Traduction par Jean Cohen.
G. C. Hubert (4p. 90-140).


CHAPITRE XX.
HISTOIRE DES INDIENS.



Dans le nord des Indes, et non loin de l’embouchure du Hoogly, est située une île qui, par sa position et par des circonstances particulières, resta long-temps inconnue aux Européens. Elle n’était même visitée par les habitans des îles voisines que dans certaines occasions extraordinaires. Elle est entourée de bas-fonds qui en rendent l’approche impraticable à tout vaisseau chargé, et les rochers qui bordent la côte, font que cette approche est dangereuse, même pour les légers canots des naturels du pays ; mais ce qui la rendait autrefois plus formidable encore que tout le reste, c’étaient les horreurs dont la superstition l’avait comme investie. Il existait une tradition, d’après laquelle le premier temple de la déesse Séeva avait été construit dans cette île, où sa hideuse idole, assise sur une natte de vipères entrelacées, portant un collier de crânes humains, et des langues fourchues sortant de ses vingt bouches de serpent, avait reçu de ses adorateurs le premier hommage sanglant ; hommage qui consistait en membres mutilés et en enfans immolés.

Le temple avait été renversé et l’île à moitié dépeuplée par un tremblement de terre qui s’était fait ressentir jusque sur les côtes des Indes. Il avait cependant été rebâti par le zèle de ses adorateurs, qui recommençaient à visiter l’île, quand un ouragan, sans exemple même dans ces climats, vint désoler le lieu consacré. La pagode fut consumée par la foudre ; les habitans, leurs maisons, leurs champs cultivés furent détruits, au point qu’il ne resta pas dans toute l’île une trace d’humanité, de culture ou de vie. Les dévots consultaient leur imagination pour se rendre compte de la cause de ces calamités ; et tandis qu’assis à l’ombre de leurs cocotiers, ils défilaient leurs chapelets de couleur, ils attribuaient ces événemens à la colère de la déesse Séeva, irritée de la popularité croissante du dieu Juggernaut. Ils soutenaient que l’on avait vu son image s’élevant au milieu des flammes qui avaient consumé les autels auxquels ses adorateurs s’étaient vainement attachés pour leur sûreté, et ils étaient fermement persuadés qu’elle s’était rendue dans quelque île plus heureuse, où elle espérait jouir de festins de chair et de sang, en paix et sans être molestée par l’aspect du culte d’une déité rivale. En conséquence, l’île resta pendant de longues années inculte et privée d’habitans.

Les équipages des vaisseaux européens, ajoutant foi à l’assurance des Indiens, et persuadés qu’ils n’y trouveraient ni animaux, ni végétaux, ni même de l’eau, évitaient de la visiter, et les naturels du pays, en passant devant dans leurs canots, lançaient un regard de tristesse sur son aspect désert, et jetaient quelque objet à la mer pour désarmer le courroux de Séeva.

Cette île, ainsi abandonnée à elle-même, devint d’une fertilité extraordinaire, de même que l’on voit certains enfans qui profitent mieux quand on les néglige, que quand on les entoure de tous les soins du luxe et d’une tendresse excessive. Le sol était tapissé de fleurs, les arbres couverts du feuillage le plus épais, pliaient sous le poids des fruits ; mais il n’y avait pas de main pour les cueillir ni de bouche pour les savourer, quand un jour quelques pêcheurs, qu’un courant très-fort avait poussés dans l’île, qu’ils avaient vainement cherché à éviter, se virent forcés d’en approcher, non sans avoir adressé à la déesse Séeva les plus ferventes prières, pour se la rendre favorable. À leur grand étonnement, ils purent s’en éloigner de nouveau sans avoir éprouvé de malencontre ; seulement ils rapportèrent à leur retour qu’ils y avaient entendu les sons les plus exquis qui jamais eussent frappé leurs oreilles, et ils jugèrent que sans doute une déesse moins cruelle que Séeva y avait fixé son séjour. Les plus jeunes d’entre les pêcheurs ajoutèrent à ce rapport, qu’ils avaient entrevu la figure d’une femme, d’une beauté extraordinaire, qui avait glissé et disparu entre les arbres qui ombrageaient de toutes parts les rochers de la côte. Ils ne manquèrent pas de supposer que cette femme était une incarnation de Vishnou, sous une forme plus aimable qu’aucune de celles qu’il eût jamais prises.

