Melmoth ou l’Homme errant/XXXVII


Traduction par Jean Cohen.
G. C. Hubert (6p. 142-182).


CHAPITRE XXXVII.



Un an après cet événement on voyait deux femmes se promener ou plutôt errer tous les soirs dans les environs d’un hameau situé dans la partie la plus solitaire du comté d’York. La campagne était agréable et pittoresque ; mais ces femmes qui avaient conservé des yeux pour contempler la nature n’avaient plus de cœur pour jouir de ses charmes. L’une des deux, maigre et exténuée, est jeune encore ; mais déjà ridée. Ses yeux noirs brillent d’un éclat effrayant sur un visage froid et blanc comme celui d’une statue. Elle ressemble à un lis épanoui trop tôt et frappé d’une gelée printanière : c’est Éléonore Mortimer. L’autre marche à côté d’elle d’un pas si roide et si mesuré, qu’elle paraît ne se mouvoir qu’à l’aide d’un mécanisme ingénieux. Ses yeux petits et perçans se dirigent si droit devant elle, qu’elle n’aperçoit ni le ciel, ni la terre, ni les arbres ou les champs qui bordent la route. C’est une tante puritaine d’Éléonore, une sœur de sa mère, chez laquelle elle a fixé sa résidence. Son costume est arrangé avec une telle précision que l’on dirait qu’un mathématicien en a calculé tous les plis ; chaque pointe d’épingle connaît sa place et remplit son devoir. Sa coiffe arrondie ne laisse rien paraître de ses cheveux sur son front étroit, et son large capuchon ajoute une teinte plus sombre à tous ses traits.

À compter du jour de son mariage avorté, Éléonore, pleine du sentiment de la fierté virginale offensée, sentiment que sa douleur même ne pouvait étouffer, n’avait eu d’autre désir que de quitter le lieu témoin de son malheur. Ce fut en vain que sa résolution fut combattue par sa tante et par Marguerite, qui, frappées d’horreur à ce funeste événement, dont il leur était impossible de deviner la cause, l’implorèrent avec la tendresse la plus vive de ne point quitter le château, engageant leur parole qu’elles n’y admettraient jamais le traître qui l’avait abandonnée. Éléonore ne répondit à leurs affectueuses supplications qu’en serrant leurs mains de ses mains glacées et en levant sur elles des yeux remplis de larmes qui n’avaient pas la force de couler.

« Restez avec nous, » dit la noble et généreuse Marguerite : « non, vous ne nous quitterez pas. »

« Ma chère cousine, » répondit enfin un jour Éléonore, « j’ai tant d’ennemis dans ces murs que ma vie n’y est pas en sûreté. »

« Des ennemis ! » s’écria Marguerite.

— « Oui, ma bien-aimée cousine. Tous les lieux qui conservent la trace de ses pieds, les perspectives qu’il aimait à contempler, l’écho qui répétait le son de sa voix, plongent dans mon cœur autant de poignards ; et les personnes qui m’aiment ne peuvent désirer que mon supplice se prolonge. »

Marguerite ne put répondre au gémissement douloureux qui accompagna ces paroles que par des larmes ; et quelques jours après, Éléonore se mit en route pour la maison de sa tante, puritaine fort dévote, qui habitait le comté d’York.

Quand la voiture qui devait l’emmener arriva à la porte, mademoiselle Anne, soutenue par ses femmes s’avança jusqu’à la moitié du pont-levis pour prendre congé de sa nièce, ce qu’elle fit avec une courtoisie noble et affectueuse. Marguerite, placée à une fenêtre, ne chercha point à cacher ses larmes. Elle fit de la main un signe à Éléonore. La tante conserva sa tranquillité tant qu’elle fut en présence des domestiques. Quand ils se furent éloignés, elle rentra dans sa chambre pour pleurer.

La voiture avait à peine fait une lieue, quand un serviteur, monté sur un coursier rapide, s’approcha de la portière et présenta à Éléonore son luth qu’elle avait oublié. Elle le contempla pendant quelques instans avec un regard qui offrait le combat de la mémoire avec la douleur ; puis elle donna ordre que l’on en brisât sur-le-champ les cordes, et elle continua son voyage.

