Traduction par Jean Cohen.
G. C. Hubert (4p. 56-89).


CHAPITRE XIX.



Je suis convaincu que quand ce passage eût été aussi long que ceux des Pyramides ou des Catacombes, j’aurais toujours poursuivi ma route jusqu’à ce que la faim ou la fatigue m’eussent forcé de m’arrêter. Heureusement je n’avais aucun danger de ce genre à craindre. Le pavé était uni, et les murs recouverts de nattes. J’étais dans les ténèbres, mais ma vie était en sûreté ; d’ailleurs je ne demandais qu’une chose : c’était de pouvoir me mettre à l’abri des atteintes de l’Inquisition ; tout le reste m’était indifférent.

J’étais dans cette position d’esprit qui réunit les extrêmes du courage et de la pusillanimité. Tout-à-coup j’aperçus une faible lumière. Juste Ciel ! quelle fut ma joie en la voyant ! Comme je pressai le pas pour m’en approcher ! Je ne tardai pas à découvrir qu’elle brillait à travers les fentes d’une porte que l’humidité du souterrain avait rendues assez larges pour que je pusse voir sans peine tout l’intérieur de l’appartement. Je me mis à genoux devant une de ces fentes, et je contentai la curiosité que j’éprouvais de connaître le lieu où je me trouvais.

Je vis une grande pièce tapissée en serge d’une couleur foncée, depuis le plafond jusque environ quatre pieds du plancher. Le reste était couvert d’une natte épaisse, sans doute dans le but de prévenir les effets de l’humidité souterraine. Au milieu de la chambre était placée une table couverte d’un drap noir, et sur laquelle se trouvait une lampe en fer d’une forme antique et singulière. C’était la lumière de cette lampe qui avait dirigé ma marche, et elle m’aida aussi à distinguer un ameublement qui ne laissait pas d’être fort singulier. Il y avait des cartes géographiques, des globes, et plusieurs instrumens dont l’usage m’était inconnu, mais qui, selon ce que j’appris plus tard, étaient des instrumens d’anatomie. Il s’y trouvait aussi une machine électrique, un modèle curieux en ivoire d’un instrument pour donner la question, quelques livres, plusieurs rouleaux de parchemin sur lesquels étaient tracés des caractères à encre rouge et jaune ; enfin quatre squelettes étaient rangés autour des murs, et placés dans des espèces de bières perpendiculaires qui donnaient à ces ossemens décharnés des positions animées, et les faisaient paraître les vrais habitans de ce singulier appartement. Dans les intervalles, il y avait des animaux empaillés, entre autres un crocodile et des ossemens gigantesques que je crus d’abord avoir appartenus à Sampson, mais que je découvris plus tard être ceux d’un mammouth. J’y vis aussi des cornes d’élan que je pris pour celles du diable, et des fétus monstrueux de toute espèce. Je ne doutai pas que ceux-ci ne fussent les restes de quelques nains, esclaves du grand enchanteur, qui lui-même frappa le dernier ma vue.

À l’un des bouts de la table était assis un vieillard enveloppé dans une longue robe. Sa tête était couverte d’un bonnet de velours noir, avec une large bordure de fourrure, et ses lunettes étaient si grandes, qu’elles cachaient presque son visage. Il était occupé à déployer des rouleaux de parchemin d’une main tremblante et inquiète. Tout-à-coup, saisissant un crâne humain qui était sur la table à côté de lui, et le tenant dans des doigts aussi décolorés et presque aussi décharnés que lui-même, il l’apostropha du ton le plus sérieux. Toutes mes craintes pour ma sûreté personnelle s’évanouirent devant celle que j’éprouvais de me voir le témoin involontaire d’une orgie infernale. Je restais agenouillé devant la porte, lorsqu’enfin ma respiration, long-temps retenue, se fit jour par un long gémissement qui attira l’attention du personnage assis devant la table. Une vigilance habituelle suppléait en lui aux défauts que l’âge avait occasionés dans ses sens. Il ne lui fallut qu’un instant pour courir à la porte, l’ouvrir, et me saisir d’un bras encore vigoureux, quoique ridé par la vieillesse. Je me crus entre les griffes du démon.

