Alphonse Lemerre, éditeur (p. 41-60).


III


UN AMOUREUX ET UN SNOB


Les deux écrivains étaient montés dans la voiture, qui roulait au grand trot de son cheval, par la rue du Cherche-Midi, pour attraper le boulevard Montparnasse, et suivre, en contournant les Invalides, la longue suite d’avenues qui va presque directement à l’Arc de Triomphe, en traversant la Seine au pont de l’Alma. Durant la toute première partie de ce trajet, ils se turent l’un et l’autre. René reconnaissait chaque détail de ce quartier, auquel se rattachaient tant de souvenirs de son enfance et de sa jeunesse. Une vague buée voilait les vitres du coupé, symbole physique de l’espèce de brume qui flottait entre sa vie actuelle et ce passé pourtant si voisin. Il n’était pas un des coins de cette rue du Cherche-Midi qui ne lui fût aussi familier que les murs de sa chambre, depuis le haut et sombre bâtiment de la prison militaire jusqu’à la boutique du marchand de vins, dont l’enseigne étale l’image d’une biche, jusqu’à l’entrée paisible de cette rue de Bagneux, où demeurait Rosalie. Le souvenir de cette amie qu’il avait quittée sans lui dire adieu, ce soir, traversa son esprit, mais il n’en souffrit pas. Il avait la sensation de rêver tout éveillé, tant le personnage promené jadis sur ces pavés, durant les années de son adolescence pauvre et obscure, ressemblait peu à celui qui était assis, à cette minute, sur les coussins du coupé de Claude Larcher, célèbre, car tout Paris avait applaudi sa piécette, — riche, car le Sigisbée, joué en septembre, lui avait déjà rapporté en février la somme, énorme pour lui, de vingt-cinq mille francs ! … Et cette source de revenus ne tarirait pas de sitôt. Le Sigisbée faisait spectacle avec une comédie en trois actes d’un auteur à la mode, Le Jumeau, qui tiendrait l’affiche bien longtemps. La vente de la brochure s’annonçait, elle aussi, comme devant être très fructueuse, et très fructueux les droits de représentation de province et de traduction à l’étranger. Ce n’était là qu’un début, et René tenait en réserve bien d’autres œuvres : un volume de poèmes philosophiques intitulé les Cimes, un drame en vers sur la Renaissance, intitulé Savonarole, et un roman de passion, à demi ébauché, dont il cherchait le titre. La voiture roulait, et à l’ivresse profonde des succès assurés, des projets démesurés, une autre griserie se mélangeait, toute nerveuse : celle d’aller dans le monde comme il y allait. Une jeune fille n’est pas plus émue à son premier bal que ne l’était ce grand enfant. Une espèce de fièvre le gagnait, qui abolissait presque en lui la personnalité. C’est le malheur et la félicité des poètes que ce pouvoir d’amplifier, jusqu’au fantastique, des impressions, par elles-mêmes médiocres jusqu’à la mesquinerie. De là dérivent ces passages subits, presque foudroyants, de l’espérance excessive aux excessifs dégoûts, et de l’engouement au désespoir, qui donnent à leur imagination, par suite à leur caractère et à leur sensibilité, une sorte de continuel va-et-vient, une absolue incertitude, terrible pour ceux et surtout pour celles qui s’attachent à ces âmes insaisissables. Il en est cependant, parmi ces âmes, chez qui cette dangereuse mobilité ne détruit pas la tendresse. C’était le cas pour René. L’involontaire comparaison entre son présent et son passé, soudain évoquée en lui par l’aspect familier des rues, ramena sa pensée vers l’ami plus âgé qui avait été la cause de cette volte-face de destinée. Il eut un de ces naïfs mouvements qui font le charme unique des natures très jeunes, parce que l’on y sent cette chose adorable et si rare dans la vie civilisée : la spontanéité, la liaison invincible entre l’être intérieur et l’être extérieur. Il prit la main de son compagnon qui se taisait aussi, et il la lui serra en disant :

— « Que vous avez été bon pour moi ! … Oui, » insista-t-il en voyant un étonnement dans les yeux de Claude, « si vous n’aviez pas été aussi indulgent à mes premiers essais, je ne vous aurais point porté le Sigisbée ; si vous ne l’aviez pas présenté à Mlle Rigaud, il dormirait à cette heure-ci dans l’armoire aux manuscrits de quelque théâtre. Si vous n’aviez pas parlé de moi à la comtesse Komof, on ne jouerait pas ma pièce chez elle et je n’irais pas dans cette soirée… Je suis heureux, très heureux ! … Ah ! mon ami, vous me trouverez nigaud comme un collégien… si vous saviez comme j’ai rêvé, dans ma jeunesse, de ce monde où vous me conduisez maintenant, où la toilette seule des femmes est une poésie, où les choses font un cadre exquis à la joie et à la douleur ! … »

