Melmoth ou l’Homme errant/XXXVIII


Traduction par Jean Cohen.
G. C. Hubert (6p. 183-218).


CHAPITRE XXXVIII.



Quand Éléonore arriva dans le comté d’York, sa tante n’était déjà plus. Éléonore alla visiter sa tombe. Elle y resta pendant quelques instans, mais ne put y répandre une larme. Elle comparait sa vie agitée et douloureuse au bonheur dont jouissait sa tante, et le sort de celle-ci lui parut plus digne d’envie que de regrets.

La perte de sa parente rendit l’existence d’Éléonore plus triste et plus monotone, s’il était possible, qu’elle ne l’eût été sans cela. Elle était fort charitable pour les malheureux des environs, et jamais elle ne sortait de chez elle que pour les aller voir.

Elle avait reçu plusieurs lettres de Marguerite qu’elle avait lues et posées de côté sans y faire de réponse ; une nouvelle lettre vint enfin la tirer de l’état de stupeur où elle gémissait depuis long-temps. Elle la lut avec le plus vif intérêt et se prépara sur-le-champ à y répondre en personne.

Le courage de Marguerite paraissait se démentir à l’heure du danger. Elle disait à sa cousine que cette heure approchait à grands pas, et elle la suppliait de venir la consoler et la soutenir dans le péril qui la menaçait. Elle ajoutait que l’affection de John Sandal, dans ce moment fatal, la touchait plus qu’aucune autre preuve qu’elle eût reçue de son amour ; mais qu’elle ne pouvait voir sans chagrin que pour rester auprès d’elle il abandonnait tous ses plaisirs d’habitude. Vainement le pressait-elle de fréquenter selon son usage les châteaux des environs, il ne voulait point la quitter d’un seul instant ; mais elle espérait que la présence d’Éléonore l’engagerait à céder à ses prières, vu qu’il serait tranquille quand il la saurait avec l’amie de son enfance, dont les tendres soins lui seraient plus précieux encore que ceux d’un homme, quel qu’il fût.

Éléonore se mit sur-le-champ en route. Ce qui s’était passé depuis son départ avait élevé entre elle et son amant une barrière insurmontable ; et désormais, il n’était réellement plus pour elle qu’un frère.

Quand elle arriva, Marguerite commençait déjà à sentir les premières douleurs. Elle avait eu une grossesse pénible. Les souffrances naturelles de son état avaient été augmentées par l’idée de la responsabilité qui pesait en quelque sorte sur elle, au moment où elle allait peut-être donner la naissance à un héritier de la maison de Mortimer.

Éléonore s’approcha de son lit de douleurs ; elle pressa ses lèvres glacées sur les lèvres brûlantes de sa cousine, et pria pour elle.

Les premiers médecins de la province venaient d’arriver au château. La veuve Sandal marchait à grand pas dans les appartemens voisins. Elle ne communiquait à personne les inquiétudes inexprimables qu’elle éprouvait.

Deux jours et deux nuits se passèrent dans des alternatives d’espoir et de tourmens. Les cloches ne cessèrent de sonner dans toutes les paroisses à quatre lieues à la ronde. Les vassaux arrivaient en foule au château pleins d’une sollicitude honnête et sincère. D’heure en heure, la noblesse des environs envoyait savoir des nouvelles de la malade. Des couches dans une famille illustre étaient à cette époque un événement d’une grande importance.

Le moment arriva. Marguerite accoucha de deux enfans morts, et la jeune mère ne tarda pas à les suivre au tombeau. Dans cette occasion funeste elle montra un courage digne des Mortimer. Elle chercha de ses mains glacées la main de son malheureux époux et celle d’Éléonore, qui fondait en larmes ; elle les joignit avec un mouvement que l’un des deux comprit, et pria pour que leur réunion pût être éternelle. Elle demanda ensuite à voir les restes de ses deux enfans. On les lui montra et au même instant, elle donna à entendre par des expressions détournées que s’ils n’avaient pas été les derniers rejetons de la famille de Mortimer, si l’attente et l’espérance n’avaient pas été portées au plus haut point, elle et ses enfans auraient pu voir prolonger leur vie.