Il ferma la porte et y mit le verrou. J’étais tombé, et je vis une figure effrayante placée au-dessus de moi, et qui me dit d’une voix de tonnerre : « Qui es-tu ? que viens-tu faire ici ? »

Je ne savais comment répondre. Je jetai un regard fixe et muet sur les squelettes et sur le reste des meubles de ce terrible caveau.

« Arrête, » dit l’inconnu, « si tu es réellement épuisé, et si tu as besoin de te rafraîchir, bois de cette coupe : la liqueur qu’elle contient te fera autant de bien que si c’était du vin. Elle sera de l’eau pour tes entrailles, et de l’huile pour tes os. »

En disant ces mots, il m’offrit à boire ; mais je repoussai son verre avec une horreur inexprimable, ne doutant pas qu’il ne contînt quelque composition magique. Dans la frayeur dont j’étais accablé, j’invoquai le Sauveur et tous ses saints, et, faisant le signe de la croix à chaque phrase que je prononçais, je lui dis :

« Non, tentateur, garde tes infernales potions pour la bouche de tes lutins ou pour toi-même. Il n’y a qu’un instant que je me suis échappé des mains de l’Inquisition, et j’aimerais dix mille fois mieux y retourner, et devenir sa victime volontaire, que de jamais consentir à être la tienne. Ta tendresse est la seule cruauté que je craigne. Dans les prisons mêmes du Saint-Office, où je voyais le bûcher qui s’allumait pour moi, et la chaîne qui devait m’attacher au poteau, j’étais soutenu par un pouvoir qui me donnait la force de contempler presque de sang-froid ces objets si terribles pour la nature, plutôt que de m’y dérober au prix de mon salut. Le choix me fut offert ; je me suis décidé, et dussé-je me trouver mille fois encore dans le cas de choisir, dussé-je voir les flammes s’élever déjà autour de moi, mon choix serait toujours le même. »

Pendant que je parlais, le vieillard me contemplait avec un regard calme, mais surpris, qui me fit rougir de ma frayeur avant que j’eusse fini de l’exprimer.

« Quoi ! » me dit-il à la fin, en répondant seulement à quelques expressions de mon discours qui paraissaient l’avoir plus frappé que le reste, « es-tu échappé à ce bras qui porte ses coups dans l’ombre ? Es-tu ce jeune Nazaréen qui a cherché un asile dans la maison de notre frère Salomon, le fils d’Hilkiah, qui porte le nom de Fernand Nunez parmi les idolâtres de cette terre de captivité ? Je m’attendais à te voir ce soir ; je savais que tu viendrais manger de mon pain et boire dans ma coupe, et me servir de secrétaire ; car notre frère Salomon m’a fait un grand éloge de tes talens d’écrivain. »

Je le regardais saisi d’étonnement. Je me rappelai alors pour la première fois, que Salomon avait été sur le point de me faire connaître une retraite sûre et secrète, et quoique je ne pusse m’empêcher de trembler encore en regardant autour du singulier appartement où nous étions, je sentis néanmoins renaître une espérance que justifiait la connaissance que mon hôte paraissait avoir de ma personne.

« Assieds-toi, » me dit-il, en voyant que j’étais près de succomber à la fois à la fatigue et à l’effroi. « Assieds-toi, mange une bouchée de pain et bois un peu de vin. Réconforte ton corps, car on dirait que tu viens d’échapper aux lacs de l’oiseleur ou aux flèches du chasseur. »

J’obéis sans savoir ce que je faisais. J’avais véritablement besoin de ce qu’il m’offrait, et j’allais le prendre : mais un sentiment irrésistible de répugnance et d’horreur surmonta le besoin. Je rejetai les alimens qu’il me présentait, en montrant du doigt les objets dont j’étais entouré, et auxquels j’attribuais le dégoût que j’éprouvais. Il regarda pendant un moment autour de lui, comme étonné que des objets qui lui étaient si familiers, pussent être repoussans pour un étranger ; puis, secouant la tête, il me dit :

