Alphonse Lemerre, éditeur (p. 343-376).


XVI


HISTOIRE D’UN SOUPÇON


« La méchante femme ! La méchante femme ! » se répétait René en descendant l’escalier du théâtre que remplissaient les éclats de voix de l’avertisseur, criant : « On va commencer ! » Ses jambes tremblaient sous lui, et il se demandait : « Pourquoi m’en veut-elle ? » sans comprendre qu’un quart d’heure durant il avait représenté Claude au regard de Colette. Peut-être aussi la joie de l’actrice à lui percer le cœur dérivait-elle de la rancune que nous gardent souvent les maîtresses de nos amis, quand elles ont éprouvé que nous ne leur ferons jamais la cour. La fidélité de l’homme à l’homme est un des sentiments qui blessent le plus profondément la femme. « Que lui ai-je fait ? » reprenait le poète, et il était incapable de répondre à cette question, incapable aussi de ressaisir ses idées. Certaines phrases qui tombent sur notre esprit, sans préparation, nous étourdissent, comme un coup asséné brutalement sur notre tête. C’est une stupeur momentanée, un arrêt subit, même de la souffrance. René ne revint à lui tout à fait qu’en se retrouvant sur la place du Palais-Royal, grouillante de voitures. Son premier mouvement fut un accès de rage furieuse contre Claude. « L’indigne ami ! » se dit-il, « comment a-t-il pu livrer mon secret à une pareille fille ? Et quel secret ! Qu’en savait-il ? Une rougeur sur ma joue, un peu de trouble en prononçant un nom… C’en est assez pour qu’il aille déshonorer une femme qu’il connaît à peine, auprès d’une coquine dont il va proclamant partout l’infamie… » Le souvenir de la conversation où Larcher avait pu surprendre son sentiment naissant pour Suzanne ressuscita en lui, avec son moindre détail. Il se revit dans l’appartement de la rue de Varenne, et les épreuves d’imprimerie sur le divan, et la face de Claude rendue plus livide encore par la clarté glauque des vitraux. Il vit le rire qui avait grimacé sur cette face, tandis que cette bouche ironique laissait tomber ces mots : « Ah ! Vous n’en êtes pas amoureux ! » Il vit aussi le passage d’hésitation qui avait immobilisé cette bouche quand lui, René, avait demandé : « Alors vous savez quelque chose sur elle ? … » Le même flot de mémoire lui rapporta d’autres images associées à celle-là. Il entendit la voix de Suzanne disant, dès leur troisième causerie : « Votre ami M. Larcher, je suis sûre que je ne lui suis pas sympathique. » Encore ce matin, n’avait-elle pas formulé cette défiance ? Oui, elle n’avait eu que trop raison de se défier de cet homme. S’il ne l’avait accusée que d’une intrigue avec lui, René. Mais cette immonde insinuation, l’autre, qu’elle était entretenue par Desforges, il avait osé la proférer ! … Ce qui rendait cette idée intolérable au poète, ce n’était pas qu’il eût une ombre d’ombre de soupçon contre sa divine maîtresse. Seulement, il sentait que Colette n’avait pas menti en prétendant tenir cette infamie de Larcher. Pour que Larcher eût répété cette atroce chose, il fallait qu’il la tînt de quelque autre bouche. Et si Suzanne avait insisté comme elle avait fait, à deux reprises, pour apprendre comment Claude parlait d’elle, c’est qu’elle se savait en proie à l’outrage de cette abominable calomnie ! René aperçut en pensée ce Desforges qu’il avait rencontré une fois chez elle, ce vieux beau, avec sa tournure d’officier entraîné, son teint à la fois trop rouge et comme flétri, ses cheveux grisonnants… Et elle ! Il se la figura telle qu’il l’avait tant aimée le matin encore, si blonde, si blanche, si fine, avec ses yeux bleus si purs, avec cette délicatesse de tout son être qui donnait un caractère presque idéal aux baisers les plus passionnés. Et c’était cette femme qui avait pu être salie d’un tel racontar ! « Le monde est trop horrible ! » dit René tout haut, « Et quant à Claude… » Il avait eu pour ce dernier une affection si vraie, et c’était cet ami, le plus cher, qui avait parlé contre sa Suzanne de cette ignoble manière, comme un goujat et comme un traître. Quel contraste avec ce pauvre ange ainsi insulté qui, le sachant, n’avait pas trouvé d’autre vengeance que de dire : « Je lui ai pardonné ! … » Et toutes les autres fois qu’elle avait nommé Claude, ç’avait été pour le louer de son talent, pour le plaindre de ses fautes ! Brusquement René se rappela cette autre phrase de son innocente madone : « Ce n’est pas une raison de se venger sur les autres femmes en leur faisant la cour au hasard. J’ai presque dû me fâcher un jour que je me trouvais à table à côté de lui… » — « Voilà la cause ! » se dit le jeune homme avec une recrudescence de colère, « il lui a fait la cour, elle l’a repoussé, et il la diffame… C’est trop dégoûtant ! … »