— « Si ces femmes avaient seulement une âme de la même étoffe que leur robe ! … » interrompit Claude en ricanant… « Mais je vous admire, » continua-t-il ; « est-ce que vous croyez par hasard que vous allez être du monde parce que vous serez reçu chez Mme Komof, une étrangère dont l’hôtel est un passage, ou chez une des cinq ou six curieuses que vous rencontrerez là, et qui vous diront qu’elles sont à la maison tous les jours avant le dîner ? Vous irez dans le monde, mon cher, vous irez beaucoup, si ce sport vous amuse ; vous n’en serez jamais, non plus que moi, non plus qu’aucun artiste, eût-il du génie, parce que vous n’y êtes pas né, tout simplement, et que votre famille n’en est pas. On vous recevra, on vous fera fête. Mais essayez donc de vous y marier, et vous verrez… Et c’est la grâce que je vous souhaite… Ces femmes que vous rêvez si délicates, si fines, si aristocratiques, bon Dieu ! si vous les connaissiez ! Des vanités habillées par Worth ou Laferrière… Mais il n’y en a pas dix qui soient capables d’une émotion vraie. Les plus honnêtes sont celles qui prennent un amant parce qu’elles y trouvent du plaisir. Si vous les disséquiez, vous trouveriez à la place du cœur la note de la couturière, une demi-douzaine de préjugés qui leur tiennent lieu de principes, la rage d’éclipser celle-ci ou celle-là… Sommes-nous assez bêtes tout de même d’être ici, dans cette voiture, deux hommes à peu près intelligents, qui avons du travail chez nous, et vous avec un frémissement dans le cœur, à l’idée d’aller vous mêler à de grandes dames ou soi-disant telles, et moi ! … »

— « Que vous a fait Colette aujourd’hui ? » interrogea doucement René, que l’âpreté de la parole de son ami avait froissé comme il arrivait souvent ; mais comment lui en aurait-il voulu de cette sorte d’hostilité contre ses illusions que Claude lui montrait ainsi ? Presque toujours ces furieuses déclamations avaient pour cause, il le savait, une coquetterie de cette actrice dont le malheureux était follement épris, et qui se jouait de lui, tout en l’aimant elle-même, à sa manière. C’était une de ces passions à base de haine et de sensualité, qui dépravent le cœur en le torturant, et transforment celui qui les éprouve en une bête féroce. Un des traits particuliers à ces sortes d’amours, c’est qu’ils procèdent par crises aiguës et violentes, comme les images physiques dont ils se repaissent. Claude venait sans doute de voir tout d’un coup, dans un éclair, la physionomie de sa maîtresse, et une rage soudaine contre elle avait succédé en lui à la bonne humeur de sa visite chez les Fresneau, — rage qu’il aurait satisfaite en ce moment par n’importe quelle outrance de paradoxe. Il se rua aussitôt sur le chemin que son ami venait de lui indiquer, et, lui serrant le bras de toute sa force :

