Texte établi par Damase JouaustLibrairie des Bibliophiles (Cabinet du Bibliophile, n° 10) (p. i-xiv).
MADAME DE SABLÉ
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MADAME de Sablé appartient à la brillante pléiade des grandes dames du dix-septième siècle dont les maris ne nous sont restés connus que par le nom qu’ils avaient donné à leur femme. De tous ces maris de femmes illustres, le plus obscur est sans contredit Philippe-Emmanuel de Laval, marquis de Sablé, de la grande famille des Montmorency, fils et gendre de maréchaux de France. Ses seuls mérites étaient sa naissance et sa fortune ; mais il ne sut sauvegarder ni l’une ni l’autre : il dissipa la plus grande partie de ses biens dans des liaisons indignes du nom qu’il portait, indignes surtout de la femme de bien dont il avait lié la destinée à la sienne.

Quant à Madeleine de Souvré, marquise de Sablé par un mariage dans lequel son goût n’avait pas été consulté, elle n’en conserva pas moins à son mari la fidélité qu’elle lui avait jurée. À une époque où la galanterie était tout à fait de mise, elle fut le plus parfait modèle de toutes les vertus domestiques. Jolie, et partout réputée pour l’être, comblée d’hommages d’autant plus dangereux qu’ils s’adressaient en même temps à son esprit et à sa beauté, elle sut résister aux séductions qui l’environnaient, et auxquelles il lui eût été d’autant plus facile de s’abandonner que la société de son temps, si indulgente aux erreurs de ce genre, n’eût pas manqué d’en rejeter entièrement la faute sur les déportements de son mari. Tous ses contemporains sont d’accord pour témoigner de sa vertu, si pourtant l’on en excepte Tallemant des Réaux, dont la langue de vipère aime à se promener sur toutes les réputations. Seulement Madame de Sablé avait cinquante ans à l’époque où il l’accuse d’une intrigue amoureuse avec René de Longueil, président au Parlement de Paris, et l’absurdité d’une telle supposition montre quel degré de confiance on doit accorder aux allégations de l’auteur des Historiettes.

Il faut le dire aussi, Madame de Sablé, malgré toute l’affabilité de son caractère, était une nature froide, plutôt faite pour l’amitié que pour l’amour. L’amitié était pour elle la suprême expression de la tendresse. Pratiquer l’amitié fut la grande occupation de sa vie, la définir fut le but principal des quelques lignes dans lesquelles elle a fixé ses pensées. Elle en parlait souvent dans le cercle littéraire que son esprit distingué avait réuni autour d’elle ; elle en discuta beaucoup avec le célèbre auteur des Maximes, et sur ce point, comme sur tant d’autres, elle fut en désaccord avec lui. Pour le duc de La Rochefoucauld, qui ne connaît pas de tempérament à la perversité humaine, il n’existe pas de véritable amitié. Aussi écoutons-le :

« Ce que les hommes ont nommé amitié n’est qu’une société, qu’un mesnagement reciproque d’interests, et qu’un eschange de bons offices ; ce n’est enfin qu’un commerce où l’amour propre se propose toûjours quelque chose à gagner[1]. »

Madame de Sablé ne se fait pas non plus illusion sur l’amitié ; elle convient que la plupart du temps il y a lieu d’en suspecter la sincérité.

« La société, dit-elle, et mesme l’amitié de la plupart des hommes, n’est qu’un commerce qui ne dure qu’autant que le besoin. — Quoique la plupart des amitiez qui se trouvent dans le monde ne méritent point le nom d’amitié, on peut pourtant en user selon les besoins, comme d’un commerce qui n’a pas de fonds certain, et sur lequel on est ordinairement trompé[2]. »

Mais pour cela Madame de Sablé n’abandonne pas la cause de l’amitié. Elle sait bien que la véritable amitié existe, puisqu’elle la sent et qu’elle la pratique ; aussi quelle définition lui en dictent et son cœur et son bon sens :