René avait marché, en proie à ces réflexions cruelles, jusqu’à la place de l’Opéra, et machinalement il avait tourné à droite, remontant ainsi le boulevard, sans presque s’en douter. L’amertume et le dégoût répugnaient si profondément à cette âme encore pure, que ces sensations se fondirent bientôt en une tendresse infinie pour cette femme si aimée, si admirée, si indignement traitée par le perfide Claude et par la vindicative Colette. Que faisait-elle à cette heure ? Elle était là-bas, dans une loge du Gymnase, forcée par son mari d’assister à un spectacle quelconque, envahie par une mélancolie dont leur amour était la cause et en train de songer à leurs baisers… Il n’eut pas plutôt évoqué l’image de son adorable profil, qu’un besoin de la revoir réellement s’empara de lui, instinctif, irrésistible. Il arrêta un fiacre qui passait, et jeta le nom du théâtre au cocher, sans même réfléchir. Que de fois il avait été tenté ainsi, quand il savait que Suzanne passerait la soirée dans quelque endroit public, d’y aller lui-même ! Il avait toujours repoussé cette tentation par un scrupule de rien faire en son absence qui fût contraire à ce qu’il lui avait promis en sa présence. D’ailleurs, la nature de son imagination se complaisait étrangement à cette scission absolue entre les deux Suzannes, celle du monde et la sienne à lui, et par-dessus tout, il redoutait la rencontre de Paul Moraines. Il avait lu Fanny, et il appréhendait à l’égal de la mort l’affreuse jalousie décrite dans ce beau roman. Un écrivain d’analyse, comme Claude, eût trouvé là un motif de rechercher cette rencontre avec le mari, afin de se procurer une plaie nouvelle du cœur sur laquelle braquer son microscope. Les poètes, chez qui la poésie n’a tourné ni à la corruption ni au cabotinage, possèdent un instinct qui leur fait éviter ces déshonorantes expériences. Ils respectent en eux-mêmes la beauté du sentiment. Tandis que la voiture roulait du côté du boulevard Bonne-Nouvelle, tout cet ensemble de motifs auquel René avait scrupuleusement cédé autrefois lui revint à l’esprit. Mais il avait été touché par les phrases de Colette plus profondément qu’il ne voulait, qu’il ne pouvait se l’avouer. Une vision de hideur avait passé devant ses yeux. Elle pourrait revenir, il le sentait sans se le formuler, et aussi que la présence de Suzanne était la plus sûre garantie contre ce retour. Les amoureux subissent de ces élans irraisonnés, effet dans leur cœur de l’instinct de conservation que nos sentiments possèdent, comme des êtres… La voiture roulait, et René plaidait la cause de sa désobéissance aux conventions arrêtées avec son amie sur l’emploi de sa soirée. « Mais si elle pouvait savoir ce que j’ai dû entendre, ne serait-elle pas la première à me crier : viens lire mon amour sur mon visage ? Et puis je la verrai un quart d’heure seulement et je m’en irai, lavé de cette souillure… » — « Et le mari ? » — « Il faudrait bien que je le rencontre tôt ou tard, et puisqu’il n’est plus rien pour elle ! … » Madame Moraines n’avait pas manqué de servir à son amant préféré l’invraisemblable mensonge de toutes les maîtresses mariées, qui est quelquefois une vérité, — tant la femme est une créature impossible à jamais connaître, — comme le démontrent les comptes rendus des procès en séparation. René trouva dans la pensée de la délicatesse que Suzanne avait mise à prévenir ainsi jusqu’à ses plus inavouées, à ses moins légitimes jalousies, un prétexte de plus à maudire les calomniateurs de cette créature sublime. « La maîtresse de Desforges, cette femme-là ! Et pourquoi ? Pour de l’argent ? Quelle sottise ! Elle la fille d’un ministre et la femme d’un homme d’affaires ! Ce Claude ! Comment a-t-il pu ? … »

Tout ce tumulte d’idées s’apaisa par la nécessité d’agir, quand le jeune homme se trouva devant la porte du Gymnase. Il ne voulait à aucun prix que Suzanne l’aperçut. Il resta donc quelques minutes debout sur les marches, réfléchissant. L’acte venait de finir, car les spectateurs sortaient en foule. Cette circonstance fournit au poète l’idée d’une ruse très simple pour voir sa maîtresse sans en être vu : prendre un premier billet qui lui donnât le droit d’entrer, profiter de l’entracte pour fouiller la salle du fond des couloirs qui vont aux fauteuils d’orchestre ou de balcon, et, lorsqu’il aurait trouvé la loge de Suzanne, demander au contrôle une seconde place, d’où il pût, en toute sécurité, repaître ses yeux de cette adorable présence. Comme il débouchait dans le théâtre, il eut un moment de vive émotion à croiser un des élégants rencontrés chez madame Komof, le jeune marquis de Hère qui passa, portant à la boutonnière de son habit un brin de muguet avec de la fougère, balançant sa canne de soirée et chantonnant l’air des Cloches, encore à la mode : « Dans mes voyages, — que de naufrages… » d’une voix si basse qu’à peine il s’entendait fredonner lui-même. Il frôla René du coude, sans plus le reconnaître ou sembler le reconnaître que n’avait fait Salvaney. Mais déjà le poète s’était glissé jusqu’à l’entrée de l’orchestre. Il n’eut pas à chercher bien longtemps à travers la salle. Madame Moraines occupait la troisième baignoire à partir de l’avant-scène, presque en face de lui. Elle était là, seule sur le devant de la loge. Deux hommes occupaient le fond : l’un debout, jeune encore, beau garçon à la moustache forte, au teint chaudement ambré, était sans doute le mari. L’autre assis… Pourquoi le hasard, — ce ne pouvait être que le hasard, — avait-il amené dans cette loge, et ce soir-là précisément, l’homme à propos duquel l’abominable Colette avait bavé sur Suzanne ? Oui, c’était bien Desforges qui se carrait sur la chaise placée derrière madame Moraines. Le poète n’hésita pas une minute à reconnaître le profil énergique du baron, ses yeux bruns si clairs dans son teint presque enflammé, son front encadré de cheveux presque blancs, sa moustache blonde. Mais pourquoi, de voir ce vieux beau parler familièrement à Suzanne, à demi retournée et qui s’éventait, tandis que Moraines lorgnait les loges avec une jumelle, fit-il du mal à René, tant de mal qu’il se retira brusquement du couloir ? Pour la première fois, depuis qu’il avait eu le bonheur d’entrevoir la jeune femme, à la porte du salon de l’hôtel Komof, blonde et mince dans sa robe rouge, le soupçon venait de pénétrer en lui.

