À Rebours (Charles Dumas)

L’Ombre et les ProiesOllendorff (p. 15-31).
A REBOURS


A LOUIS DUMAS.

J’ai passé dix ans de ma vie,
Le cœur gonflé, prêt à s’ouvrir,
Les paupières de pleurs rougies,
A regarder mon cœur souffrir.


A douze ans, quand le jour qui brille
Est le visage du bonheur,
Lorsque toutes les jeunes filles
Sont encore vos grandes sœurs ;




Lorsque je jouais avec elles,
Lorsque auprès d’elles je rêvais,
Doutant en les voyant si belles
Que rien au monde fût mauvais ;


Quand parmi leur naissante grâce,
Je sentais, comme au jour levant,
S’élargir, se remplir d’espace
Ma poitrine d’adolescent,


Des gens sensés m’ont fait comprendre
Que l’amour n’est pas sérieux
Qu’il est comique d’être tendre,
Qu’on n’est pas né pour être heureux,


Que le temps le meilleur, l’enfance,
S’égayait à bien travailler,
Et qu’avant tout, dans l’existence,
Il fallait être bachelier.




Donc, en cage, mauvaise tête !
Au collège, et dès le matin !
— A la place des violettes
Les chardons du thème latin !


Ma famille est désespérée :
« Monsieur Pic dit qu’il ne fait rien. »
— A la place des chairs nacrées
Une page de Quintilien !


Je saisis de furtifs murmures :
« On n’est vraiment pas indulgent !
Moi, je dis que c’est sa nature
Et qu’il est trop intelligent !… »


Les professeurs le reconnaissent
Quand on vient le leur expliquer :
« Oui, Madame, un peu de paresse…
Ah ! s’il était plus appliqué!… »




Or, je deviens un bon élève ;
Je compte parmi les premiers…
On me déteste, car je rêve ;
Je suis suspect, étant boursier.


Puis on sait de source certaine
Que je dois, quand je serai grand,
Epouser, la même semaine,
Les huit filles du surveillant.


Notre intimité n’est pas neuve ;
L’idylle date d’autrefois
C’est bien connu ! c’est vieux ! La preuve,
C’est que jadis, pendant deux mois,


Aux vacances, dans le parc vide,
Tout le monde le remarquait,
On… flânait beaucoup — c’est limpide ? —
A la sonnette du croquet…




Les plus enclins au scepticisme
En ont été bien convaincus
Depuis qu’un jour, au catéchisme
L’aumônier, monsieur Patrascud


Qui le tenait de Théophile
Concierge des lettres, lequel
Par ses aphorismes, utiles
Aux rapports confidentiels,


Par sa finesse, sa prudence
Méritait à son tour l’honneur
De recevoir les confidences
Du secrétaire du censeur,


Depuis, dis je, que ce saint homme,
Avait, fixe, en me regardant,
Abîmé la femme et la pomme
Qui mènent aux bûchers ardents !




Outre ce châtiment auguste
Quel supplice inventer encor ?
Je puis, nerveux, sinon robuste,
Me défendre contre les « forts » !


Mes camarades réfléchissent
De crasse et de pudeur vêtus,
Les borgnes sont pour la justice,
Les eunuques pour la vertu !


Ils se concertent, ils s’éloignent,
Ils me percent de traits d’esprit
Et sentent se raidir leur poigne
Dès qu’ils sont sûrs d’être à l’abri.


J’ai du chagrin. Je dis : quels ânes !
Et songe pour me consoler
Qu’un mulâtre amoureux de Jeanne
A fait serment de m’étrangler.




A la longue, leur verve s’use,
Mon cœur s’arme d’un triple airain.
Ils braillent toujours : je m’amuse.
Ils se taisent. J’ai du chagrin.


Elles ont, leurs clameurs jalouses,
Vidé le ciel des purs rayons
Qui jaillissent sur les pelouses
Des fillettes et des grillons.


On ne voit plus par les allées
Que leur cher sillage embaumait,
Errer non plus les sœurs aînées :
Elles n’y viennent plus jamais.


Je travaille, je laisse faire,
Je ne suis qu’un berceau bercé
Par on ne sait quelle chimère
Dans l’avenir et le passé.




La Musique et la Poésie
Changent les larmes de mes yeux
En éther où se réfugie
La passion que j’ai de Dieu.


Je travaille, ma solitude
Est calme comme un bon sommeil,
Et lorsqu’avril pose en étude
Des bandelettes de soleil,


Lorsque, par la fenêtre ouverte,
Vers deux heures, le parc bouillant,
— Frémissement de pousses vertes,
Piaillis fou des moineaux piaillant,


Mouches, insectes, clarté blonde,
Bourdons, cricris, bruits confondus,
Apporte tout l’espoir du monde
Au regret du bonheur perdu ;




Que de la paroisse prochaine,
Béquillent indéfiniment
Par-dessus la cime des chênes
Les cloches d’un enterrement,


— Je ne suis pas beaucoup plus triste
Qu’en sortant de classe, le soir,
Quand je vois les séminaristes
Là-bas, deux à deux, lents et noirs


Au parc obscur du séminaire,
Sur l’autre penchant du vallon,
S’incliner sur leur bréviaire,
Et, marmonnant leurs oraisons,


S’enfoncer sous les arbres sombres
Sans tourner la tête un instant
Pour contempler, du seuil de l’ombre
Un crépuscule de printemps !