La retraite qu’Éléonore avait choisie ne lui offrit point le repos qu’elle avait espéré d’y trouver. C’est ainsi que pendant la fièvre de la vie nous espérons en vain trouver du soulagement dans le changement de lieu.

Éléonore était retournée dans la famille de sa mère, dans l’espoir de renouveler d’anciens souvenirs effacés ; mais elle ne retrouva plus que les mots qui, jadis, lui avaient fourni des idées et elle chercha en vain les impressions qu’elle en avait autrefois éprouvées. Elle avait pensé que le langage de sa tante lui paraîtrait encore aussi sublime que dans ses premières années : elle fut trompée. On ne négligeait cependant rien pour la satisfaire. Quand elle voulait lire, on lui fournissait des livres puritaniques de tout genre. Si, désespérée de toucher son insensible cœur, elle abandonnait sa lecture, on l’invitait à une pieuse conférence, Éléonore se mettait à genoux et pleurait avec les autres à ces conférences, mais tandis que son corps était prosterné devant la divinité, ses larmes coulaient pour une créature qu’elle n’osait nommer. Quand dans l’excès de sa douleur elle courait vers le petit jardin qui entourait la modeste demeure de sa tante, afin d’y épancher ses douleurs dans la solitude, elle y était suivie de cette dame qui, d’un air calme et sans presser sa marche, lui offrait pour la consoler quelque nouvelle production mystique.

Éléonore, beaucoup trop habituée à cette fatale irritation du cœur qui nous prive de tout autre sentiment, s’étonnait comment un être si distrait, si froid, pouvait supporter son immobile existence. Sa tante se levait tous les jours à la même heure, faisait sa prière à la même heure, recevait à la même heure les pieux amis qui venaient la visiter et dont l’existence était aussi monotone et aussi apathique que la sienne. Les repas étaient réglés ; mais elle priait sans onction, mangeait sans appétit, et se mettait au lit sans avoir la moindre inclination au sommeil. Sa vie était purement machinale ; mais la machine était si bien montée qu’elle paraissait se rendre compte de ses mouvemens et en éprouver une sorte de satisfaction.

Éléonore s’efforça vainement d’imiter cette vie de froide médiocrité. Elle voyait un être inférieur à elle sous tous les rapports jouir d’une espèce de bonheur, tandis qu’elle-même était malheureuse, et s’en étonnait. Hélas ! elle ne savait pas que ceux qui sont privés de cœur et d’imagination sont les seuls qui sachent jouir des agrémens de la vie.

Éléonore luttait contre sa destinée ; sa raison s’était développée pendant son séjour au château de Mortimer : mais malheureusement son cœur s’y était aussi développé et d’une manière fatale : rien n’est plus terrible que le combat entre un esprit supérieur et un cœur brûlant d’une part et des individus d’une parfaite médiocrité de l’autre. Plus nous déployons de force, plus nous nous sentons paralysés par la faiblesse même de nos adversaires. C’est en vain que nous attaquons un ennemi qui ne comprend point notre langage et qui ne se sert point de nos armes. Éléonore finit par y renoncer ; cependant elle luttait encore avec ses propres sentimens ; elle avait reçu ses premières impressions religieuses sous le toit de cette même tante, et vraies ou fausses, elles avaient été si vives qu’elle désirait ardemment de les renouveler. Elle se rappelait entre autres une scène fort touchante qui avait eu lieu pendant son enfance.

Un vieux ministre non conformiste, véritable saint Jean pour la simplicité des manières et la sainteté de la vie, avait été arrêté par un magistrat, dans le moment même où il distribuait la parole de consolation à quelques personnes de son troupeau rassemblées dans la chaumière de la tante d’Éléonore. Le vieillard fut arraché de sa place pendant qu’il débitait son sermon, et mourut quelque temps après en prison.