Quel soupçon ? S’il avait dû l’exprimer avec des mots, il n’aurait pas pu. Et cependant ? … Lorsque Suzanne lui avait parlé, le matin même, de sa soirée au Gymnase, elle lui avait dit : « J’y vais avec mon mari, en tête-à-tête… » Quel motif l’avait poussée à fausser ainsi la vérité ? Certes le détail était sans importance. Mais un mensonge, petit ou grand, est toujours un mensonge. Après tout, peut-être Desforges se trouvait-il seulement en visite dans la loge, et durant l’entracte ? Cette explication était si naturelle, si péremptoire aussi, que René l’adopta tout de suite. Il allait d’ailleurs la vérifier sans plus tarder. Il retourna au contrôle et se fit donner un des fauteuils d’orchestre du fond, à gauche. Il avait calculé que, de cette place, il aurait le plus de chance d’observer la loge des Moraines en toute liberté… La salle se remplit de nouveau, les trois coups résonnèrent, le rideau se leva. Desforges ne partit point de cette loge. Il restait assis sur le même siège du fond, penché du côté de Suzanne, échangeant des remarques avec elle… Mais pourquoi non ? Sa présence ne pouvait-elle pas s’expliquer de mille manières, sans que Suzanne eût menti en s’en taisant ? Pourquoi Moraines ne l’aurait-il pas invité à l’insu de sa femme ? Il parlait familièrement à cette dernière, et elle lui répondait de même. Mais lui, René, ne l’avait-il pas rencontré chez elle ? Un homme du monde cause, pendant le spectacle, avec une femme du monde. Est-ce que cela prouve qu’une liaison ignoble d’adultère et d’argent existe entre eux ? Le poète raisonnait de la sorte, et ce raisonnement lui aurait semblé irréfutable, s’il eût constaté sur la physionomie de madame Moraines un seul de ces passages de mélancolie qu’il s’était attendu à y rencontrer. Tout au contraire, dans son élégante robe de théâtre en dentelle noire, et ses cheveux blonds coiffés d’un chapeau rose, elle lui apparaissait complètement heureuse, sans pensée aucune de derrière la tête. Elle avait une si libre façon de rire aux plaisanteries de la pièce, la gaieté de ses yeux se faisait si franche, si communicative lorsqu’elle échangeait ses réflexions avec l’un ou l’autre de ses deux cavaliers ; elle croquait, avec une si gentille gourmandise, à de certains moments, les fruits glacés de la boîte posée devant elle, qu’il était impossible de soupçonner qu’elle eût accompli le matin un pèlerinage à l’asile de ses plus secrètes, de ses plus profondes amours ! L’émotion du rendez-vous avait si peu laissé de trace sur ce visage, comme rayonnant de frivolité, que René en croyait à peine son propre regard. Il s’était attendu à la trouver tellement autre. Le mari non plus, avec la jovialité cordiale de son mâle visage, ne ressemblait guère à l’homme obscur, ombrageux et renfermé, que l’amant crédule s’était figuré d’après les confidences de sa maîtresse… Le malheureux était venu chercher au théâtre un apaisement définitif du trouble où l’avait jeté le discours de Colette. Quand il rentra rue Coëtlogon, ce trouble avait augmenté. On a dit souvent que nous ne garderions pas beaucoup d’amis si nous écoutions parler, quand nous n’y sommes pas, ceux à qui nous donnons ce titre. Il fait encore moins bon surprendre dans son naturel la femme que l’on aime. René venait d’en faire l’expérience, mais il était trop passionnément épris de Suzanne pour se rendre à cette première vision de la duplicité de sa madone.

— « Mais quoi ? » se dit-il lorsqu’il se réveilla le lendemain matin, et qu’il retrouva sur son oreiller sa sensation pénible, « elle était de bonne humeur hier au soir. Faut-il que je sois assez égoïste pour le lui reprocher ? Le baron Desforges se trouvait dans sa loge, quand elle m’avait dit qu’elle irait au théâtre en tête-à-tête avec son mari ? Elle me l’expliquera dans notre prochain rendez-vous. Son mari n’a pas la physionomie de son caractère ? Les physionomies sont si menteuses ! Ce Claude Larcher, m’a-t-il assez trompé, avec la câlinerie de ses gestes, avec sa figure ouverte, avec sa manière de me rendre des services et de paraître ne pas s’en souvenir ! … Et puis cette ignoble trahison ! … » Toute la cruauté des impressions ressenties la veille se transforma de nouveau en une rancune encore plus furieuse contre celui qui avait été, par son coupable bavardage, la cause première de ce chagrin. Dans l’excès de son injustice, René méconnaissait les plus indiscutables qualités de l’ami qui avait été son protecteur : le désintéressement absolu, la grâce à se dévouer sans retour personnel, l’absence radicale d’envie littéraire. Il ne faisait même pas à Claude cette charité d’admettre que ce dernier eût parlé à Colette légèrement, imprudemment, mais sans intention de perfidie. L’amant de Suzanne ne pouvait pas demeurer l’ami d’un homme qui s’était permis de dire contre cette femme ce que Larcher en avait dit. Voilà ce que René se répéta, durant tout le jour. Une fois rentré de la Bibliothèque, où le travail lui avait été presque impossible, il s’assit à sa table pour écrire à ce félon une de ces lettres qui ne s’effacent plus. Cette lettre une fois terminée, il la relut. Il y prenait la défense de madame Moraines en des termes qui proclamaient son amour, et maintenant plus que jamais il voulait que Claude ne fût pas en possession de son secret.

