Maximes et Pensées (Chamfort)/Édition Bever/Qu’est-ce que la philosophie ?

Texte établi par Ad. Van BeverG. Crès & Cie (p. 239-247).


QU’EST-CE QUE LA PHILOSOPHIE ?




Hatimthai se dit un jour : Je veux être heureux ; l’esprit et la vertu procurent seuls des plaisirs purs et durables.

Il ouvrit son salon aux hommes de lettres ; il nourrit tous les pauvres à sa porte ; on voyait chaque jour la nombreuse population, qui n’a pas le nécessaire parce que d’autres ont le superflu, se presser aux heures des repas sur le seuil de son palais ; et chaque jour il avait à sa table les hommes d’esprit les plus distingués de l’empire. Outre les festins qu’ils y trouvaient avec plaisir, ils recevaient de lui des présens à chaque ouvrage qu’ils lui dédiaient, et presque à chaque lecture qu’ils faisaient devant ses sociétés habituelles.

Cependant, en un moment de réflexion, il remarqua que Saphar ne s’était jamais présenté chez lui : Saphar, qui a écrit la Chronique de l’Empire, qui a publié le plus savant ouvrage de métaphysique, et qui a dédié aux dames son poème du Jardin des Roses. Cet homme universel vit solitaire ; la promenade au fond des forêts est son seul délassement ; et il a soin de se cacher dans l’épaisseur des taillis, quand la chasse vient de son côté.

Hatimthai ne l’a jamais vu. On cherche toujours la nouveauté, avec une curiosité qui procure une émotion vive et agréable. Il veut absolument interroger ce philosophe ; et il ordonne une chasse au cerf, dont le seul objet est d’entourer et de prendre l’homme de lettres le plus sauvage du monde.

Le projet s’accomplit ; Hatimthai est en face de Saphar :

— Pourquoi ne t’ai-je jamais vu ?

— Parce que ni toi ni moi n’avons besoin de nous voir.

— Me dédaignes-tu ?

— Je te loue de faire le bonheur des autres.

— Qui t’empêche d’y prendre ta part ?

— Parce que ce qui fait leur bonheur, ne ferait pas le mien.

— Aimes-tu mieux ta vie misérable ?

— Sans doute. Mon père est pauvre, je ne veux recevoir de lui que peu de chose, mais ce peu me suffit. Je n’ai donc pas besoin que tu me donnes davantage.

— Quelle vertu ! se dit Hatimthai, en se retirant.

Avant de rentrer dans son palais, il aperçoit Gemmade, qui portait avec peine un lourd fagot sur ses épaules.

— Pourquoi te fatigues-tu, lui dit-il, au lieu d’aller recevoir ta nourriture à la porte d’Hatimthai ?

Gemmade lui répondit :

— Parce que celui qui sait se suffire à soi-même ne veut rien devoir à Hatimthai.

Celui-ci réfléchit :

— Quelle noblesse, dit-il, dans un si pauvre homme. Et quoi ! n’aurais-je à ma porte, et même dans mon salon, que les deux parties les plus viles de l’espèce humaine ? et ceux qui ont un peu de vertu ou de fierté rougiraient-ils d’accepter mes bienfaits ?

Mais ceci, me dira-t-on, est le pont aux ânes ; c’est ce qui a été dit partout. On a prouvé mille fois que la philosophie rendait un homme heureux dans la solitude, et qu’elle lui faisait dédaigner ces joies du monde qui ne satisfont ni l’âme ni le cœur. Serait-ce donc là le seul bienfait de la philosophie ? Rousseau a-t-il raison ?

Hatimthai, en rentrant au palais, traverse la foule des pauvres vivant des restes de ses festins. Il voit entre autres Zilcadé, ce jeune paresseux, qui court devant ses pas en semant des roses sur la terre, et qui est toujours le premier à crier : Vive Hatimthai !

— Tu es bien brillant de santé, lui dit-il.

— C’est que les carcasses de tes faisans sont depuis quelque temps plus grasses et plus succulentes encore.

— Tes bras sont nerveux.

— Parce que mon estomac leur donne de la force et que je les exerce peu.

— Ton dos n’est pas voûté par les travaux.

— Depuis qu’Hatimthai me nourrit, je ne me fatigue jamais.

— De tout cela, je conclus que tu pourrais porter des fagots.

— Sans doute, et je serais alors inutile à la société.

Hatimthai est tout à coup saisi d’étonnement.

— Sache, ajoute Zilcadé, quelle est ma philosophie. Il plaît à la vanité d’Hatimthai d’avoir des pauvres à sa porte ; il est peut-être orgueilleux et peut-être heureux seulement de sa bienfaisance. Que m’importe ? Je reçois ses dons, qui m’évitent les maux de la vie et me laissent du tems libre que j’emploie à faire autant de bien que lui.

Hatimthai est encore plus étonné.