— « Ce qu’elle m’a fait ? … » dit-il en riant d’un rire de malade. « Voulez-vous apprécier cet analyste aigu du cœur de la femme, ce psychologue subtil, comme on m’appelle dans les articles, ce Jobard de la grande espèce, comme je m’appelle moi-même ? Hélas ! Mon intelligence ne m’a jamais servi qu’à éclairer mes bêtises ! … Vous ai-je raconté, » ajouta-t-il d’une voix plus basse, « que j’ai la honte d’être jaloux de Salvaney ? … Mais vous ne connaissez pas Salvaney, un élégant de la nouvelle école qui s’amuse, son carnet de chèques à la main, — à cinq louis près, et commun ! … Avec un nez comme un cornet, un front dénudé, de gros yeux à fleur de tête, le teint d’un bouvier ! … Mais voilà : il est anglomane, anglomane à faire paraître Français le prince de Galles… Il a passé l’année dernière trois mois à Florence, et je l’ai entendu lui-même se vanter de n’avoir pas mis, durant ces trois mois, une chemise qui n’eût été blanchie à Londres. Je vous prie de croire que dans ce monde qui vous fascine tant, un trait pareil fait plus d’honneur à un homme que d’avoir écrit le Nabab ou l'Assommoir, ces deux chefs-d’œuvres… Hé bien ! ce personnage plaît à Colette. Il est dans sa loge autant que moi. Il la regarde avec ses yeux de buveur de wisky. C’est lui qui a inventé d’aller, après l’Opéra, en compagnie, boire de cet ignoble alcool dans un bar infect de la rue Lafayette ; je vous y mènerai, vous jugerez le pèlerin… Et Colette s’y laisse conduire, et Colette va en coupé avec lui…— Ah çà ! me dit-elle, vous n’allez pas en être jaloux, de celui-là ? D’abord il sent le gin…— Elles vous disent cela, ces femelles, elles vous salissent jusque dans sa vie physique celui avec qui elles ont couché hier… Bref, ce matin, j’étais chez elle. Que voulez-vous ? Je savais tout cela et je n’y croyais pas. Un Salvaney ! Si vous le voyiez, vous comprendriez que ce n’est, en effet, pas croyable, et elle, vous la connaissez, avec ses beaux yeux tendres, sa beauté si fine, sa bouche à la Botticelli… Ah ! quelle pitié ! … Oui, j’étais chez elle… On apporte une lettre. Le domestique, un nouveau venu et très mal stylé, dit stupidement : — C’est de M. Salvaney, on attend la réponse…— Elle venait de me jurer, entre deux baisers, qu’il ne s’était rien passé entre eux, rien, pas même une ombre d’ombre de cour. Elle tenait la lettre à la main. Je me dis, oui, j’eus la niaiserie de me dire : Elle va me tendre la lettre et j’y trouverai la preuve écrite qu’elle ne m’a pas menti, une preuve certaine, puisque Salvaney ne pouvait pas savoir que je verrais cette lettre. Elle tenait la lettre et elle me regardait.— C’est bien, fit-elle, je vais répondre. Vous permettez ? ajouta-t-elle, et elle passa dans l’autre chambre… avec sa lettre ! Vous croyez sans doute que j’ai pris mon chapeau et ma canne, et que je suis parti pour ne plus revenir, en me disant : Voilà une grande coquine ! … Je suis resté, mon cher ami ; elle est revenue, elle a sonné, rendu la réponse au domestique, puis elle s’est avancée vers moi : Vous êtes fâché ? m’a-t-elle dit.— Un silence.— Vous avez eu envie de lire cette lettre ? — Un silence encore.— Non, continua-t-elle en fronçant ses jolis sourcils, vous ne la lirez pas, je l’ai brûlée. Elle ne contenait rien que la demande d’un échantillon d’étoffe pour un déguisement de bal, mais je veux que vous me croyiez sur parole…— Et ce fut dit, ce fut joué ! … Elle n’a jamais eu plus de talent. Ce que je lui ai répondu, ne me le demandez pas. Je l’ai traitée comme la dernière des dernières. Tout ce que j’ai dans le cœur pour elle de rancunes, de dégoûts et de mépris, je le lui ai craché à la figure, et puis, comme elle pleurait, je l’ai prise dans mes bras et je l’ai possédée, là, sur le canapé de ce fumoir où elle venait de me mentir ainsi et moi de l’insulter comme une fille… Suis-je assez bas ? … »

— « Mais vos soupçons étaient-ils justes ? » demanda René.

— « S’ils étaient justes ! … » répondit Claude, avec cet accent de cruel triomphe que prennent les jaloux, lorsque leur affreuse frénésie de tout savoir les a conduits à reconnaître le bien fondé de leurs pires hypothèses. « Savez-vous ce que le billet de Salvaney demandait ? Un rendez-vous… Et celui de Colette ? Il fixait le rendez-vous… Je le sais, je l’ai fait suivre, oui, j’ai commis cette vilenie. Au sortir de la répétition, elle est allée chez lui, et elle y était encore à huit heures. »

— « Et vous ne rompez pas avec elle ? » dit Vincy.

