Traduction par Jean Cohen.
G. C. Hubert (2p. 216-250).


CHAPITRE XI.



Ce premier essai ne fut que le prélude de ce que j’eus à souffrir. On ne me permit point d’assister aux offices ; je me mettais à genoux devant la porte de l’église et j’entendais les religieux en entrant et en sortant m’accabler de reproches et d’imprécations, je n’y répondais pas. Les jours suivans, on me servit mes repas dans ma cellule et quels repas encore ! le rebut de la cuisine. Souvent on oubliait de me les envoyer. Je ne vous fatiguerai pas, Monsieur, par le détail de tout ce que je souffris ; il suffira de vous décrire une seule de mes journées, elle vous servira à juger toutes les autres.

J’entendis sonner les matines : je descendis et je m’agenouillai devant la porte de l’église où je n’osais entrer. En rentrant dans ma cellule, je trouvai que l’on m’avait enlevé mon crucifix. Je me rendis à l’appartement du supérieur pour me plaindre de cet outrage. Je rencontrai par hasard dans le corridor un moine et deux pensionnaires. Ils se collèrent contre le mur, et serrèrent leurs vêtemens comme s’ils avaient eu peur que je ne les souillasse en les touchant. Je leur dis avec douceur : « Il n’y a pas de danger, le passage est assez large. » Le moine me répondit : « Apage, Satana. » Puis s’adressant aux pensionnaires, il ajouta : « Mes enfans, répétez avec moi, apage, Satana, évitez l’approche de ce démon qui outrage l’habit qu’il déshonore. »

Ils obéirent, et pour rendre l’exorcisme complet, ils me crachèrent au visage en passant. Je m’essuyai et je poursuivis mon chemin jusqu’à la chambre du supérieur ; je frappai à la porte avec timidité ; j’entendis ces mots : « Entrez en paix, » et je dis en moi-même : « Ainsi soit-il. » En ouvrant la porte, je vis plusieurs religieux assemblés avec le supérieur. Ce dernier jeta un cri d’horreur en me voyant et se couvrit les yeux de sa robe. Les moines comprirent le signal ; on me mit dehors et l’on ferma la porte après moi. Ce jour-là j’attendis plusieurs heures dans ma cellule avant que l’on m’apportât à manger. Il n’y a point de situation d’esprit qui nous empêche de sentir les besoins de la nature. J’avais été depuis plusieurs jours privé de la nourriture suffisante à mon âge. Je descendis à la cuisine pour en demander ; le cuisinier fit le signe de la croix en me voyant entrer, et je ne l’avais pas fait sans hésiter, tant j’avais pris l’habitude de rester partout à la porte. Ce serviteur avait appris à me regarder comme un démon incarné. Il frémit en me demandant ce que je voulais.

« Je veux de la nourriture, répondis-je, voilà tout. »

— « Eh bien, vous en aurez, mais n’approchez pas davantage : en voilà. »

En disant ces mots, il jeta par terre les restes des plats, et j’avais si faim que je les dévorai avec avidité.

Dans ma cellule on ne me donnait point d’eau ; il ne m’était pas permis d’en prendre au réfectoire, et dans les souffrances horribles que me causait la soif j’étais obligé de me mettre à genoux au bord du puits et de puiser l’eau dans ma main, ou de la lapper comme un chien. Si je descendais pour un moment au jardin, ils profitaient de mon absence pour entrer dans ma cellule et pour enlever ou détruire tous les meubles qu’ils y trouvaient. Je vous ai déjà dit qu’ils m’avaient ôté mon crucifix ; je ne cessai pourtant pas de m’agenouiller et de faire ma prière devant la table au-dessus de laquelle il avait été placé ; on me l’enleva encore. Ma table, ma chaise, mon missel, mon rosaire, tout disparut successivement, et bientôt ma cellule ne présenta plus que les quatre murs dépouillés, avec un lit qu’ils avaient mis dans un état tel qu’il devenait impossible d’y goûter du repos.

