Traduction par Jean Cohen.
G. C. Hubert (2p. 137-215).


CHAPITRE X.



Au bout de quelques jours l’Espagnol voulut reprendre le cours de sa narration ; il s’efforça de décrire ce qu’il avait éprouvé en recevant la lettre de son frère ; comment son courage, son espérance, le sentiment de son existence s’étaient ranimés en lui : mais il trembla et ne put articuler que quelques mots entrecoupés ; son émotion parut si vive à Melmoth qu’il le supplia de cesser la description de ses sensations, et continuer la relation de son histoire.

Vous avez raison, dit l’Espagnol en séchant ses larmes, la joie est une convulsion, mais la douleur est une habitude, et vouloir décrire ce que nous ne pourrons jamais communiquer est aussi absurde que de parler des couleurs à un aveugle ; je me hâterai donc de vous entretenir, non de mes sentimens, mais des résultats qu’ils ont produits. Un nouveau monde s’était ouvert pour moi en espérance ; je croyais voir le mot de liberté écrit sur la face du ciel chaque fois que je me promenais dans le jardin. Je riais quand j’entendais le bruit des portes qui s’ouvraient et je me disais : bientôt vous vous ouvrirez pour moi et à jamais. En attendant, je me conduisais envers la communauté avec une complaisance extrême ; mais je ne négligeais pas au milieu de cela les scrupuleuses précautions que mon frère m’avait recommandées. Avouerai-je la force ou la faiblesse de mon cœur ? Au sein de la dissimulation systématique à laquelle j’étais obligé de me livrer, la seule circonstance qui me causât un regret véritable, c’était de me voir forcé de détruire les lettres de ce cher et généreux jeune homme qui avait tout risqué pour me rendre la liberté. En attendant, je continuai mes préparatifs avec une industrie inconcevable pour vous qui n’avez jamais habité un couvent.

Le carême venait de commencer ; toute la communauté se préparait à la grande confession ; les frères se renfermaient, se prosternaient devant les autels, passaient des heures entières à minuter l’état de leur conscience et à convertir leurs petites fautes contre la discipline conventuelle en offenses envers Dieu, afin de donner quelqu’importance à la confession qu’ils allaient faire. Je crois qu’ils auraient été enchantés de pouvoir s’accuser d’un crime, pour échapper à la monotonie d’une conscience de moine.

Il régnait dans la maison une sorte de silencieuse confusion qui favorisait singulièrement mes projets. Dix fois par jour je demandais du papier pour écrire ma confession, on ne me le refusait pas, mais la fréquence de mes demandes excita des soupçons ; ils étaient cependant loin de se douter de ce que j’écrivais. Les uns disaient, car tout est un sujet de curiosité dans un couvent : « Il écrit l’histoire de sa famille ; il veut la confier à son confesseur avec les secrets de son propre cœur. » D’autres ajoutaient : « Il a eu pendant quelque temps l’esprit égaré ; il en rend compte à Dieu, nous n’en entendrons jamais parler. » D’autres, enfin, plus judicieux, prétendaient qu’ennuyé de la vie du cloître j’en décrivais en détail toute la monotonie.

En attendant, le supérieur m’épiait en silence ; il était inquiet, et ce n’était pas sans raison ; il consulta quelques-uns des frères discrets, et le résultat de leur conférence fut une vigilance à toute épreuve de leur part, à laquelle malheureusement je ne fournissais que trop de motifs par les demandes absurdes et perpétuelles que je faisais pour du papier. Je conviens qu’à cet égard mon imprudence fut extrême ; il était impossible que la conscience la plus timorée pût trouver en elle-même assez de péchés pour remplir seulement le quart du papier que j’étais censé employer à l’examen de la mienne. Je le remplissais cependant de leurs crimes et non de ceux que j’avais commis.

Une autre grande faute que je fis, ce fut de négliger en réalité tous les préparatifs nécessaires à la grande confession ; on me le fit entendre pendant nos promenades au jardin. J’ai déjà dit que j’avais adopté avec les frères des manières extrêmement amicales. Ils me disaient donc :

« Vous avez fait, sans doute, de grands préparatifs pour la confession ? »

— « Je m’y suis préparé. »

— « Nous nous attendons à être bien édifiés de votre conduite. »

— « Je me flatte que vous le serez. »

Je n’en dis pas davantage, mais ces mots à la dérobée m’inquiétèrent.

Peu de jours avant l’époque fixée pour la grande confession, je remis au portier le dernier cahier de mon mémoire. Nos entrevues n’avaient jusqu’alors inspiré aucun soupçon ; j’avais reçu les lettres de mon frère, j’y avais répondu et notre correspondance avait été conduite avec un mystère jusqu’alors inconnu dans un couvent ; cette dernière nuit, cependant, en remettant mon papier dans les mains du portier, je lus dans ses traits un changement qui m’effraya ; je l’avais toujours connu bien fait et robuste, mais alors, je découvris même au clair de la lune, qu’il ne paraissait plus que l’ombre de lui-même ; sa main trembla en prenant les papiers dans la mienne, sa voix manqua en me promettant la discrétion ordinaire. Ce changement que tout le couvent avait observé, m’avait échappé jusqu’à ce jour ; mon esprit avait été trop préoccupé de ma propre position ; quand je m’en fus aperçu, je lui dis :

« Mais qu’est-ce que vous avez ? »

— « Pouvez-vous me le demander ; j’ai perdu tout mon embonpoint par la terreur que je ne cesse d’éprouver. Savez-vous ce que je risque ? une prison perpétuelle, peut-être même serai-je dénoncé à l’Inquisition : chaque ligne que je vous fais passer ou que vous me remettez, semble compromettre mon âme, et je tremble de vous voir. Je sais que ma vie temporelle et éternelle est dans vos mains ; quand je suis assis dans ma loge, il me semble que chaque pas qui retentit dans le cloître a pour but de m’appeler dans la présence du supérieur. Quand je suis au chœur, au milieu des chants je distingue votre voix qui s’élève pour m’accuser. La nuit quand je me couche, le malin esprit s’assied au chevet de mon lit, il me reproche mon parjure et réclame sa proie ; ses émissaires m’entourent partout où je me tourne ; je suis environné des tourmens de l’enfer ; les saints me jettent des regards courroucés, et le tableau du traître Judas me poursuit de tous côtés. Si je m’endors pour un moment, mes propres cris me réveillent, et je dis : Ne me trahissez pas ! il n’a pas encore rompu ses vœux ; je n’ai été qu’un agent ; on m’a corrompu : n’allumez pas ces bûchers pour moi. Je frémis alors ; je me soulève trempé d’une sueur froide ; mon repos, mon appétit m’ont quitté. Plût à Dieu que vous fussiez hors de ce couvent et que je n’eusse jamais servi à votre délivrance ; nous échapperions ainsi l’un et l’autre aux flammes éternelles. »

Je m’efforçai de tranquilliser cet homme et de l’assurer qu’il ne courait aucun danger ; mais rien ne put le satisfaire si ce n’est l’assurance sincère et solennelle que le paquet que je lui remettais était le dernier dont je comptais le charger ; cette assurance lui rendit un peu de repos ; mais je sentis à mon tour que les risques attachés à mon entreprise se multipliaient de moment en moment autour de moi.