— « À quoi bon lui écrire ? » conclut-il ; « quand il reviendra, je lui dirai son fait. C’est plus digne. »

Il se préparait à déchirer ce billet dangereux lorsque Émilie entra, comme elle faisait d’habitude avant dîner, pour demander à son frère des nouvelles de son travail. Elle lut, avec sa curiosité naturelle de femme, l’adresse tracée sur l’enveloppe et elle demanda :

— « Tiens, Claude est à Venise ? Tu as donc eu de ses nouvelles ! »

— « Ne prononce plus jamais ce nom devant moi, » répondit René qui lacéra la lettre avec une espèce de rage froide.

— « Vous êtes brouillés ? » interrogea madame Fresneau qui gardait à Larcher un culte reconnaissant.

— « Pour toujours, » répliqua René, « ne me demande pas pourquoi… C’est le plus perfide des amis. »

Émilie n’insista plus. Elle ne s’était pas trompée à l’accent de son frère. Il souffrait, et sa rancune contre Larcher était profonde ; mais, pour qu’il se tût sur les causes de cette rancune, auprès de sa sœur, il fallait qu’il s’agît entre les deux amis de toute autre chose que de discussions littéraires. Par une de ces intuitions comme la tendresse passionnée en trouve toujours à son service, Émilie devina que les deux écrivains étaient brouillés par la faute de cette femme dont René ne prononçait plus jamais le nom devant elle, de cette madame Moraines qu’elle commençait de haïr à présent, pour le même motif qu’elle l’avait d’abord tant aimée. Elle voyait, depuis quelques semaines, les joues de son frère s’amincir, ses yeux se cerner, une pâleur de lassitude s’étendre sur ce visage chéri. Quoique profondément honnête, elle était trop fine pour ne pas attribuer cette fatigue à sa véritable cause. Elle y songeait, en recopiant les fragments du Savonarole comme elle avait fait ceux du Sigisbée ; et, bien qu’elle éprouvât une admiration aveugle pour la moindre page sortie de la plume de René, toutes sortes de signes venaient lui attester la différence d’inspiration entre les deux œuvres, depuis le nombre des vers composés à chaque séance de travail jusqu’aux remaniements continuels des scènes, jusqu’à l’écriture qui avait perdu un peu de sa fermeté nerveuse. La source de fraîche, de large poésie d’où avait jailli le Sigisbée, semblait maintenant tarie. Qu’y avait-il de changé pourtant dans l’existence de René ? Une femme y était entrée. C’était donc à l’influence de cette femme qu’Émilie attribuait cet affaiblissement momentané dans les facultés du poète. Elle allait plus loin, jusqu’à en vouloir à la redoutable inconnue des douleurs de Rosalie. Par un mirage de mémoire, familier aux âmes excessives, elle oubliait quelle part elle-même avait prise à la rupture de son frère avec la petite Offarel. C’était madame Moraines sur qui retombait toute la faute, et, aujourd’hui, cette même madame Moraines brouillait René avec le meilleur des amis, le plus dévoué, celui que la fidèle sœur préférait, parce qu’elle avait mesuré l’efficacité de cette amitié.

— « Mais comment s’y est-on pris, » songeait-elle, « puisque Claude n’est pas là ? … »

Elle s’ingéniait à résoudre ce problème, tout en vaquant aux soins de son ménage, faisant répéter ses leçons au petit Constant, vérifiant les comptes du bon Fresneau, examinant boutonnière à boutonnière et pli à pli le linge de son frère. Ce dernier, lui, était enfermé dans sa chambre, où tout lui rappelait l’unique, l’adorable visite de Suzanne, et il attendait, avec une fiévreuse impatience, le jour du prochain rendez-vous. Il subissait ce travail sourd de la médisance une fois écoutée, tout pareil à un empoisonnement. On va, on vient, on ne se sait malade que par une inquiétude douloureuse et vague. Cependant le virus fermente dans le sang et va éclater en accidents formidables. Certes le jeune homme ne croyait toujours pas aux honteuses accusations portées par Colette contre Suzanne ; mais, à force de les reprendre pour les réfuter, il y avait accoutumé, comme apprivoisé son esprit. À l’instant où Colette lui avait parlé, il n’avait pas même discuté une pareille infamie. Il commençait de la discuter, se rattachant, pour ne pas sombrer dans l’abîme affreux du doute et de la plus déshonorante jalousie, aux marques de sincérité que lui avait données Suzanne. Que devint-il lorsqu’il acquit, dès le début de ce rendez-vous si désiré, la preuve, l’indéniable preuve que cette sincérité n’était pas celle qu’il croyait ? Il était venu au petit appartement de la rue des Dames avec une expression de souci sur son visage qui n’avait pas échappé à Suzanne. Mais à son tendre : « Qu’as-tu ? … » il avait prétexté un injuste article paru dans un journal. Puis il avait eu presque honte de cette innocente excuse, tant sa maîtresse avait mis de grâce à lui dire :

— « Grand enfant, si tu n’avais pas d’envieux, c’est que tu n’aurais pas de succès. »

— « Parlons de toi… » avait-il répondu, et le cœur battant : « Qu’as-tu fait depuis que je ne t’ai vue ? … »

Si Suzanne l’avait observé en ce moment, elle aurait deviné avec quelle angoisse il lui posait cette question. C’était un piège, innocent, naïf, mais un piège. En trois fois vingt-quatre heures, le soupçon avait conduit cet amant enthousiaste à ce point de défiance. Mais Suzanne était, vis-à-vis de lui, exactement dans la situation où Desforges se trouvait vis-à-vis d’elle-même. Elle ne pouvait pas croire que René agît en dehors du caractère qu’elle lui connaissait. Comment eût-elle pensé que cet enfant jouât au plus fin avec elle ?