Les habitans des îles voisines, non moins superstitieux que pleins d’imagination, déifièrent cette vision, chacun à sa manière. Les vieux dévots, en l’invoquant, n’abandonnaient aucune des pratiques sanglantes du culte de Séeva et de Harée ; les jeunes femmes s’approchaient, avec leurs légers canots, le plus près possible, de l’île enchantée, offrant des vœux à Camdeo (le dieu de l’amour chez les Indiens), à qui elles envoyaient de petites nacelles de papier remplies de fleurs, et avec un cierge allumé, dans l’espoir que leur divinité chérie fixerait sa résidence dans cette île. Les jeunes gens aussi, ou du moins ceux qui étaient amoureux et qui aimaient la musique, allaient sur les côtes de l’île supplier Apollon Krishnou de la sanctifier par sa présence ; ne sachant ce qu’il fallait lui offrir, debout sur la proue de leurs canots, ils chantaient des airs sauvages, et finissaient par jeter à la mer une figure de cire tenant en main une espèce de lyre.

On vit pendant long-temps ces canots voguer régulièrement toutes les nuits, et se croiser dans l’obscurité comme des météores lumineux. Tantôt une main tremblante déposait sur la grève la lanterne de papier ou la corbeille de fleurs ; tantôt une main plus hardie la suspendait en offrande aux rochers du rivage. Les simples insulaires se plaisaient dans leur humilité volontaire ; mais on remarquait qu’ils revenaient de l’île avec des idées bien douces de l’objet de leur adoration. Les femmes s’efforçaient de répéter les sons divins qui avaient frappé leurs oreilles ; les hommes rentraient chez eux, désolés de n’avoir pu entrevoir la forme céleste qui, au rapport des pêcheurs, errait dans ce lieu inhabité.

Peu à peu l’île perdit la mauvaise réputation dont elle avait joui depuis si long-temps, et une aventure arriva à la fin, qui ne laissa plus de doute sur sa sainteté et sur celle d’un seul habitant qu’elle renfermât.

Un jeune Indien avait offert, à plusieurs reprises, mais en vain, à sa bien-aimée, le bouquet mystique, dont l’arrangement des fleurs exprimait son amour. Inquiet de savoir sa destinée, il se rendit à l’île enchantée, afin de l’apprendre de la mystérieuse divinité qui y avait fixé sa demeure. Pendant qu’il dirigeait son canot vers la côte, il composa une chanson impromptu, dans laquelle il disait que sa maîtresse le repoussait comme s’il avait été un Paria, quoiqu’il l’eût aimée, fût-il même descendu de l’illustre caste des Brames. Il ajoutait que sa peau était plus brillante que le marbre poli des degrés par lesquels on descend à la fontaine d’un rajah, et ses yeux plus brillans qu’aucun de ceux qui se soient jamais cachés derrière la purdah brodée d’une Nawaub. Elle était plus majestueuse à ses yeux que la noire pagode de Juggernaut, et plus éclatante que le trident du temple de Mahadeva, quand il est éclairé des rayons de la lune. Il n’était pas étonnant que ces deux objets trouvassent une place dans ses vers, car il les distinguait l’un et l’autre sur la côte, tandis qu’il sillonnait une mer tranquille, sous le ciel serein d’une nuit du tropique. Il termina sa chanson en promettant à sa maîtresse, si elle agréait ses soupirs, de lui construire une cabane, à quatre pieds de terre, pour la mettre à l’abri des serpens, de planter à l’entour et des palmiers et des tamarins, et de chasser pendant son sommeil les moustiques avec un éventail formé des feuilles du premier bouquet qu’elle daignerait accepter en témoignage de sa passion.

Le hasard voulut que la même nuit la jeune personne, de qui la réserve n’avait pas eu l’indifférence pour cause, se rendît aussi à cette île, dans un canot, et avec deux de ses compagnes, afin de découvrir si les vœux de son amant étaient sincères. Ils arrivèrent au même instant, et malgré l’obscurité que les premières teintes du matin n’avaient pas encore dissipée, ils prirent courage, et ils descendirent, chacun de leur côté, sur le rivage, tenant dans leurs mains des corbeilles de fleurs. Ils s’avancèrent vers la ruine de la pagode, où l’on s’imaginait que la nouvelle déesse avait fixé son séjour.