A l’âge où les thèmes font place
A de moins candides soucis,
On m’a dit : « La jeunesse passe,
Hâte-toi d’être jeune aussi ! »


Mes amis disaient : Imbécile !
Quel serin que ce pierrot-là !
Ça n’est pourtant pas difficile :
On prend une femme. Voilà.


Ils s’en allaient. J’ouvrais un livre,
Ou je restais, le jour entier,
Avec l’angoisse de les suivre,
A sangloter sur mon clavier.




S’ils me parlaient de leurs maîtresses,
Je me trouvais, brusque étranger,
Aussi doux à leur allégresse
Qu’impuissant à la partager.


Autour des blanches jeunes filles
Ils papillonnaient sans effroi,
Et malgré que de mes charmilles
Si lointaines derrière moi


Le souvenir fût bien pâli,
Une attache mal dénouée
Me tenait comme une bouée
Enchaînée à travers l’oubli.


Cependant, depuis des années,
Je nommais mes petites sœurs,
Cécile, Thérèse, Renée,
Comme on nomme de belles fleurs.




Leurs noms étaient la même chose
Que de dire : « Au parc, il y a
Des géraniums et des roses,
Des œillets et des dalhias. »


Non, l’amour, ce n’était pas elles.
Mais trop blotti sur vos genoux,
Annette, Suzanne, Marcelle,
Les autres, ce n’était pas vous !


Et pour toujours, ayant goûté,
— Foi naïve, treille éphémère —
La vendange aux grappes amères
Des précoces maturités,


Sachant qu’il faut qu’on se recueille,
Puisque le sort va dispersant
Les plus chétives de nos feuilles,
Nos bonheurs les plus innocents,




Je quittais les danses, les fêtes,
Attentif à me torturer,
A refuser comme incomplète
L’extase qui ne peut durer,


Adressant un pauvre regard
Chargé de détresse et d’envie
Aux enfants dont la joie hardie
Me criait qu’il était trop tard,


Et qui, lorsque je n’osais pas
Admirer une femme en face,
S’élançaient et, parlant tout bas,
S’arrangeaient pour qu’on les embrasse...







J’ai tout compris, l’été dernier.
C’était à la fin de septembre.
A la fenêtre de ma chambre
Grimpaient les branches d’un rosier.




Auréole de la croisée,
Gloire de roses dans la nuit
Montantes comme des fusées
Et. pendantes comme des fruits,


Enorme constellation
Pareille à celles des images
Où s’enlèvent sur des nuages
Les vierges des assomptions,


Je venais m’accouder parmi
Ces parfums et cette lumière,
Je venais, dormant à demi,
M’enivrer de roses lunaires.


Une haute lune invisible
Voilait d’argent les massifs bleus ;
Le jardin, la maison paisible,
Tout reposait. J’étais heureux…




Renâclement… cliquetis clair…
Des bêtes froissant leur fourrage…
J’entendais ma vie et la mer
Comme en un même coquillage.


J’étais heureux, heureux sans fièvre,
Sans pensée et sans mouvement,
Et des pleurs tièdes sur mes lèvres
Coulaient silencieusement.


Mais ces pleurs, j’en touchais la cause,
J’en possédais le lourd secret :
Elles m’appartenaient ces roses
Dont les senteurs me déchiraient.


Allais-je choisir la plus belle,
Me gorger de miel, en mâcher
La corolle surnaturelle
Pour m’en soûler et la cracher ?




Allais-je choisir la plus vieille
Qui vers moi plus penchée encor
Eût offert aux saintes abeilles
Un baiser de pétales d’or ?


Allais-je, brute forcenée,
Ecraser, briser, dévaster
Et pétrir la pulpe fanée
Avec des doigts ensanglantés,


Et siffler : Elles me dégoûtent !
Toutes les mêmes ! je vous hais !
Tant pis pour vous si je vous plais !
Chacune vous paierez pour toutes !


O roses, je fermai les yeux,
Et mains jointes et lèvres closes,
Défaillant à votre ombre, ô roses,
Pleurant toujours, j’étais heureux,




Puisqu’à mon front, crispé souvent,
Votre haleine semblait sourire,
Que j’usais en vous conservant
De mon pouvoir de vous détruire,


Puisque j’étais une harmonie
Mêlant comme le vent d’automne
Les essences d’une couronne
D’illusions épanouies,


Et surtout que flamme pour flamme,
Aurore, enfer, amour, rancœur,
Peu m’importe en brûlant mon âme
Si c’est de joie ou de douleur !