Je vais maintenant, Monsieur, vous décrire la suite des tourmens qu’ils me firent souffrir et auxquels vous aurez de la peine à ajouter foi : ils sont aussi cruels que ridicules. Vous vous rappelez que plusieurs fois ils avaient déjà voulu me faire passer pour fou ou possédé ; aujourd’hui, ils résolurent à tout prix de troubler ma raison. Une nuit, je me réveillai et je crus voir ma cellule en feu, je frémis en me voyant entouré de démons vêtus de flammes, et qui les vomissaient de toutes parts autour de moi. Je sautai à bas de mon lit et je courus à la muraille que je trouvai froide. Je ne doutai pas que l’on n’eût barbouillé sur les murs de ma cellule des figures hideuses en phosphore, afin de m’effrayer. En effet, je les vis disparaître par degrés aux approches du jour. Je résolus alors de voir, à quelque prix que ce fût, le supérieur dans la journée.

Il était midi avant que je pusse prendre le courage d’exécuter mon projet. Je frappai à la porte de sa cellule, et quand je l’ouvris il témoigna à ma vue la même horreur que la première fois ; mais celle-ci je ne me laissai pas repousser. « Mon père, » lui dis-je, « je vous somme de m’entendre, et je ne quitterai pas cette place que vous n’y ayez consenti. »

— « Parlez. »

— « On me laisse mourir de faim : on ne me donne pas assez de nourriture pour soutenir mon existence. »

— « En méritez-vous ? »

— « Que j’en mérite ou non, il n’y a point de loi divine ou humaine qui m’ait jusqu’à présent condamné à mourir de faim, et si vous m’y condamnez, vous commettrez un meurtre. »

— « Avez-vous encore quelques plaintes à faire ? »

— « Mille. On ne me permet pas d’entrer à l’église ; on me défend de prier ; on a dépouillé ma cellule du crucifix, du rosaire et du bénitier ; on me met dans l’impossibilité de remplir mes dévotions, même seul. »

— « Vos dévotions ! »

— « Mon père, si je ne me sens pas assez de vertu pour être un moine, je n’en suis pas moins chrétien ; je n’en suis pas moins un homme. J’en appelle à votre humanité, j’en appelle à votre autorité pour qu’elle me protége. La nuit dernière, ma cellule a été remplie d’images de démons ; je me suis réveillé au milieu des flammes et des spectres. »

— « C’est ainsi que vous vous réveillerez au jour du jugement. »

— « Alors il suffira que je sois puni. Il n’est pas nécessaire que mon châtiment commence dès aujourd’hui. »

— « Ce ne sont que des fantômes créés par votre conscience agitée. »

— « Mon père, si vous daignez examiner ma cellule, vous verrez les traces du phosphore sur les murs. »

— « Moi entrer dans votre cellule ! Moi l’examiner. »

— « N’ai-je donc aucune justice à espérer ? interposez du moins votre autorité pour l’honneur de la maison à laquelle vous présidez. Rappelez-vous que quand mon appel deviendra public, toutes ces circonstances le deviendront aussi, et je vous laisse à juger si elles sont honorables pour la communauté. »

— « Retirez-vous. »

J’obéis et je découvris bientôt que ma démarche me serait utile, du moins pour ce qui regardait la nourriture. Quant à ma cellule elle resta dans le même état de dénuement, et mon interdiction de toute communion religieuse ou sociale ne fut pas levée.

Cependant, les tribunaux ne perdaient pas de vue mon affaire, elle devait être décidée dans quinze jours. On ne m’apprit point cette circonstance, mais le supérieur en avait reçu avis, et c’est ce qui l’engagea à presser l’exécution d’un projet affreux, qui devait me priver de tout l’avantage que j’aurais pu retirer de son succès s’il en avait. La nuit même de mon entrevue avec le supérieur j’en découvris quelque chose : mais quand j’en aurais su d’avance tous les détails, quelles ressources aurais-je pu employer pour les frustrer ?