Ils eurent quelque peine à se faire jour à travers les taillis de fleurs qui couvraient spontanément la terre inculte, et non sans crainte de voir un tigre s’élancer sur eux à chaque pas. Ils se rassurèrent cependant quand ils se furent rappelés que ces animaux se cachent d’ordinaire dans les grands marais de roseaux, et n’ont pas pour retraite les lieux parfumés de fleurs. Les crocodiles n’étaient pas non plus à craindre dans les ruisseaux étroits qu’ils pouvaient traverser sans mouiller de leur eau limpide la cheville de leurs pieds. Le tamarin, le cocotier, le palmier éparpillaient leurs fleurs, exhalaient leurs parfums et balançaient leurs rameaux sur la tête de la jeune femme tremblante et pieuse, à mesure qu’elle approchait des ruines de la pagode. Ce temple avait été jadis un édifice massif et carré, construit au milieu des rochers, qui, par un caprice de la nature, assez ordinaire dans les mers des Indes, occupaient le centre de l’île, et paraissaient être le résultat d’une éruption volcanique. Le tremblement de terre, qui avait renversé le temple, avait mêlé les rochers et les ruines, de manière qu’ils ne formaient plus qu’une masse informe qui semblait attester à la fois l’impuissance de la nature et de l’art, abattus par cette puissance qui les a créés, et qui peut les anéantir l’un et l’autre. D’un côté, l’on voyait des colonnes chargées de caractères hyéroglyphiques ; de l’autre, des pierres qui portaient les marques d’un pouvoir irrésistible. Mortels, disait ce pouvoir, vous tracez avec le ciseau, je n’écris qu’avec le feu. Ici, les restes du monument offraient la représentation des serpens hideux sur lesquels Séeva avait été assise ; et là, la rose croissait entre les fentes des rochers, comme si la nature avait voulu envoyer la plus charmante de ses enfans pour prêcher aux humains sa douce théologie. L’idole même était tombée, et ses fragmens épars jonchaient le terrain. On voyait cependant encore cette bouche horrible dans laquelle on avait autrefois jeté des cœurs palpitans, tandis qu’alors des paons superbes, étalant leur magnifique plumage, nourrissaient leurs petits au milieu des branches de tamarin qui ombrageaient ses fragmens noircis.

Les jeunes Indiennes s’avançaient, et leurs craintes diminuaient. Rien en effet ne devait inspirer cette terreur religieuse qui marque l’approche d’un être spirituel. Tout autour d’eux était calme, obscur et silencieux. Près des ruines se trouvaient les restes d’une fontaine, telle que l’on en voit à côté de toutes les pagodes, et qui servent à rafraîchir et à purifier les dévots personnages qui visitent le lieu ; mais les degrés qui y conduisaient étaient brisés, et l’eau était stagnante. Les jeunes Indiennes en burent cependant quelques gouttes, en invoquant la déesse de l’île, après quoi elles s’approchèrent de la seule arcade qui restât entière. L’intérieur du temple avait été creusé dans le roc. On y voyait, comme dans l’île Éléphantine, des figures monstrueuses taillées en pierres, dont les unes étaient adhérentes au rocher, et les autres détachées.

Deux jeunes compagnes de l’Indienne, distinguées par leur courage, s’avancèrent en formant une espèce de danse irrégulière devant les ruines des anciens dieux, et invoquèrent la nouvelle habitante de l’île, pour qu’elle daignât être propice aux vœux de leur amie. Celle-ci s’approchait de son côté, pour suspendre sa guirlande de fleurs aux débris d’une idole à moitié cachée parmi les fragmens de pierres, et couverte de cette riche végétation qui, dans les pays de l’Orient, semble annoncer le triomphe éternel de la nature au milieu des ruines de l’art. La rose se renouvelle tous les ans ; mais des siècles ne renouvelleraient pas une pyramide.

La belle Indienne attache sa guirlande. Tout-à-coup une voix cachée murmure : « Il y a ici une fleur fanée. »

« Oui, oui, il y en a une, » répondit la jeune fille, « et cette fleur fanée est l’emblême de mon cœur. J’ai cultivé plus d’une rose, mais j’ai laissé flétrir celle qui m’était la plus chère de toutes. Veux-tu la ranimer pour moi, déesse inconnue, afin que ma guirlande ne déshonore pas tes autels ? »

« Veux-tu ranimer la rose, en la réchauffant contre son sein, » dit le jeune amant, en sortant de derrière les fragmens de rochers et de colonnes où il s’était caché, et où il avait prononcé, sous la forme d’oracles, des réponses aux discours emblématiques, mais intelligibles de son amante, qu’il avait écoutés avec ravissement. « Ranimeras-tu la rose, » répéta-t-il en la serrant contre son cœur avec des transports d’amour et de bonheur. La jeune Indienne cédant à la fois au sentiment et à la superstition, se laissa aller dans ses bras, mais soudain elle s’en arracha, le repoussa de toutes ses forces et se retira tremblante d’effroi. Elle ne pouvait parler, et se bornait à montrer du doigt une figure qui venait d’apparaître au milieu de cette masse tumultueuse et indéfinie de rochers et de ruines. L’amant, sans être alarmé du cri de sa maîtresse, s’avançait pour la reprendre dans ses bras, quand son regard se fixa sur l’objet qui avait frappé le sien, et il se laissa tomber le visage contre terre, dans une adoration muette.

