Melancholia (Charles Dumas)

L’Ombre et les ProiesOllendorff (p. 195-199).
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MELANCHOLIA

Nuit sans lune. Je vis surgir ton ombre claire,
Une robe de toile, une écharpe légère
Qui dans l’air frissonnant frissonnaient moins que toi...
Il avait plu. Tu m’attendais, tu avais froid,
Tu serrais sur ton cœur en croisant tes bras frêles
Un châle blanc ployé comme deux longues ailes,
L’humidité faisait frémir tes petits pieds
Comme deux blancs oiseaux sur le gazon mouillé,
Ton corps ayant besoin toujours qu’on le soutienne
Défaillait quand ma main se joignit à la tienne,
Pauvre main sans chaleur, sans ressort, aux doigts morts
Plus que ceux des mourants qui nous cherchent encor,
Et ton regard semblait, désolé, résigné,

Implorer un aveu pour me le pardonner.
Devant nous, le port sombre aux feux blêmes, la vie ;
D’un côté, le repos de la terre endormie ;
De l’autre, l’océan et les souffles amers…
Silencieusement, nous choisîmes la mer.
En trébuchant, nous descendîmes sur le sable,
Au bords des flots moins sourds et moins infranchissables
Que le gouffre innommé, l’abîme surhumain
Qui sépare les cœurs quand on donne la main.
Les flots croulants le long d’une nappe de brume
Se tordaient par tronçons comme un serpent d’écume ;
Le vent s’était calmé, l’air s’était adouci.
Tu répétais : Partons, ne restons pas ici !


Alors, muets encor tous deux, on s’en alla
Plus loin, au plus obscur, vers la falaise, et là,
Dans le mur colossal où tel qu’un arc funèbre
S’ouvrait aux noirs rôdeurs la porte des ténèbres
Nous entrâmes. Le creux n’était pas bien profond :
Dès notre premier pas nous heurtâmes le fond,
Tant le bon marbrier de toute la nature

L’avait taillé parfait sans nous prendre mesure.
Je songeais : Est-ce là que nous serons chez nous ?
La tempe à mon épaule et les bras à mon cou
Tu tendais vers mes yeux tes prunelles éteintes.
Chaque bruit au dehors resserrait notre étreinte ;
Un baiser sur le front, des baisers sur les yeux,
Le front encor, la joue encore, encor les yeux,
Baisers nerveux, tantôt câlins, soudain farouches...
Et lorsque garottés l’un par l’autre, affolés,
Rauques, la gorge sèche et les genoux mêlés,
Une bouche à chacun nous montait à la bouche
Comme les deux versants nés d’un double vallon
S’élèvent pour s’unir à la cime des monts,
Tu m’appuyais, brutale, à la paroi glacée,
Tu m’aveuglais avec tes paumes, comme si
Ce tragique bandeau scellé sur ma pensée,
J’eusse dû ne goûter sur ta lèvre insensée
Que l’amour dans la mort et la chair dans la nuit !
Sans doute aussi, pauvre petite, avais-tu peur
De la complicité du monde extérieur :
Bleuâtre, mer ou ciel, l’étendue était pâle,


Nulle, du haut en bas toute pleine d’étoiles,
Et toi, ma bien-aimée, en écoutant la voix
Du temps qui se retire et du flux qui décroît,
En contemplant — déjà ! — l’enivrante marée
— Ciel ou mer — fuir aux plis d’une traîne azurée
Et découvrir la grève et la laisser derrière
Brune et brillante avec des astres en poussière :
« Mon cher petit, soupirais-tu, mon bien-aimé,
Je voudrais t’emporter, je voudrais t’enfermer,
Qu’on s’en aille là-bas... ne jamais revenir,
T’avoir, moi seule, et dormir avec toi, dormir !... »
Tu n’étais plus, pauvre petite, à ce moment,
Qu’un grand sommeil charmant le corps de ton amant,
Tu n’étais plus sur tout mon corps et sur mon cœur
Que le sommeil, le poids, le corps de la Douleur,
Murmurant comme quand on s’en va : « Mon ami... »
Inerte, les cils lourds, les yeux clos à demi,
Renversée, espérant peut-être que les vagues
— Mer ou ciel — reflueraient et sur nos formes vagues
Glisseraient insensiblement, puis brusquement
Un couvercle de cristal pur clouté d’argent,

Ou qu’un roc fracassé s’abattant tout à l’heure
Fermerait aux intrus notre étroite demeure,
Ivre, tu recevais du granit qui surplombe
La fraîcheur qui s’épand sous les dalles des tombes.
Retenant ton haleine avec effort, afin
De savourer pendant une seconde, enfin,
L’illusion, la joie absolue et la paix
Que notre amour vivant ne connaîtrait jamais.