Le portier était fidèle, mais timide, et quelle confiance peut-on mettre en un homme dont la main droite vous sert, tandis que la gauche ne demande peut-être pas mieux que de transmettre votre secret à votre ennemi pour tranquilliser son esprit. Ce dangereux confident mourut au bout de quelques jours et je suis convaincu que je ne dus sa fidélité dans ses derniers momens qu’au délire qui le saisit avant de mourir ; mais il est impossible d’exprimer ce que je souffris pendant ces moments-là. Sa mort dans une telle occasion, et la joie peu chrétienne qu’elle m’inspira furent pour moi de nouvelles preuves combien le genre de vie qui peut rendre un tel événement et de tels sentimens presque nécessaires doit être contraire à la nature.

Le lendemain de ma conversation avec le portier, je fus surpris de voir, dans la soirée, le supérieur entrer dans ma cellule, accompagné de quatre moines ; je sentis que cette visite ne m’annonçait rien de bon. Je les reçus avec respect, mais en tremblant de tous mes membres. Le supérieur se plaça vis-à-vis de moi et arrangea son siége de façon à ce que je me trouvasse vis-à-vis de la lumière. Je ne compris pas dans le premier moment quel était son but, mais je conçois maintenant qu’il voulait examiner avec soin tout ce qui se passerait sur ma physionomie tandis que la sienne me resterait cachée. Les quatre religieux restèrent debout derrière sa chaise ; ils tenaient les bras croisés, la bouche serrée, les yeux à demi fermés, la tête baissée ; on eût dit qu’ils venaient assister malgré eux à l’exécution d’un criminel. Le supérieur m’adressa la parole d’une voix douce :

« Mon fils, vous n’avez cessé depuis quelque temps de vous occuper de votre confession : c’est fort louable ; mais vous êtes-vous accusé de tous les crimes que votre conscience vous reproche ? »

— « Oui, mon père. »

— « De tous ! en êtes-vous bien sûr ? »

— « Mon père, je me suis accusé de tous ceux que je connaissais. Du reste il n’y a que Dieu qui puisse pénétrer dans les abîmes du cœur. J’ai sondé le mien aussi profondément que je l’ai pu. »

— « Et vous avez mis par écrit tout ce que vous y avez trouvé ? »

— « Oui. »

— « Et vous n’avez point découvert parmi vos fautes celle d’avoir obtenu les moyens d’écrire votre confession, et d’en avoir abusé pour un usage tout différent ? »

C’était là le point délicat ; je sentis qu’il était nécessaire d’invoquer toute ma fermeté. Je fis donc usage d’une légère équivoque, et je dis :

« Ce n’est pas là une faute dont ma conscience m’accuse. »

— « Mon fils, ne cherchez point à tromper votre conscience ou moi. Je devrais même être au-dessus d’elle dans votre estime, car si votre conscience errait, ce serait à moi que vous vous adresseriez pour l’éclairer et la diriger. Mais je m’aperçois que c’est en vain que j’essaie de toucher votre cœur : j’y ferai en peu de mots un dernier appel. Il vous reste encore quelques momens d’indulgence ; il dépend de vous d’en user ou d’en abuser. Je vais vous faire un petit nombre de questions bien simples ; si vous refusez d’y répondre, ou si vous n’y répondez pas avec sincérité, votre sang retombera sur votre propre tête. »

Je tremblai, mais je dis : « Mon père, ai-je donc jamais refusé de répondre à vos questions ? »

— « Toutes vos réponses sont évasives ou ne consistent qu’en nouvelles interrogations. Il faut en faire de simples et de directes aux questions que je vais vous proposer en présence de ces frères. Plus que vous ne pensez votre sort dépendra de la manière dont vous allez me répondre. C’est malgré moi que je vous donne cet avertissement. »

Effrayé par ces paroles, et humilié au point de vouloir me rendre mes juges propices, je me levai de mon siége ; mais je m’y appuyai ensuite afin de me soutenir.

« Mon Dieu ! » dis-je, « pourquoi tous ces préparatifs ? De quoi suis-je coupable ? Pourquoi ces avertissemens qui ne sont que de mystérieuses menaces ? Pourquoi ne me dit-on pas quel a été mon crime ? »

Les quatre religieux qui, jusqu’à ce moment, n’avaient ni parlé ni même levé la tête, dirigèrent pour lors vers moi leurs regards livides, et dirent tous à la fois, avec des accens qui semblaient sortir d’un sépulcre : « Votre crime est… » Le supérieur leur fit signe de garder le silence, et cette interruption augmenta ma frayeur. Quand nous nous sentons coupables, nous craignons toujours qu’on nous attribue des crimes encore plus grands que ceux que nous avons commis. Il nous semble que la conscience des autres doit venger par d’horribles exagérations les capitulations de la nôtre. Je ne savais pas de quel crime on allait m’accuser ; et déjà ma correspondance clandestine ne me paraissait que de la poussière dans la balance de leur ressentiment ; mais ces craintes vagues se changèrent bientôt en de véritables quand le supérieur me proposa ses questions.

« Vous vous êtes procuré une grande quantité de papier : comment l’avez-vous employé ? »

Je me remis, et je dis : « Ainsi que je le devais. »

— « Mais enfin comment ? À décharger votre conscience ? »

— « Oui : à décharger ma conscience. »

— « C’est faux. Le plus grand pécheur de la terre n’aurait pu couvrir tant de pages de la liste de ses crimes. »

— « On m’a souvent dit dans le couvent que j’étais en effet le plus grand pécheur de la terre. »

— « Vous éludez encore, et vous convertissez vos équivoques en reproches. Cela n’est pas bien ; il faut répondre nettement. Pourquoi vous êtes-vous procuré tant de papier, et comment l’avez-vous employé ? »

— « Je vous l’ai déjà dit. »

— « Vous l’avez donc employé à écrire votre confession ? »

Je ne dis rien ; mais je fis une révérence d’affirmation.

— « Vous pouvez donc sans doute nous montrer les preuves de votre application à vos devoirs. Où est le manuscrit qui contient votre confession ? »

Je rougis, j’hésitai, et puis je montrai une demi-douzaine de pages tachées et griffonnées. C’était ridicule. Il n’y avait pas la dixième partie du papier que l’on m’avait donné.

« Et c’est là votre confession ? » me dit le supérieur.