« L’amitié est une espece de vertu qui ne peut estre fondée que sur l’estime des personnes que l’on ayme, c’est à dire sur les qualitez de l’âme, comme sur la fidelité, la generosité et la discretion, et sur les bonnes qualitez de l’esprit. — Les amitiez qui ne sont point establies sur la vertu, et qui ne regardent que l’interest ou le plaisir, ne meritent point le nom d’amitié[3]. »

Ainsi parlait une femme qui ne possédait certes pas la pénétration de La Rochefoucauld, mais qui avait des délicatesses de sentiment inconnues à l’auteur des Maximes. Et cependant bien des pensées de la marquise ont une grande affinité avec celles du duc ; mais cette ressemblance vient bien moins d’une communauté d’idées que des rapports d’amitié très-suivis qui s’étaient établis entre eux : car Madame de Sablé eut le rare privilége de vivre dans une très-grande intimité avec La Rochefoucauld, sans tomber dans les piéges que la funeste amitié du duc tendit avec succès à plusieurs de ses contemporaines. Dans ces mêmes pensées, exprimées souvent en termes analogues, perce toujours la différence qui existe entre le langage d’une femme indulgente, qui parle avec son cœur, et les jugements systématiquement sévères d’un homme égoïste, uniquement guidé par son orgueil. Madame de Sablé n’a pas, comme son illustre contemporain, le défaut de tout généraliser et de faire la règle de ce qui n’est que l’exception. Elle est d’ailleurs plus disposée à voir dans l’humanité des défauts que des vices ; pour elle nos travers sont toujours un sujet d’étude, mais jamais une satisfaction maligne.

« Les sotises d’autruy, dit-elle, nous doivent estre plûtost une instruction qu’un sujet de nous moquer de ceux qui les font. — On s’instruit aussi bien par le défaut des autres que par leur instruction. L’exemple de l’imperfection sert quasi autant à se rendre parfait que celuy de l’habileté et de la perfection. »

Mais, une fois la part faite aux qualités du cœur, nous ne pousserons pas notre admiration pour Madame de Sablé jusqu’à la comparer à La Rochefoucauld pour la noblesse du style ou la grandeur de la pensée. Plus ingénieuse que profonde, elle descend volontiers dans de petits détails qui accusent sans doute une exquise sensibilité ; mais elle ne conçoit pas les vues d’ensemble.

Sa dix-huitième maxime nous offre un exemple remarquable de ce manque de largeur dans les idées. Parlant du plaisir secret que nous éprouvons parfois à la vue des plus tristes et des plus terribles événements, elle attribue ce sentiment à la « malignité naturelle qui est en nous ». Ici Madame de Sablé n’a vu le cœur humain qu’à la surface, et son regard, faute de pouvoir y pénétrer plus avant, s’est égaré. Lucrèce, qu’on ne s’attendait peut-être pas à voir figurer ici, et que Madame de Sablé serait bien excusable de n’avoir pas lu, avait été, lui aussi, frappé de cette particularité de notre nature ; mais, avec le coup d’œil infaillible du génie, il en aperçut la véritable cause, et l’expliqua ainsi dans les quatre vers par lesquels débute si majestueusement son deuxième livre De la Nature des choses :


Suave, mari magno, turbantibus æquora ventis,
E terra magnum alterius spectare laborem :
Non quia vexari quemquam est jucunda voluptas,
Sed quibus ipse malis careas quia cernere suave est.


Voilà certes une belle maxime, largement conçue et grandement exprimée, et que le duc de La Rochefoucauld lui-même n’eût pas été fâché de rencontrer sous sa plume.

Madame de Sablé n’est pas d’ailleurs un écrivain ; ses maximes ne furent jamais par elle destinées à l’impression. Elle en écrivit parce que tout le monde dans sa société en écrivait ; c’était la mode du temps, et l’on se plaisait volontiers à cet exercice, qui n’était alors, à vrai dire, qu’un jeu de société : on faisait des maximes à peu près comme on a fait plus tard des charades. Aussi, tout en sachant gré à l’abbé d’Ailly de nous avoir fait connaître les Maximes de Madame de Sablé (moins peut-être pour rendre hommage à une ancienne amie que pour glisser les siennes à la suite de celles de la marquise)[4], gardons-nous bien d’y chercher autre chose que ce que nous devons raisonnablement y trouver. Voyons-y seulement les pensées d’une femme vertueuse, d’un grand cœur et d’un grand esprit, qui se plaisait à fixer sur le papier le résultat de ses réflexions de chaque jour, et qui, dans ces confidences destinées à elle seule ou à ses amis intimes, ne dut jamais viser à cette perfection de style qu’elle aurait cherchée, et sans doute rencontrée, si elle avait pensé affronter un jour le jugement du public.