Cette scène se peignit en traits ineffaçables dans la jeune imagination d’Éléonore. Au sein de la magnificence du château de Mortimer, elle ne s’était jamais oblitérée, et maintenant elle s’efforça de se rappeler ses moindres circonstances, dans l’espoir que son cœur en serait encore aussi touché qu’il l’avait été jadis. Ferme dans ses propos, elle ne négligea rien pour exciter en son âme cette réminiscence de religion : ce fut sa dernière ressource. Elle se rendit dans la petite chambre où la scène s’était passée ; elle s’assit sur la même chaise qu’occupait cet homme vénérable, quand on vint l’arracher du sein de ses ouailles. Elle avait cru voir un prophète monter au ciel ; elle eût voulu s’attacher à sa robe pour y monter avec lui. Elle essaya en répétant ses derniers mots de reproduire l’effet qu’ils avaient eu sur son cœur ; mais elle fondit en larmes en découvrant que ces mots n’avaient plus aucun sens pour elle.

Un nouveau combat vint bientôt se réunir à ceux qu’elle éprouvait. À cette époque les lettres circulaient difficilement, et on en écrivait guère que dans des occasions importantes. Éléonore en reçut néanmoins deux à très-peu d’intervalle ; elles étaient écrites par sa cousine Marguerite qui les envoya par un exprès. La première annonçait l’arrivée de John Sandal au château, et l’autre la mort de mademoiselle Anne Mortimer. À toutes deux étaient joints des post-scriptum parlant en termes mystérieux de l’interruption de la cérémonie du mariage, et donnant à entendre que la cause n’en était connue que de l’écrivain, de John Sandal et de sa mère. Il y avait aussi des instances pour qu’Éléonore voulût bien revenir au château où elle serait reçue par Marguerite et par John Sandal avec une amitié fraternelle.

Les lettres lui tombèrent des mains en les lisant. Elle n’avait jamais cessé de penser à John Sandal, quoiqu’elle fît les plus grands efforts pour n’y point penser. Son nom même lui causait une sensation si douloureuse, qu’elle ne pouvait ni l’exprimer ni la cacher.

Elle réfléchit long-temps en lisant les détails de la mort de mademoiselle Anne. Cet événement lui fit faire un retour sur elle-même ; elle envia à sa tante le port de repos dans lequel elle était heureusement arrivée. D’ailleurs, la mort de mademoiselle Anne n’avait pas été indigne de la magnanimité et de l’héroïsme de sa vie. Elle avait embrassé avec ardeur la cause de la malheureuse Éléonore, et elle avait juré en présence de Marguerite dans le château de Mortimer, de ne jamais plus admettre dans ses murs l’homme qui avait si indignement abandonné celle qui l’attendait à l’autel.

Un soir, pendant que mademoiselle Anne lisait quelques manuscrits du temps, on vint lui annoncer qu’un cavalier (les domestiques savaient tout le charme que ce mot avait pour une ancienne royaliste), avait passé le pont-levis, qu’il avait pénétré jusque dans le vestibule, et qu’il s’avançait vers l’appartement où elle se tenait.

« Qu’on le fasse entrer, » répondit-elle en se levant de sa chaise, et se tournant de façon à regarder la porte. Elle se mettait en devoir de saluer l’étranger, lorsqu’à son grand étonnement elle vit paraître John Sandal. Ses yeux qui n’avaient presque rien perdu de leur vivacité avec l’âge, le reconnurent sur-le-champ.

« Retirez-vous ! retirez-vous ! » s’écria-t-elle d’un ton noble et en lui faisant signe de la main, « retirez-vous ! ne profanez pas ce seuil en le passant. »

— « Écoutez-moi pour un instant, Mademoiselle ; permettez que je vous adresse la parole à genoux. Cet hommage, je le rends à votre rang et à notre parenté. Ne croyez pas que ce soit un aveu et que je me sente coupable. »

À ces mots et à l’action qui les accompagna, les traits de mademoiselle Anne éprouvèrent une légère contraction, une convulsion momentanée. « Levez-vous, Monsieur, levez-vous, » dit-elle, « et dites ce que vous avez à dire ; mais n’entrez pas dans un appartement où vous êtes indigne de pénétrer. »

John Sandal se leva et montra du doigt le portrait de sir Roger Mortimer auquel il ressemblait beaucoup. Mademoiselle Anne le comprit, et s’avançant de quelques pas sur le plancher de bois de chêne, elle se tint debout ; puis indiquant de son côté le portrait avec un air de dignité qu’il serait impossible de rendre par le pinceau, elle sembla dire : celui à qui vous vous vantez de ressembler et dont vous réclamez la protection, n’a jamais, comme vous, déshonoré ces murs par une bassesse, par une trahison indigne. Traître ! jetez les yeux sur son portrait !