— « Oui, mon père. »

— « Et vous osez dire que vous avez employé à cet usage tout le papier que l’on vous a confié ? »

Je gardai le silence.

— « Misérable ! » s’écria le supérieur, perdant patience ; « découvrez à l’instant l’usage que vous avez fait du papier que l’on vous a accordé. Avouez sur-le-champ que vous vous en êtes servi pour un usage contraire aux intérêts de cette maison. »

Ces mots me réveillèrent : je crus deviner qu’ils ne craignaient que pour leurs intérêts, et je me sentis fort. Je répondis donc :

« Pourquoi me soupçonne-t-on ? Si vous n’êtes pas coupables, de quoi pourrais-je vous accuser ? De quoi pourrais-je me plaindre, si vous ne m’en avez pas donné de cause ? C’est à vos consciences à répondre à cette question pour moi. »

À ces mots les religieux voulurent de nouveau se mêler à la conversation, mais le supérieur leur répéta le même signe qu’auparavant, et continua à me faire des questions si précises, qu’elles paralysèrent toute mon énergie.

« Vous ne voulez donc pas me dire ce que vous avez fait du papier que l’on vous a confié ? »

Je ne dis rien.

« Je vous ordonne, par votre vœu d’obéissance, de le découvrir à l’instant même. »

Sa voix s’était montée en parlant au ton de la colère ; je repris courage à mon tour, et je dis :

« Mon père, vous n’avez pas le droit d’exiger de moi cette déclaration. »

— « Il ne s’agit pas maintenant de droit. Je vous ordonne de me le dire. J’exige de vous un serment sur l’autel de Jésus-Christ, sur l’image de sa sainte mère. »

— « Vous n’avez pas le droit d’exiger de moi un pareil serment. Je connais les règles de la maison ; je ne suis responsable qu’à mon confesseur. »

— « Mettez-vous donc en balance le droit et le pouvoir ? Vous sentirez bientôt que dans ces murs, il n’y a point de différence entre eux. »

— « Je ne dis pas le contraire. »

— « Et vous ne voulez donc pas dire ce que vous avez fait de ces papiers, noircis sans doute des plus infernales calomnies ? »

— « Je ne le veux pas. »

— « Et vous ne craignez point de risquer les conséquences de votre opiniâtreté ? »

— « Je ne le crains point. »

Les quatre religieux répétèrent encore dans le même ton qu’auparavant : « Que les conséquences retombent sur lui ! » Mais pendant qu’ils parlaient, deux d’entre eux me dirent à l’oreille : « Délivrez vos papiers, et il ne sera plus question de rien. »

« Je n’ai rien à délivrer, » répondis-je ; « je ne possède pas une page que ce que vous m’avez pris. »

Les religieux qui venaient de me parler me quittèrent. Ils parlèrent bas au supérieur, qui me jetant un regard terrible, s’écria :

« Vous ne voulez donc pas délivrer vos papiers ? »

— « Je n’ai rien à délivrer. Examinez ma personne ; examinez ma cellule ; tout vous est ouvert. »

— « Ou du moins le sera bientôt, » dit le supérieur furieux. À l’instant la recherche commença. Il n’y eut pas de meubles dans ma cellule qu’ils n’examinèrent. Ma chaise et ma table furent renversées, secouées et enfin brisées, afin de découvrir s’il ne s’y trouvait point quelques papiers cachés. On arracha les estampes des murs ; on les tint contre la lumière ; on brisa jusqu’aux cadres. On examina ensuite mon lit ; on jeta les matelas par terre ; on les décousit ; on tira la paille de la paillasse. L’activité de ces moines formait un singulier contraste avec l’impassibilité qu’ils avaient témoignée quelques momens auparavant.

Pendant ce temps je me tenais au milieu de la chambre, ainsi qu’on me l’avait ordonné, et sans me détourner à droite ni à gauche. Ils ne trouvèrent rien qui justifiât leurs soupçons ; ils m’entraînèrent ensuite, et examinèrent ma personne avec la même rapidité, la même rigueur et la même inconvenance. Tous mes habits furent par terre dans un instant ; on défit jusqu’aux coutures de ma robe, et pendant l’examen, je m’enveloppai dans une des couvertures de mon lit. Quand il fut fini, je leur demandai s’ils avaient découvert quelque chose. Le supérieur me répondit avec une voix courroucée, et dans laquelle on distinguait la fierté luttant vainement contre un espoir déçu : « J’ai d’autres moyens pour découvrir ce secret. Préparez-vous-y, et tremblez que je ne les emploie ! »

À ces mots il quitta ma cellule, en faisant signe aux quatre religieux de le suivre. On me laissa seul : je ne doutai plus de mon danger. Je me voyais exposé à toute la fureur de cet homme. Je guettais attentivement les pas qui résonnaient dans le corridor. Le son d’une porte qui s’ouvrait ou qui se fermait près de moi, me faisait trembler. Les heures se passèrent ainsi dans les tortures de l’incertitude, et n’amenèrent aucun événement. Personne n’approcha de moi cette nuit. Le lendemain était le jour de la grande confession. Je pris ma place au chœur, tremblant et regardant tout le monde. Il me semblait que tous les yeux étaient tournés sur moi, et que les bouches silencieuses me disaient : « C’est vous-même qui êtes cet homme ! » Souvent je désirais que l’orage qui s’ammoncelait autour de moi éclatât. Il vaut mieux entendre le bruit du tonnerre que guetter le nuage électrique. L’orage n’éclata pas pour le moment, et quand les devoirs de la journée furent remplis, je me retirai dans ma cellule, et j’y restai pensif, inquiet, irrésolu.

La confession avait commencé. J’entendais les pénitens, l’un après l’autre, revenir de l’église, et fermer les portes de leurs cellules. Je commençais à craindre que l’on ne voulût m’exclure du sacrement, et que cette exclusion, d’un droit sacré et indispensable, ne fût le commencement d’une suite de rigueurs mystérieuses. J’attendis cependant, et je fus à la fin appelé. Ceci me rendit le courage, et je remplis mes devoirs avec calme. Quand j’eus fini ma confession, on me fit seulement quelques questions assez simples. On me demanda si je ne m’accusais pas d’avoir manqué intérieurement à quelque devoir conventuel, si je n’avais rien de réservé ; rien sur ma conscience. Quand j’eus donné des réponses négatives, on me laissa partir. Ce fut cette même nuit que mourut le portier. Mon dernier paquet était parti depuis quelques jours ; je n’avais rien à craindre. Pas un être vivant, pas une ligne d’écriture qui pût déposer contre moi ! Je sentis renaître l’espérance, surtout, quand je songeai que le zèle et l’adresse de mon frère ne manqueraient pas de lui faire trouver quelque nouveau moyen pour faciliter nos communications.