En parlant sa voix s’altéra et ses yeux s’affaiblirent. Leurs derniers regards se tournèrent vers celui qu’elle aimait ; quand leur lumière fut éteinte, elle sentit encore ses bras qui la pressaient. Un instant d’après elle ne sentit plus rien.

Dans les convulsions terribles qui accompagnent le désespoir d’un homme, désespoir d’autant plus affreux qu’il est plus rare, l’infortuné Sandal se jeta sur le lit de son épouse ; et Éléonore, perdant tout autre souvenir dans un malheur si cruel, ne put que répéter ses cris, sans songer que celle dont elle déplorait la perte, avait été, à ce qu’elle devait croire, le seul obstacle à son bonheur.

Mais de toutes les voix qui, dans ce jour de douleur, retentirent dans le château et firent résonner les voûtes et les tours, il n’y en eut point dont les accens ressemblassent à ceux de la veuve Sandal. Ses plaintes étaient des cris de rage ; son affliction, un désespoir que rien ne pouvait calmer. Courant, comme en démence, d’une chambre à l’autre, elle s’arrachait les cheveux et prononçait contre elle-même les plus horribles imprécations. Elle s’approcha, à la fin, de la chambre où la défunte était déposée. Les domestiques voulurent l’empêcher d’y pénétrer, mais ils n’en eurent pas la force. Elle s’y élança malgré eux, jeta un coup d’œil sur le cadavre immobile et sur les survivans muets ; puis se jetant à genoux devant son fils, elle avoua le secret de son crime, et développa dans toute son horreur cette masse d’iniquités, maintenant parvenue à son comble.

Son fils l’écouta, l’œil fixe et les traits immobiles, et quand elle eut fini, au lieu de la relever, comme elle le lui demandait, il repoussa les mains qu’elle lui tendait et tomba sur le lit avec un rire étouffé, mais affreux. On ne put l’en arracher que quand on retira le corps pour l’ensevelir, et ceux qui remplissaient ce pénible devoir, ne surent s’il fallait plaindre davantage celle qui était privée de la vie, ou celui chez qui le flambeau de la raison venait de s’éteindre à jamais.

La mère infortunée et coupable mourut quelques mois après, et déclara en mourant le secret de son crime à un ministre d’une église indépendante, qui, sur le bruit de son désespoir, était venu la visiter. Elle confessa que, poussée par l’avarice et plus encore par le désir de recouvrer l’importance qu’elle avait perdue dans la famille ; connaissant d’ailleurs les richesses et les dignités que son fils acquerrait par son mariage avec Marguerite et auxquelles elle participerait, après avoir mis en usage en vain tous les moyens de persuasion, elle s’était décidée à fabriquer un conte aussi faux qu’il était horrible, et dont elle fit part à son fils la veille de son mariage projeté avec Éléonore. Elle lui avait assuré qu’il n’était pas son fils, mais le rejeton du commerce illicite de son mari, le prédicateur, avec la mère puritaine d’Éléonore, qui avait été autrefois l’une de ses ouailles, et qui, de l’admiration pour ses sermons, avait passé à celle de sa personne. Cette liaison, avait-elle dit, lui avait causé de grandes inquiétudes pendant les premières années de son mariage. Elle ajouta que l’attachement réel de Marguerite pour son cousin avait pallié l’horreur de son action à ses yeux ; mais que quand elle avait vu son fils, le jour de son mariage projeté, quitter sa maison avec désespoir pour courir sans savoir où, elle avait eu un moment l’idée de le rappeler et de lui tout avouer. Bientôt cependant son cœur s’était endurci par la certitude que son secret était parfaitement sûr : car elle avait fait jurer à son fils qu’il ne le révélerait jamais, par respect pour la mémoire de son père et par pitié pour la coupable mère d’Éléonore.

Tout réussit au gré de ses criminels désirs. Sandal n’eut bientôt plus pour Éléonore que des yeux de frère, et l’image de Marguerite trouva place dans son cœur tendre et qui sentait le besoin d’aimer ; mais, comme il n’arrive que trop souvent aux artisans de fraudes et d’impostures, l’accomplissement apparent de ses vœux mit le comble à sa ruine. Le mariage de John et de Marguerite n’ayant point produit d’héritier, les biens passèrent au parent éloigné dont je vous ai parlé, et son fils, privé de sa raison par les chagrins que ses artifices lui avaient causés, se vit réduit à vivre de la modique pension que ses services passés lui avaient fait obtenir.