L’expression de la demoiselle avait quelque chose de sublime. Le moment d’après, elle éprouva une convulsion beaucoup plus forte ; elle voulut parler ; mais ses lèvres ne lui obéissaient plus. Elle resta pendant quelques instans dans la même attitude et s’efforça ensuite de quitter la place ; mais ses membres étaient entièrement roidis. Après quelques efforts inutiles, elle tomba sans connaissance aux pieds de son neveu.

Elle ne survécut pas long-temps à cette entrevue et ne recouvra jamais l’usage de la parole. Elle conserva néanmoins toute sa raison, et jusqu’au dernier moment, elle fit entendre par ses gestes qu’elle ne voulait prêter l’oreille à aucune justification de la conduite de Sandal. Celui-ci en donna pourtant l’explication à Marguerite, qui quoique émue et affligée par ce qu’elle découvrit, finit néanmoins par s’accoutumer à l’idée que lui présentait cette découverte.

Peu de temps après la réception de ces lettres, Éléonore prit la résolution soudaine, mais peu étonnante, de se rendre immédiatement au château de Mortimer. Ce n’était point le désir de se dérober à la vie monotone qu’elle menait, ni celui de jouir de nouveau de la pompe qui régnait au château, ni même le besoin de changement de lieu, qui la décida à ce voyage : c’était une voix presque imperceptible, qui, au fond du cœur, lui murmurait : Allez, et peut-être

Éléonore se mit donc en route, et elle acheva son voyage aussi promptement que le permettait l’état des communications vers le milieu du dix-septième siècle. Son cœur palpita quand la voiture s’arrêta devant une grille gothique du parc, au-delà de laquelle il y avait une avenue de deux rangs d’ormes. Elle descendit, et le domestique qui l’accompagnait voulait lui montrer un sentier qui raccourcissait la distance. Elle lui fit signe qu’elle n’avait pas besoin de son service, et elle s’avança seule et à pied. Son cœur lui rappelait qu’elle avait erré une fois, dans cette même partie du parc, avec John Sandal. Son sourire répandait sur le passage une lumière plus douce que le soleil couchant. Elle revoyait les arbres, elle revoyait la lumière du soleil, mais elle ne retrouvait plus ce sourire enchanteur.

En s’approchant, à pas tremblans, du château, elle aperçut l’écusson funéraire que Marguerite, pour honorer sa grand’tante, avait fait placer, depuis sa mort, au-dessus de la tour principale, comme si le dernier mâle de la famille de Mortimer eût cessé de vivre[1]. Éléonore leva les yeux, et mille pensées diverses remplirent soudain son cœur : « Celle qui vient de mourir, » se dit-elle, « avait une âme toujours attachée à des pensées glorieuses, aux actions les plus nobles de l’humanité, aux plus sublimes idées de l’éternité. Son grand cœur ne put admettre que deux hôtes : l’amour de Dieu et celui de son pays. Ils restèrent avec elle jusqu’à la fin, car ils trouvèrent la demeure digne d’eux. Le mien, au contraire, accueillit un autre habitant ; et comment a-t-il été récompensé de son hospitalité ? Le traître l’a dévasté ! »

En entrant dans la grande salle du château, elle y trouva Marguerite, qui la reçut avec la plus tendre affection ; et John Sandal, qui, après le premier moment de joie, lui adressa la parole avec cette bienveillance calme et fraternelle qui ne laissait rien espérer. Il lui serra la main, témoigna la plus vive sollicitude pour sa santé, la pressa de se retirer pour prendre du repos après la fatigue de son voyage. Éléonore, faible et presque sans connaissance, saisit les mains de Sandal et de Marguerite, et, par un mouvement involontaire, les joignit l’une dans l’autre. La veuve Sandal était présente à cette scène. Elle montra beaucoup d’émotion à l’entrée d’Éléonore ; mais elle sourit à ce mouvement extraordinaire et spontané.

