Traduction par Jean Cohen.
G. C. Hubert (5p. 91-120).


CHAPITRE XXVI.



Le manuscrit que le Juif Adonias m’avait chargé de copier, continua Monçada, offrait, en cet endroit, plusieurs pages illisibles. Adonias lui-même ne fut pas en état de les suppléer. J’en distinguai néanmoins qu’Isidora permit imprudemment à son mystérieux amant de continuer à fréquenter le jardin la nuit, et qu’elle causait avec lui par la fenêtre. En attendant, elle ne put obtenir qu’il se déclarât à sa famille ; peut-être craignait-elle elle-même que sa demande ne fût mal reçue.

Connaissant la contrainte sévère et l’extrême régularité qui régnait dans la maison, elle éprouvait intérieurement quelque surprise de la facilité avec laquelle Melmoth paraissait les défier l’une et l’autre, et se trouvait ainsi en état de visiter le jardin tous les soirs. Mais telle était l’influence que conservait sur elle son existence romantique, que la présence de son amant, malgré les circonstances extraordinaires dont elle était accompagnée, ne lui inspira jamais le désir de faire une seule question sur les moyens qu’il paraissait avoir de vaincre des difficultés insurmontables à tout autre.

Deux circonstances étaient surtout frappantes dans leur réunion. Après s’être séparés dans une île de la mer des Indes, ils se revoyaient, au bout de trois ans, en Espagne, et ni l’un ni l’autre n’avait songé à s’informer des aventures qui avaient précédé une rencontre si singulière et si inattendue. Il était facile d’expliquer ce défaut de curiosité de la part d’Isidora. Sa première existence avait eu un caractère si fabuleux et si fantastique, que les choses les moins probables lui étaient devenues familières, tandis que les choses les plus simples lui paraissaient seules sans probabilité. Des merveilles formaient son élément naturel, et elle était moins surprise de revoir Melmoth en Espagne, qu’elle ne l’avait été la première fois qu’elle l’avait rencontré dans cette île.

Un motif tout-à-fait opposé faisait, sur Melmoth, un effet semblable. Sa destinée lui défendait également la curiosité et la surprise. Le monde ne pouvait lui offrir de merveille plus étonnante que sa propre existence ; et la facilité avec laquelle il passait de région en région, se mêlant aux hommes sans avoir rien de commun avec eux, semblable à un spectateur fatigué et accablé d’ennuis, qui erre de place en place dans une vaste salle de spectacle où il ne connaît personne, cette facilité eût prévenu en lui l’étonnement, quand il eût rencontré Isidora sur le sommet des Cordilières.

Pendant un mois entier elle ne cessa de permettre des visites nocturnes, quoique, pour dire la vérité, à une distance qui aurait empêché, même à la jalousie espagnole, de s’en formaliser : car le balcon de sa fenêtre était à près de quatorze pieds au-dessus du niveau du jardin où Melmoth se tenait. Durant le cours de ce mois, Isidora passa rapidement, mais imperceptiblement par toutes les phases du sentiment que ceux qui ont aimé ont tous connues, soit que leur passion ait eu un cours tranquille, soit qu’il ait été semé d’obstacles. Au commencement, elle était pleine du désir à la fois d’écouter et de se faire entendre. Elle brûlait de raconter toutes les merveilles de sa nouvelle existence ; elle éprouvait, sans s’en rendre compte, ce désir vague et dépourvu de tout sentiment d’amour-propre qui porte cependant à déployer, en présence de l’objet que nous aimons, toute l’éloquence, tous les talens, tous les attraits que nous possédons, dans l’espoir seul d’augmenter notre prix à ses yeux. Nous nous glorifions alors de l’hommage que la société nous accorde, dans l’espoir de sacrifier ces hommages à notre bien-aimé. Il nous semble que les éloges que nous recevons, nous rendent plus dignes des siens.