— « Ce que j’ai fait ? » répondit-elle. « Mais d’abord, l’autre soir, je suis allée au Gymnase avec mon mari. Heureusement nous n’avons plus rien à nous dire… J’ai pu penser à toi toute la soirée, comme si j’avais été seule, et te regretter. C’est être si seule que d’être avec lui… Tu parles des tristesses de ta vie d’artiste ; si tu connaissais celles de ma vie de femme du monde et la mélancolie de ces corvées de plaisir, et celle de ces tête-à-tête ! »

— « Alors tu t’es ennuyée au théâtre ? » insista René.

— « Tu n’étais pas là, » dit-elle avec un sourire, et elle le regarda : « Qu’as-tu, mon amour ? » Jamais elle n’avait vu à René cette physionomie amère, presque dure.

— « C’est toujours cette puérile colère contre cet article, » répliqua René.

— « Il était donc bien méchant ? Où a-t-il paru ? » reprit-elle, mise en éveil par son instinct de maîtresse ; et comme le poète, interrogé ainsi à l’improviste, balbutiait : « Ce n’est pas la peine que tu le lises… » elle n’eut plus de doute : il avait quelque chose contre elle. Une question lui vint aux lèvres : « On t’a dit du mal de moi ? … » Son esprit de diplomatie profonde eut raison de ce premier mouvement. N’y a-t-il pas un demi-aveu dans toute défiance anticipée ? Les vrais innocents ignorent. Il fallait savoir ce que René avait fait lui-même depuis l’autre jour, et quelles personnes il avait vues, capables de lui parler.

— « Est-ce que tu es allé chez mademoiselle Rigaud ? » demanda-t-elle d’un air détaché.

— « Oui, » répondit René qui ne sut pas dissimuler la gêne où le jetait cette question.

— « Et elle pardonne au pauvre Claude ? » continua Suzanne.

— « Non, » fit-il, et il ajouta : « C’est une bien vilaine femme, » d’un ton si amer que madame Moraines entrevit du coup une partie de la vérité. L’actrice avait certainement parlé d’elle à René. De nouveau elle fut saisie du désir de provoquer une confidence. Elle pensa que le plus sûr moyen pour arriver à ce but était d’enivrer son amant de volupté. Elle savait combien l’homme est sans résistance, contre le flot d’émotion que les caresses versent dans son cœur. Elle ferma la bouche de René d’un long baiser. Elle put voir passer dans ses yeux la flamme du sombre désir, de celui qui nous jette à la folie des sens, pour y boire l’oubli du soupçon. À l’ardeur silencieuse avec laquelle il lui rendit son baiser, et à la frénésie presque brutale de possession qui succéda, Suzanne put comprendre encore davantage que René avait dû souffrir, d’une souffrance à laquelle sa pensée, à elle, était mêlée. Il y avait, dans la fureur de cette étreinte, un peu de cette âpre colère qui avive la passion en excluant la tendresse. Quand ils se retrouvèrent aux bras l’un de l’autre, au sortir de cette crise aiguë de sensualité, la maîtresse reprit, de sa voix la plus douce, la plus propre à s’insinuer jusque dans le fond de cette âme qu’elle avait toujours connue si ouverte :

— « Quel chagrin t’a-t-on fait que tu ne me dis pas ? »

Ah ! si elle eût prononcé cette phrase dès le début de leur entretien, il n’aurait pas trouvé en lui la force de se taire. Il lui aurait répété son entretien avec Colette, parmi des baisers et des larmes. Hélas ! Il ne souffrait pas de cet entretien en ce moment. Ce qui lui faisait un mal affreux, ce qui entrait dans son cœur comme une pointe de couteau, c’était de l’avoir surprise, elle, son idole, en flagrant délit de mensonge. Oui, elle lui avait menti ; cette fois, il n’en pouvait plus douter. Elle lui avait affirmé qu’elle était allée au théâtre en tête-à-tête avec son mari, et c’était faux ; qu’elle y avait été triste, et c’était faux encore. À cette interrogation où se trahissait une tendre sollicitude, pouvait-il répondre par ces deux accusations formelles, précises, irréfutables ? Il ne se sentit pas l’énergie de le faire, et il se tira d’embarras en répétant sa réponse de tout à l’heure. Suzanne le regarda, et ce fut lui qui détourna les yeux. Elle soupira seulement : « Pauvre René ! » Et comme l’instant de se séparer approchait, elle ne poussa pas son enquête.

— « Il me dira tout la prochaine fois, » songeait-elle en s’en allant. Malgré qu’elle en eût, ce silence la tourmentait. Elle aimait le jeune homme d’un amour réel, quoique bien différent de celui qu’elle manifestait en paroles. Elle adorait en lui, par-dessus tout, l’amant physique ; mais, si corrompue fût-elle par sa vie et par son milieu, ou peut-être à cause de cette corruption même, la noblesse d’âme du poète ne la laissait pas indifférente. Elle y trouvait cette sorte de ragoût singulier que les débauchés de l’ancienne école éprouvaient à séduire des dévotes. D’ailleurs, même les délices sensuelles de cet amour ne cesseraient-elles pas, du jour où serait brisé le cercle d’illusions qu’elle avait tracé autour de lui ? Et quelqu’un avait essayé de le briser, ce cercle magique. Ce quelqu’un ne pouvait être que Colette. Tout semblait le prouver. Mais d’autre part, quelle raison l’actrice pouvait-elle avoir de la poursuivre de sa haine, elle, Suzanne, qu’elle ne devait pas connaître, même de nom ? Colette était la maîtresse de Claude. Et madame Moraines retrouvait encore ici cet homme de qui elle s’était défiée dès le premier jour. Pour que Colette eût parlé d’elle à René, il fallait que Claude eût lui-même parlé d’elle à Colette. Ici les idées de la jeune femme se confondaient. Larcher ne l’avait jamais vue avec René. Ce dernier, elle le savait par son propre témoignage, dont elle ne doutait pas, n’avait jamais fait de confidence à son ami.