— « C’est fait, » répliqua Claude, « et pour toujours, je vous en donne ma parole. Seulement, je veux lui dire ce que je pense d’elle, une dernière fois. Ah ! la gueuse ! mais vous verrez comment je la traiterai ce soir… »

La lamentation de Claude trahissait une telle souffrance que l’allégresse de René en fut du coup toute diminuée… Le sentiment de pitié pour cet homme auquel il était profondément attaché, par ce lien de la reconnaissance si doux à un jeune cœur, se mélangeait à l’impression de dégoût que lui causait la honteuse duplicité de Colette. À ce moment, un obscur remords lui vint aussi, à se rappeler par contraste, le visage pur et l’âme fidèle de Rosalie. Mais ce ne fut qu’un frisson, vite dissipé par le spectacle de la volte-face à laquelle se livra aussitôt son compagnon. Ce diable d’homme, qui vivait uniquement sur ses nerfs, possédait le pouvoir de changer d’idées et de sentiments avec une rapidité déconcertante. Il venait de parler, avec un râle dans la voix, avec un désespoir dans le cœur que son ami savait sincère. Il fit claquer ses doigts, par un geste qui lui était familier quand il voulait reprendre courage ; il dit simplement : « Allons, allons… » et il posa une question de littérature à l’autre stupéfié, si bien que les deux écrivains causaient du dernier roman d’un de leurs confrères, lorsqu’un arrêt de la voiture, obligée de prendre la file derrière d’autres, puis le glissement des roues sur du gravier, les avertit qu’ils étaient arrivés. René sentit son cœur battre de nouveau comme tout à l’heure, à petits coups secs et vibrants. La voiture s’arrêta devant un perron que protégeait une marquise, et ce fut, pour le jeune homme, une sensation de songe que de se trouver dans l’antichambre qu’il avait traversée une fois, mais de jour. Plusieurs domestiques en livrée se tenaient dans cette pièce, remplie de fleurs et chauffée par les invisibles bouches du calorifère. Les pardessus et les manteaux rangés sur une table et sur un des fauteuils témoignaient que la réunion devait être au complet dans les salons dont la rumeur arrivait jusque-là. Une jeune femme était dans cette antichambre, qu’un valet de pied débarrassait de sa fourrure, d’où elle sortit, les épaules nues, sa fine taille prise dans une robe toute rouge. Elle avait un profil délicat, un nez légèrement busqué, une bouche spirituelle. Des diamants brillaient dans ses cheveux d’un blond très doux. René la vit qui saluait Claude d’un signe de tête, et il se sentit pâlir, à rencontrer deux yeux qui se posaient sur lui indifféremment, des yeux d’un bleu tout clair, dans ce teint des blondes qu’il faut bien appeler, malgré la banalité de la métaphore, un teint de rose, car il en a la fine fraîcheur et la délicatesse.

— « C’est Mme Moraines, la fille de Victor Bois-Dauffin, l’ancien ministre de l’Empire. »

Cette phrase de Claude, jetée comme en réponse à une interrogation muette, devait souvent revenir à René. Il devait souvent se demander quel étrange hasard l’avait fait se rencontrer, à la première minute de son entrée à l’hôtel Komof, précisément avec celle des femmes réunies dans ces salons qui exercerait sur lui la plus profonde influence ? Mais, sur la minute même, il n’éprouva aucun de ces pressentiments qui nous étreignent quelquefois, à nous trouver en face d’une créature qui nous sera très bienfaisante ou très funeste. La vision de cette belle jeune femme de trente ans, déjà disparue, tandis que Claude et lui attendaient les numéros de leurs pardessus, se confondit dans l’impression totale que lui donnait la nouveauté de toutes les choses autour de lui. Sans qu’il s’en rendît compte, la mollesse des tapis sous ses pieds, la magnificence de la décoration du vestibule, la hauteur des plafonds, la tenue des gens, les reflets des lumières, entraient pour beaucoup dans cette impression, étrangement mélangée de timidité torturante et de sensualité délicieuse. Lors de sa première visite chez la comtesse, il s’était déjà senti enveloppé par les mille atomes impondérables qui flottent dans l’atmosphère du grand luxe. Les personnes nées dans l’opulence ne perçoivent pas plus ces infiniment petits de sensation, que nous ne percevons le poids de l’air qui nous entoure. On ne sent rien de ce que l’on a senti toujours. Et les parvenus ne les racontent guère. Ils ont un instinct qui leur fait engloutir ces impressions-là dans le fond de leur cœur, comme plébéiennes et bourgeoises. René n’eut pas le temps d’ailleurs de réfléchir sur le plus ou moins de distinction du sentiment qui l’envahissait. Les portes s’étaient ouvertes de nouveau, et il entrait dans le premier salon, meublé avec cette somptuosité composite, propre aux grandes installations modernes, à Paris. Qui en a vu une en a vu cinq cents. Aux yeux du jeune homme, les moindres détails de cet ameublement devaient apparaître comme des signes de l’aristocratie la plus rare, depuis les vieilles étoffes des fauteuils jusqu’à la tapisserie à énormes personnages représentant un triomphe de Bacchus qui se déployait au-dessus de la cheminée. Ce premier salon, de dimension moyenne, communiquait, par une baie largement ouverte, avec un autre salon, beaucoup plus grand, celui-là, et où devaient s’être ramassés déjà tous les invités, à en juger par le brouhaha des conversations. René aperçut cet ensemble d’un regard, avec la surexcitation de facultés que certaines timidités affolantes donnent aux très jeunes gens ; il vit la robe rouge de madame Moraines s’éloigner par la grande baie, au bras d’un habit noir, et devant la cheminée du petit salon, au pied de la tapisserie, la comtesse Komof qui causait au milieu d’un groupe, avec des jeux violents de physionomie et des gestes excessifs. C’était une femme d’un aspect presque tragique, grande, avec des épaules trop minces pour le reste de son corps, des cheveux blancs, un visage aux traits un peu forts et des prunelles grises d’un éclat insoutenable. Elle était vêtue d’une toilette sombre qui faisait encore mieux ressortir la magnificence des bijoux dont elle était couverte, et ses mains, qu’elle agitait tout en parlant, montraient des bagues de barbare, tant les saphirs, les émeraudes et les diamants des chatons étaient énormes. Elle répondit d’un sourire au salut que Claude et René vinrent lui adresser. Elle était en train de terminer le récit d’une séance de spiritisme, son occupation favorite.