Éléonore se retira dans l’appartement qu’elle avait autrefois occupé. Marguerite, avec une prévoyance tendre et délicate, en avait fait changer tous les meubles ; il ne s’y trouvait plus rien qui lui rappelât les temps passés, si ce n’est son propre cœur. Elle s’assit, réfléchit à l’accueil qui venait de lui être fait : plus elle y pensa, plus elle sentit l’espoir se dissiper graduellement dans son cœur. L’expression du mépris ou de la haine lui eût paru moins désolante : car elle savait que les plus fortes passions se changent souvent en leurs extrêmes opposés, tandis que la simple bienveillance ne devient jamais une passion. Aussi fut-elle bientôt convaincue que tout était perdu.

Pendant plusieurs jours elle eut à souffrir l’intolérable peine de voir l’homme qu’elle aimait la traiter avec la froide indifférence de l’amitié. Ceux qui ont éprouvé cette peine peuvent seuls s’en former une idée. Éléonore, par les efforts les plus pénibles, tâchait de se faire aux nouvelles habitudes du château, car tout y était bien changé depuis la mort de mademoiselle Anne. Les nombreux prétendans à la main de la noble et riche héritière s’y présentaient en foule, et, selon l’usage du temps, ils y étaient somptueusement traités, et invités, par des fêtes réitérées, à y prolonger leur séjour.

Dans ces occasions, John Sandal témoignait toujours des attentions particulières à sa cousine Éléonore. Ils dansaient ensemble ; et quoique, dans la rigidité de son éducation puritaine, on eût cherché à lui inspirer une grande horreur pour cet amusement, elle s’y plaisait cependant, et sa danse était infiniment gracieuse, surtout quand elle était soutenue par celle de Sandal, qui était l’un des meilleurs danseurs de son temps. Tout le monde l’applaudissait, et elle était admirée même des courtisans les plus à la mode ; mais, en se mettant en place, Éléonore se disait que Sandal eût dansé précisément de même quand il aurait eu pour danseuse la personne la plus indifférente à ses yeux. Il lui avait indiqué, de la manière la plus gracieuse, les plus légères erreurs qu’elle avait commises dans la figure ; il l’avait reconduite avec la politesse la plus tendre et la plus inquiète, et s’était empressé de la rafraîchir avec le vaste éventail alors à la mode. Rien ne pouvait être plus flatteur ; mais Éléonore sentait que ces attentions n’étaient point celles d’un amant.

Un soir Sandal étant sorti pour visiter un seigneur du voisinage, Marguerite et Éléonore se trouvèrent seules. Toutes deux paraissaient désirer également une explication qu’aucune ne voulait entamer. Éléonore restait à la fenêtre par où elle avait vu partir Sandal, jusqu’à ce que l’obscurité ne lui permît plus de rien distinguer. Marguerite fut la première qui rompit le silence en disant : « Éléonore, ne le cherchez plus ; il ne peut jamais être à vous ! »

Ce discours imprévu et le ton de conviction dont il était prononcé, fit sur Éléonore l’effet d’un avertissement du ciel. Elle n’eut pas la force de demander comment cette certitude avait été acquise. L’esprit se trouve souvent dans une situation où il écoute la voix d’un être humain comme celle d’un oracle, et au lieu de demander l’explication de la destinée qu’elle annonce, attend avec soumission ce qui lui reste à dire. Éléonore s’éloignant donc lentement de la fenêtre, demanda avec une tranquillité effrayante s’il s’était irrévocablement expliqué à sa cousine.