Quand la veuve Sandal eut expiré, Éléonore se retira dans sa chaumière du comté d’York avec l’objet infortuné de ses constantes amours et de ses tendres soins, et elle consacra le reste de ses jours à veiller sur lui et à guetter le retour d’une raison qui ne devait plus revenir.

Après avoir, pendant deux ans, dépensé une grande partie de sa fortune à consulter les premiers médecins de l’Angleterre, elle renonça enfin à toute espérance, réfléchissant que le revenu d’un capital, ainsi diminué, suffirait à peine pour procurer quelques-uns des agrémens de la vie à celui qu’elle avait résolu de ne jamais abandonner, elle resta désormais tranquille à côté de son triste compagnon, et devint un exemple de plus du dévouement dont le cœur d’une femme est capable, ne se lassant jamais de faire le bien, sans qu’il ait besoin d’être excité, soit par la passion, soit par les applaudissemens, soit même par la reconnaissance de l’objet qui ignore ce que l’on fait pour lui.

Elle passe la journée entière à ses côtés ; elle regarde attentivement cet œil jadis si brillant, et qui maintenant se fixe sur elle sans vie et sans expression. Elle songe à ce sourire si plein de grâce et d’esprit, et ne voit qu’un sourire vague qui cherche à plaire et ne peut rien exprimer. Elle détourne la tête et se repaît de souvenirs. Elle se rappelle le héros et l’amant ; celui qui réunissait tout ce qui pouvait éblouir les yeux, exalter l’imagination et attendrir le cœur. Elle le voit tel qu’il lui parut le premier jour. Tout-à-coup elle se réveille en sursaut en l’entendant rire ; elle voudrait partager sa joie, et lui-même ne sait pas l’expliquer.

Il lui reste cependant une consolation. Parfois la mémoire lui revient pour un instant ; il parle, et c’est son nom et non pas celui de Marguerite qu’il prononce. Un rayon d’espoir brille dans son cœur quand elle l’entend ; mais il se dissipe avec le rayon faible et errant qui a paru vouloir un instant éclairer la raison de l’infortuné.

Sa santé est le premier objet de ses soins. Tous les soirs elle le conduit à la promenade, et cherche les sentiers les plus écartés, afin d’éviter les personnes dont les indécentes railleries ou la froide pitié seraient à la fois pénibles pour elle et fatigantes pour son ami, dont la douceur avait survécu à la raison.

Ce fut à cette époque que je fis la connaissance… je veux dire qu’un étranger qui avait fixé sa demeure près du hameau qu’habitait Éléonore, commença à suivre de loin ces deux individus pendant leurs promenades lentes et solitaires. Il les épiait tous les soirs. Il était instruit de tout ce qui avait rapport à ces infortunés, et songea dès lors à en profiter. Leur vie était si retirée, qu’il ne pouvait espérer d’être présenté chez eux. Il chercha donc à gagner leur amitié en rendant de temps à autre de légers services au malade. Quelquefois il ramassait les fleurs, que sans le savoir, Sandal jetait dans le ruisseau, et puis il écoutait avec un sourire gracieux les paroles entrecoupées par lesquelles l’infortuné, qui conservait toute l’amabilité de son esprit éteint, s’efforçait de lui témoigner sa reconnaissance.

Éléonore en éprouvait aussi de son côté ; mais elle sentait quelques alarmes de l’assiduité avec laquelle l’étranger se trouvait tous les jours sur ses pas ; et soit qu’on l’encourageât ou qu’on le repoussât, il imaginait toujours quelque nouveau moyen de s’insinuer auprès d’eux. Ni la noble tristesse qui marquait les manière d’Eléonore, ni son profond abattement, ni ses saluts accompagnés de courtes réponses, ne purent vaincre la douce, mais infatigable importunité de cet inconnu.