— « La table montait, montait, montait, » disait-elle, « à peine si nos doigts pouvaient la suivre ; alors, un souffle a passé sur les bougies, et dans l’obscurité j’ai vu une main qui allait et venait… énorme… la main de Pierre le Grand ! »

Ses traits se décomposaient en parlant, ses yeux se fixaient dans une vision d’épouvante. L’être instinctif, presque sauvage, et comme au bord de la folie, qui se cache souvent chez les Russes même les plus raffinés, apparut quelques secondes sur ce visage. Puis la grande dame se souvint brusquement qu’elle avait à faire les honneurs de chez elle. Le sourire revint sur sa bouche, l’éclat de ses yeux s’atténua. Une de ces divinations propres aux femmes âgées, et qui en font, lorsqu’elles sont bonnes, des créatures délicieuses à fréquenter pour les hommes à irritabilité souffrante, lui révéla-t-elle que René se sentait déjà enveloppé de solitude, à deux pas de ce grand salon où il ne connaissait personne ? Toujours est-il qu’elle eut la grâce de s’adresser à lui, avec un sourire, aussitôt son histoire contée :

— « Croyez-vous aux esprits, monsieur Vincy ? Oui, car vous êtes poète… Mais nous en reparlerons un autre jour… Il faut que vous veniez avec moi, quoique je ne sois ni jeune ni jolie, et que je vous présente à quelques amies qui sont déjà vos admiratrices passionnées… »

Elle prit le bras du jeune homme. Bien qu’il fût grand lui-même, elle le dépassait de la moitié de la tête. Son masque tragique ne mentait pas. Elle avait eu vraiment la destinée que le caractère de ses yeux étranges et de sa physionomie violente laissait supposer. Son mari avait été tué presque devant elle, qui avait elle-même tué l’assassin. René savait cette histoire par Claude, et il voyait la scène : le comte Komof, haut personnage politique, poignardé par un conspirateur nihiliste, à son bureau ; la comtesse entrant par hasard et abattant le meurtrier d’une balle de revolver. Elle avait pris le pistolet de cette même main longue, qui s’appuyait surchargée de tant de bagues sur la manche noire de l’habit de René, et elle commençait de lui raconter une nouvelle histoire, avec cette espèce d’énergie animale qui se mélange, dans ces organisations slaves, à la plus fine élégance des manières.

