Maxime, récit de moeurs créoles

Maxime, récit de moeurs créoles
Revue des Deux Mondes, 3e périodetome 4 (p. 427-448).
MAXIME
RECIT DE MŒURS CREOLES.


I.

En 185..., au théâtre principal de la Nouvelle-Orléans, une grande cantatrice venue d’Europe chantait Lucia. La foule s’écrasait sous le péristyle ; dans le faisceau de loges appelé la Corbeille, les éventails jouaient comme ils ne jouent qu’en Louisiane, avec cette grâce expressive qui est une silencieuse flirtation. Tel est pourtant le prestige du talent que les hommes écoutaient sans se laisser distraire. Le rideau tomba au milieu d’une tempête de bravos, d’une pluie de bouquets; pendant quelques secondes, on n’entendit que ce frémissement confus dont l’air est rempli aux heures d’émotion puissante, puis la mobilité créole reprit le dessus; cette extase générale se dissipa soudain, mise en fuite par des impressions nouvelles. Un grand mouvement eut lieu à l’orchestre et au balcon; les loges s’ouvrirent, les visiteurs se présentèrent, l’échange de madrigaux et d’œillades commença d’autant plus vif qu’il ne devait durer que l’espace d’un entr’acte. Tandis que la nuée des élégans s’abattait aux premières loges, qu’un cercle d’adorateurs se formait autour de chaque étoile à la mode, des groupes tout aussi empressés envahissaient la seconde galerie. Là, d’autres femmes, non moins belles, non moins parées, appelaient plutôt qu’elles n’attendaient les hommages. A leur désinvolture lascive, à l’éclat tapageur, au goût douteux de leur toilette, au signe indélébile de la race qui se retrouve plus ou moins accusé dans leurs yeux de velours, on reconnaissait ces splendides mulâtresses dont les séductions capiteuses sont jugées si étrangement irrésistibles qu’on les attribue à des philtres. Créatures pétries de volupté, d’indolence, de vanité naïve, ivres de luxe, elles tiennent de l’enfant, de la bête fauve et de la fleur, et passent leur vie, selon l’expression américaine, a à faire chanter le cœur. » Ce n’est pas pourtant la morale publique qui les tient parquées au théâtre dans un cercle dont il leur est interdit de franchir les limites, c’est uniquement le préjugé de la couleur; tout métis, à quelque degré que ce soit, se ferait lapider, s’il s’avisait de paraître au même rang que la société blanche. Du reste les mulâtresses et les quarteronnes ne sont point délaissées; on vient à elles avec empressement malgré la réprobation qui s’attache à leur teint jaune, et les railleries dédaigneuses des femmes du monde, les ricanemens du public de nuance plus foncée, relégué au comble, protestent seuls contre cet insolent et magnifique étalage des charmes du sang mêlé.

Les trois coups d’archet annonçant le deuxième acte mirent fin au bruit flottant de mille causeries. Il y eut un moment de va-et-vient tumultueux, prélude du plus profond silence. Pendant ce désordre, un jeune homme entra pour la première fois dans la salle et se dirigea vers l’un des fauteuils de l’orchestre; il allait s’y asseoir lorsqu’il fut arrêté par une voix brève et impérieuse, partie de la stalle voisine : — Pardon, monsieur, vous ne pouvez occuper cette place.

L’étranger, arrivé tout récemment de France, abaissa son regard sur la personne qui l’interpellait ; c’était un jeune fat à la pose nonchalante, dont les traits efféminés et lourds tout ensemble offraient le type espagnol alangui assez commun en Louisiane. Le nouveau-venu fut étonné de l’indignation qu’exprimait cette physionomie, mais crut comprendre que la place était prise et se préparait à en chercher une autre, quand M. Vernon, ancien négociant fort riche, lui toucha l’épaule tout à coup. — Venez plutôt avec moi, mon cher Max, ma femme vous réclame, lui dit-il en l’entraînant.

Cette petite scène avait passé inaperçue, l’attention étant absorbée par la musique de Donizetti; cependant, dix minutes après, plusieurs lorgnettes se braquèrent sur une loge d’avant-scène, et l’exemple ne tarda pas à être généralement suivi. Personne moins que Mme Vernon n’avait chance de faire sensation ; l’habitude était prise de la voir chaque semaine à cette même place, et si l’on se tournait vers elle, c’était pour la saluer avec la déférence due à son âge. La perruque vénérable de M. Vernon était aussi trop connue pour qu’on s’avisât de l’étudier avec une pareille persistance. Le point de mire de tous ces regards ne pouvait être que l’étranger assis en leur compagnie.

