Texte établi par Damase JouaustLibrairie des Bibliophiles (Cabinet du Bibliophile, n° 10) (p. 57-61).




DE L’AMITIÉ


(MANUSCRITS DE CONRART, TOME XI, PAGE 175)





L’amitié est une espece de vertu qui ne peut estre fondée que sur l’estime des personnes que l’on ayme, c’est à dire sur les qualitez de l’ame, comme sur la fidelité, la generosité et la discretion, et sur les bonnes qualitez de l’esprit.


*


Il faut aussi que l’amitié soit reciproque, parce que dans l’amitié l’on ne peut aymer, comme dans l’amour, sans estre aymé.


*


Les amitiez qui ne sont point establies sur la vertu, et qui ne regardent que l’interest ou le plaisir, ne meritent point le nom d’amitié : ce n’est pas que les bienfaits et les plaisirs que l’on reçoit reciproquement des amis ne soient des suittes et des effets de l’amitié, mais ils n’en doivent jamais estre la cause.


*


L’on ne doit pas aussi donner le nom d’amitié aux inclinations naturelles, parce qu’elles ne dépendent point de notre volonté ni de notre choix, et, quoy qu’elles rendent nos amitiez plus agreables, elles n’en doivent pas estre le fondement.


*


L’union qui n’est fondée que sur les mesmes plaisirs et les mesmes ocupations ne merite pas le nom d’amitié, parce qu’elle ne vient ordinairement que d’un certain amour propre, qui fait que nous aymons tout ce qui nous est semblable, encore que nous soyons tres imparfaits : ce qui ne peut arriver dans la vraye amitié, qui ne cherche que la raison et la vertu dans ses amis. C’est dans cette sorte d’amitié où l’on trouve les bien faits reciproques, les offices receus et rendus, et une continuelle communication et participation du bien et du mal qui arrivent entre les personnes qui s’ayment, et qui dure jusqu’à la mort, sans pouvoir estre changée par aucun des accidens qui arrivent dans la vie, si ce n’est que l’on découvre, dans la personne que l’on ayme, moins de vertu ou moins d’amitié, parce que, l’amitié estant fondée sur ces choses là, le fondement manquant, l’on peut manquer d’amitié.


*


Ceux qui sont assés sots pour se priser seulement par la noblesse de leur sang mesprisent ce qui les a rendus nobles, puisque ce n’est que la vertu de leurs ancestres qui a fait la noblesse de leur sang.


*


Celuy qui ayme plus son amy que la raison et la justice aymera plus en quelque autre occasion son profit ou son plaisir que son amy.


*

L’homme de bien ne desire jamais qu’on le deffende injustement, car il ne veut point qu’on fasse pour luy ce qu’il ne voudroit pas faire luy-mesme.