La figure qu’ils avaient aperçue était celle d’une femme, comme ils n’en avaient jamais vue. Sa peau était d’une blancheur éblouissante, surtout comparée à la teinte cuivrée des Indiens du Bengale. Ses vêtemens n’étaient que des fleurs tressées avec des plumes de paon, et dont les riches couleurs formaient une draperie très-digne en effet de couvrir une déesse insulaire. Ses longs cheveux châtains, nuance qui leur était inconnue, tombaient jusqu’à ses pieds, et se mêlaient fantastiquement aux fleurs et aux plumes qui formaient son habillement. Sur sa tête elle portait une couronne de ces coquillages brillans que l’on ne trouve que dans les mers des Indes, et dont le pourpre et le vert luttent d’éclat avec l’améthyste et l’émeraude. Sur son épaule blanche et nue était perché un loxia, et autour de son cou elle portait un collier formé des œufs de cet oiseau, si blancs et si diaphanes, que la première souveraine de l’Europe aurait échangé contre eux son plus beau rang de perles. Ses bras et ses jambes étaient tout-à-fait nus, et son pas avait une rapidité et une légèreté divines, qui frappèrent autant l’imagination des Indiens, que la couleur extraordinaire de sa peau et de ses cheveux.

Les jeunes amans, ainsi que nous l’avons dit, se prosternèrent respectueusement devant cette vision. Des sons délicieux frappèrent leurs oreilles. La vision leur adressait la parole, mais c’était dans une langue qui leur était inconnue ; cette circonstance les confirma dans l’idée qu’ils entendaient le langage des dieux, et ils se prosternèrent de nouveau. Dans ce moment le loxia, quittant son épaule, vint voltiger autour d’eux. « Il va chercher des porte-lanternes pour en éclairer son nid, » dirent les Indiens ; mais l’oiseau, avec une intelligence particulière à son espèce, avait compris et adopté la prédilection de sa maîtresse, pour les fleurs fraîches dont elle formait tous les jours sa parure. Il s’élança donc sur le bouton de rose fané qui se trouvait dans le bouquet de l’amant, et l’arrachant d’entre les autres fleurs, il le déposa aux pieds de sa maîtresse. Les Indiens interprétèrent cet augure d’une manière favorable, et après s’être encore une fois prosternés contre terre, ils reprirent le chemin de l’île qu’ils habitaient. Cette fois, ils ne s’embarquèrent pas dans des canots différens ; l’amant dirigea celui de son amante, qui assise en sûreté à côté de lui, prêtait l’oreille aux hymnes que ses jeunes compagnes chantaient en l’honneur de la blanche déesse et de l’île propice aux amours, où elle avait fixé sa demeure.

La belle et unique habitante de cette île, troublée un moment à la vue de ses adorateurs, ne tarda pas à recouvrer sa tranquillité. Elle ne pouvait connaître la crainte, car rien, dans le monde qu’elle avait vu, ne lui avait encore offert l’apparence de l’inimitié. Le soleil et l’ombre, les fleurs et les feuilles, les tamarins et les figues dont elle se nourrissait ; l’eau qu’elle buvait en admirant l’être charmant qui buvait toujours avec elle ; les paons qui étalaient leur riche et brillant plumage aussitôt qu’ils la voyaient ; enfin le loxia qui, perché sur sa main ou sur son épaule, la suivait dans ses promenades, et s’efforçait d’imiter sa voix par ses gazouillemens : tous ces objets étaient ses amis, et elle ne connaissait qu’eux.

Les êtres humains qui parfois approchaient de l’île, lui causaient à la vérité une légère émotion ; mais c’était plutôt de la curiosité que de la crainte. D’ailleurs leurs gestes exprimaient tous du respect, leurs offrandes de fleurs lui étaient si agréables, leurs visites se passaient dans un silence si profond, qu’elle les voyait sans aucune répugnance, et s’étonnait seulement en les voyant partir, comment ils pouvaient se soutenir en sûreté sur les eaux, et comment des créatures d’une couleur si sombre, et avec des traits si peu agréables, pouvaient croître au milieu des brillantes fleurs qu’elles lui offraient comme les produits de leurs demeures.