Mon cœur était singulièrement oppressé, j’étais descendu au jardin, et m’agenouillant sur le gazon j’essayais de prier ; je n’en eus pas la force, et je tombai le visage contre terre. Il faisait déjà presque nuit. Tout-à-coup deux personnes passèrent auprès de moi sans m’apercevoir : elles causaient avec chaleur. Je reconnus la voix du supérieur et celle d’un religieux. Voici ce que je pus distinguer de leur conversation.

« Il faut, » dit le religieux, « adopter des mesures plus rigoureuses. Nous avons à nous reprocher de les avoir différées si long-temps. Vous serez responsable de la honte qui en rejaillira sur toute la communauté, si vous persistez dans cette imprudente modération. »

« Mais sa résolution demeure inébranlable, » répondit le supérieur.

— « Elle ne résistera pas à la mesure que j’ai proposée. »

— « Je le laisse en vos mains, mais rappelez-vous que je ne veux pas qu’on s’en prenne à moi si… »

Je n’entendis plus rien, car ils étaient trop loin de moi. La nuit suivante, je venais à peine de m’endormir, quand je fus réveillé par un bruit étrange dans ma cellule. Je me mis sur mon séant, et j’écoutai. Je crus entendre quelqu’un s’éloigner pieds nus. Je savais que ma porte n’avait pas de serrure, et que par conséquent je ne pouvais pas empêcher que l’on n’entrât chez moi ; j’étais convaincu cependant que la discipline du couvent était trop sévère pour que cela fût permis. Je voulus me rendormir, mais je ne tardai pas à me réveiller encore en sentant quelque chose me toucher. Je me levai en sursaut, quand une voix douce me dit à l’oreille : « Tranquillisez-vous, je suis votre ami. »

« Mon ami ? » m’écriai-je, « En ai-je un ?… Mais pourquoi me visiter à cette heure ? »

— « C’est la seule à laquelle il me soit permis de venir. »

— « Qui êtes-vous ? »

— « Je suis un être que les murs ne peuvent exclure ; un être qui vous rendra, si vous vous livrez à lui, des services que vous ne devez attendre d’aucun homme. »

Il y avait quelque chose d’effrayant dans ces paroles, je m’écriai : « Est-ce l’ennemi des âmes qui vient me tenter ? »

À ces mots, un moine qui se tenait dans le corridor, où sans doute il m’épiait, car il était tout habillé, entra précipitamment dans ma cellule, et me dit avec vivacité :

« Qu’y a-t-il ? vous m’avez alarmé par vos cris. Vous avez prononcé le nom de l’esprit des ténèbres. Qu’avez-vous vu ? que craignez-vous ? »

Je me remis et je dis : « Je n’ai rien vu ni entendu d’extraordinaire ; mon sommeil était agité, voilà tout. Ah ! frère saint Joseph, il n’est pas étonnant qu’après de pareils jours, mes nuits soient troublées ! »

La même aventure se renouvela toutes les nuits. C’était les propositions les plus étranges, les plus affreuses dont on puisse se faire une idée. Les blasphêmes les plus épouvantables étaient sans cesse répétés dans mon oreille. J’en perdis tout-à-fait le sommeil : et à peine je m’assoupissais, que j’étais réveillé par les mêmes sons. Je passais les nuits à les écouter, et les jours à les craindre, ou à former des conjectures sur leur origine. J’étais intérieurement convaincu que le tout n’était qu’une imposture ; mais elle ne me consolait pas, car la malice et la méchanceté humaine peuvent être portées à un point qui surpasse même celles du démon. Le triste sommeil dont je jouissais dans les intervalles de ces visites ne me rafraîchissait pas. Je me réveillais trempé d’une sueur froide, et répétant souvent les derniers mots qui m’avaient frappé. Alors je voyais mon lit entouré de religieux, qui m’assuraient que mes cris avaient troublé leur repos, et que dans leur frayeur, ils s’étaient empressés d’accourir à ma cellule. Ils se jetaient réciproquement des regards effrayés et consternés qu’ils reportaient ensuite sur moi, en me disant :

« Il se passe quelque chose d’extraordinaire en vous. Votre âme est oppressée et vous craignez de l’épancher. »