Les maximes de Madame de Sablé furent d’ailleurs très-goûtées dans le cercle qui s’était formé autour d’elle ; il en est souvent question dans les correspondances de ses amis[5] ; et si l’on doit attribuer une partie de leur succès au charme que la marquise répandait autour d’elle, et qui s’attachait à tout ce qui venait d’elle, il faut bien aussi leur reconnaître un véritable mérite, indépendant de qualités personnelles de l’auteur. Enfin, si Madame de Sablé ne fut pas un écrivain comme l’était son amie Madame de Lafayette, elle contribua puissamment, par la direction qu’elle sut donner à sa société, au mouvement littéraire de son époque. « Toute la littérature des maximes et des pensées, dit M. Cousin, est sortie du salon d’une femme aimable retirée dans le coin d’un couvent[6], qui, n’ayant plus d’autre plaisir que celui de revenir sur elle-même, sur ce qu’elle avait vu et senti, sut donner ses goûts à sa société, dans laquelle se rencontra par hasard un homme de beaucoup d’esprit, qui avait en lui l’étoffe d’un grand écrivain. »

D. Jouaust.




Le titre des Maximes de Madame la Marquise de Sablé (Paris, Mabre-Cramoisy, 1678) annonce aussi des Pensées diverses de M. L. D. Il s’agit ici des pensées de l’abbé d’Ailly, publiées à la suite de celles de la Marquise. Ne les ayant pas reproduites, nous avons dû retrancher du titre la mention qui les concerne.

Les Maximes de Mme  de Sablé ont été réimprimées à la suite d’une édition des Maximes de La Rochefoucauld, publiée à Amsterdam en 1712.

Nous avons donné en appendice des pensées sur l’Amitié, qui ne sont imprimées ni dans l’édition que nous reproduisons ni dans celle de 1712. Elles se trouvent dans les manuscrits de Conrart, t. XI, p. 175.

Ces mêmes manuscrits contiennent aussi une autre version de la maxime LXXXI et dernière, sur les Divertissements, l’une de celles qui eurent le plus de succès dans la société de Mme  de Sablé. Nous l’avons placée après l’Appendice, en indiquant par des caractères italiques les différences qui existent entre le manuscrit et l’imprimé.

D. J.
  1. Voir notre édition in-8o  des Maximes de La Rochefoucauld (1868), maxime 83, page 31.
  2. Maximes 77 et 78, pages 44-45 de cette édition.
  3. Voir l’Appendice, pages 57 et 58.
  4. C’était alors le beau temps des Maximes et Pensées. L’abbé d’Ailly en avait fait, comme tant d’autres, et il fut bien aise de les montrer aux gens à la faveur de celles de Mme  de Sablé. Il s’excuse modestement de se produire ainsi au grand jour, disant que ses pensées « sont d’un des amis particuliers de la Marquise », et que « c’est elle en quelque façon qui les a fait naître ».
    Nous pourrons publier ces maximes de d’Ailly, ainsi que celles d’Esprit, de Domat et d’autres petits-moralistes peu connus de la même époque, qui sont comme les satellites de Pascal et de La Rochefoucauld.
  5. Voir, entre autres, dans notre publication spécimen : Huit Lettres de Madame de Lafayette à Madame de Sablé, la lettre III.
  6. Port-Royal de Paris, où Mme  de Sablé, éprouvée par des chagrins de famille et des revers de fortune, alla fixer son séjour, et où se forma autour d’elle la société de beaux esprits dont elle devint le guide et l’arbitre.