Au bout de quelque temps, il risqua de lui parler de ses chagrins : c’est là un moyen certain d’obtenir la confiance des malheureux. Éléonore commença à prêter l’oreille à ses discours, et quoiqu’elle ne pût s’empêcher d’être étonnée de la connaissance qu’il montrait de toutes les circonstances de sa vie, elle éprouva aussi de la consolation de l’air de sympathie avec lequel il parlait ; mais surtout de l’espoir vague et mystérieux qu’il cherchait à lui inspirer. Il ne s’expliquait point à ce sujet, et même ce qu’il en disait, paraissait souvent lui échapper involontairement. Les habitans du hameau, que l’oisiveté rendait curieux, ne tardèrent pas à remarquer que l’étranger et Éléonore étaient inséparables dans leurs promenades du soir.

Environ quinze jours après que l’on eut fait pour la première fois cette observation, Éléonore se présenta un soir chez un ecclésiastique du voisinage. L’heure était déjà avancée, la pluie tombait par torrens ; Éléonore, trempée et la tête découverte, frappait à coups redoublés à la porte. On la fit entrer, et la surprise de son hôte vénérable, à cette visite inattendue, se changea en effroi, quand elle lui en eut communiqué la cause. Il avait d’abord imaginé, connaissant la cruelle position où elle se trouvait, que la présence d’une personne aliénée ait eu sur son esprit un effet contagieux.

Elle avait, comme de coutume, rencontré l’étranger à la promenade. Il avait enfin osé faire une proposition qu’Éléonore se sentit à peine la force de répéter à l’ecclésiastique. Cette proposition épouvantable et le nom, presque aussi épouvantable, de l’étranger, occasionèrent au pasteur une vive émotion. Après avoir gardé un assez long silence, il demanda à Éléonore la permission de l’accompagner un soir à la promenade. Elle y consentit, et fixa le rendez-vous au lendemain.

Il est nécessaire d’observer que cet ecclésiastique avait passé quelques années sur le continent, et que pendant ses voyages il lui était arrivé des aventures au sujet desquelles il courait les bruits les plus étranges, quoiqu’il gardât à leur égard le plus profond silence. Fixé depuis peu de temps dans les environs, il ignorait les événemens qui avaient marqué la vie d’Éléonore.

Le douteux crépuscule se fondait déjà dans les ombres de la nuit quand le pasteur quitta sa maison et se dirigea vers le lieu qu’Éléonore lui avait indiqué et où elle rencontrait d’ordinaire l’étranger.

Ils y étaient déjà quand il arriva. Le visage détourné et l’air effrayé d’Éléonore, la sévère et calme importunité de l’étranger ne lui permirent pas de se méprendre sur le terrible sujet de leur conversation. Tout-à-coup il s’avance et se présente aux yeux de l’étranger. Ils se reconnaissent sur-le-champ. Les traits de l’étranger offrirent une expression qui ne s’y était jamais peinte auparavant, c’était celle de la crainte. Il s’arrêta un moment, et se retira ensuite sans prononcer un mot et ne revint plus jamais obséder Éléonore.

Ce ne fut qu’au bout de quelques jours que l’ecclésiastique se sentit assez remis de l’émotion que cette rencontre lui avait causée pour pouvoir en expliquer le motif. Il fit dire pour lors à Éléonore que quand elle serait disposée à le recevoir, il aurait l’honneur de se rendre chez elle. Elle fixa le soir même. Il arriva, et quand le pauvre malade fut couché, quand ils furent assurés que rien ne les interromprait, ils s’assirent en face l’un de l’autre. Éléonore tremblait involontairement en songeant au récit qu’elle allait entendre ; et le pasteur, ému lui-même ne commença qu’après un silence la relation qu’il lui avait promise.

Il lui dit d’abord qu’il avait connu dans sa jeunesse un Irlandais nommé Melmoth, dont la vaste érudition et l’esprit vif et profond lui avaient inspiré un intérêt tel que leur liaison n’avait pas tardé à devenir intime. Plus tard, jeté dans des routes différentes, il l’avait perdu de vue ; mais au commencement des troubles civils, ayant cherché, avec son père et sa famille, un asile en Hollande, il y avait de nouveau rencontré Melmoth, qui lui avait proposé un voyage en Pologne, offre qu’il avait acceptée avec plaisir. Il y avait fait la connaissance d’Albert Alasco, l’aventurier polonais, dont il raconta à Éléonore plusieurs traits extraordinaires.