Le calme dura pendant quelques jours, mais l’orage recommença bientôt à gronder. La quatrième soirée après la confession, j’étais seul dans ma cellule, quand j’entendis un bruit inusité dans le couvent. On sonna la cloche ; le nouveau portier paraissait fort agité ; le supérieur courut d’abord au parloir et puis à sa cellule. On appela ensuite quelques-uns des religieux les plus âgés. Les jeunes se parlaient à l’oreille dans les corridors, fermaient leurs portes avec violence ; en un mot, la confusion était générale. De pareilles circonstances seraient à peine remarquées dans une maison bourgeoise, habitée par la famille la plus tranquille ; mais, dans un couvent, la triste monotonie de ce que l’on peut appeler l’existence intérieure, donne de l’intérêt aux moindres événemens extérieurs de la vie ordinaire. Je sentais cela, et je me disais : Il se passe quelque chose d’extraordinaire ; puis j’ajoutais : ce qui se passe a rapport à moi. Mes deux conjectures se vérifièrent l’une et l’autre. L’heure était déjà fort avancée, quand on vint me dire d’aller trouver le supérieur dans son appartement. Je répondis que j’étais prêt à m’y rendre. Deux minutes après l’ordre fut révoqué, et l’on me pria de rester dans ma cellule, et d’y attendre le père supérieur. Je répondis encore que j’obéissais. Mais ce changement soudain me remplit d’une terreur vague, et dans toutes les vicissitudes de ma vie et de mes sensations, je n’ai jamais éprouvé de crainte plus terrible. Je marchais en long et en large, répétant incessamment : Mon Dieu ! protégez-moi ! Mon Dieu ! donnez-moi des forces ! Puis tout-à-coup je craignais d’implorer la protection de Dieu, incertain si la cause dans laquelle j’étais engagé la méritait. Cependant, mes idées furent toutes renversées, par l’entrée subite du supérieur, et des quatre moines qui l’avaient déjà accompagné lors de sa première visite. Je me levai en les voyant ; aucun d’eux ne m’invita à m’asseoir. Le supérieur s’avançant d’un air courroucé, jeta quelques papiers sur la table, et me dit : « Est-ce là votre écriture ? »

Je jetai sur les papiers un regard pressé et effrayé. C’était la copie de mon mémoire. J’eus la présence d’esprit de répondre : « Ce n’est pas mon écriture. »

— « Misérable ! vous tergiversez ; c’est la copie de votre écriture. »

Je gardai le silence.

« En voici la preuve, » ajouta le supérieur, en jetant sur la table un autre papier. Celui-ci était la copie d’un mémoire que l’avocat m’adressait. Ils n’avaient pas le droit de me le cacher, parce qu’il venait d’une cour supérieure. Rien ne pouvait égaler le désir que j’éprouvais de le lire ; mais je n’osais pas même y jeter un coup d’œil. Le supérieur en déplia toutes les pages l’une après l’autre en disant : « Lisez, misérable, lisez ; examinez-en bien toutes les lignes. »

Je m’approchai en tremblant. Je regardai l’écrit ; dès les premiers mots je vis celui d’espérance. Mon courage se ranima, et je dis : « Mon père, je reconnais ceci pour être une copie de mon mémoire, je vous demande la permission de lire la réponse de l’avocat, vous ne pouvez me la refuser. »

« Lisez-la, » dit le supérieur, en me la lançant avec colère.

Vous pouvez croire, Monsieur, que dans un pareil moment, je ne devais pas lire d’un œil bien assuré. Ma pénétration, d’ailleurs, ne fut pas augmentée quand je vis les quatre moines sortir de la cellule, à un signal que je n’aperçus pas. Je restai seul avec le supérieur ; il se mit à marcher dans ma cellule pendant que je paraissais étudier le mémoire de l’avocat. Tout-à-coup il s’arrête, et frappe violemment la table avec sa main. Les papiers que je tenais en tremblèrent. J’en tressaillis sur ma chaise.

« Misérable ! » dit le supérieur, « croyez-vous que de pareils papiers aient jamais encore déshonoré le couvent ? Ce n’est que depuis votre fatale entrée chez nous, que nous sommes insultés par des mémoires d’avocats. Comment avez-vous osé… ? »

— « Quoi, mon père ? »

— « Réclamer contre vos vœux, et nous exposer tous au scandale de suivre des procédures dans une cour civile ? »

— « J’ai cru ce scandale moins grand que mon malheur. » La vue des papiers augmentait ma confiance, et j’ajoutai : « Mon père, ce serait en vain, que vous vous efforceriez de diminuer ma répugnance pour la vie monastique. La preuve que cette répugnance est invincible est devant vous. Si je me suis rendu coupable d’une démarche qui viole le décorum d’un couvent, j’en suis fâché, mais je ne suis pas répréhensible. Ceux qui m’ont forcé d’y entrer sont seuls coupables de la violence qu’ils attribuent faussement à moi. Je suis résolu, s’il est possible, de changer ma position. Vous voyez les efforts que j’ai déjà faits, soyez assuré qu’ils ne cesseront jamais. Les contrariétés ne feront que redoubler leur énergie, et s’il y a un pouvoir dans le ciel ou sur la terre qui puisse faire annuler mes vœux, je saurai trouver ce pouvoir et m’adresser à lui. »

Je ne pensais pas qu’il m’écoutât jusqu’au bout. Il en eut cependant la patience. Il montra même beaucoup de calme, et je me préparais à entendre et à repousser tour-à-tour les reproches et les sollicitations, les remontrances et les menaces dont on sait si bien faire usage dans les couvens.

« Votre répugnance pour la vie du couvent est donc invincible ? » me dit-il à la fin.

— « Oui, mon père. »

— « Mais qu’est-ce qui vous y déplaît ? ce ne sont pas vos devoirs : car vous les remplissez avec l’exactitude la plus édifiante. Ce ne sont pas les traitemens que vous y éprouvez, ils ont été aussi indulgens que notre règle puisse le permettre. Ce n’est pas la communauté, vous savez qu’elle est toute entière disposée à vous aimer et à vous complaire. De quoi donc vous plaignez-vous ? »

— « De la vie elle-même, qui renferme tout. Je ne suis pas fait pour être moine. »

— « Rappelez-vous bien que quoique nous soyons forcés d’obéir aux formes des tribunaux humains, par la nécessité qui nous rend dépendans des institutions des hommes, dans tous nos rapports avec eux, ces formes ne peuvent nous lier dans nos rapports avec la divinité. Soyez assuré, mon enfant égaré, que si tous les tribunaux de la terre vous déliaient aujourd’hui même de vos vœux, votre propre conscience ne les annulerait jamais. Pendant tout le reste de votre ignominieuse vie, elle continuerait à vous reprocher la violation d’un vœu, violation approuvée par les hommes, mais que Dieu ne sanctionnerait jamais. Jugez combien, à votre dernière heure, ces reproches seraient terribles. »