On pourrait penser que du moins les élémens devaient avoir inspiré à son imagination quelques idées terribles ; mais la régularité périodique de leurs phénomènes dans le climat qu’elle habitait, les dépouillait de ce qu’ils avaient d’effrayant. Elle s’y était accoutumée comme à la succession du jour et de la nuit. N’ayant jamais entendu l’expression de la frayeur d’autrui, elle n’en éprouvait pas elle-même : car cette communication est dans la plupart des esprits la première cause de l’effroi. Elle n’avait jamais senti que des douleurs si légères, qu’elles n’en méritaient pas le nom ; elle n’avait aucune idée de la mort. Comment, d’après tout cela, aurait-elle connu la crainte ?

Quand par hasard l’île était visitée par un ouragan, accompagné du spectacle horrible d’une profonde obscurité au milieu du jour, de nuages noirs et suffocans, du roulement d’un tonnerre épouvantable, elle restait tranquille sous le large feuillage du bananier, ignorant son danger, et examinant avec une curiosité inexplicable, les oiseaux qui penchaient la tête et les ailes, et les singes qui sautillaient de branches en branches dans leur bizarre frayeur. Si la foudre tombait sur un arbre, elle la contemplait comme un enfant regarde un feu d’artifice que l’on tire pour l’amuser. Elle pleurait cependant le lendemain, quand elle voyait que les feuilles flétries ne se ranimaient pas. Quand la pluie descendait par torrens, les ruines de la pagode lui offraient un abri, et elle écoutait avec un ravissement inexprimable le bruit des eaux qui roulaient autour d’elle. Elle vivait ainsi comme une fleur au milieu du soleil et de la tempête, plus brillante à la lumière du jour, mais pliant au vent, et tirant de l’un et de l’autre sa douce et sauvage existence. Cette existence moitié physique, moitié imaginative, mais sans passions ou intelligence, dura jusqu’à sa dix-septième année. Ce fut alors qu’une circonstance arriva qui en changea pour toujours la couleur.

Le lendemain du jour où les Indiens étaient partis, Immalie, c’était le nom que ses adorateurs lui avaient donné ; Immalie, disons-nous, se tenait, vers le soir, sur le rivage, quand elle vit s’approcher d’elle un être différent de tous ceux qu’elle avait vus jusqu’alors. La couleur de son visage et de ses mains ressemblait à la sienne, mais ses vêtemens, qui étaient européens et taillés d’après la mode de l’an 1680, lui parurent si mal séans, si peu gracieux, qu’elle éprouva une sensation mêlée de répugnance et d’étonnement, que ses beaux traits ne purent exprimer autrement que par un sourire.

L’étranger s’approcha d’elle, et elle s’avança vers lui, non point comme une femme d’Europe, avec des révérences pleines de grâce, moins encore comme une jeune fille de l’Inde, avec d’humiliantes courbettes ; mais semblable à un jeune faon : ses manières exprimaient à la fois la vie, la timidité, la confiance. Elle quitta précipitamment la grève, courut à son antre favori, et revint bientôt après, entourée de son escorte de paons, ils étalaient leurs magnifiques roues, comme si l’instinct leur avait fait connaître le danger que courait leur protectrice qui, frappant dans ses mains avec joie, paraissait, de son côté, les inviter à partager le bonheur qu’elle éprouvait en contemplant la nouvelle fleur qui avait pris naissance au milieu des sables du rivage.

L’étranger, parvenu auprès d’elle, lui adressa la parole. À son grand étonnement, Immalie reconnut le langage dont les faibles souvenirs de son enfance avaient laissé quelques traces dans sa mémoire, langage qu’elle avait vainement essayé d’apprendre à ses paons, à ses perroquets et à ses loxias. En attendant, ces sons lui étaient devenus si étrangers, qu’elle fut enchantée quand elle entendit une bouche humaine en prononcer les plus insignifians. Quand l’étranger lui eut dit : « Comment vous portez-vous, belle vierge ? » Elle répondit : « Dieu m’a faite, » première réponse du catéchisme que sa bouche enfantine avait autrefois appris à balbutier.

« Dieu n’a jamais fait une plus belle créature, » reprit l’étranger en fixant sur elle des yeux qui brûlent encore sous les paupières de ce grand trompeur.