Ils me suppliaient au nom de tout ce qu’il y avait de sacré, de leur découvrir la cause des accès que je souffrais. À ces mots, quelque ému que je fusse, je me calmais sur-le-champ, et je leur répondais :

« Il n’y a rien. Pourquoi vous permettez-vous d’entrer dans ma cellule ? »

Ils secouaient la tête, et affectaient de se retirer lentement et à regret, comme s’ils eussent plaint mon affreuse position, tandis que je répétais : « Ah ! frère Justin ! ah ! frère Clément, je vous vois, je vous comprends. Rappelez-vous qu’il y a un Dieu dans le ciel. »

Pendant toute la journée j’étais exposé aux regards d’effroi et aux soupçons de la communauté. Quand je rencontrais un des religieux au jardin, il s’empressait de faire le signe de la croix, et de se détourner dans une autre allée. Si au contraire je passais devant eux, dans un des corridors du couvent, ils fermaient leur robe, se tournaient le visage contre le mur, et comptaient les grains de leur rosaire jusqu’à ce que je fusse loin d’eux. On adopta des précautions extraordinaires contre le pouvoir présumé du malin esprit. Des formules d’exorcisme furent distribuées, et des prières particulières furent ajoutées à celles des matines et des vêpres. On répandit avec industrie le bruit que Dieu avait permis à Satan de visiter un de ses serviteurs dévoués et chéris dans le couvent, et qu’en conséquence tous les frères devaient s’attendre à voir redoubler ses assauts. L’effet de ce bruit sur les jeunes pensionnaires ne saurait se décrire ; ils s’élançaient loin de moi avec la rapidité de l’éclair dès qu’ils m’apercevaient. Ils me jetaient de l’eau bénite ; ils imploraient Satan pour qu’il s’éloignât d’eux, et se contentât de sa victime.

Cependant, à force d’inspirer une terreur générale, je commençai à l’éprouver moi-même ; je commençai à croire que j’étais en effet… Je ne savais quoi, mais tout ce qu’ils voulaient que je fusse. Cet état d’esprit est effroyable, et en même temps impossible à éviter. Il y a des cas où tout le monde étant réuni contre nous, nous embrassons le même parti pour ne pas rester seul dans le nôtre. D’un autre côté, mon extérieur était tel, qu’il pouvait bien justifier le bruit qu’il se passait quelque chose d’horrible dans mon âme. Mon regard était à la fois animé et hagard, mes vêtemens étaient déchirés, ma marche chancelante ; joignez à cela que je ne cessais de me parler à moi-même, tandis que je ne partageais aucune des occupations habituelles de la maison.

Une nuit, les discours de la voix inconnue furent si horribles, si pleins d’abominations, qu’il ne me fut pas possible de les supporter ; je m’élançai de mon lit, et je me mis à courir comme un fou le long des corridors, frappant aux portes de toutes les cellules, et m’écriant : « Frère untel, priez pour moi, je vous en supplie. » Je réveillai tout le couvent ; je volai à l’église : elle était ouverte, j’y entrai. L’ayant traversée en courant, j’allai me précipiter devant l’autel, que j’embrassai avec des supplications réitérées et prononcées à haute voix. Les religieux que mes cris avaient réveillés, ou qui peut-être les guettaient, descendirent en corps à l’église ; mais voyant que j’y étais, ils n’osèrent y entrer, et restèrent à la porte, des flambeaux à la main, pour me contempler. Le tableau était remarquable. D’un côté, je parcourais dans l’obscurité l’église, éclairée par une lampe solitaire, tandis que de l’autre une forte lumière se répandait sur le groupe de religieux, et rendait visible l’horreur que je leur inspirais. L’homme le plus impartial n’aurait pas balancé à me croire en démence ou possédé, ou peut-être même l’un et l’autre, d’après l’état où je me trouvais. À la fin, épuisé de fatigue et d’émotions diverses, je tombai sur le carreau et j’y restai long-temps sans pouvoir me relever, mais entendant et observant fort bien tout ce qui se passait autour de moi. On se consultait pour savoir si on me laisserait où j’étais, ou si l’on m’enlèverait. Enfin, le supérieur ordonna qu’on ôtât cette abomination du sanctuaire, et telle était la terreur devenue réelle de ces religieux, qu’il fallut leur répéter cet ordre deux ou trois fois avant qu’ils voulussent obéir. Ils s’approchèrent cependant de moi, et se servant des mêmes précautions qu’ils auraient prises à l’égard d’un cadavre infecté de la peste, ils m’entraînèrent par mon habit hors de l’église, et me laissèrent sur le pavé devant la porte. Ils se retirèrent ensuite, et je m’endormis ; je ne me réveillai que quand j’entendis sonner la cloche des matines. Je voulus pour lors essayer de me lever ; mais une position sur un pavé humide, pendant un sommeil d’accablement causé par la fièvre, m’avait engourdi les membres, et me les avait rendus tellement sensibles, que je n’y parvins qu’avec des douleurs excessives. Je passai devant les religieux qui se rendaient au chœur, et il me fut impossible de retenir mes cris. Ils ne pouvaient ignorer ce que je souffrais, et cependant pas un seul d’entre eux n’offrit de me secourir. Je n’osais pas non plus le leur demander, et je regagnai ma cellule avec des efforts lents et pénibles ; mais frémissant à la vue de mon lit, je me couchai par terre pour me reposer.

