Maxime : qu’on ne doit jamais manquer à ses amis


Maxime : qu’on ne doit jamais manquer à ses amis


MAXIME : QU’ON NE DOIT JAMAIS MANQUER À SES AMIS1.
(1647.)

Cette maxime est généralement approuvée : l’ami le plus foible et le plus ferme, l’ingrat et le reconnoissant, tiennent le même langage. Néanmoins il en est peu qui pratiquent ce qu’ils disent. S’agit-il de raisonner de la reconnoissance d’un bienfait ? mille gens raffinent sur les discours de Sénèque. Est-il question de s’acquitter envers le bienfaiteur ? personne n’avoue franchement la dette, et ne convient du prix du bienfait. Celui qui a donné grossit les objets ; celui qui a reçu, les diminue. Le monde est plein de fanfarons et d’hypocrites en amitié…

Cependant il est certain que l’amitié est un commerce ; le trafic en doit être honnête : mais enfin c’est un trafic2. Celui qui y a mis le plus, en doit le plus retirer : il n’est pas permis de le rompre, sans venir à compte. Mais où trouve-t-on des gens qui comptent de bonne foi, et qui ne mettent dans la balance le plus léger déplaisir, pour contre-peser le service du plus grand poids ?

Chacun vante son cœur ; c’est une vanité à la mode : vous n’entendez plus dire autre chose ; on n’en rougit point. Après cela, chacun se fait une règle de reconnoissance, toujours commode pour lui, toujours incommode pour ses amis. Tacite nous en dit la raison, c’est que notre reconnoissance s’exerce à nos dépens, et celle d’autrui à notre profit.

Celui qui fait du bien, parce qu’il se croit obligé d’en faire, le fait presque toujours de mauvaise grâce ; il regarde son devoir comme un maître fâcheux ; il cherche les occasions de s’affranchir, et de secouer un joug qu’il ne porte qu’à regret.

De là vient que les offices de ces gens-là ont je ne sais quoi de languissant, qui ôte toute la fleur du bien qu’ils nous font. En dussiez-vous mourir de honte, il faut leur expliquer tous vos besoins, et les expliquer plus d’une fois, si vous voulez, qu’ils vous entendent. Il faut les pousser continuellement par l’intérêt de leur propre gloire et leur aplanir tous les chemins. Leur cœur est toujours dans une espèce de léthargie : secouez-les, ils se réveillent pour un moment, et donnent quelques signes de vie : ne leur dites plus rien, ils retombent dans leur premier état.

Au contraire, les offices des vrais amis ont je ne sais quoi de vif et d’animé, qui va toujours au-devant de nos besoins, et qui prévient même jusqu’à nos désirs3. Ils trouvent tout facile : on est quelquefois contraint de les retenir et de tempérer cette ardeur qui les porte au bien. C’est d’eux qu’on peut dire véritablement qu’ils croient avoir perdu leur journée, où ils n’ont rien fait pour ce qu’ils aiment…

Mais l’honneur qui se déguise sous le nom d’amitié n’est qu’un amour propre, qui se sert lui-même dans la personne qu’il fait semblant de servir. L’ami qui n’agit que par ce motif va seulement au bien, à mesure que le soin de sa réputation l’entraîne. Il s’arrête tout court, dès qu’il n’a plus de témoins ; c’est un faux brave qui tourne les yeux pour voir si on le regarde ; c’est un hypocrite qui donne l’aumône à regret, et qui ne paye ce tribut à Dieu que pour tromper les hommes.

Il est encore d’autres amis qui n’ont pour but que de se contenter. Cette loi intérieure qu’ils s’imposent à eux-mêmes les rend fidèles et bienfaisants : mais il y a dans toutes leurs actions une régularité gênée qui embarrasse ceux qu’ils obligent. Tout se fait chez eux par poids et par mesure. Malheur à celui qui a besoin de leur service, quand ils croient avoir rempli leurs devoirs !

Pourvu qu’ils n’aient rien à se reprocher, l’infortune d’autrui ne les touche point ; au contraire, ils seroient marris qu’elle finît sitôt. Ils la font durer quelquefois, pour faire durer leur gloire. Ils s’applaudissent, ils triomphent en secret d’une disgrâce qui leur donne occasion de se signaler. Au lieu de chercher les moyens les plus prompts pour vous secourir, ils cherchent les plus éclatants pour se faire honneur : ils marchent toujours à grand bruit ; et enfin, ils regardent leurs amis comme des victimes dévouées à leur réputation. À dire vrai, ces gens-là n’aiment qu’eux ; et, s’ils croient ne point mériter de reproche, on peut croire aussi qu’ils ne méritent pas de reconnoissance.