Certes il était assez beau pour qu’on l’admirât, mais la ténacité apportée dans cette admiration risquait de ressembler à de l’impertinence; du reste celui qui l’avait suscitée ne voyait rien, absorbé qu’il était de son côté dans une contemplation exclusive et profonde. Il ne quittait pas des yeux certaine loge au bord de laquelle s’inclinait une jeune fille semblable à une rose blanche au milieu des nuages de mousseline qui l’enveloppaient; elle paraissait avoir seize ou dix-sept ans, et était plus frêle que la plupart des précoces beautés épanouies alentour; son teint plus transparent rappelait davantage aussi celui des pays septentrionaux, et le pur ovale de son visage presque enfantin exprimait une candeur que les grâces d’une coquetterie langoureuse remplacent trop vite d’ordinaire chez les ensorcelantes Louisianaises. Celle-ci ne songeait pas à séduire, elle aimait, elle se sentait aimée. Ses grands yeux, attirés par une volonté fascinatrice vers un point unique de la salle, exprimaient l’effroi pudique et ravi de l’innocence que trouble un premier rêve. La musique passionnée, le poème mélancolique, faisaient partie de ce rêve, tout cela n’était que l’écho des sentimens jusqu’alors inconnus qui palpitaient au plus profond d’elle-même et qui pendant le duo d’amour du premier acte avaient fait monter à ses joues de fugitives rougeurs, qui maintenant, en présence de Lucie. arrachée pour jamais à son amant par une fatalité douloureuse, faisaient couler, jusque sur le bouquet de jasmin dont elle se servait pour cacher son trouble, ces belles larmes de la jeunesse qui n’ont aucune source égoïste ou amère.

— Mlle Hamlin est délicate, mais bien jolie, dit Mlle Vernon, à l’observation de qui rien n’échappait; vous la connaissez, monsieur Max?

— Nous avons voyagé à bord du même paquebot, — répliqua le jeune homme avec une affectation subite de froideur. En se détournant pour répondre, il avait promené un premier regard sur les différens étages de la salle, et la singulière tenue d’un grand nombre de spectateurs le frappa. — Qu’arrive-t-il donc? — demanda-t-il penché dehors pour découvrir ce qui pouvait faire tort à l’artiste, qui se surpassait au moment même. De plus en plus la loge où il se trouvait préoccupait les loges voisines, on eût dit qu’un murmure circulât de bouche en bouche; plusieurs personnes sortaient à grand fracas comme pour protester contre une inconvenance; l’une d’elles s’était écriée en frappant la porte : — Quelle audace! — d’un ton qui avait fait tressaillir tout le parterre et provoqué des chuts énergiques.

Ou le jeune homme ignorait absolument la cause du scandale, ou il était en effet d’une audace insigne. A peine avait-il eu le temps d’interroger son voisin, qu’un ami de ce dernier, l’avocat Metman, entra brusquement et dit : — Venez vite, j’ai à vous parler.

M. Vernon, assez ému, le suivit dans le couloir.

— Vous voyez, reprit l’avocat, le résultat de votre inconcevable imprudence. S’il ne prend le parti de quitter la place, on pourra bien se porter à une manifestation injurieuse pour lui et pour vous. M. Vernon ne répliqua pas un mot, comprenant que Metman était l’ambassadeur d’une partie de la salle. Il revint auprès de sa femme, et lui parla bas. Mme Vernon parut embarrassée, puis presque aussitôt prétexta un malaise qui l’obligeait à se retirer.

— Votre bras, monsieur Max, dit-elle avec un visible effort.

Il le lui donna, étonné qu’elle ne demandât pas plutôt celui de son mari.

Le long de l’escalier, des groupes de curieux s’échelonnaient sur le passage de Max dans une attitude qu’empêchait seul d’être agressive le respect pour la femme qu’il accompagnait.

— Qu’est-ce donc enfin ? demanda-t-il impatienté.

Mais Mme Vernon lui répondit seulement : — Hâtons-nous.

Tandis qu’il l’aidait à monter en voiture, un bravo ironique retentit derrière lui. L’énigme que depuis une demi-heure il s’appliquait à deviner l’avait rendu irritable, nerveux ; il se retourna violemment avec un regard querelleur que ne lui connaissaient pas ses amis ; celui sur qui tomba ce regard n’était autre que le dandy qui déjà l’avait empêché de prendre place à l’orchestre ; tout en roulant une cigarette, il souriait d’un air de froide moquerie sous le duvet de sa moustache grêle. — Me ferez-vous l’honneur de me dire à qui s’adressent vos applaudissemens ? lui demanda sèchement Max.

— Très volontiers, répondit l’autre du même ton, j’applaudis votre sortie.

— Ma sortie ?..