— « J’arrive donc à Paris, il y a huit ans, après la guerre… Tenez, je n’y étais pas venue depuis la première Exposition, en 1855. Ah ! cher monsieur, ce Paris d’alors, ravissant, charmant… et votre empereur… idéal… » — elle appuyait sur les dernières syllabes des mots quand elle voulait marquer son enthousiasme.— « Enfin, ma fille, la princesse Roudine— vous ne la connaissez pas, elle habite Florence toute l’année, — était avec moi. Elle tombe malade, elle a été sauvée par le docteur Louvet, vous savez, ce mince avec un air de mignon de Henri III. Je l’appelle toujours Louvetsky, parce qu’il ne soigne que des Russes. Je ne pouvais pas songer à la transporter loin de Paris… Cet hôtel était à vendre tout meublé, je l’ai acheté… Mais j’ai tout bouleversé. Voyez… C’était le jardin ici… »

Elle montrait à René le grand salon, maintenant, où ils étaient entrés. Il formait une espèce de vaste hall dont les murs disparaissaient sous les toiles de toute grandeur et de toute école, ramassées par la comtesse au cours de ses vagabondages Européens. Si la première impression de luxe matériel avait été si forte sur René, l’impression de cette autre sorte de luxe, spirituel, si l’on peut dire, que représente le cosmopolitisme, venait s’y adjoindre, plus forte encore. La manière dont la comtesse avait prononcé le nom de Florence, comme si c’eût été un faubourg de Paris, la facilité d’existence que représentait cette installation improvisée dans ce palais, la manière dont cette grande dame russe parlait le français, comment un jeune homme, habitué à l’horizon précis et tout étroit d’une modeste famille de petite bourgeoisie parisienne, n’eût-il pas été frappé d’une sorte d’admiration enfantine, au contact de ces détails si nouveaux pour lui ? Et il ouvrait les yeux pour absorber tout le charme du tableau que cette pièce formait à cette minute. Au fond, à gauche, des rideaux, d’un rouge sombre et maintenant baissés, masquaient la scène, établie pour la circonstance dans la grande salle à manger qui, d’ordinaire, ouvrait sur le hall, comme l’attestaient les trois marches aperçues au bas de ces rideaux. Au milieu, une colonne de marbre se dressait, surmontée d’un buste de bronze représentant le fameux Nicolas Komof, l’ami du tzar Pierre, et, autour de cet ancêtre, quatre énormes arbustes verdoyaient, plantés dans des vases en cuivre d’un travail persan. Entre cette espèce de monument familial et les rideaux baissés de la scène, des lignes de chaises étaient rangées. En ce moment, presque toute la portion féminine de l’assistance y avait pris place, et c’était, sous le feu des lustres, comme un parterre vivant d’épaules nues, les unes maigriotes et les autres du plus admirable modelé, de chevelures blondes ou noires, de visages éclairés par des yeux bruns ou bleus, de bras robustes ou fins. Les éventails battaient, les bijoux brillaient, les paroles et les rires se confondaient en une espèce de grande rumeur indistincte. Le chatoiement des étoffes des robes faisait de cette moitié du salon, où se tenaient les femmes, un éclatant contraste à la masse sombre des habits noirs pressés dans l’autre moitié. Quelques femmes cependant étaient debout parmi les hommes, et quelques hommes apparaissaient, comme perdus entre les chaises où causaient les femmes. Toute cette société, quoique très mélangée, se composait de personnes habituées à se retrouver sans cesse, et depuis des années, dans les lieux de rendez-vous qui servent de terrain commun aux divers mondes. Il y avait là des duchesses du plus pur faubourg Saint-Germain, de celles que les goûts de sport et de charité conduisent un peu partout ; il y avait aussi des femmes de grands financiers et des femmes de diplomates, toute une série de représentantes de l’élégance cosmopolite, et même de simples femmes d’artistes, en train de poursuivre la fortune de leurs maris à travers les dîners en ville et les réceptions. Mais, pour un nouveau venu comme René Vincy, aucune des particularités sociales qui distribuaient ce salon en une série de petits groupes très distincts n’était perceptible. Il regardait ce spectacle, qui dépassait, comme première impression de luxe étalé, toutes ses chimères de jeune homme. Au milieu du brouhaha des voix, il se laissait présenter à quelques-uns des hommes qui se rencontraient sur le passage, et à quelques-unes des femmes du dernier rang des chaises. Il s’inclinait, balbutiait quelques mots en réponse aux compliments que les plus aimables lui formulaient. Madame Komof qui voyait son trouble, eut la charité de ne pas le quitter, d’autant plus que Claude, en proie sans doute à une nouvelle crise de sa passion, avait disparu.— Il devait être entré dans les coulisses, — et quand les trois coups résonnèrent, le poète se trouva tout naturellement assis auprès de la comtesse, dans l’ombre d’un des arbustes qui entouraient la colonne de l’ancêtre. Quel bonheur qu’il eût ainsi une place d’où il pouvait échapper aux regards !