Quant à Isidora, même dans cette île où Melmoth avait assisté, pour ainsi dire, à l’aurore de son intelligence, elle avait senti en elle-même le germe des talens dont elle ne s’enorgueillissait point. Son estime pour elle-même augmenta avec son attachement pour lui. Sa passion devint son orgueil, et quand son esprit commença à s’étendre, elle s’imagina qu’en voyant l’admiration qu’elle inspirait par son amabilité, ses talens et ses richesses, cet homme si fier, si bizarre finirait par s’humilier devant elle, ou du moins par reconnaître le pouvoir de ces talens qu’elle avait eu tant de peine à acquérir depuis son entrée involontaire au sein de la société européenne.

Elle avait entretenu cet espoir dans le commencement de ses visites, mais quelqu’innocent et quelque flatteur qu’il fût pour l’objet auquel il s’adressait, cet espoir fut déçu. Pour Melmoth, il n’y avait réellement rien de nouveau sous le soleil. Les connaissances étaient pour lui un fardeau, il n’avait rien à apprendre de personne. Les talens étaient des bagatelles sans valeur, la beauté était une fleur qu’il contemplait avec mépris, et qui se flétrissait par son attouchement. Quant aux richesses et aux honneurs, il les appréciait ainsi qu’ils le méritaient, mais non avec ce tranquille dédain du philosophe ou ce pieux oubli du saint, mais avec cette indignation et ce désir avide de voir exécuter l’arrêt auquel il ne doutait pas que leurs possesseurs ne fussent condamnés. Mu par de pareils sentimens et par d’autres qu’il est impossible de décrire, Melmoth éprouvait un soulagement extraordinaire des flammes éternelles qui brûlaient déjà dans son sein, dans la fraîcheur parfaite et sans tache du cœur d’Immalie, car elle était toujours Immalie pour lui. Elle était comme l’Oasis de son désert, la fontaine limpide à laquelle il s’abreuvait, et qui lui faisait oublier les sables brûlans par lesquels il venait de passer, et ceux plus brûlans encore vers lesquels sa course se dirigeait.

Au bout de huit jours, Isidora avait déjà renoncé à l’espoir de l’éblouir ou de lui inspirer de l’intérêt, à cet espoir qui, dans le cœur de la femme la moins coquette, naît en même temps que l’amour. Tous ses vœux, tout son cœur se concentrèrent, non plus dans l’ambition d’être aimée, mais dans le seul désir d’aimer. Elle ne parlait plus avec un orgueil innocent et naïf des talens qu’elle avait acquis, de son goût qu’elle avait cultivé. Elle ouvrait à peine la bouche et se contentait d’écouter. Elle le voyait long-temps avant qu’il parût ; elle l’entendait quoiqu’il ne parlât pas. Souvent ils passaient la nuit entière, Isidora fixant ses yeux alternativement sur la lune et sur son mystérieux amant, tandis que Melmoth, sans prononcer un mot, s’appuyait contre les colonnes de son balcon, ou contre le myrte touffu, qui couvrait, d’une ombre qu’il recherchait même la nuit, l’expression effrayante de sa physionomie. Ce silence mutuel se prolongeait jusqu’à ce qu’à la vue de l’aurore, Isidora donnât de la main le signal muet de leur séparation.

Telles sont les gradations marquées d’un sentiment profond. Le langage n’est plus nécessaire à ceux dont les cœurs palpitans savent se faire entendre, dont les yeux se parlent plus clairement, même à la lumière affaiblie de la lune, que la physionomie ouverte au grand jour ; à ceux qui éprouvant une joie exquise au renversement de tous les sentimens et de toutes les habitudes de la terre, trouvent la lumière dans les ténèbres et l’éloquence dans le silence.

Pendant leurs dernières entrevues, Isidora parlait parfois ; mais c’était seulement pour rappeler à son amant, du ton le plus doux, la promesse qu’il lui avait faite de se faire connaître à ses parens et de la demander en mariage. Elle murmurait aussi pour lors quelques mots de sa santé qui dépérissait, de son courage qui l’abandonnait, de son espérance qui ne se réalisait point, de leurs entrevues mystérieuses qu’elle se reprochait. En parlant ainsi elle pleurait ; mais elle lui cachait ses larmes.