— « Je suis sur une mauvaise piste, » conclut Suzanne. Elle eut beau se raisonner, elle n’arriva pas à se convaincre que son amant fût attristé à cause de ce prétendu article de journal. Un danger menaçait sa chère intrigue. Elle le sentait. Cette sensation s’aggrava encore de ce que lui dit son mari, au lendemain même du jour où elle avait constaté le trouble inexplicable de René. Sept heures allaient sonner. Suzanne se tenait seule à songer dans le petit salon qui l’avait vue envelopper le jeune homme de ses premiers fils, aussi ténus, aussi souples que ceux dont l’araignée enserre la mouche égarée dans sa toile. Il était venu, à ses cinq heures, plus de personnes que de coutume, et Desforges entre autres, qui sortait seulement. Paul Moraines parut, bruyant à son ordinaire, la gaieté peinte sur le visage, et, la prenant par la taille, — elle s’était levée nerveusement à cette brusque entrée :

— « Un baiser, » dit-il, et il l’embrassa ; « deux baisers, » et il l’embrassa de nouveau, « pour me récompenser d’avoir été sage…— Oui, » ajouta-t-il en réponse à une interrogation des yeux de Suzanne, « cette visite à madame Komof, que je devais depuis si longtemps… j’en arrive. Et sais-tu qui j’ai rencontré là ? … Devine ? … René Vincy, le jeune poète. Je ne comprends pas pourquoi Desforges l’a trouvé poseur. Mais il est charmant, ce garçon-là. Il me revient, à moi… Nous avons causé longtemps… Je lui ai dit que tu serais contente de le revoir. Ai-je bien fait ? »

— « Très bien fait, » répondit Suzanne ; « qui as-tu vu encore chez la comtesse ? »

Tandis que son mari lui égrenait un chapelet de noms familiers, elle pensait : « René est allé chez madame Komof. Pourquoi ? … » Depuis le début de leurs mystérieuses relations, c’était sa première sortie mondaine. Il avait si souvent redit à sa maîtresse : « Je voudrais n’avoir ici-bas que toi et mon travail… » Et cette visite, si en dehors de tout son programme de vie depuis des mois, il la lui avait cachée, à elle, au lieu que c’était son habitude tendre de l’avertir à l’avance de ses moindres mouvements. Et il avait rencontré Paul, qui avait dû se montrer ce qu’il était, exactement le contraire du portrait tracé par sa femme ! Celle-ci eut un mouvement de mauvaise humeur contre ce brave garçon qui avait commis la grande faute d’aller chez la comtesse le même jour que le poète, et elle lui dit, presque aigrement :

— « Je suis sûre que tu n’as pas écrit à Crucé pour l’Alençon… »

— « Hé bien ! J’ai écrit, » répondit Moraines d’un air de triomphe, « et tu l’auras. » Il s’agissait de vieilles dentelles, dont le collectionneur, espèce de courtier clandestin de toutes les élégances, avait parlé à Suzanne, et que cette dernière voulait se faire donner par son mari. De temps à autre, elle lui demandait ainsi quelque présent qu’elle pût montrer, et dont l’origine conjugale lui permît de dire à des amis bien choisis : « Paul est si gentil pour moi. Voyez le cadeau qu’il m’a encore fait l’autre jour… » Elle oubliait d’ajouter que l’argent de ce cadeau provenait d’ordinaire de Desforges, d’une manière indirecte, il est vrai. Quoique le baron ne s’occupât d’affaires que dans la mesure exigée par le sage gouvernement de sa fortune, il rencontrait souvent des occasions de spéculer avec une quasi-certitude, et il en faisait gracieusement profiter Moraines. C’est ainsi que récemment la Compagnie du Nord, dont Desforges était administrateur, avait racheté une ligne d’intérêt local, réputée perdue. Paul avait pu, prévenu à temps, réaliser, sur la hausse subite des actions de cette ligne, un bénéfice de trente mille francs dont une partie allait payer les précieuses dentelles. Cette petite opération financière avait même produit, par ricochet, une scène assez singulière entre la jeune femme et René. Elle l’avait interrogé, à l’un de leurs rendez-vous, sur la somme qu’avait rapportée le Sigisbée et elle avait ajouté :

— « Où as-tu placé tout cet argent ? »

— « Je ne sais pas, » avait dit René en riant, « ma sœur m’a acheté des obligations avec les premiers mille francs, et puis j’ai gardé le reste dans mon tiroir. »

— « Veux-tu me laisser te parler, moi aussi, comme une sœur ? » avait-elle répondu. « Nous avons un ami qui est administrateur du Nord et qui nous a donné un renseignement précieux.— Me promets-tu le secret ? … » Et elle lui avait expliqué toute la combinaison du rachat d’actions. « Donne un ordre dès demain, » avait-elle conclu, « tu gagneras ce que tu voudras… »

— « Tais-toi ! » avait repris le poète en lui fermant la bouche avec sa main, « je sais que tu me parles ainsi par tendresse mais je ne peux pas te laisser me donner des conseils de ce genre. Je ne m’estimerais plus. »

Il avait été si sincère en lui parlant ainsi, que Suzanne n’avait pas osé insister. Cette délicatesse lui avait bien paru un peu ridicule. Mais s’il n’avait pas eu de ces naïvetés-là, ce côté « gobeur, » comme elle disait dans cet affreux patois parisien qui déshonore même le plus beau des sentiments : la confiance, lui aurait-il plu à ce degré ? C’est bien aussi cette jeunesse d’âme dont elle avait peur. Si jamais il était éclairé sur les dessous réels de sa vie, quelle révolte contre elle de ce cœur trop noble, trop incapable de pactiser avec l’honneur pour lui pardonner jamais ! Et l’éveil lui avait été donné. En songeant aux divers signes de danger constatés coup sur coup : la tristesse de René, sa colère contre Colette Rigaud, ses réticences, sa rentrée subite dans le monde, Suzanne se dit : « Ç’a été une faute de ne pas provoquer une explication tout de suite… » Aussi lorsqu’elle entra dans l’appartement de la rue des Dames à quelques jours de là, sa volonté était bien nette de ne pas commettre cette faute une seconde fois. Elle vit au premier regard que le jeune homme était plus troublé encore et plus sombre, mais elle ne fit pas semblant de remarquer ce trouble ni la froideur avec laquelle il reçut son baiser d’arrivée. Elle eut seulement un sourire mélancolique pour dire :

