dis, mes bonnes voisines, mon mari étant, comme vous le savez toutes, employé à bord du vaisseau même de l’amiral.

— Vous êtes digne d’envie, voisine, puisque votre mari est tellement estimé par un si grand homme

— Comment pourrait-il en être autrement ? N’a-t-il pas été avec lui lorsque peu de gens avaient le courage de le suivre, et ne l’a-t-il pas toujours trouvé fidèle à son devoir ! — Monica, — non, c’était bonne Monica, — me dit l’amiral de sa propre bouche, ton Pépé a un vrai cœur de marin, je suis très-content de lui ; il sera maître d’équipage de ma carraque ; et toi et tes enfants, vous pourrez vous glorifier jusque dans les siècles les plus reculés d’avoir appartenu à un si brave homme. — Telles ont été ses paroles ; et ce qu’il a dit, il l’a fait : Pépé est à présent maître d’équipage. Mais les Pater et les Ave que je dis pour lui suffiraient pour paver cette côte.

Luis s’avança au milieu du groupe, non sans avoir préalablement fait un salut, donnant pour prétexte sa curiosité de connaître les particularités du départ d’une flottille sur laquelle il était lui-même. Ainsi qu’il s’y attendait, Monica ne le reconnut pas sous son riche costume, et elle raconta volontiers tout ce qu’il savait, et même ce qu’il ne savait pas. Cet entretien fit voir à quel point, chez cette femme, l’enthousiasme avait remplacé le désespoir : démonstration suffisante pour expliquer la révolution qui s’était opérée dans l’opinion publique ; si l’on veut bien réduire aux proportions d’un cas particulier l’expression d’un sentiment général.

— J’ai beaucoup entendu parler d’un nommé Pinzon qui partit en qualité de pilote d’une des caravelles, ajouta Luis : qu’est-il devenu ?

— Il est mort, Señor, répondirent à la fois une douzaine de voix. Mais celle de Monica parvint à s’élever suffisamment au-dessus des autres pour raconter l’histoire :

— Il était jadis en renom dans ce pays, reprit-elle ; mais à présent il a perdu sa réputation aussi bien que la vie. Il fut perfide, dit-on, et mourut de douleur lorsqu’il vit la Niña en sûreté dans la rivière, tandis qu’il s’attendait à recueillir seul toute la gloire de l’entreprise.

Luis avait été beaucoup trop absorbé par ses affaires personnelles pour songer, avant ce jour, à s’informer du destin de Pinzon ; il continua sa promenade, triste et rêveur.

— Que tel soit à jamais le sort des espérances coupables et des desseins que Dieu ne doit pas favoriser ! s’écria-t-il lorsqu’il se fut éloigné ; la Providence a protégé l’amiral, et certainement, mon amour, elle n’a pas été moins bonne pour moi.

— Voici Santa-Clara, répondit Mercédès ; Luis, je voudrais y entrer pour rendre grâces au ciel de t’avoir sauvé, et en même temps offrir une prière pour les succès futurs de don Christophe.

Ils entrèrent dans l’église et allèrent s’agenouiller au pied du maître-autel ; car, dans ce siècle, les plus braves guerriers n’auraient pas rougi, comme on le voit dans le nôtre, d’avouer publiquement leur reconnaissance et leur soumission envers Dieu. Ce devoir rempli, l’heureux couple retourna en silence sur le rivage et regagna la felouque.

Dès le point du jour suivant, l’Ozéma fit voile pour Malaga, Luis craignant d’être reconnu s’il restait à Palos. Notre héros et notre héroïne atteignirent heureusement le port, et peu après arrivèrent à Valverde, principal domaine de Mercédès, où nous les laisserons jouir d’une félicité aussi grande que peuvent la donner l’énergie de la passion dans le cœur d’un homme, et la pureté de sentiments, l’amour désintéressé, dans le cœur de sa compagne.

L’Espagne vit d’autres Luis de Bobadilla parmi ses preux et ses nobles ; d’autres Mercédès réjouirent et brisèrent tour à tour le cœur de leurs adorateurs ; mais il n’y eut plus qu’une seule Ozéma. Cette Ozéma parut à la cour sous le règne suivant, et y brilla un instant, semblable à l’étoile qui scintille au milieu d’un ciel sans nuages. Sa carrière fut courte, elle mourut jeune, et bien des larmes furent versées sur sa tombe. — Son nom a disparu avec elle. — C’est en partie ce fâcheux concours de circonstances qui nous a imposé l’obligation d’emprunter à des documents longtemps ignorés, et relatifs à cette époque si fertile en événements, la plupart des faits racontés dans cette légende.


fin de mercédès de castille.



  1. Don Francesco de Bobadilla. Voyez l’Histoire de Christophe Colomb, par Washington Irving, traduite par Defauconpret. Paris, Charles Gosselin, 4 vol. in-8, 2e édition.
    (Note de l’Éditeur.)