C’est ainsi, mon Dieu, que nous sommes justement condamnés, quand nous nous attachons à tout autre qu’à vous, à voir notre cœur repoussé comme la colombe qui parcourait l’Océan sans rivage, et ne trouvait pas un endroit où poser le pied, pas une branche de verdure à rapporter dans son bec. Puisse l’arche de la miséricorde s’ouvrir pour de telles âmes, et leur accorder un asile contre ce monde orageux et ce déluge de courroux contre lequel elles ne peuvent combattre, et où elles ne trouvent aucun lieu de repos ! Isidora était enfin arrivée au dernier période de ce pénible pélerinage où elle avait été conduite à regret par un guide cruel. Durant le premier, elle avait essayé, avec l’innocent artifice d’une femme, à l’attacher en déployant devant lui tous ses nouveaux dons, sans se douter qu’ils n’étaient pas nouveaux pour lui. Dans le second, elle s’était contentée de le voir ; mais maintenant, elle commençait à sentir que pour un amour si vif, un attachement si profond, elle méritait au moins un honorable aveu de la part de son amant, et que ce mystérieux délai, dans lequel son existence se dissipait, pouvait rendre cet aveu trop tardif, quand à la fin, il s’y déciderait. Elle lui fit part de ses pensées ; mais à toutes ses prières, dont les moins touchantes n’étaient pas celles où elle n’employait que les regards, il ne répondait que par un silence profond et inquiet ou par des discours frivoles, que leurs sauvages et terribles saillies rendaient plus effrayans encore.

Parfois, il paraissait même insulter au cœur dont il avait triomphé, en affectant de douter de sa conquête, de l’air d’un homme qui s’en glorifie et qui raille son captif en lui demandant s’il est réellement enchaîné.

« Vous ne m’aimez pas, » disait-il alors. « Vous ne pouvez pas m’aimer. L’amour dans votre patrie chrétienne doit être le résultat d’un goût cultivé, d’habitudes semblables, d’une heureuse ressemblance de travaux, de pensées, d’espérances et de sentimens. Il est donc impossible que vous aimiez un être d’un extérieur repoussant, bizarre dans ses manières, sauvage et impénétrable dans ses sentiment, inaccessible enfin dans le but arrêté de son existence effrayante et sans crainte. Non, » ajoutait-il d’un ton mélancolique, mais ferme, « vous ne pouvez m’aimer dans la position où vous a placée votre nouvelle vie. Jadis… mais ces temps sont passés… Maintenant vous êtes un enfant baptisé de l’Église catholique… un membre de la société civilisée… l’enfant d’une famille qui ne connaît point l’étranger. Qu’y a-t-il donc entre vous et moi, Isidora ? »

« Je vous ai aimé, » répondit la vierge espagnole, d’une voix aussi pure, aussi ferme et aussi tendre que du temps où elle était la seule divinité de son île enchantée et fleurie. « Je vous ai aimé avant d’être chrétienne ; j’ai changé de croyance, mais mon cœur n’a point changé. Je vous aime encore ; je serai à vous pour toujours. Vous m’insultez en paraissant douter de ce sentiment que vous ne cherchez à analyser que parce que vous ne le sentez pas ou ne pouvez pas le comprendre. Dites-moi ce que c’est qu’aimer. Je vous défie, avec toute votre éloquence et tous vos sophismes, de répondre à cette question avec autant de justesse que moi. Si vous voulez savoir ce que c’est que l’amour, ne le demandez pas à la bouche d’un homme, mais au cœur d’une femme. »

« En me priant de vous expliquez l’amour, » dit Melmoth avec un sourire amer, « vous m’imposez une tâche qui m’est si agréable, que je ne doute pas de la remplir à votre entière satisfaction. Aimer, belle Isidora, c’est vivre dans un monde que nous avons créé nous-mêmes, et dans lequel les formes et les couleurs des objets sont aussi brillantes que fausses et décevantes. Pour ceux qui aiment, il n’y a ni jour ni nuit, ni été ni hiver, ni société ni solitude. Leur délicieuse mais illusoire existence n’offre que deux époques, la présence et l’absence. Elles tiennent lieu de toutes les distinctions de la nature et de la société. Le monde pour eux ne renferme qu’un individu, et cet individu est pour eux le monde lui-même. L’atmosphère de sa présence est le seul air dans lequel ils puissent vivre, et la lumière de ses yeux est le seul soleil de leur création. »

« J’aime ! » se dit intérieurement, Isidora.