« Tu es un sot ; mais tu es un Nazaréen, et je te plains. En vérité, ceux qui ont instruit ta jeunesse ne se sont pas contentés de fermer le livre de la sagesse pour toi, ils ont encore oublié de l’ouvrir pour eux-mêmes. Les Jésuites, tes maîtres, n’étaient-ils pas aussi maîtres dans l’art de guérir, et es-tu étranger à la vue de ses instrumens les plus simples ? Mange, je t’en prie, et sois sûr que ces figures ne te feront point de mal. Ces ossemens privés de vie ne peuvent ni mesurer tes alimens ni t’en priver ; ils ne peuvent serrer tes jointures ni les déchirer avec le fer, ainsi que l’auraient fait les êtres vivants qui allaient s’emparer de toi comme de leur proie, et j’en atteste le dieu des armées, tu l’aurais été, si le toit hospitalier d’Adonias ne t’eût offert cette nuit un asile. »

Je pris donc le pain qu’il ne cessait de m’offrir, et je bus à longs traits de son vin, que la soif causée par l’effroi et l’anxiété, me faisait avaler comme de l’eau. Je ne laissais pourtant pas de faire de fréquens signes de croix et de prier Dieu, pour que cette boisson ne se convertît pas en un poison funeste et diabolique. Le Juif Adonias me contemplait avec une compassion et un mépris toujours croissant.

« Qu’est-ce qui t’effraie ? » me dit-il. « Si je possédais le pouvoir que la superstition de ta secte m’attribue, au lieu de te fournir des alimens, ne pourrais-je pas t’offrir toi-même en holocauste aux démons ? Tu es en mon pouvoir, et cependant je n’ai ni la puissance, ni la volonté de te faire du mal. Est-ce à toi, qui viens d’échapper aux cachots de l’Inquisition, à trembler en considérant les meubles qui garnissent la cellule d’un docteur solitaire ? Dans cet appartement j’ai passé soixante années de ma vie, et tu frémis de le visiter pour un moment ! Mange, Nazaréen, les alimens ne sont point empoisonnés ; bois, il n’y a point de filtre dans cette coupe. Pouvais-tu en dire autant dans les prisons de l’Inquisition, ou même dans les cellules des Jésuites ? Mange et bois sans crainte dans le caveau d’Adonias, le Juif. Si tu avais osé te fier aux Nazaréens, je ne t’aurais jamais vu chez moi. As-tu fini ? » ajouta-t-il, et je répondis par un salut. « As-tu bu dans la coupe que je t’ai offerte ? » Ma soif répondit pour moi, et je lui tendis le vase. Il sourit ; mais le sourire de la décrépitude, le sourire d’une bouche sur laquelle plus d’un siècle a passé, a une expression repoussante et hideuse à décrire. Ce n’est point le sourire du plaisir. Je frémis involontairement quand le Juif Adonias ajouta : « Puisque tu as mangé et bu, il est bien juste que tu te reposes. Viens te coucher. Ton lit sera peut-être plus dur que celui que tu avais dans ta prison ; mais il sera plus sûr. Tes adversaires et tes ennemis ne t’y trouveront pas. »

Quand il eut fini de parler, il me conduisit par des passages si longs et si entortillés, qu’ils confirmèrent à mon esprit le bruit que j’avais entendu répéter au sujet des routes souterraines, au moyen desquelles les demeures respectives des Juifs de Madrid communiquent ensemble, et qui ont jusqu’ici fait échouer tous les efforts et toute l’adresse de l’Inquisition. Je dormis cette nuit, ou plutôt ce jour, car le soleil était déjà levé ; je dormis, dis-je, sur un lit de sangle, dans une chambre petite, mais élevée, et dont les murs, comme ceux de toutes les pièces de cette singulière habitation, étaient garnis de nattes jusqu’à la moitié de leur hauteur. Une seule fenêtre, étroite et grillée, admettait la lumière du soleil, et au doux bruit des cloches, ainsi qu’au bruit plus doux encore de la nature humaine, réveillée et en mouvement autour de moi, je m’assoupis, et je continuai à dormir du sommeil le plus profond, et qu’aucun rêve n’agita, jusque vers la fin du jour, ou, pour me servir du langage d’Adonias, « Jusqu’à ce que les ombres du soir eussent recouvert la face de la terre. »