Une circonstance aussi extraordinaire ne pouvait manquer d’attirer l’attention : car l’ordre et la tranquillité du couvent avaient été troublés pendant cette nuit. La souffrance nous rend superstitieux, et j’avais un présage que cette enquête, quelle qu’elle fût, se terminerait d’une manière défavorable pour moi. J’étais le Jonas du vaisseau ; de quelque point que soufflât la tempête, je sentais que le sort tomberait sur moi. Vers midi on me fit dire d’aller trouver le supérieur dans son appartement. Je m’y rendis, mais non comme autrefois, avec un mélange de supplications et de reproches sur mes lèvres, d’espérance et de crainte dans le cœur, avec une fièvre causée autant par la terreur que par l’irritation ; j’y allai morne, pâle, défait ; mes forces physiques étaient abattues par la fatigue et par le besoin de sommeil ; ceux de l’âme, par la persécution continuelle et insupportable qu’on m’avait fait souffrir. Je désirais, je défiais, en quelque sorte, tout ce qu’ils pouvaient faire de pis, tant était terrible en moi la curiosité du désespoir.

Je trouvai l’appartement plein de religieux. Le supérieur se tenait au milieu d’eux, et ils étaient rangés autour de lui en demi-cercle et à une distance respectueuse. J’offrais, sans doute, un misérable contraste avec ces hommes, revêtus de tout l’orgueil du pouvoir et à qui leurs robes longues, et qui n’étaient pas sans grâce, donnaient un air de gravité, plus imposante peut-être que la splendeur, tandis que j’étais placé en face d’eux avec une figure livide, décharnée, les vêtemens déchirés, mais avec un air d’opiniâtreté sur ma physionomie. Je ressemblais vraiment à l’esprit malin prêt à recevoir son arrêt de la bouche des anges.