« Aimer, » continua Melmoth, « c’est vivre dans une existence remplie de contradictions perpétuelles ; sentir que l’absence est insupportable ; souffrir presque autant dans la présence de l’objet aimé ; être rempli de dix mille pensées quand nous sommes loin de lui ; songer au bonheur que nous éprouverons à lui en faire part en le voyant : et quand le moment de notre réunion arrive, nous sentir, par une timidité également oppressive et insupportable, hors d’état d’exprimer une seule de ces pensées ; être éloquent en son absence et muet en sa présence ; attendre le moment de son retour comme l’aurore d’une nouvelle existence : et quand il arrive être privé tout-à-coup de ces moyens auxquels il devait donner une nouvelle énergie ; guetter la lumière de ses yeux, comme le voyageur du désert guette le lever du soleil : et quand l’astre a paru, succomber sous le poids accablant de ses rayons, et regretter presque la nuit. »

« Ah ! s’il en est ainsi, je crois bien que j’aime, » dit à demi-voix Isidora.

« Aimer, » poursuivit Melmoth, avec une énergie toujours croissante, « c’est sentir que notre existence est tellement absorbée dans celle de l’objet aimé, que nous n’avons plus de sentiment que celui de sa présence ; de jouissances que les siennes ; de maux que ceux qu’il souffre ; aimer, c’est n’être que par ce qu’il est, n’user de la vie que pour la lui conserver, tandis que notre humilité croît en proportion de notre attachement. Plus nous nous abaissons, moins notre abaissement nous paraît suffire pour exprimer notre amour ; la femme qui aime ne doit plus se rappeler son existence individuelle ; elle ne doit considérer ses parens, sa patrie, la nature, la société, la religion elle-même… Vous tremblez ! Immalie ; je veux dire Isidora… que comme des grains d’encens qu’elle jette sur l’autel du cœur. »

« Oui, j’aime en effet, » s’écria Isidora, et elle pleurait et tremblait en faisant cette terrible confession. « J’aime, car j’ai oublié tous les biens que l’on m’a dit être ceux de la nature, et le pays dans lequel on m’a dit que j’étais née. Je renoncerai, s’il le faut, à mes parens, à ma patrie, aux habitudes que j’ai prises, aux pensées que l’on m’a enseignées, à la religion que je… Oh non ! mon Dieu ! mon Sauveur ! » ajouta-t-elle en quittant précipitamment la fenêtre, pour se jeter aux pieds du crucifix et l’embrasser, « non, je ne vous renoncerai jamais ! vous ne m’abandonnerez point à l’heure de la mort ! vous ne me déserterez point à l’heure des épreuves ! vous ne me délaisserez point aujourd’hui même ! »

À la lumière des bougies qui brûlaient dans sa chambre, Melmoth put la voir prosternée aux pieds de l’image sacrée. Il distingua cette dévotion du cœur, qui le faisait palpiter d’une manière presque visible dans son sein d’albâtre ; ses mains jointes qui paraissaient implorer des secours contre les mouvemens d’un cœur qu’elle cherchait vainement à réprimer, et qui ensuite se levaient vers le ciel, comme pour lui demander pardon de l’inutilité de leurs efforts. Il frémit en voyant la sincérité avec laquelle elle embrassait le crucifix. Il ne regardait jamais ce symbole sans détourner les yeux ; mais cette fois, il ne put les détacher d’Immalie, agenouillée devant la croix. Il parut oublier pour un moment l’instinct infernal qui gouvernait son existence, et ne la regarder que pour le seul plaisir de la voir. Sa personne entière prosternée, ses riches vêtemens, qui flottaient autour d’elle comme la draperie qui orne un autel inviolable ; ses beaux cheveux qui couvraient seuls ses épaules nues ; ses belles mains blanches unies pour prier, la pureté d’expression qui semblait l’identifier avec ce qu’elle faisait ; tout cela lui donnait l’air, non d’une mortelle suppliante, mais du génie même de la prière. On ne pouvait s’empêcher de penser que deux lèvres pareilles ne pouvaient converser qu’avec les habitans des cieux. Melmoth, qui éprouvait ce que je viens de décrire, sentait en même temps qu’il lui était à jamais impossible d’y participer ; il détourna la tête, avec une douleur morne et triste, et le rayon de la lune qui vint éclairer son œil brûlant, n’y rencontra point de larme.