— Sans doute, ajoute Zilcadé, quand j’ai reçu à ta porte le déjeuner du matin, je me sens fort et bien portant. Je vais chez cette pauvre et faible Rhège, qui demeure au bord du fleuve, et qui a six enfans en bas âge. C’est moi qui jette et qui attache ses filets ; et après le repas du soir, je vais les retirer. Le poisson qu’elle recueille ainsi lui suffit pour nourrir sa famille. Dans le cours de la journée, je me promène au marché sans rien faire, mais j’y vois le prix de chaque denrée, et je vais en rendre compte à nos riches marchands, qui évitent ainsi de se déranger de leur commerce. Très souvent je découvre des tromperies dont je préviens les acheteurs ; et souvent aussi je donne de bons conseils aux hommes des campagnes, pour qu’ils nous fournissent les marchandises qui se vendront le mieux. On peut être utile sans travailler ; et pourrais-je rendre de tels services si j’étais occupé tout le jour à couper du bois pour chauffer mon potage ?

Hatimthai ne répondit pas ; et, à peine rentré dans son palais, il trouva, à la porte de son sérail, la jolie Fatmé qui l’attendait pour recevoir ses ordres ; et, dans son salon, le vif, l’ingénieux Ricca, qui était arrivé déjà pour le repas du milieu du jour ; car Fatmé, en se retirant, devait avoir, peu d’heures après, un concert et un bal avec ses compagnes ; et elle était pressée de passer à sa toilette, pour paraître toujours la plus belle.

Hatimthai pensait encore aux diverses réponses qu’il avait entendues ; il s’arrêta un moment près de Fatmé, et l’interrogea de manière à ce qu’elle lui prouvât bien vite l’utilité dont elle était dans ce monde.

— Hatimthai, lui dit-elle, il y a près d’ici une pauvre mère de famille, qui a besoin de tes secours : elle veut te vendre une parure de perles les plus fines et les plus égales ; elle est réduite à s’en défaire, et tu ne me la refuseras pas. Je te demande encore quelques-uns de ces jolis oiseaux que vend ce pauvre mollah ; et souviens-toi aussi de nos nouvelles danses. Rhédi, qui les invente, n’a que cela pour vivre. Voilà quels sont aujourd’hui mes caprices ; tu vois qu’ils feront des heureux.

Hatimthai se retire, et appelle Ricca. C’est le poète de ses spectacles ; les opéras qu’il compose sont brillans d’esprit dans le dialogue, de féerie dans l’action, et de magie dans les décorations. Ils excitent la surprise au plus haut degré.

— Ricca, lui dit Hatimthai, j’ai vu Saphar ; il est heureux à lui seul : c’est le philosophe le plus sage.

— T’a-t-il dit, répond Ricca, ce que son père est devenu ?

— Non, mais il lui coûte peu de chose.

— Il est vrai ; toutefois son père était un des riches marchands de ton empire ; devenu vieux et aveugle, il avait compté sur son fils pour tenir ses livres, régler ses paiemens et défendre ses intérêts. Lorsque Saphar se mit à composer dans les forêts, son père fut obligé de prendre un commis à sa place. Il en eut un infidèle, qui l’a trompé ; et il ne s’en est aperçu que lorsque sa ruine a été complète. Il a abandonné ses biens qui n’ont pas suffi au paiement de ses créanciers ; il est aujourd’hui commis lui-même chez un de ses anciens amis ; et le peu qu’il donne à son fils lui est plus onéreux que le plus brillant état qu’il eût donné chez lui autrefois.

— Hatimthai, ajoute Ricca, je suis plus philosophe que Saphar ; il vit dans les bois ; il n’a de relations qu’avec lui-même ; il n’entre pas dans les ambitions, et il évite, j’en conviens, tous les vices de la société ; mais il n’est utile à personne. La malheureuse Zilia tirait avec peine quelques grains de blé de son jardin ; je lui ai enseigné une nouvelle manière de cultiver les roses ; et elle en récolte maintenant une si grande abondance, qu’elle s’est enrichie avec l’essence qu’elle vend, et m’en donne, sans se faire tort, pour verser à flots sur les habits d’Hatimthai. Le malheureux Calva, qui publie chaque jour les ordres et rend compte des plaisirs d’Hatimthai, était tombé dans la misère, parce qu’il avait imprimé les œuvres des écrivains médiocres que le public dédaigne ; je consacre quelques heures par jour à lire les manuscrits qu’on lui porte ; et il nourrit à présent sa famille avec le produit des bons ouvrages que je lui conseille de publier. Je ne pourrais pas rendre de tels services si j’étais forcé de m’occuper de moi-même. Mais Hatimthai, que j’amuse, doit en échange me nourrir grassement ; moi, j’enrichis Calva, parce que j’en tire à mon tour l’avantage de lui faire imprimer mes poésies, et j’ai acquis ainsi une réputation qui satisfait mon amour-propre.

— Ô Hatimthai ! ajoute Ricca, le vrai philosophe est un ministre d’Oromaze[1] dans l’état social.

  1. Ou Ormuzd, ou Ahouramazda, Dieu suprême et principe du Bien dans l’ancienne religion mazdéenne, fondée par Zoroastre, ou Zarathoustra.