Le supérieur m’adressa un long discours, dans lequel il ne toucha que légèrement le scandale occasioné par ma tentative pour faire annuler mes vœux. Il ne fit pas non plus d’allusion à la circonstance, dont tout le couvent était instruit, excepté moi : je veux dire de celle que mon appel devait être décidé sous peu de jours. Mais il parla en termes qui me firent frémir, malgré leur évidente injustice, de l’horreur et de la consternation qu’avait occasionées dans le couvent le terrible accès que je venais d’éprouver. « Satan a désiré de vous posséder, » me dit-il, « parce que vous vous êtes mis en son pouvoir par votre réclamation impie contre vos vœux. Vous êtes le Judas parmi les frères ; vous êtes un Caïn marqué au sein d’une famille primitive ; un bouc émissaire qui vous efforcez d’échapper des mains de la communauté pour rentrer dans vos déserts. L’horreur que vous répandez sur nous à chaque instant du jour, est incompatible, non-seulement avec la discipline d’une maison religieuse, mais même avec le repos de toute société civilisée. Pas un de nous ne peut dormir à trois portes de votre cellule. Vous nous troublez par les cris les plus horribles, en répétant sans cesse que l’esprit infernal est à côté de votre lit, qu’il vous parle à l’oreille ; vous courez de cellule en cellule, implorer les prières des frères. Vos cris troublent le sommeil de la communauté, ce sommeil qu’elle dérobe à regret aux exercices de la dévotion. Il n’y a plus d’ordre, il n’y a plus de discipline depuis que vous êtes avec nous. Vous vous élancez au milieu de la nuit dans l’église, vous souillez les tableaux et les images, vous renversez le crucifix, vous insultez l’autel, et quand toute la communauté est forcée par ce blasphême atroce et inouï de vous entraîner loin du lieu que vous profanez, vous troublez par vos cris ceux qui passent devant vous pour se rendre au service de Dieu. En un mot, vos gémissemens, vos contorsions, votre langage diabolique, vos vêtemens, vos gestes, ne justifient que trop les soupçons que vous inspirâtes lors de votre première entrée au couvent. Vous fûtes abominable dès votre naissance, vous êtes le rejeton du péché, et vous le sentez. Au sein de la pâleur affreuse et peu naturelle qui décolore vos lèvres, je vois une légère rougeur teindre vos joues à ce discours. Le démon qui présidait à votre heure natale, le démon de l’impureté vous poursuit jusque dans les murs d’un couvent. Le Tout-Puissant, par ma voix, vous ordonne de vous retirer ; partez et ne nous troublez plus. Arrêtez, » continua-t-il en voyant que j’allais obéir, « arrêtez, les intérêts de la religion et de cette communauté exigeaient que je vous parlasse des circonstances extraordinaires qui ont accompagné votre profane présence dans ces murs ; sous peu de jours vous aurez une visite de l’évêque, préparez-vous-y comme vous le pourrez. »

Je regardai ces mots comme les derniers qu’il allait m’adresser, et je voulus me retirer, mais on me rappela. On aurait désiré que je fisse ou des remontrances ou des supplications ; je résistai à toutes les suggestions que l’on me fit, comme si j’avais déjà su, ce que je n’appris que plus tard, que ce n’était point le supérieur qui avait invité l’évêque à venir examiner la cause du trouble qui régnait dans le couvent, mais que l’évêque, ayant entendu parler de ce scandale, avait résolu de faire à ce sujet une enquête solennelle. Au milieu d’une solitude, où je n’étais entouré que de persécuteurs, j’ignorais que tout Madrid était instruit que l’évêque avait pris la résolution de ne pas rester plus long-temps spectateur passif des choses extraordinaires qu’on lui avait rapportées au sujet du couvent, et qu’il n’était partout question que de mon exorcisme et de mon appel, sans que le supérieur lui-même pût calculer de quel côté la balance inclinerait. J’ignorais, dis-je, tout cela, car on n’aurait osé me le dire. Je me préparais donc à me retirer, sans répondre par un seul mot aux conseils que l’on me donnait tout bas de m’humilier devant le supérieur, d’implorer son intercession auprès de l’évêque, afin que celui-ci suspendît le honteux examen qui nous menaçait tous. Je m’arrachai d’entre leurs bras, et quand j’arrivai à la porte je m’arrêtai, et leur jetant un regard menaçant, je leur dis : « Que Dieu vous pardonne et vous acquitte devant son tribunal, comme je me flatte d’être acquitté devant celui de l’évêque. »

Ces mots, quoique prononcés par un démoniaque, car je l’étais à leurs yeux, les firent trembler. On entend rarement la vérité dans un couvent : aussi quand elle y parle, sa voix y paraît-elle doublement terrible et prophétique. Du reste je n’entendis pas cette nuit les voix effrayantes qui troublaient mon sommeil. Je dormis profondément et tout le couvent fut délivré des terreurs qu’infligeait l’esprit infernal.