S’il avait regardé un instant de plus, il aurait vu sur la figure d’Isidora une expression trop flatteuse, sinon pour son cœur, du moins pour sa vanité ; il y aurait remarqué cette profonde et dangereuse méditation de l’âme, déterminée à scruter les mystères de l’amour et de la religion, afin de se décider pour l’un ou pour l’autre, cette pause sur le bord d’un abîme, cette pause qui fait trembler la balance entre Dieu et l’homme.

Au bout de quelques instans Isidora se releva. Il y avait plus de calme, plus d’élévation dans son air. On voyait aussi cette décision qu’un appel sans réserve au Sondeur des reins ne manque jamais de communiquer, même aux plus faibles d’entre ses créatures.

Melmoth retournant à sa place sous la fenêtre, la regarda pendant quelque temps avec un mélange de surprise et de compassion ; mais se hâtant de repousser ces sentimens, il lui demanda quel gage elle était prête à lui donner de cet amour qu’il avait décrit, et qui était le seul qui en méritât le nom.

— « Tous les gages que les enfans des hommes peuvent donner, mon cœur et ma main ; ma résolution d’être à vous au sein du mystère et de la douleur ; de vous suivre s’il le faut dans l’exil et dans la solitude. »

Tandis qu’elle parlait, il régnait dans ses yeux, et sur toute sa physionomie, une sublimité radieuse qui lui donnait l’apparence d’un être céleste, réunissant à la fois la passion et la pureté. Il s’y joignait aussi quelque chose qui annonçait l’orgueil de la vertu, la confiance dans une faiblesse apparente et dans une énergie intérieure. Elle était là comme une femme aimante, mais que son amour n’humilie pas, unissant à la tendresse la magnanimité, prête à tout sacrifier à son amant, excepté ce qui doit diminuer, à ses yeux, le prix du sacrifice ; prête à être la victime, mais se sentant digne d’être la prêtresse.

Melmoth la regardait fixement. Un sentiment généreux et humain fit battre momentanément son cœur. Il voyait sa beauté, son attachement, sa pure et parfaite innocence, son sentiment unique pour un homme qui, à cause de la puissance effrayante de son existence surnaturelle, ne pouvait rien éprouver pour aucun être mortel. Il en détourna les yeux, mais il ne pleura pas.

« Eh bien ! Isidora, » dit-il, « vous ne voulez donc point me donner de gage de votre amour ? Est-ce là ce que vous voulez me faire comprendre ? »

— « Demandez un gage qu’une femme puisse donner. Plus serait hors de mon pouvoir, moins rendrait le gage sans valeur. »

Ces mots firent une si vive impression sur Melmoth, dont le cœur, quoique plongé dans des crimes impossibles à décrire, n’avait jamais été souillé par la sensualité, qu’il quitta soudain le lieu où il était, la contempla un moment, et s’écria ensuite :

« Oui, vous m’avez donné des preuves incontestables de votre amour. Il me reste à vous en donner un de cet amour que j’ai décrit, de cet amour que vous seule pouviez inspirer, de cet amour que, dans des circonstances plus heureuses, j’aurais pu… mais n’importe ; il ne s’agit pas ici d’analyser le sentiment, mais d’en donner une preuve. Consentiriez-vous donc à unir votre destinée à la mienne ? Voudriez-vous réellement être à moi au sein du mystère et de la douleur ? Me suivriez-vous alternativement de la terre à la mer et de la mer à la terre, vous dévouant à moi, sans connaître de repos, sans avoir de foyers, avec la marque sur le front et la malédiction sur votre nom même ? Voudriez-vous vraiment à ces conditions, être à moi ? être ma chère, mon unique Immalie ? »

— « Je le voudrais ; je le veux ! »

« Eh bien ! » répondit Melmoth, « recevez dans ce lieu la preuve de mon éternelle reconnaissance. Dans ce lieu, je renonce à votre vue ! je romps votre engagement ! je vous fuis pour jamais ! »

En disant ces mots, il disparut.