— « Il faut que je te fasse un reproche, mon René ; pourquoi ne m’as-tu pas prévenue que tu irais faire une visite à la comtesse ? Je me serais arrangée de manière à t’éviter une rencontre qui a dû t’être bien pénible ? »

— « Pénible ? » répondit René avec une ironie que Suzanne ne lui connaissait pas, « mais M. Moraines a été charmant pour moi… »

— « Oui, » reprit-elle, « tu as fait sa conquête. Lui, si sarcastique d’habitude, il m’a parlé de toi avec un enthousiasme qui m’a fait mal… Est-ce qu’il ne t’a pas invité à venir à la maison ? … Tu peux être fier. C’est si rare qu’il fasse bon accueil à un visage nouveau… Mon pauvre René, » continua-t-elle en appuyant ses deux mains sur l’épaule de son amant, et posant sa tête, de profil, sur ces deux mains, « que tu as dû souffrir de cette amabilité ! »

— « Oui, j’ai bien souffert, » répondit René d’une voix sourde. Il regardait ce gracieux visage si près du sien. Il se rappelait ce qu’elle lui avait dit au Louvre devant le portrait de la maîtresse du Giorgione : « Mentir avec une physionomie si pure ! … » — Elle lui avait menti cependant. Et qui lui prouvait qu’elle ne lui eût pas menti toujours ? Il avait, en proie aux tourments de la défiance et depuis la rencontre de Paul, subi un assaut d’affreuses hypothèses. Le contraste avait été trop fort entre l’accueil que lui avait fait Moraines et le caractère de mari tyrannique décrit par Suzanne : « Pourquoi m’a-t-elle trompé sur ce point encore ? » s’était demandé René, qui était venu chez madame Komof sans but bien précis, mais avec l’espérance secrète, au fond de lui, qu’il entendrait parler de Suzanne par les gens de son monde. Ceux-là du moins devaient la connaître ! Hélas ! D’avoir causé avec Moraines lui avait suffi pour le jeter de nouveau dans le pire abîme du doute. Une vérité lui était devenue évidente : Suzanne s’était servie de son mari comme d’un épouvantail afin de n’avoir pas à le recevoir chez elle, lui, René ? Pourquoi ? sinon qu’elle avait un mystère à cacher dans sa vie. Quel mystère ? … Colette s’était par avance chargée de répondre à cette question. Sous l’influence de cet horrible soupçon, René avait conçu un projet d’une exécution très simple, et dont le résultat lui parut devoir être décisif : profiter de l’invitation du mari pour demander à Suzanne d’aller chez elle. Si elle disait oui, c’est qu’elle n’avait rien à dissimuler ; si elle disait non ? … Et le jeune homme, en qui revenaient toutes ces pensées, continuait à regarder ce visage adoré, sur son épaule. Comme chacun de ces traits si fins remuait en lui une rêverie ! Ces prunelles d’un bleu frais et clair, combien il avait eu foi en elles ! Ce front d’une coupe si noble, de quelles pensées délicates il l’avait cru habité ! Cette bouche menue et sinueuse, avec quel tendre abandon il l’avait écoutée parler ! … Non, ce qu’avait raconté Colette n’était pas possible ! … Mais pourquoi ces mensonges, un premier, un second, un troisième ? … Oui, elle lui avait menti trois fois. Il n’y a pas de mensonges insignifiants. René le sentait, à cette minute, et que la confiance subit, comme l’amour, la grande loi du tout ou rien. Elle est ou elle n’est pas. Ceux qui ont dû la perdre le savent trop.

— « Mon pauvre René… » répéta la voix de Suzanne. Elle le voyait dans cet état d’extrême tristesse, où, d’être plaint, amollit le cœur, l’ouvre tout entier.

— « Oui, bien pauvre, » reprit le jeune homme qui venait d’être remué par cette marque de pitié reçue au moment où il en éprouvait le plus intime besoin, et, la regardant jusqu’au fond des yeux : « Écoute, Suzanne, j’aime mieux tout te dire. J’ai bien réfléchi. Cette vie que nous menons ensemble ne peut pas durer. J’en suis trop malheureux… Elle ne suffit pas à mon amour… Te voir ainsi, furtivement, une heure aujourd’hui, une heure après-demain et ne rien savoir de ce que tu fais, ne rien partager de ton existence, c’est trop cruel… Tais-toi, laisse-moi parler… Il y avait une grosse objection à ce que je fusse reçu chez toi, ton mari… Hé bien ! je l’ai vu. J’ai supporté de le voir. Nous nous sommes donné la main. Puisque c’est fait, permets-moi du moins d’avoir les bénéfices de cet effort… Je le sais, ce n’est pas fier, ce que je te dis là, mais je ne suis plus fier… Je t’aime… Je sens que je vais me mettre à nourrir sur toi des idées mauvaises… Je t’en supplie, permets-moi d’aller chez toi, de vivre dans ton monde, de te voir ailleurs qu’ici, où nous ne nous rencontrons que pour nous posséder… »

— « Pour nous aimer, » interrompit-elle en se séparant de lui, et secouant sa tête, « ne blasphème pas… » et, se laissant tomber sur une chaise : « Ah ! mon beau rêve, ce rêve que tu avais compris cependant, auquel tu semblais tenir comme moi, d’un amour à nous, rien qu’à nous, sans aucun de ces compromis qui te faisaient horreur comme ils me font horreur… c’en est donc fini ! … »

— « Ainsi tu ne veux pas me permettre d’aller chez toi comme je te le demande ? » insista René.