— « Pas si terribles qu’à l’heure où je formai ces vœux, ou pour mieux dire, à l’heure où ils me furent extorqués. »

— « Extorqués ! »

— « Oui, mon père, oui, j’en prends le ciel à témoin contre vous. Dans cette matinée désastreuse, votre courroux, vos remontrances, vos prières, eussent été aussi inutiles qu’ils le seront aujourd’hui, si vous n’aviez jeté le corps de ma mère à mes pieds. »

— « Et pouvez-vous me reprocher mon zèle pour votre salut ! »

— « Je ne désire point vous faire de reproches. Vous êtes instruit de la démarche que j’ai faite ; vous me connaissez assez pour croire que je la poursuivrai de tout mon pouvoir, que je n’aurai pas de repos que mes vœux ne soient annulés, tant qu’il m’en restera la moindre espérance, et qu’une âme comme la mienne sait convertir en espoir jusqu’au désespoir même. Entouré, soupçonné, épié comme je l’ai été, j’ai cependant trouvé le moyen de faire remettre des papiers aux mains de l’avocat. Calculez la force d’une résolution qui a pu effectuer une pareille démarche au sein même d’un couvent ; jugez de l’inutilité de toute opposition à l’avenir, puisque vous n’avez pu ni empêcher, ni découvrir les premiers pas que j’ai faits dans mon projet. »

À ces mots le supérieur garda le silence ; je crus avoir fait de l’impression sur lui, j’ajoutai :

« Si vous désirez épargner à la communauté la disgrâce de me voir poursuivre mon appel, tandis que je serai dans ses murs, l’alternative est simple. Laissez un jour la porte mal gardée, fermez les yeux sur ma fuite, et soyez sûr que je ne vous molesterai ni ne vous déshonorerai plus par ma présence. »

— « Comment ! vous ne vous contentez pas de me rendre le témoin de votre crime, vous voulez encore que j’en sois le complice ! Apostat et plongé comme vous l’êtes dans la perdition, je vous tends la main pour vous en sauver, et vous ne me récompensez qu’en la saisissant pour m’entraîner, s’il se peut, dans l’abîme avec vous. »

Cette malheureuse proposition ne servit qu’à me le rendre plus contraire ; elle avait excité sa passion dominante : car il était d’une sévérité exemplaire pour la discipline. J’attendais patiemment que ce nouvel orage s’apaisât, pendant que le supérieur ne cessait de répéter :

« Mon Dieu ! pour quelle offense suis-je ainsi humilié ? Quel est le crime inconcevable qui ait pu faire mériter cette disgrâce au couvent tout entier ? Que deviendra notre réputation ? Que dira tout Madrid ? »

— « Mon père, » lui dis-je, « croyez-moi ; qu’un obscur religieux vive, meure ou réclame contre ses vœux, ce sont là des sujets de fort peu d’importance hors des murs de son couvent. On ne tardera pas à m’oublier, et vous vous consolerez en voyant l’harmonie rétablie dans la discipline de votre maison, que j’aurais toujours troublée. »

Le supérieur, sans m’écouter, continuait à marcher dans ma cellule, disant en lui-même :

« Que pensera le monde ? Que deviendrons-nous ? » jusqu’à ce qu’enfin sa colère se trouva montée au plus haut point. Se tournant alors tout-à-coup vers moi, il s’écria : « Misérable ! renoncez à votre horrible projet, renoncez-y à l’instant même. Je ne vous donne que cinq minutes pour réfléchir. »

— « Cinq ans de réflexions ne changeraient rien à ma résolution. »

— « Tremblez donc que vos jours ne suffisent point à l’exécution de ce projet impie. »

En disant ces mots, il s’élança hors de ma cellule. Les momens que je passai durant son absence furent, je crois, les plus horribles de ma vie. Ma terreur était augmentée par l’obscurité, car il faisait nuit, et le supérieur avait emporté la chandelle avec lui. Mon émotion ne m’avait pas d’abord permis de l’observer. Je sentais que j’étais dans les ténèbres et je ne savais pas pourquoi ni comment. Une foule d’images d’une horreur indéfinissable passèrent devant mes yeux. J’avais beaucoup entendu parler des châtimens cruels que l’on infligeait dans les couvens ; les mots menaçans du supérieur me paraissaient écrits en traits de flammes sur les murs de ma cellule. Je frémis, je jetai des cris, quoique certain que sur soixante personnes qui composaient la communauté, il n’y en avait pas une qui eût la volonté ou le courage de me plaindre. Enfin, l’excès même de mes craintes m’en guérit. Je me dis à moi-même : « Ils n’oseront pas m’assassiner, ils n’oseront pas non plus m’incarcérer : ils sont responsables de ma personne envers le tribunal devant lequel j’ai appelé. Ils n’oseront donc se rendre coupables d’aucune violence. »

Je venais de terminer ce raisonnement sophistique, comme tous ceux qu’inspire l’espérance, quand la porte de ma cellule se r’ouvrit, et je vis rentrer le supérieur et ses quatre satellites. L’obscurité dont je sortais me força de tenir les yeux à demi-fermés ; je distinguai cependant qu’ils portaient une corde et un sac. Je tirai de cet appareil les présages les plus effrayans, je changeai sur-le-champ de raisonnement, et au lieu de dire : ils n’osent pas faire telle ou telle chose, je me demandais quelle était la chose qu’ils n’oseraient pas faire. J’étais en leur pouvoir, ils le savaient, je les avais provoqués, qu’allais-je devenir ?

Ils s’approchèrent de moi. J’imaginai que la corde devait servir à m’étrangler, et le sac à envelopper mon corps. Mille tableaux sanguinaires se présentèrent à mon imagination ; je croyais entendre les gémissemens de mille victimes, immolées comme moi, s’élever des souterrains du couvent. Je ne sais ce que c’est que la mort, mais je suis convaincu que dans ce moment je souffris beaucoup plus qu’on ne souffre en mourant. Ma première impulsion fut de me jeter à genoux.