« Oh ! qu’oui, » répondit Immalie. « Il a fait beaucoup de choses plus belles. La rose est plus rouge que je ne le suis, le palmier est plus grand ; mais ils changent tous, et je ne change pas. La rose se fane après quelques heures, et moi je deviens plus grande et plus forte… Mais d’où venez-vous ? Vous n’êtes pas muet comme ceux qui vivent sous la mer ; vous n’êtes pas rouge comme ceux que j’aimais, qui me ressemblaient, et qui me paraissaient venir de bien loin au-delà des eaux. D’où venez-vous ? Vous n’avez pas l’éclat des étoiles. Où croissez-vous, et comment êtes-vous venu ici ? J’ai un faible souvenir d’avoir vu un être comme vous, mais il y a si long-temps que je puis à peine me le rappeler. »

« Belle créature, » dit l’étranger, « je viens d’un monde où il y a des milliers d’êtres comme moi. »

« Des milliers ! » dit Immalie ; « qu’est-ce que cela veut dire ? »

— « Cela veut dire beaucoup. »

— « C’est impossible : car je suis seule ici, et tous les mondes doivent ressembler à celui-ci. »

« Ce que je vous dis est cependant vrai, » reprit l’étranger.

Immalie s’arrêta un moment, comme si elle eût fait pour la première fois un effort pour réfléchir. Cet effort était pénible dans un être dont l’existence n’avait été composée jusqu’alors que d’heureuses inspirations et d’un instinct irréfléchi ; puis tout à coup elle s’écria :

« Je vous entends mieux que mes oiseaux. Ce que nous faisons s’appelle, je crois, parler. Dans le pays d’où vous venez, les oiseaux et les roses parlent-ils aussi ? »

Au lieu de répondre à sa question, l’étranger lui fit entendre qu’il avait faim. Immalie s’empressa de l’engager à la suivre ; elle lui servit un léger repas de figues et de tamarins, et puisa, dans une coquille de coco, de l’eau du ruisseau limpide qui coulait à l’ombre du manguier. Pendant qu’il mangeait, Immalie lui raconta tout ce qu’elle savait d’elle-même. Elle était, disait-elle, la fille d’un palmier : c’est-à-dire que sous son ombre elle avait éprouvé la première sensation de son existence. Elle était sans doute fort âgée, car elle avait vu bien des roses naître et se flétrir ; et, quoiqu’elles eussent été suivies d’autres roses, elle aimait mieux les premières, parce qu’elles étaient beaucoup plus grandes et plus brillantes ; d’ailleurs tout était devenu plus petit : car elle pouvait présentement atteindre au fruit qu’autrefois elle n’obtenait qu’après qu’il fût tombé à terre.

Ici, l’étranger l’interrompit pour lui demander comment elle avait appris à parler. « C’est ce que je m’en vais vous dire, » répondit Immalie. « Je savais parler avant d’être née ; mais du reste je me rappelle que j’avais autrefois avec moi un être qui me ressemblait beaucoup, mais il était noir. Cet être était bien bon ; il prenait soin de moi ; il me caressait ; quand j’étais petite, il m’apportait à manger et à boire, et il me parlait la même langue que vous… Oh ! je me rappelle en effet à présent qu’il m’a dit une fois, tout comme vous, qu’il y avait un autre monde dans lequel il y avait beaucoup d’êtres comme moi : je l’avais tout-à-fait oublié… Mais pour en revenir à lui, un jour, je m’étais assise sous ce palmier que vous voyez là-bas ; je désirais un tamarin pour me rafraîchir, parce qu’il faisait très-chaud. Il n’y en avait point autour de nous, et mon bon ami noir me dit qu’il m’en irait chercher un plus loin… Eh bien ! le croiriez-vous ? depuis ce temps, je ne l’ai plus revu. J’ai bien pleuré, quand j’eus attendu long-temps, long-temps sans le voir revenir. Je l’ai cherché partout, et je ne puis m’imaginer ce qu’il est devenu. »

Pendant ce discours d’Immalie, l’étranger s’était appuyé contre un arbre, et la contemplait avec une expression indéfinissable. Pour la première fois de sa vie, son regard peignait une sorte de compassion. Cette sensation ne dura pas long-temps dans un cœur où elle était étrangère. Son expression se changea bientôt en un regard moitié ironique, moitié diabolique, qu’Immalie ne pouvait comprendre.