« Je ne fus pas long-temps, » dit-il ensuite, « à découvrir que Melmoth s’était irrévocablement attaché à l’étude de cet art justement abhorré de tout chrétien. Il avait eu la faiblesse d’ajouter foi à ceux qui lui avaient promis la connaissance et le pouvoir du monde à venir… mais à des conditions qu’on ne peut répéter. »

Une expression étrange agita ses traits à ces mots. Il se remit cependant et ajouta :

« À compter de ce moment notre liaison fut rompue. Je jugeai que Melmoth était entièrement livré aux illusions du démon, qu’il était au pouvoir de l’ennemi !

« Je n’avais pas vu Melmoth depuis plusieurs années et je me préparais à quitter l’Allemagne, quand la veille de mon départ on me fit dire qu’un de mes amis, se croyant sur le point de mourir, désirait entretenir un ministre protestant. Nous étions sur les terres d’un électeur ecclésiastique. Je m’empressai de me rendre chez le malade. En entrant dans la chambre où j’avais été introduit par un domestique qui se retira sur-le-champ en fermant la porte après lui, je fus surpris de la voir remplie de livres et d’instrumens d’astrologie et d’autres dont je ne pouvais deviner l’usage. Dans un des coins il y avait un lit, au chevet duquel je ne vis ni médecins, ni parens, ni amis. J’y jetai les yeux, et à ma grande surprise j’y distinguai la figure de Melmoth. Je m’avançai et je voulus lui adresser quelques mots de consolation. Il me fit signe de la main de garder le silence et je me tus. Le souvenir de ce qu’il avait été et la situation où il se trouvait me causèrent plus de frayeur encore que d’étonnement.

« Approchez, dit Melmoth, en parlant d’une voix très affaiblie, encore plus près. Je me meurs… vous ne savez que trop bien comment ma vie a été passée. J’ai commis le grand péché des anges… je me suis livré à l’orgueil… j’ai été fier de ma raison. C’est le premier des péchés mortels… J’ai aspiré après des connaissances défendues. Maintenant, je me meurs. Je ne recherche point les cérémonies de la religion. Je n’ai pas besoin de mots qui n’ont pas de sens pour moi, ou que du moins je voudrais qui n’en eussent pas. Ne me jetez pas ces regards d’horreur. Je vous ai fait appeler pour exiger de vous la promesse solennelle de cacher ma mort au monde entier. Que personne ne sache jamais où ni comment j’ai cessé d’exister.

« Sa voix était si claire, son ton si énergique, que je ne pus me persuader qu’il fût réellement dans l’état qu’il disait, et je lui répondis : Mais je ne saurais croire que vous soyez mourant. Votre intelligence est nette, votre voix forte, votre langage suivi, et sans la pâleur de votre teint et votre position dans ce lit, je croirais à peine que vous êtes malade. — Avez-vous, reprit-il, la patience et le courage nécessaires pour attendre la preuve de ce que je vous dis ? — Je répondis que je ne manquais point de patience, et quant au courage, j’invoquai en secret cet Être que j’honorais trop pour en prononcer le nom en sa présence. Il me comprit, et répondit par un sourire affreux ; puis montrant du doigt une pendule placée au pied de son lit, il dit : Observez bien cette pendule. Elle marque présentement onze heures. Mes idées sont nettes, et j’offre les apparences de la santé. Restez encore une heure et vous me verrez sans vie.

« Je ne quittai pas le chevet de son lit. Les yeux de l’un et de l’autre restaient fixés sur la pendule : il m’adressait de temps à autre la parole ; mais ses forces diminuaient visiblement. Il me répéta plusieurs fois qu’un secret inviolable était de la plus haute importance, même pour moi ; et il me laissait entendre que nous pourrions nous revoir. Je lui demandai pourquoi il avait jugé convenable de me confier un secret, dont la divulgation devait avoir des suites si graves, tandis qu’il n’eût tenu qu’à lui de le tenir toujours caché. Il ne me répondit pas. Cependant l’aiguille de la pendule approchait de minuit. Ses traits changeaient, ses yeux s’affaiblissaient, sa voix n’articulait plus, sa bouche s’affaiblissait ; enfin sa respiration cessa. Je tâtai son pouls, il ne battait plus ; j’appliquai une glace à sa bouche, elle ne fut point ternie. Au bout de quelques instans son corps se refroidit tout-à-fait. Je ne quittai l’appartement qu’au bout d’une heure, il ne donnait aucun signe d’un retour à la vie.