« Je suis en votre pouvoir, » leur dis-je, « je suis coupable à vos yeux. Accomplissez votre dessein, mais ne me faites pas souffrir long-temps. »

Le supérieur, sans faire attention à ce que je disais, ou peut-être même sans l’entendre, me dit :

« Maintenant, vous êtes dans la posture qui vous convient. »

Quand j’entendis ces mots, moins affreux que ce que j’avais craint, je me prosternai la face contre terre. Quelques instans auparavant j’en aurais rougi, mais combien la crainte avilit ! Je craignais la violence, j’étais très-jeune, et quoique je ne connusse la vie qu’en imagination, je ne l’en aimais pas moins pour cela. Les quatre moines, craignant peut-être que ma soumission n’attendrît le supérieur, s’empressèrent de lui dire :

« Révérend père, ne vous laissez point tromper par cette fausse humilité. Le moment de la miséricorde est passé ; vous lui avez offert le temps de délibérer, il a refusé d’en profiter, vous ne venez plus maintenant pour écouter ses supplications, mais pour rendre justice. »

À ces mots, qui m’annonçaient tout ce qu’il y avait de plus affreux, je me traînai toujours à genoux de l’un à l’autre, je leur dis en versant des larmes : « Frère Clément ! frère Justin ! pourquoi irritez-vous le supérieur contre moi ? Pourquoi hâtez-vous l’exécution d’une sentence qui, juste ou non, sera sans doute sévère ? J’ai souvent intercédé pour vous quand vous vous êtes rendus coupables de quelques légères fautes, est-ce là ma récompense ? »

« Nous perdons le temps, » s’écrièrent les moines.

« Arrêtez, » dit le supérieur, « laissez-le parler. Voulez-vous profiter du dernier moment d’indulgence que je puisse vous accorder, et renoncer pour jamais à l’horrible résolution de faire annuler vos vœux ? »

Ces mots rappelèrent toute mon énergie ; je me levai au milieu d’eux, et je leur dis d’une voix haute et distincte : « Jamais ; je suis devant le tribunal de Dieu. »

— « Malheureux ! vous avez renié Dieu. »

— « Eh bien, mon père, il ne me reste donc plus qu’à espérer que Dieu ne me reniera pas ; j’ai appelé aussi à un tribunal où vous n’avez pas de pouvoir. »

— « Mais nous avons du pouvoir ici, et vous le sentirez. »

Il fit pour lors un signal et les quatre religieux s’approchèrent de moi ; je jetai un faible cri, l’instant d’après, je me soumis ; je fus surpris de voir qu’au lieu d’attacher les cordes autour de mon cou comme je m’y étais attendu, ils s’en servirent pour me lier les mains. Ils m’ôtèrent ensuite ma robe et me couvrirent du sac. Je ne fis pas de résistance ; mais vous l’avouerais-je, Monsieur, je fus un peu contrarié. J’étais préparé à mourir et il me paraissait que j’étais menacé de quelque chose de pire que la mort. Nous bravons souvent la mort quand elle s’offre à nous tout-à-coup, mais nous ne pouvons la supporter quand elle arrive pas à pas et nous laisse le temps de contempler à loisir toutes ses horreurs. J’étais préparé à tout excepté à ce qui m’arriva. Attaché comme un criminel et enveloppé du sac, ils m’entraînèrent le long des corridors ; je ne jetais pas un cri, je ne faisais aucune résistance. Ils descendirent l’escalier qui conduisait à l’église, ils traversèrent le bas côté. Un passage obscur s’y trouvait que je n’avais pas encore remarqué. Nous y entrâmes ; une petite porte, tout au fond offrait une perspective effrayante. À sa vue, je m’écriai : « Vous ne voulez pas sans doute me renfermer là ? Vous ne voulez pas me plonger dans cet horrible cachot, pour y périr dans des vapeurs malsaines, pour y être dévoré par des reptiles ? Non, vous ne le ferez pas ; songez que vous répondez de ma vie. »

Quand j’eus prononcé ces mots ils m’entourèrent. Alors, et pour la première fois, je me débattis, j’appelai au secours. C’était le moment qu’ils attendaient. Ils désiraient de ma part quelque marque de répugnance. Un frère lai, qui guettait dans le passage, donna soudain le signal en sonnant la cloche, cette cloche terrible, au son de laquelle tout habitant d’un couvent doit rester dans sa cellule, parce qu’elle indique qu’il se passe quelque chose d’extraordinaire dans la maison. Au premier coup je perdis toute espérance. Il me semblait que dans le monde entier il n’existait d’autres hommes que ceux qui m’entouraient et qui, à la lueur livide du seul flambeau dont ce passage était éclairé ressemblaient à autant de spectres entraînant une âme condamnée dans le séjour de l’éternelle nuit.

Ils me firent descendre précipitamment les marches qui conduisaient vers cette porte, laquelle était beaucoup au-dessous du niveau du passage. Ils furent long-temps sans pouvoir l’ouvrir ; ils essayaient les clefs. Peut-être étaient-ils émus en songeant à l’atrocité qu’ils allaient commettre ; et ce délai accrut au-delà de toute idée mes terreurs. Je m’imaginai que ce terrible caveau n’avait jamais encore été ouvert, que j’étais la première victime que l’on y renfermait et que leur intention était que je ne le quittasse point en vie. À mesure que ces pensées me venaient, je jetais de grands cris, quoique je susse que j’étais loin de toute oreille humaine ; mais mes cris furent étouffés par le bruit de la pesante porte qui finit par céder aux efforts réunis des quatre religieux et qui s’ouvrit en grattant contre les pierres du pavé. On s’empressa de me faire entrer, tandis que le supérieur se tenait en dehors, frémissant malgré lui du spectacle qui se présentait à ses regards. J’eus le temps d’examiner les meubles de ma demeure que je regardais comme ma dernière : elle était en pierres ; le toit formait la voûte ; sur un bloc de pierre était un crucifix et une tête de mort ; à côté, un pain et une cruche d’eau ; par terre, il y avait un paillasson pour se coucher, avec un second paillasson roulé pour appuyer la tête. Ils me jettèrent dessus et se préparèrent à partir. Je ne me débattais plus, car je sentais que c’eût été inutile ; je les suppliais seulement de me laisser une lumière et je fis cette prière avec autant d’ardeur que si j’eusse demandé la liberté. Ainsi le malheur nous fait toujours entrer dans de petits détails. Nous n’avons pas la force d’envisager toute l’étendue de notre calamité.

« De grâce, leur dis-je, laissez-moi une lumière, quand ce ne serait que pour me défendre contre les reptiles qui doivent être ici en grand nombre. »

Je voyais déjà que ma supposition n’était pas gratuite, car plusieurs insectes d’une grandeur énorme, troublés à la vue inusitée de la lumière, descendaient les murs en rampant. Pendant ce temps, les religieux unissaient tous leurs efforts pour fermer la porte et ne me répondaient pas ; je réitérai mes prières pour qu’on me laissât une lumière, ne fût-ce que pour regarder le crâne et pour trouver mon chemin vers le crucifix quand je voulais prier. Ils ne m’écoutèrent pas et fermèrent la porte. Je les entendis s’éloigner.