— Oui, il était temps qu’elle se fît d’une manière ou d’une autre.

L’insulte était dans l’accent plus encore que dans les paroles. Max pâlit, ses lèvres s’amincirent, et l’expression passionnée de sa physionomie s’accentua soudain. Prompt comme l’éclair, il remonta précipitamment l’escalier où semblait l’attendre le créole, le même ricanement provocateur aux lèvres. L’apparition de Mlle Hamlin sur l’une des marches au-dessus de lui le fit hésiter ; d’un coup d’œil suppliant, presque égaré, elle paralysa son élan. La pauvre fille, blanche comme sa robe, s’appuyait défaillante sur son père. — Monsieur de Lora ! cria celui-ci au jeune créole d’un ton d’inquiétude et de reproche.

Au même instant, M. Vernon saisissait le bras de Max. — Pour Dieu, n’avancez pas ! murmura-t-il, ce n’est pas une querelle que vous rencontreriez là-haut, ce serait une émeute. Tout le monde est contre vous.

— M’expliquerez-vous ce qui se passe ? demanda Max en pressant de ses mains son front baigné de sueur froide.

— Oui, mais venez.

Il se laissa entraîner sans trop savoir ce qu’il faisait.

— Pauvre garçon ! fit une dame, quelle honte ! — N’est-il pas venu la chercher, et allez-vous le plaindre? riposta son mari,

— C’est cruel de lui avoir jeté ainsi son opprobre au visage, dit une troisième personne.

— Peut-être,... mais, s’il ne se trouvait de temps en temps un brutal pour donner l’exemple, ces gens-là gagneraient du terrain tous les jours et deviendraient insupportables.

Max entendait vaguement ces propos inintelligibles. Dans un accès de démence, il aurait provoqué la salle tout entière, si Mme Vernon n’eût détourné le cours de ses idées par une syncope aussi sincère que sa précédente indisposition avait été feinte. Elle gisait pâmée sur les coussins de la calèche. M. Vernon poussa Max à ses côtés, monta lui-même et ordonna au cocher de rentrer. — Quel esclandre! gémissait-il. — Les soins qu’exigeait sa femme lui permirent d’éviter de répondre le long du chemin aux questions frénétiques du jeune homme. Arrivé devant la belle maison de pierre qu’il habitait dans le quartier américain, il confia Mme Vernon à sa femme de chambre et reconduisit Max à l’hôtel Saint-Charles, où il était descendu.

— Allons! lui disait-il, fort troublé lui-même, allons! du calme ! Songez que, si ce pays vous est fatalement fermé, le reste du monde est à vous, et pardonnez-moi le chagrin qu’il me faut vous causer! Je vous l’ai épargné aussi longtemps que les événemens me l’ont permis, trop longtemps peut-être, car, prévenu plus jeune, vous seriez tombé de moins haut; mais non, troubler la paix d’un enfant, mettre sous ses yeux les injustices, les féroces préjugés de ce monde, lui apprendre la haine contre ceux qui l’oppriment à son insu, ce serait l’attrister, le gâter peut-être sans l’aguerrir. Le temps n’était point venu, il ne serait venu jamais, si vous n’aviez formé ce projet funeste de quitter un pays où vous étiez heureux, pour traverser l’océan qui vous séparait d’une révélation si cruelle. C’était d’ailleurs la volonté de votre pauvre père, que je représente auprès de vous, qu’aucun souci ne vous effleurât, qu’on ne vous laissât pénétrer qu’à la dernière extrémité dans les réalités amères. J’ai rempli son mandat jusqu’ici; mais aujourd’hui avez-vous atteint le degré de maturité qui peut m’autoriser à m’en écarter?