Vous en voyez d’autres passer leur vie en formalités et en bienséances ; ils ne vous pardonnent4 pas une cérémonie. Ce sont les premiers hommes du monde, pour consoler sur la mort d’un père, ou pour faire des offres de service, après qu’on a tiré l’épée. Le péril est-il passé ? ils se mettent en garnison chez vous, et ne vous quittent non plus que votre ombre… Ils sont toujours esclaves de la circonspection : grands admirateurs de leur propre vertu, tyrans d’eux-mêmes et de ceux qui leur doivent…

Il faut avouer que ces contraintes gênent extrêmement une âme libre. Il n’est point de bienfait qu’on n’achète trop cher à ce prix ; il n’est point de malheur pire que celui d’être servi de la sorte. Aimer parce qu’on le doit, n’est pas aimer

Cependant, si les amitiés qui ne sont animées que par l’honneur, ou par le devoir, ont je ne sais quoi de languissant ou de fâcheux, celles qui se font par la ressemblance des humeurs, et par la communication des plaisirs, sont fort sujettes au changement.

Puisqu’on se dégoûte quelquefois de soi-même, il est encore plus aisé de se dégoûter des autres. La fin de l’amitié dépend moins de notre volonté que le commencement. Il n’y a point de sympathie si parfaite, qui ne soit mêlée de quelque contrariété ; point d’agrément, à l’épreuve d’une familiarité continuelle. Les plus belles passions se rendent ridicules en vieillissant : les plus fortes amitiés s’affoiblissent avec le temps ; chaque jour y fait quelque brèche. On veut d’abord aller si vite, qu’on manque d’haleine à moitié chemin. On se lasse soi-même, et on lasse les autres…

Après tout, dit un ami léger, c’est une chose bien lassante que de dire toute sa vie à une même personne : Je vous aime. Rien n’approche de l’ennui que donne une passion qui dure trop. On a beau s’évertuer pour cacher son dégoût et jouer d’industrie pour entretenir le commerce, les lettres deviennent sèches, les conversations languissent, l’amant bâille, la dame compte toutes les heures ; chacun enfin se voit réduit à parler de la pluie ou du beau temps. Il n’y a si bel esprit, en amour, qui ne s’épuise ; il n’y a si bon cœur, en amitié, qui ne se rebute. Le goût des meilleures choses change, avant qu’elles aient changé…

Quand le seul intérêt de nos divertissements forme le nœud de l’amitié, l’absence, les occupations, les chagrins de la vie peuvent aisément le rompre, ou du moins ils peuvent le dénouer. De nouvelles douceurs qu’on goûte avec de nouveaux amis effacent le souvenir des contentements passés. Les premiers plaisirs de chaque engagement ont je ne sais quoi de piquant, qui excite le désir de s’engager davantage : dès qu’ils deviennent plus solides, ils rassasient.

C’est pourquoi il n’y a pas de raison de reprocher le changement, comme un fort grand mal : il ne dépend guère plus de certaines gens d’aimer ou de n’aimer pas, que de se porter bien ou d’être malades. Tout ce qu’on peut demander raisonnablement aux personnes légères, c’est d’avouer de bonne foi leur légèreté, et de ne pas ajouter la trahison à l’inconstance… Car il n’arrive que trop souvent que les amitiés les mieux établies, que les confidences les plus étroites, se relâchent insensiblement.

Nous avons tort de nous récrier contre l’ingratitude, et de blâmer ceux qui nous quittent : nous sommes quelquefois bien aises qu’ils nous donnent l’exemple de changer. Nous cherchons querelle, nous faisons semblant d’être bien fâchés, afin d’avoir quelque prétexte pour nous mettre en liberté. Mais, quand ce seroit une vraie colère, peut-être n’est-ce point leur faute ; peut-être est-ce la nôtre. Qui de nous a droit d’en juger ? Ce que nous appelons un crime du cœur, est bien souvent un défaut de la nature. Dieu n’a pas voulu que nous fussions assez parfaits pour être toujours aimables ; pourquoi voulons-nous être toujours aimés ?…

Nous prenions sans doute plus de soin, au commencement, de cacher nos imperfections : nos complaisances tenoient lieu d’un plus grand mérite. Nous avions les grâces de la nouveauté : ces grâces ressemblent à une certaine fleur que la rosée répand sur les fruits : il est peu de mains assez adroites pour les cueillir sans la gâter.