« Vous êtes donc maintenant ici toute seule ? » dit-il : « depuis le départ de votre compagnon, vous n’avez pas retrouvé d’autre ami ? »

— « Oh, oui ! j’ai un ami bien plus beau que l’autre ; mais il ne parle pas. Il demeure sous les eaux. Je l’embrasse, et il me rend mes caresses ; mais sa bouche est si froide ! Et puis quand je l’embrasse, on dirait qu’il danse, et sa beauté se brise en beaucoup, beaucoup de petits visages qui me sourient comme autant de petites étoiles. »

Elle continua encore pendant quelque temps à décrire ce mystérieux ami ; et, quand elle eut fini, l’étranger lui demanda si c’était un homme ou une femme.

« Je ne sais pas ce que vous voulez dire, » répondit Immalie.

— « Je vous demande de quel sexe est votre ami. »

Il n’obtint aucune réponse satisfaisante à cette question, et ce ne fut que le lendemain, qu’en visitant de nouveau l’île, il fut confirmé dans le soupçon que lui avaient inspiré les discours d’Immalie. Il trouva cet être innocent et aimable penché sur un ruisseau qui réfléchissait son image à qui elle faisait mille agaceries pleines de grâces et d’une naïve tendresse. L’étranger la contempla pendant quelque temps, et des pensées, que nul homme ne pourrait pénétrer, jetèrent pour un moment leur expression variée sur sa physionomie d’ordinaire si calme.

La joie avec laquelle Immalie le reçut contribua aussi à ramener des sentimens humains dans un cœur auquel ils avaient été depuis long-temps étrangers. Il éprouva une sensation semblable à celle de son maître, quand il visita le paradis terrestre : c’est-à-dire de la pitié pour les fleurs qu’il était résolu de flétrir à jamais. Il la regarda, comme elle folâtrait autour de lui, les bras étendus et les yeux ivres de joie, et il soupira quand il l’entendit célébrer son arrivée avec des paroles bien dignes d’un être qui de temps immémorial n’avait entendu que le murmure des eaux et le chant des habitans des airs. Néanmoins, quelle que fût son ignorance, elle ne put s’empêcher de témoigner sa surprise de ce qu’il venait dans l’île sans aucun moyen apparent de transport. Il évita de répondre, et dit : « Immalie, je viens d’un monde bien différent de celui que vous habitez, et où vous ne voyez que des fleurs inanimées et des oiseaux privés de raison. Je viens d’un monde où tous les habitans pensent et parlent comme moi. »

Immalie garda pendant quelques instans un silence d’étonnement et de joie. À la fin, elle s’écria : « Oh ! comme ils doivent s’aimer ! car j’aime bien mes pauvres oiseaux et mes fleurs, et mes arbres qui m’ombragent, et mes ruisseaux qui chantent pour moi. »

L’étranger sourit. « Dans tout ce monde, il n’y a peut-être pas une créature aussi belle et aussi innocente que vous. C’est un monde de souffrances, de crimes et de soucis. »

À ces mots, Immalie regarda fixement l’étranger. Elle ne comprenait rien à ce qu’il lui disait, et ce ne fut pas sans peine qu’il parvint à lui donner une bien faible idée de ce qu’il entendait par ces mots épouvantables.

« Oh ! » s’écria-t-elle à la fin, « si je vivais dans ce monde, j’y voudrais rendre chacun heureux. »

— « Mais vous ne le pourriez pas, Immalie. Ce monde est si grand que, dans tout le cours de votre vie, vous pourriez à peine le traverser, et, dans vos courses, vous ne verriez qu’un petit nombre de malheureux à la fois, et souvent leurs malheurs seraient tels, qu’aucun pouvoir humain ne pourrait les soulager. »

À ces mots, Immalie fondit en larmes.

« Faible, mais aimable créature, » dit l’étranger, « pensez-vous que vos larmes puissent guérir les souffrances de la maladie, rafraîchir les feux qui brûlent dans un cœur ulcéré, ranimer le corps exténué par la faim, mais surtout, surtout, éteindre les flammes des passions illicites ? »

Immalie pâlit à cette énumération de maux dont elle n’avait aucune idée. À la fin, elle dit que partout où elle irait, elle apporterait des fleurs, et qu’elle ferait asseoir les malheureux sous l’ombre du tamarin. Quant à la maladie et à la mort, elle ne savait pas ce que cela voulait dire. « C’est peut-être comme les fleurs que je vois souvent languir, et d’autrefois se faner pour ne plus revenir. Mais, » ajouta-t-elle après avoir réfléchi un moment, « j’ai aussi remarqué que ces fleurs gardent leurs délicieux parfums, même après qu’elles se sont flétries pour toujours. Ne serait-il pas possible aussi que ce qui pense vive après que notre corps s’est flétri ? Cette pensée est bien douce ! » Pour la passion, elle n’en avait aucune idée, et ne pouvait proposer de remède à un mal qui lui était si complétement étranger. Elle avait vu des fleurs se faner quand leur saison était passée, mais elle ne pouvait concevoir pourquoi une fleur se détruirait elle-même.