— « Et il n’y a donc plus d’espoir ? »

— « Il n’y en a plus. »

— « Et c’est lui qui vous l’a dit… lui-même ? »

— « Oui, ma chère Éléonore, et de grâce ne parlons plus jamais sur ce sujet. »

« Jamais, » répondit Éléonore ; « non, jamais. »

La sincérité et la dignité du caractère de Marguerite étaient des gages certains de la vérité de ce qu’elle disait, et c’était peut-être pour cela qu’Éléonore faisait de si grands efforts pour se dérober à une conviction qui passait malgré elle dans son esprit. Dans les maladies du cœur nous ne pouvons supporter la vérité, nous aimons mieux le mensonge qui nous plaira pour un moment. Les esclaves de leurs passions, comme les esclaves du pouvoir portent une haine égale à ceux qui ne savent point les flatter.

De nouvelles preuves s’offraient à elle de moment en moment ; elle voyait, elle sentait jusqu’au fond de l’âme, l’attachement croissant de John Sandal et de Marguerite ; et cependant elle rêvait à des obstacles imprévus, à une explication ; elle se disait, peut-être ! Ce mot est le dernier qui cesse de sortir de la bouche de ceux qui aiment.

En abandonnant ses prétentions au cœur de son amant, Éléonore, se contentait de ses regards. Elle se disait à elle-même : Que je le voie sourire, quand même ce ne serait pas pour moi ! Il me suffit de vivre en sa présence ; que son âme soit toute entière à une autre ; n’importe, un de ses regards peut s’égarer et tomber sur moi : je n’en demande pas davantage.

Cependant la tante puritaine d’Éléonore crut devoir faire, vers cette époque, un effort pour la retirer de ce qu’elle appelait les embûches de l’ennemi. Elle lui écrivit, non sans peine, une longue lettre pour la conjurer de revenir auprès de celle qui avait servi de guide à sa jeunesse, et dans le sein de son Dieu. Après avoir employé tous les argumens spirituels qu’elle put imaginer, elle ajouta que la main qui traçait ces lignes ne serait probablement bientôt plus en état de réitérer ses avis ; peut-être même serait-elle déjà placée dans la tombe, pendant que sa nièce lirait l’épître qu’elle lui adressait.

Éléonore versa des larmes ; mais elles ne furent causées que par une émotion physique et nullement par une conviction morale. Rien n’endurcit le cœur comme l’amour, quoiqu’il semble devoir l’adoucir. Elle répondit cependant, mais l’effort fut aussi grand que l’avait été celui de sa vieille parente. Elle reconnaissait dans sa lettre, avec les regrets les plus vifs, l’abandon de ses principes religieux ; elle parlait ensuite de son malheureux amour dont elle déplorait la force invincible, et finissait pourtant par exprimer l’espoir et le vœu de se reposer enfin dans un port de salut.

Toute la famille remarqua l’altération de la santé d’Éléonore ; le domestique lui-même qui se tenait derrière sa chaise témoignait de jour en jour plus de tristesse. Marguerite se repentit de l’avoir engagée à venir au château.

Éléonore le sentait comme les autres, et elle aurait voulu leur épargner ce chagrin ; mais il lui fut impossible de ne pas regretter sa jeunesse et sa beauté qui se flétrissaient également dans une douleur sans remède. Un jour, poussée au désespoir par la peine insupportable à laquelle elle était en proie, elle épancha son cœur devant sa cousine.

« Il m’est impossible, » lui dit-elle, « de supporter plus long-temps cette existence ; de fouler le plancher où ses pas s’impriment, de voir tous les objets qui m’entourent réfléchir son image, sans jamais en voir la réalité ; de sentir quand je l’aperçois, qu’il est le même et que cependant il ne l’est pas ; le même à l’œil, mais un autre par le cœur. Ô Marguerite ! ce combat continuel entre le rêve de l’imagination et le triste réveil de la réalité, plonge dans mon sein un poignard qu’aucune main humaine ne peut retirer, et dont la plaie envenimée brave les efforts de la médecine ! »

Marguerite versa des pleurs en l’écoutant, et puis elle exprima à regret son consentement au départ d’Éléonore, si celle-ci le jugeait nécessaire à son repos.