Il faut donc avouer que les honnêtes gens même trouvent, dans les plus fortes liaisons, des intervalles d’assoupissement et de langueur, dont ils ne connoissent pas toujours la cause. Cette langueur, quand elle n’est pas soutenue, passe enfin jusqu’à la mort de l’amitié, si l’honneur ne vient à son secours.

C’est l’honneur qui s’efforce quelquefois de cacher les défauts du cœur, qui joue le personnage de la tendresse, qui sauve les apparences, pour quelque temps, jusqu’à ce que l’inclination se réveille et qu’elle reprenne sa première vigueur.

Je n’entends pas cet honneur formaliste et façonnier, qui nous est à charge, par des règles et par des mines ridicules ; qui ôte tout aux malheureux, jusqu’au prétexte de se plaindre, et dont la tyrannie devient quelquefois plus insupportable que l’infidélité même.

Je parle d’une droite raison, qui s’accorde avec les imperfections de notre nature, qui les redresse du mieux qu’elle peut, qui est ennemie de l’affectation, qui va au bien pour le bien seul, et loin de tous les détours de l’amour propre ; qui est toujours prête à faire plaisir, et qui croit n’en avoir jamais assez fait ; qui ne s’applaudit point, et qui ne cherche point aussi l’applaudissement du monde.

Il est donc vrai que ces deux qualités ont besoin l’une de l’autre, et que si l’honneur sans l’amitié manque d’agrément, l’amitié qui n’est pas soutenue de l’honneur est toujours mal assurée.


NOTES DE L’ÉDITEUR

1. Quoique la pièce suivante ait été défigurée dans les anciennes éditions françoises des œuvres de Saint-Évremond, de 1668, 1670, 1688, etc., à ce point que l’auteur a marqué qu’il ne s’y reconnoissoit plus, et que Des Maizeaux l’a retranchée des œuvres authentiques de Saint-Évremond (il suffit de la lire, en effet, pour juger des altérations qui ont dû s’y glisser) ; cependant, puisque Saint-Évremond n’a pas voulu se donner la peine de la refaire, j’ai cru devoir la reproduire ici, honorée qu’elle a été d’ailleurs du suffrage d’un juge tel que M. Cousin, Madame de Sablé, chap. iii. Mais, en la reportant à 1647, il faudrait tenir Saint-Évremond pour créateur, plutôt que pour imitateur, du genre de littérature dans lequel La Rochefoucauld a excellé. Des Maizeaux, si bien instruit et si exact, est, à l’égard de cette date, une grande autorité. La date est, du reste, indiquée par Saint-Evremond lui-même, infra, p. 19 et 25.

2. Les personnes qui ont étudié la langue du dix-septième siècle, et qui connoissent la controverse, agitée parmi les moralistes de ce temps, et dans le grand monde des salons, au sujet de la nature de l’amitié : si c’est une vertu ou un échange ; ne seront pas étonnées de voir un esprit délicat, comme Saint-Évremond, employer le mot trafic, pour indiquer l’échange, le commerce, et la réciprocité des affections. Voy. M. Cousin, Madame de Sablé, p. 115 et suiv. Il est évident que La Rochefoucauld n’a fait que donner le tour qui lui est propre à une théorie dont le fonds appartient à Saint-Évremond, et à laquelle ce dernier avoit même attaché l’expression qui la caractérise dans le livre des Maximes, celle de trafic. La date de 1647 est, comme on voit, d’une extrême importance.

3. La Fontaine a dit, longtemps après Saint-Évremond, dans la fable des Deux Amis :

Qu’un ami véritable est une douce chose !
Il cherche vos besoins au fond de votre cœur,
        Et vous épargne la pudeur
        De les lui découvrir vous-même.

4. Pardonner est pris ici pour faire grâce, épargner. Il étoit souvent employé, dans le sens de Saint-Évremond, au dix-septième siècle.