Vous ne croiriez peut-être pas, Monsieur, que je dormis d’un profond sommeil ; mais j’aimerais mieux ne jamais dormir de nouveau que de me réveiller comme je le fis au sein des ténèbres. Je ne devais donc plus revoir la lumière ! Rien ne m’aidait à calculer le cours du temps, si ce n’est le retour régulier du moine qui, tous les jours, m’apportait ma ration de pain et d’eau. Quand il aurait été l’être que j’aurais le plus chéri au monde, le bruit de ses pas ne m’eût pas causé une sensation plus délicieuse. Il faut avoir été dans la position où je me suis vu pour se faire une idée des moyens que l’on trouve pour déguiser la longueur du temps. Comme l’œil s’accoutume à l’obscurité, l’esprit peut sans doute s’y habituer aussi. Sans cela, comment aurais-je pu réfléchir, conserver du courage et même quelque espérance dans cet horrible séjour ! Ainsi, quand tout le monde semble s’unir contre nous, nous prenons notre propre défense avec toute l’opiniâtreté du désespoir, tandis que quand nous ne voyons autour de nous que des adorateurs, nous sommes continuellement en butte au dégoût et aux reproches de notre conscience.

Le prisonnier qui se berce d’un rêve de liberté souffre moins d’ennui que le monarque sur son trône, environné de flatteurs et rassasié de voluptés. Je songeai que tous mes papiers étaient en sûreté ; que ma cause se poursuivait avec vigueur ; que le zèle de mon frère m’avait procuré le meilleur avocat de Madrid ; qu’ils n’oseraient pas m’assassiner, parce que le crédit du couvent dépendait de ma comparution, quand le tribunal me demanderait ; que le rang même de ma famille était pour moi une puissante protection, quoique selon toutes les apparences mon ardent et généreux frère fût le seul être qui m’y fût favorable ; que si l’on m’avait permis de recevoir et de lire le premier mémoire de l’avocat, par les mains du supérieur lui-même, il était absurde de penser que l’on me refusât de lui parler quand l’affaire serait plus avancée. Ce fut là à peu près ce que mon espérance me suggéra, et tout cela était assez plausible. Faut-il dire aussi ce que mon désespoir y opposait ? Je frémis encore en y pensant. L’idée la plus affreuse était que je pouvais, malgré tout ce que je viens de dire, être assassiné en secret, avant qu’il fût possible aux tribunaux de parvenir à me délivrer.

Telles furent mes réflexions, Monsieur. Vous me demanderez peut-être aussi à quoi je m’occupais. Ma position ne me permettait pas de rester oisif, et quoique parmi mes occupations, il y en eût de dégoûtantes, elles ne laissaient pas que de remplir mes momens. D’abord j’avais mes dévotions à faire. La religion était ma seule ressource dans la solitude et dans les ténèbres. Pendant les courts instants où le moine venait m’apporter mes alimens, j’arrangeais, à la faible lueur de son flambeau, mon crucifix de manière à pouvoir le sentir en me réveillant. Cela m’arrivait souvent, et ne sachant pas s’il faisait jour ni nuit, je disais ma prière au hasard. Que m’importait l’heure où je récitais les matines ou les vêpres ? il n’y avait ni matin ni soir pour moi. Mais le crucifix était ma consolation. Chaque fois que je le touchais, je me disais : « Mon Dieu est avec moi dans mon cachot. C’est un Dieu qui a souffert et qui sait me plaindre. Quelle misère pourrais-je supporter qui pût se comparer à l’humiliation qu’il a soufferte pour les péchés de l’homme et pour les miens ! » En parlant ainsi je baisais l’image sacrée que ma bouche avait de la peine à trouver dans l’obscurité.

J’avais encore d’autres occupations, moins sublimes, mais non moins nécessaires. Les reptiles qui remplissaient le caveau dans lequel on m’avait jeté, me forçaient à une guerre continuelle, ennuyeuse et ridicule. Mon paillasson avait été placé sur le théâtre même du combat. Je le dérangeai ; ils me suivirent. Je le plaçai contre le mur. Je me réveillais souvent avec horreur, en sentant leurs membres froids et gonflés parcourir mon corps. Je les frappais, j’essayais de les effrayer par le bruit de ma voix, ou bien de m’armer contre eux à l’aide de mes paillassons ; mais je mettais surtout mes plus grands soins à défendre de leurs approches mon pain et ma cruche d’eau. J’imaginai mille précautions aussi triviales qu’inutiles, mais qui servaient du moins à m’occuper.

Il me reste à vous parler d’un passe-temps que je ne puis appeler une occupation. J’avais songé en moi-même qu’une heure était composée de soixante minutes et une minute de soixante secondes. Cela me donna l’idée que je pourrais marquer le temps aussi exactement que l’horloge du couvent et calculer ainsi la durée de ma détention. Je me mettais donc à compter soixante. Parfois un doute s’élevait dans mon esprit ; je craignais de compter plus vite qu’une horloge et je regrettais pour lors de n’être pas insensible comme elle, afin de n’avoir aucun motif pour presser le cours du temps. Cependant je comptais avec plus de lenteur. Souvent le sommeil me surprenait dans cet exercice, que j’avais peut-être adopté en partie dans ce but ; mais à peine réveillé je m’y remettais de plus belle. Ainsi couché sur mes paillassons, je balançais, je comptais, je mesurais le temps, tandis que j’étais privé de la vue délicieuse du soleil levant et couchant, de toute la fraîcheur du matin et du soir, de tout l’éclat du jour. Quand mon calcul était interrompu par le sommeil, je me consolais en pensant que soixante minutes ne pouvaient manquer de faire une heure.

Le quatrième jour de ma détention, à en juger du moins par les visites du religieux, il plaça comme à l’ordinaire mon pain et mon eau à côté de moi ; mais il hésita quelque temps avant de se retirer. Il paraissait éprouver de la répugnance à me donner le plus léger espoir ; enfin cependant il fut obligé de me dire que le supérieur s’était laissé émouvoir par mes souffrances. Dieu avait touché son cœur et il me permettait de quitter mon cachot. J’avais à peine entendu ces mots que je me levai précipitamment et que je m’élançai au dehors avec un cri qui fit tressaillir le religieux. Toute espèce d’émotion est rare dans un couvent et l’expression de la joie y est un véritable phénomène. J’étais arrivé au passage avant que mon geôlier fût revenu de sa surprise. Les murs du couvent que naguère je regardais comme ceux d’une prison, me semblaient alors le séjour de la liberté. Je ne crois pas que j’eusse éprouvé dans ce moment un bonheur plus grand quand on m’aurait dit que ses portes m’étaient ouvertes. Je tombai à genoux pour rendre grâces à Dieu ; je le remerciai de ce qu’il m’avait rendu la lumière, l’air et le pouvoir de respirer. Pendant que j’épanchais ainsi mon cœur, je me sentis défaillir, ma vue se troubla. J’avais contemplé la lumière avec une ardeur trop vive. Je tombai sans connaissance, et je fus long-temps avant de revenir à moi.