Quand je me réveillai, je le vis à côté de mon lit. « Lève-toi, » me dit-il, « mange et bois, afin que tes forces reviennent. »

En disant ces mots il me montrait du doigt une petite table garnie de mets légers et accommodés avec la plus grande simplicité. Il crut néanmoins devoir s’excuser du luxe qu’il déployait.

« Quant à moi, » observa-t-il, « je ne mange la chair d’aucun animal, si ce n’est aux fêtes et aux néoménies, et cependant les années de ma vie se montent déjà à cent sept, dont j’en ai passé soixante dans la chambre où tu m’as vu. Il est rare que je monte aux étages supérieurs de cette maison, excepté dans des occasions comme celle-ci, ou quand je veux ouvrir ma fenêtre du côté de l’orient, pour prier Dieu et lui demander de retirer sa main de dessus Jacob, et de faire cesser la captivité de Sion. Oui, telle a été ma vie. La lumière des cieux a été cachée à mes yeux, et la voix de l’homme est une voix étrangère à mes oreilles. Parfois seulement j’écoute les lamentations de mes frères, qui pleurent sur l’affliction d’Israël. Cependant la corde argentine n’est pas déliée ; la coupe d’or n’est pas brisée, et quoique mon œil devienne moins perçant, mes forces ne sont point abattues. »

Je le regardais en effet pendant qu’il me parlait, et j’admirais sa figure majestueuse, qui m’offrait un véritable modèle des anciens patriarches. Il représentait le vieux Testament dans toute sa sévère grandeur et dans son antiquité contemporaine du monde. Après une pause, il ajouta :

« As-tu mangé ? T’es-tu rassasié ? Lève-toi donc, et suis-moi. »

Nous descendîmes dans le caveau, et je découvris que la lampe ne s’y éteignait jamais. Adonias me montrant du doigt les parchemins épars sur la table, me dit :

« C’est en ceci que j’ai besoin de ton secours. Plus de la moitié d’une vie prolongée au-delà des bornes accordées aux mortels, a été consacrée à recueillir et à transcrire ces manuscrits ; mais mes yeux commencent à s’obscurcir, et je sens que j’ai besoin d’être aidé par l’œil plus clair et la main plus prompte de la jeunesse : c’est pourquoi notre frère m’ayant certifié que tu étais un jeune homme qui maniait la plume comme un scribe, et qui en outre avait besoin d’un lieu de refuge pour te mettre à l’abri des embûches de tes frères, j’ai bien voulu que tu vinsses sous mon toit, et que tu mangeasses des choses que tu viens de voir, ou de celles que tu pourrais désirer, excepté les mets abominables défendus par la loi et les prophètes, et qu’en outre tu reçusses de moi des gages, comme mon serviteur. »

Vous l’avouerai-je, Monsieur ? quelque triste que fût ma position, je ne pus m’empêcher de rougir à l’idée de voir un chrétien, un pair du royaume d’Espagne, secrétaire aux gages d’un Juif. Adonias continua :

« Et quand ma tâche sera remplie, alors je serai recueilli avec mes pères, dans la ferme espérance que mes yeux verront le roi dans sa splendeur et la terre lointaine ; et peut-être, » ajouta-t-il d’une voix que la douleur rendait douce, solennelle et tremblante, « peut-être rencontrerai-je, au sein du bonheur, ceux que j’ai quittés dans la peine : toi, Zacharie, le fils de mes reins, et toi, Lia, l’épouse de mon cœur. (Ces dernières paroles s’adressaient à deux des squelettes placés dans la chambre.) Oui, dans la présence du Dieu de nos pères, les rachetés de Sion se rejoindront ; ils se rejoindront comme ceux qui ne doivent plus se séparer au siècle des siècles. »