« Mais n’avez-vous jamais remarqué un ver dans une fleur ? » dit l’étranger avec tout l’artifice de la séduction.

« Oui, » répondit Immalie ; « mais le ver ne faisait point partie de la fleur. Ses propres feuilles n’auraient pu lui faire de mal. »

Ceci amena une discussion à laquelle l’innocence parfaite d’Immalie ôta tous ses dangers. Nonobstant sa vive curiosité, et la promptitude de son entendement, ses réponses enjouées, mais vagues, son imagination inquiète et bizarre, ses armes intellectuelles acérées, mais qu’elle ne savait pas manier ; enfin, et par-dessus tout, son instinct et son tact infaillibles pour ce qui était juste ou injuste, tout cela fit échouer plus sûrement les discours du tentateur que s’il avait argumenté contre tous les logiciens réunis des académies européennes. Versé dans tous les sophismes des écoles, il était plus qu’ignorant dans cette rhétorique du cœur et de la nature. Tel on dit que le lion s’humilie devant une vierge dans sa pureté native, le tentateur se retirait mécontent, quand il vit des larmes mouiller les yeux d’Immalie : cette innocente douleur lui offrit un présage triste et favorable.

« Vous pleurez, Immalie ? »

« Oui, je pleure toujours quand je vois le soleil disparaître le soir derrière les nuages ; et vous, soleil de mon cœur, disparaîtrez-vous aussi dans l’ombre ? ne renaîtrez-vous pas ? dites-moi, ne vous reverrai-je plus ? » En prononçant ces mots, elle pressa la main de l’étranger contre sa bouche de corail. « Je n’aimerai plus ni mes roses, ni mes paons, si vous ne revenez pas : car ils ne peuvent pas me parler comme vous faites, et je ne puis leur demander des pensées, tandis que vous m’en donnez beaucoup. Oh ! je voudrais avoir beaucoup de pensées au sujet de ce monde qui souffre, et d’où vous venez. En effet, je dois croire que vous en êtes venu, car jusqu’au moment où je vous ai vu, je n’avais jamais senti une douleur qui ne fût un plaisir. Maintenant tout est douleur, surtout quand je songe que vous ne reviendrez pas. »

— « Je reviendrai, belle Immalie, et je vous montrerai, à mon retour, un aperçu de ce monde d’où je viens, et que vous habiterez bientôt vous-même. »

« Je vous y verrai donc, » dit Immalie ; « sans cela, comment pourrais-je parler des pensées ? »

— « Oh, oui ! oh, certainement ! »

— « Mais pourquoi répétez-vous deux fois la même chose ? Un mot de votre bouche aurait suffi. »

— « Eh bien ! donc, oui ! »

— « Prenez cette rose, et respirons-en le parfum ensemble. C’est ce que je dis à mon ami du ruisseau, quand je me baisse pour l’embrasser ; mais il retire sa rose avant que je l’aie sentie, et je laisse la mienne sur l’eau. Eh bien ! ne voulez-vous pas la prendre ? »

« Oui, sans doute, » dit l’étranger en prenant une fleur dans le bouquet qu’Immalie lui présentait. Elle était fanée. Il s’en saisit, et la cacha dans son sein.

« Allez-vous donc traverser cette mer obscure, » dit Immalie, « sans vous mettre dans une de ces grandes coquilles dans lesquelles j’ai vu venir ces êtres rouges dont je vous ai parlé ? »

« Nous nous reverrons, » dit l’étranger, « et ce sera dans le monde des souffrances. »

« Je vous remercie, je vous remercie, » répondit Immalie en le voyant se plonger dans les flots.

L’étranger se contenta de répondre : « Nous nous reverrons. » Deux fois avant de partir, il jette un regard sur cette créature si belle et si innocente. Un sentiment d’humanité fait tressaillir son cœur. Mais tout-à-coup il arrache de son sein la rose fanée, et répond au sourire enchanteur d’Immalie : « Nous nous reverrons. »