En reprenant mes sens, je me trouvai dans ma cellule qui me parut telle que je l’avais laissée ; seulement il faisait jour ; et je suis convaincu que cette circonstance contribua plus à ma guérison que tous les alimens et les cordiaux que l’on me fournit en abondance. Pendant toute cette journée je n’entendis parler de rien et j’eus le temps de réfléchir aux motifs de l’indulgence avec laquelle j’étais traité. Je pensai que le supérieur pouvait avoir reçu l’ordre de me représenter, ou du moins qu’il ne pouvait empêcher plus long-temps les entrevues que mon avocat jugeait nécessaires à ma cause.

Vers le soir quelques religieux entrèrent dans ma cellule. Ils parlèrent de choses indifférentes et affectèrent d’attribuer mon absence à une indisposition. Je ne les détrompai pas. Ils me racontèrent comme en passant que mon père et ma mère, accablés de douleur par le scandale que j’avais causé en appelant de mes vœux, avaient quitté Madrid. J’éprouvai à cette nouvelle beaucoup plus d’émotion que je ne leur en témoignai. Je leur demandai combien de temps j’avais été malade. Ils me répondirent quatre jours. Cette réponse confirmait mes soupçons sur la cause de ma délivrance ; car l’avocat m’avait dit dans sa lettre qu’il aurait besoin de me parler dans cinq jours.

Ma société se retira ; mais je reçus bientôt une autre visite. Après les vêpres, auxquelles on m’avait dispensé d’assister, le supérieur entra dans ma cellule. Il s’approcha de mon lit. Je voulus me mettre sur mon séant ; mais il me pria de me tenir tranquille et s’assit auprès de moi en me regardant d’un œil calme, mais pénétrant.

« Vous avez enfin découvert, » me dit-il, « que nous possédons le pouvoir de punir. »

— « Je n’en ai jamais douté. »

— « Avant que vous poussiez ce pouvoir à une extrémité qui, je vous en préviens, sera au-dessus de vos forces, je viens vous demander d’abandonner cet appel désespéré contre vos vœux, appel qui ne peut avoir d’autre résultat que de déshonorer Dieu et de tromper votre attente. »

— « Mon père, sans entrer dans des détails rendus inutiles par nos démarches réciproques, je ne puis que répondre que je poursuivrai mon appel de toutes les forces que la Providence a mises à ma disposition, et que le châtiment que j’ai souffert n’a fait qu’affermir ma résolution. »

— « C’est donc là votre dernier mot ? »

— « Oui, et je vous supplie de m’épargner ces importunités à l’avenir, elles seraient inutiles. »

Il garda le silence pendant long-temps et dit à la fin :

— « Et vous insisterez sur le droit que vous possédez d’avoir demain une entrevue avec votre avocat ? »

— « Je l’exigerai. »

— « Il ne sera pourtant pas nécessaire de lui faire part de votre dernier châtiment. »

Ces mots me frappèrent, je les compris et je répondis :

« Cela ne sera pas nécessaire, mais cela pourra être utile. »

— « Comment ! vous violeriez les secrets de la maison, pendant que vous êtes encore dans ses murs ? »

— « Pardonnez-moi, mon père, si je vous fais observer que vous devez avoir outre-passé vos devoirs puisque vous mettez tant d’importance à cacher ce que vous avez fait. En parlant je ne dévoilerai donc pas les secrets de votre discipline, mais sa violation. »

Le supérieur gardant le silence, j’ajoutai :

« Si vous avez abusé de votre pouvoir, c’est vous qui avez été le coupable quoique moi seul j’en aie souffert. »

Il se leva et quitta ma cellule sans me répondre. Le lendemain j’assistai aux matines ; vers la fin de l’office, au moment où les religieux allaient se retirer, le supérieur frappant avec force de la main sur son pupitre leur ordonna de ne pas quitter la place, après quoi il ajouta d’une voix de tonnerre :

« On demande les prières de toute la communauté en faveur d’un religieux qui, abandonné par l’esprit de Dieu, est sur le point de commettre une action déshonorante pour lui-même, honteuse pour l’Église et inévitablement fatale pour son salut. »

À ces mots terribles, les moines se mirent tous à genoux en frémissant. Je les imitai ; mais le supérieur, m’appelant par mon nom, dit tout haut : « Lève-toi, misérable, lève-toi et ne souille pas notre encens par ton haleine profane. » Je me levai tremblant et confus et me retirai en silence dans ma cellule où je restai jusqu’à ce qu’un religieux vînt m’avertir que l’avocat m’attendait au parloir.

Cette entrevue fut rendue tout-à-fait inutile par la présence du moine à qui le supérieur avait ordonné de rester avec nous, et que l’avocat n’avait pas le droit de renvoyer. Quand nous entrions dans des détails il nous interrompait en disant que son devoir ne lui permettait pas de laisser violer ainsi les règles du parloir. Quand je soutenais un fait, il le contredisait, me donnait sans cesse le démenti, et enfin troublait à tel point notre conférence, que je fus obligé, pour ma défense personnelle, de citer le châtiment que l’on m’avait fait subir. On ne pouvait le nier et d’ailleurs la pâleur de mon teint en était un témoignage invincible. Au moment où je commençai le sujet, le religieux se tut, sans doute afin de mieux écouter, et l’avocat redoubla d’attention. Il prenait des minutes de tout ce que je disais et paraissait mettre plus d’importance à ce fait que je ne l’avais cru et même que je ne l’avais désiré.

La conférence finie, je retournai à ma cellule. Les visites de l’avocat se répétèrent pendant quelques jours jusqu’à ce qu’il eût obtenu toutes les informations nécessaires pour suivre ma cause. Pendant cet intervalle, je n’eus pas à me plaindre de la conduite que l’on tenait envers moi. Mais aussitôt que ses visites eurent cessé, la persécution recommença ; on me considérait comme un homme envers qui il ne fallait point garder de mesure et l’on me traitait en conséquence. Je ne puis m’empêcher de penser que leur intention ne fût que je ne survécusse pas à l’issue de mon procès. Il est du moins certain qu’ils ne négligèrent rien de ce qui pouvait conduire à un pareil résultat. Ils commencèrent le jour même de la dernière visite de l’avocat. La cloche sonna pour le dîner ; j’allais prendre ma place ordinaire au réfectoire, quand le supérieur dit : « Arrêtez, posez un paillasson pour lui au milieu de la salle. »

Cet ordre fut exécuté, puis on me dit de m’asseoir sur le paillasson et l’on me donna du pain et de l’eau. Je mangeai peu et je mouillai de mes larmes ce que je touchais. Je prévoyais ce que j’aurais à souffrir et je ne me plaignis point ; quand on fit la prière, on me dit de me tenir au dehors de la porte, de peur que ma présence ne rendît sans effet la bénédiction que l’on allait implorer sur le repas.