À ces mots, il ferma les yeux, leva les mains, et parut absorbé dans une prière mentale. Sa douleur avait peut-être diminué mes préjugés ; il est certain qu’elle avait adouci mon cœur. Dans ce moment, je commençai à croire qu’il était possible, à la rigueur, qu’un Juif entrât dans le bercail des bienheureux. Ce sentiment opéra vivement sur moi, et je demandai, avec un intérêt véritable, des nouvelles de Salomon, qui s’était vu exposé, à cause de moi, aux poursuites des inquisiteurs.

« Sois tranquille, » me dit Adonias, en secouant sa main osseuse et ridée, comme pour éloigner un sujet qui, pour le moment du moins, était au-dessous de lui. « Notre frère Salomon ne court aucun risque de la vie, et l’on ne s’emparera pas même de ses dépouilles. Si nos adversaires sont puissans par la force, nous le sommes par nos richesses et par notre prudence. Jamais ils ne découvriront la trace de tes pas, et, si tu veux m’écouter et suivre mes conseils, ton existence même sur la face de la terre leur restera toujours inconnue. »

Je ne pouvais parler ; mais l’expression d’une muette inquiétude, qui se peignait sur ma physionomie, parlait suffisamment pour moi.

« Hier au soir, » me dit Adonias, « tu as fait usage de certaines paroles qui ne me sont pas absolument présentes, mais dont le son a néanmoins causé à mon oreille une sensation extraordinaire. Tu m’as dit, ce me semble, que tu avais été tenté par un être qui aurait voulu te faire renoncer au Tout-Puissant, qui est également l’objet de l’adoration du Juif et du chrétien, et que tu avais déclaré que, quand même le bûcher serait allumé pour toi, tu cracherais sur le tentateur, et tu foulerais aux pieds son offre… »

« Oui, » m’écriai-je, « je l’ai dit et je l’aurais fait ; j’en prends Dieu à témoin. »

Adonias s’arrêta un moment comme pour réfléchir si ce que j’avais dit n’était qu’un élan de passion, ou bien la preuve d’une grande énergie de l’âme. Il parut enfin porter de mes sentimens un jugement favorable, quoique les homme âgés soient d’ordinaire enclins à regarder des marques d’émotion comme une démonstration de faiblesse plutôt que de sincérité.

« Puisqu’il en est ainsi, » me dit-il après une longue et solennelle pause, « tu connaîtras le secret qui depuis tant d’années a été un fardeau insupportable à l’esprit d’Adonias. J’ai travaillé depuis ma jeunesse ; mais le moment de ma délivrance approche et elle ne tardera pas à s’accomplir. Dans les jours de mon enfance, un bruit étrange frappa mon oreille : on me dit qu’un être avait été envoyé sur la terre pour tenter les Juifs et les Nazaréens, et jusqu’aux disciples de Mahomet, dont le nom est maudit dans la bouche de nos frères ; qu’il devait leur porter des offres de délivrance dans les momens d’un malheur en apparence sans remède, à condition qu’ils feraient ce que je n’ose répéter, même dans cette solitude, où il n’y a que toi seul pour m’entendre. Tu frémis… tans mieux : c’est que tu es du moins sincère dans ta croyance erronée. J’écoutais ces bruits avec avidité ; et telle était la perversité de mon esprit, que je désirais de rencontrer, que dis-je ? de combattre le malin esprit dans toute sa puissance. Ainsi que nos pères dans le désert, je rejetais le pain des anges, et je n’aspirais qu’après les mets défendus, les mets des sorciers de l’Égypte. Ma présomption fut, hélas ! cruellement punie ; je reste privé de femme, d’enfans, d’amis ; avec une existence, prolongée au-delà du terme de la nature, et n’ayant que toi seul au monde pour en mettre les événemens par écrit. Je ne t’en ferai pas présentement le récit ; je me bornerai à te dire que les deux squelettes que tu vois de ce côté furent jadis couverts d’une chair bien plus fraîche que la tienne : ce sont ceux de ma femme et de mon enfant, dont tu ne dois pas connaître à présent l’histoire. Tu dois au contraire lire et raconter celle de ces deux autres squelettes. De retour dans mon pays, si un Juif peut dire qu’il a un pays, je m’assis sur ce siége, j’allumai cette lampe, je pris en main ma plume, et je fis le vœu de ne pas souffrir que cette lampe s’éteignît, de ne pas quitter ce siége ou délaisser ce caveau avant que cette histoire ne fût mise par écrit dans un livre. Je ne te dirai point comment je fus poursuivi par les fils de Dominique, et comment j’échappai à leurs serres. Qu’il te suffise de savoir qu’ils virent mes manuscrits, et qu’ils ne purent les déchiffrer. Je jurai pour lors de ne jamais en donner la clef qu’à un Nazaréen qu’ils auraient poursuivi, comme moi, et je suppliai le Dieu d’Israël de m’en faire rencontrer un : ma prière a été exaucée, car je te vois ! »