— « Mais c’est la mort de notre bonheur que tu veux de moi, » s’écria Suzanne ; « tel que je te connais, si délicat, si sensible, tu ne te supporteras pas dans mon intimité. Tout te blessera… Tu ne le connais pas, ce monde où je suis obligée de vivre, et combien tu es peu fait pour lui. Et puis, tu me tiendras responsable de tes désillusions. Renonce à cette fatale idée, mon amour, renonces-y, je t’en conjure. »

— « Qu’avez-vous donc à cacher dans votre vie que vous ne voulez pas que je voie ? » interrogea le jeune homme, qui la regarda de nouveau fixement. Il ne se rendait pas compte que Suzanne, en lui parlant, n’avait qu’un but : lui faire dire la raison de cet inattendu désir de bouleverser leurs relations, — et ce devait être la même raison qui l’avait rendu triste l’autre jour, la même qui l’avait conduit chez madame Komof si soudainement. Elle ne se méprit point au sens de l’interrogation de René, et elle lui répondit, avec la voix brisée d’une victime qu’une injustice écrase :

— « Comment, René, c’est toi qui me parles ainsi ? … Mais non. Quelqu’un t’a empoisonné le cœur… Ce n’est pas de toi que viennent de semblables idées… Mais viens chez moi, mon ami, viens-y tant que tu voudras… Quelque chose à te cacher de ma vie, moi qui aimerais mieux mourir que de te faire un mensonge ! … »

— « Mais alors pourquoi m’as-tu menti l’autre jour ? » s’écria René. Vaincu par le désespoir qu’il croyait lire dans ces beaux yeux, désarmé par l’offre qu’elle venait de lui faire, incapable de garder plus longtemps le secret de sa peine, il éprouvait ce besoin de dire ses griefs qui équivaut, dans une querelle avec une femme, à passer sa tête au lazzo.

— « Moi, je t’ai menti ! … » répondit Suzanne.

— « Oui, » insista-t-il, « quand tu m’as dit que tu étais allée au théâtre en tête-à-tête avec ton mari. »

— « Mais j’y suis allée… »

— « Moi aussi, » interrompit René ; « il y avait quelqu’un d’autre dans ta loge. »

— « Desforges ! » fit Suzanne ; « mais tu es fou, mon pauvre René, tu es fou… Il est venu nous rendre visite dans un entr’acte et mon mari l’a gardé jusqu’à la fin de la pièce. Desforges ! » continua-t-elle en souriant, « mais ce n’est personne… Je n’ai seulement pas songé à t’en parler… Voyons, sérieusement, tu ne peux pas être jaloux de Desforges ? … »

— « Tu étais si gaie, si heureuse, » reprit René d’une voix qui cédait déjà.

— « Ingrat, » dit-elle, « si tu avais pu lire au dedans de moi ! Mais c’est cette nécessité de toujours dissimuler qui fait le malheur de ma vie, et te voir, toi, me la reprocher ! Non, René, c’est trop dur ! C’est trop injuste ! … »

— « Pardon ! Pardon ! » s’écria le jeune homme que le naturel parfait de sa maîtresse remplissait d’une irrésistible évidence. « C’est vrai ! Quelqu’un m’a empoisonné le cœur, cette Colette… Que tu avais raison de te défier de Claude ! »

— « Je ne me suis pas laissé faire la cour par lui, » dit Suzanne, « les hommes ne pardonnent pas cela. »

— « Le misérable ! » reprit le poète avec violence, et comme pour se débarrasser de ses angoisses en les disant : « Il a su que je t’aimais. Comment ? … Parce que j’étais gauche, embarrassé, la seule fois où je lui ai parlé de toi… Il me connaît si bien ! … Il a tout supposé et tout dit à sa maîtresse, et d’autres infamies… Mais non, je ne peux pas te les répéter. »

— « Répète, mon ami, répète, » insista Suzanne. Elle avait sur son visage en ce moment le fier et résigné sourire des innocents qui marchent à la mort ; elle continua : « On t’a dit que j’avais eu des amants avant toi ? »

— « Si ce n’était que cela, » fit René.

— « Quoi, alors, mon Dieu ? » reprit-elle. « Que m’importe d’ailleurs ce que l’on t’a dit, mais que toi, mon René, tu aies pu le croire ! … Allons, confesse-toi, tout de même, pour ne rien garder sur le cœur. J’ai au moins le droit d’exiger cela. »

— « C’est vrai, » répondit le jeune homme, et aussi honteux que si c’eût été lui le coupable, il balbutia plutôt qu’il ne prononça les mots suivants : « Colette m’a dit tenir de Claude que tu étais… Non ! je ne peux pas l’articuler… enfin, que Desforges… »

— « Encore Desforges, » interrompit Suzanne en souriant avec une douce ironie, « mais c’est trop comique ! … » Elle ne voulut pas que René formulât l’accusation qu’elle devinait maintenant. Sa dignité de maîtresse ne devait pas descendre à une telle discussion. « On t’a dit que Desforges avait été mon amant, qu’il l’était encore, sans doute… Mais ce n’est même plus infâme, tant c’est bouffon.— Pauvre vieil ami, lui qui m’a connue haute comme cela… Il était toujours chez mon père. Il m’a vue grandir. Il m’aime comme sa fille. Et c’est cet homme-là ! … Non, René, jure-moi que tu ne l’as pas cru… Est-ce que j’ai mérité que tu me juges ainsi ? … »