« Des circonstances malheureuses me retinrent long-temps sur le continent. Je le parcourus en tous sens, et partout j’entendais répéter que Melmoth vivait encore. Je n’ajoutai cependant aucune foi à ces bruits, et je revins en Angleterre bien convaincu qu’il était mort. Cependant c’est Melmoth qui marchait et qui parlait avec vous hier au soir. Mes yeux l’ont reconnu sur-le-champ. Il est tel que je l’ai vu il y a bien des années, quand ma marche était ferme et mes cheveux noirs. J’ai changé, mais il est toujours le même ; il semble que le temps n’ait pas osé porter la main sur lui. Il m’est impossible de concevoir par quel moyen il a pu prolonger ainsi son existence posthume et contre nature, à moins que le bruit terrible qui suivait partout ses pas sur le continent ne soit réellement fondé sur la vérité. »

Éléonore, poussée à la fois par la frayeur et par une curiosité vague, demanda quel était ce bruit qu’elle tremblait de deviner.

« N’en demandez pas davantage, » dit l’ecclésiastique, « vous en savez déjà plus qu’aucune oreille humaine aurait jamais dû entendre, aucun esprit humain concevoir. Qu’il vous suffise d’avoir été mise en état par la puissance divine, de repousser les assauts du malin esprit. L’épreuve a été terrible, mais le résultat en sera glorieux. Si l’ennemi continue ses attaques, rappelez-vous qu’il a déjà été repoussé des cachots et des échafauds, du milieu des cris de Bedlam et des flammes de l’Inquisition. Il lui reste à être vaincu par l’adversaire le plus faible : un cœur flétri par une passion malheureuse. Il a parcouru la terre pour chercher des victimes à dévorer. Il n’a point trouvé de proie, même dans les lieux où il se flattait d’en rencontrer. Que ce soit pour vous un sujet de gloire et de joie, que dans votre faiblesse, vous ayez ainsi remporté la victoire à l’aide de ce pouvoir qui doit toujours anéantir le sien.

 

Quelle est cette femme, affaiblie par le chagrin, qui soutient avec peine un malade exténué, et qui semble avoir elle-même besoin de support ? C’est toujours Éléonore, donnant le bras à John. Leur route est la même ; mais les années se sont écoulées sur leur tête. La soirée est triste : le vent d’automne siffle dans les arbres ; le ruisseau roule, à côté d’eux, ses eaux troubles, les feuilles desséchées résonnent sous leurs pas.

Tout-à-coup le malade indique, par un signe, qu’il désire s’asseoir. Sa fidèle compagne le conduit vers un tronc d’arbre couché, et se place à côté de lui. Il pose sa tête sur son sein, et elle sent, avec surprise et ravissement, des pleurs couler de ses yeux, pour la première fois, depuis de longues années. Il lui serre doucement la main : ce mouvement semble indiquer le retour de son intelligence. Elle le regarde, plein d’un espoir qu’elle ne peut exprimer. Il lève lentement la tête, et fixe les yeux sur elle. Dieu puissant et consolateur ! son regard est celui d’un être raisonnable. Il la remercie, par un coup d’œil délicieux, de tous ses soins, des longs et pénibles travaux de l’amour. Il ouvre la bouche ; mais ses lèvres ont perdu l’habitude de prononcer des paroles humaines. Il fait un effort difficile ; il le répète et ne réussit point. Les forces lui manquent, ses yeux se ferment ; son dernier soupir s’exhale sur le sein de la fidélité et de l’amour ; et, peu de jours après, Éléonore dit, à ceux qui entouraient son lit, qu’elle mourait heureuse, puisqu’il l’avait reconnue. Elle fit un signe à l’ecclésiastique, qui le comprit et y répondit.