En écoutant ce discours, une terreur inexplicable remplissait mon âme. Je regardais tantôt l’orateur flétri par l’âge, et tantôt la douloureuse tâche qu’il m’imposait. Ne suffisait-il donc pas de porter dans mon cœur cet horrible secret ? Fallait-il encore remuer les cendres d’autres infortunés pour les répandre au loin ? Je finis cependant par jeter les yeux sur les manuscrits. Adonias me les présenta, et me fit remarquer qu’ils étaient en langue espagnole, mais écrits avec des caractères grecs. Il me pressa de me mettre à l’ouvrage. Ma répugnance pour cette tâche était invincible ; il me semblait que j’ajoutais un nouvel anneau à la chaîne par laquelle une invincible main m’entraînait à ma perte, et que j’allais devenir l’historien de ma propre condamnation.

Comme je feuilletais les manuscrits d’une main tremblante, Adonias, rempli d’une émotion surnaturelle, s’écria : « Qu’est-ce qui te fait trembler, enfant de la poussière ? Si tu as été tenté, ils l’ont été aussi ; si tu as résisté, ils ont résisté comme toi ; s’ils goûtent le repos, tu le goûteras un jour. Tu n’as pas souffert une seule douleur spirituelle ou temporelle qu’ils n’aient aussi soufferte long-temps avant qu’il fût question de ta naissance. Jeune homme, ta main tremble en touchant ces feuillets qu’elle n’est pas digne de toucher, et cependant il faut que je t’emploie, car j’ai besoin de toi. Triste lien de la nécessité qui réunit deux esprits si peu faits l’un pour l’autre ! »

Tandis qu’il parlait, je ne cessais de feuilleter le volume.

«  Eh bien ! » continua Adonias, « ta main hésite-t-elle encore à transcrire l’histoire de ceux dont la destinée se trouve liée à la tienne par une chaîne si miraculeuse, si invisible et si indissoluble ? Regarde, quoiqu’ils n’aient plus de langue, ils te parlent avec une éloquence plus forte que s’ils étaient encore en vie. Ils étendent vers toi leurs bras décharnés, et leur silence même t’implore. Écoute-les : prends la plume et écris. »

Je pris la plume ; mais il me fut impossible d’écrire un mot. Adonias dans un moment de transport arracha un squelette du lieu qu’il occupait, et le plaça devant moi en disant : « Là, raconte-lui toi-même ; il te croira peut-être, et il écrira sous ta dictée. »

La nuit était orageuse, et quoique nous fussions profondément cachés sous la surface de la terre, le murmure des vents arrivait jusqu’à moi, et ressemblait à la voix de ceux qui ne sont plus. Je fixai involontairement les yeux sur le manuscrit que je devais copier ; je pris la plume, et je ne la quittai que quand je l’eus achevé.