Le soir même qui suivit cette conversation, Éléonore qui avait coutume d’errer seule dans les bois dont le château était entouré, rencontra John Sandal. Le temps était beau ; la saison était la même que celle où ils s’étaient vus la première fois. Rien n’était changé dans la nature ; leurs cœurs seuls n’étaient plus d’accord. Sandal, en l’abordant, lui avait adressé la parole avec une voix aussi mélodieuse et des accens aussi tendres que jadis, avec ces accens qui n’avaient jamais cessé de retentir dans son oreille. Elle crut remarquer dans ses manières plus de sensibilité qu’elles n’en avaient offertes depuis peu, et les souvenirs du lieu où ils se trouvaient ajoutaient à cette illusion. Une vaine espérance fit palpiter imperceptiblement son cœur. Elle pensait à ce qu’elle n’osait exprimer, et osait pourtant croire. Ils continuèrent leur promenade ensemble. Ils regardèrent ensemble les derniers rayons de lumière, éclairant les montagnes pourprées, et au milieu du profond silence des bois, une voix éloquente parlait à leurs cœurs. Éléonore se risqua à lever les yeux sur ce front qui, jadis, lui avait paru celui d’un ange. Il offrait le même éclat et le même sourire ; mais l’éclat n’était plus que la reflection du couchant enflammé, et le sourire ne s’adressait qu’à la nature seule. Quand elle en fut bien convaincue, elle fondit involontairement en larmes ; l’expression d’une tendre surprise de la part de Sandal et les paroles de consolation qu’il lui adressa ne firent qu’ajouter à sa souffrance. Elle avait mis son dernier espoir dans la nature et cet espoir lui manqua. Dans ce moment elle entendit les faibles sons d’une musique pastorale. Ces sons qui partaient de la flûte d’un jeune paysan semblaient lui dire : non, non, jamais, jamais ! Tout paraît prophétique aux malheureux. Le cœur désespéré d’Éléonore accepta le présage de cette musique lugubre.

Peu de jours après cette dernière rencontre, Éléonore écrivit à sa tante du comté d’York, pour lui dire que si elle voulait la recevoir de nouveau sous son toit, elle s’y fixerait volontiers pour le reste de ses jours, ajoutant, en réponse à la dernière partie de la lettre de sa tante, que malgré la différence de leur âge, sa vie, selon toutes les apparences, ne se prolongerait pas au-delà de la sienne.

À son départ, Marguerite pleura et Sandal témoigna la plus vive sollicitude. Parvenue à quelque distance du château, elle renvoya le carrosse de la famille, disant qu’elle irait à pied avec sa femme de chambre jusqu’à la ferme où des chevaux l’attendaient. Elle s’y rendit en effet, mais au lieu de continuer sa route elle y demeura cachée. Le bruit d’un mariage projeté entre John Sandal et Marguerite avait frappé son oreille.

Le jour de la noce ne tarda pas à arriver ; Éléonore se leva de grand matin. Les cloches sonnaient un carillon joyeux (tel qu’elle en avait entendu autrefois dans une occasion semblable.) Les amis arrivèrent aussi nombreux et aussi gais que le jour qu’ils l’avaient accompagnée à l’autel. Elle vit les brillans équipages, elle entendit les cris de joie de la moitié de la province ; elle se figura le timide sourire de Marguerite et la figure radieuse de celui qui avait été autrefois destiné à sa main.

Tout-à-coup le bruit cessa. Elle comprit que la cérémonie continuait ; puis qu’elle était finie ; que les mots irrévocables étaient prononcés ; que le lien indissoluble était formé. Les cris de joie retentirent de nouveau quand le brillant cortége retourna au château. Éléonore vit et entendit tout. Quand le silence fut rétabli, elle jeta par hasard les yeux sur sa robe ; elle était blanche comme celle qu’elle avait portée le jour destiné à ses noces. Elle l’échangea en frémissant contre une robe de deuil, et se mit en route pour un voyage, qui devait la conduire, à ce qu’elle espérait, au terme de sa destinée.


  1. En Angleterre, quand un maître de maison vient à mourir, on place au-dessus de la porte l’écusson de ses armes, peint sur un fond noir, et avec des devises pieuses, telles que Resurgam, etc.
    (Note du Traducteur.)