Maxime, la tête basse, le sourcil contracté, laissait M. Vernon s’égarer dans les préambules. Un pressentiment sinistre le faisait frissonner, il n’avait plus hâte de le voir arriver au fait; sa jeunesse passait devant lui riante, facile, riche de tout ce qu’on envie, libre de tout nuage; elle passait, en lui montrant du doigt l’avenir sombre, et ne revenait plus. Maxime d’Arcy, à vingt-deux ans, avait vécu en effet son dernier jour de bonheur. Il n’avait jamais su, il apprit ce soir-là que sa mère était née, qu’elle était morte esclave. Tout enfant, on l’avait envoyé en France pour son éducation, croyait-il, mais surtout pour qu’il n’eût rien de commun avec ceux de sa race. Du pays natal, il ne lui restait que le souvenir confus qu’on peut avoir d’un songe. Il entrevoyait les ondes jaunâtres d’un grand fleuve courant vers la mer bleue, les mâts pressés de navires innombrables, des forêts de cyprès gigantesques aux troncs droits et lisses, des jardins d’orangers, des oiseaux, des insectes diaprés comme des fleurs, la végétation et le ciel de l’Éden. Cette vision lui donnait de temps à autre un accès de nostalgie éphémère dans les cours sombres du collège, qu’il aimait d’ailleurs comme le théâtre de ses succès et le centre de ses affections les plus chères. Il était impossible d’être mieux doué, plus sympathique à tous que Max d’Arcy. Parmi ses maîtres, ses camarades et dans les familles de ces derniers, il ne comptait que des amis : les sentimens qu’on lui témoignait étaient de ceux qui peuvent inspirer à une jeune âme la confiance en soi et une légitime fierté. Tant de soins et de bienveillance l’avaient toujours entouré que jamais l’isolement ne s’était fait sentir à lui, quoique pendant une longue suite d’années il n’eût connu son père que par des lettres assez rares renfermant plus de bons sur ses banquiers que d’effusions sentimentales. Les études brillantes de Max, la correspondance qui l’initiait au développement d’un caractère loyal et chevaleresque, enivraient de joie M. d’Arcy, mais l’amour paternel qu’il s’étudiait à cacher n’eut jamais pour confident que M. Vernon. Celui-ci, originaire du Canada, s’était fixé autrefois, par suite de son mariage et des exigences de sa carrière, à la Nouvelle-Orléans, où il avait conservé certaines tendances libérales taxées d’excentricité par son entourage. M. d’Arcy avait été l’un des plus prompts à l’en blâmer. Le jour où de secrètes tendresses vinrent étouffer à demi chez lui le préjugé, il fut heureux cependant de trouver quelqu’un à qui sans trop rougir il pût les laisser entrevoir. M. Vernon fut plusieurs fois conduit en France par ses affaires, et chaque fois rendit visite à Max. Grâce à cet intermédiaire, son père le savait donc abondamment pourvu des qualités qu’il eût possédées lui-même, si elles n’eussent été de bonne heure réduites à néant par une légèreté, une fureur de plaisir capables d’étouffer le plus robuste génie; il s’enorgueillissait d’avoir donné le jour à un fils digne de faire revivre son vieux nom français dans la mère-patrie, mais pour cela il lui fallait oublier qu’une goutte de sang noir se fût mêlée au sang aristocratique des d’Arcy. Le jeune garçon avait toujours espéré que la providence lointaine qu’il vénérait sous le nom de père finirait par se rendre visible; la certitude qu’ils seraient toujours séparés fut le premier chagrin de sa vie; il apprit avec indifférence qu’il était riche, prêta en revanche une oreille attentive à certains éclaircissemens qu’on crut devoir lui donner sur l’irrégularité de sa naissance, mais sans paraître en bien apprécier la gravité.

— Qui donc était ma mère? demanda-t-il. — Son tuteur, M. Vernon, répondit simplement qu’elle était morte en le mettant au monde; il se tut sur tout le reste. A quoi bon aborder cette terrible question de la couleur, qui réglait tout au Nouveau-Monde et qui en Europe était vide de sens, puisque l’Europe avait adopté Max et devait le garder dans son sein? De même qu’il avait compté sans effort parmi les premiers des écoles, Max réussissait maintenant dans les arts vers lesquels l’entraînait son goût, tout en se déclarant incapable de persévérer dans une carrière quelconque. L’or lui arrivait d’Amérique avant qu’il n’en eût besoin, il le dépensait noblement, sans faste, et les femmes le trouvaient trop séduisant pour se soucier qu’il fût riche.

— Revenons sur ce temps-là, mon cher Max, dit M. Vernon après lui avoir démontré l’impossibilité d’entrer en lutte contre les préventions opiniâtres de cette société au milieu de laquelle il surgissait comme un intrus; pensez-y beaucoup, et que vos souvenirs vous empêchent d’accuser le sort, qui avait ouvert devant vous cette route fleurie. Pourquoi n’avoir pas continué à la suivre? Un caprice contrarié, un dépit amoureux, un pli à votre lit de roses qui a réveillé en vous, enfant gâté que vous êtes, quelques vagues curiosités, quelques réminiscences presque éteintes, et voilà que vous prenez le grand parti de voyager, inventant des remèdes héroïques à une égratignure! Que n’êtes-vous allé vous distraire en Italie ou dans tout autre faubourg de France? Si encore vous m’aviez averti à temps!.. J’apprends votre intention lorsque déjà vous étiez en route ! Ma lettre qui vous portait tout ce que je me trouve forcé de vous dire arrive trop tard... Tout le mal est venu de là! En vous voyant agir au débotté avec la liberté d’allures d’un homme formé aux mœurs françaises et nourri des principes de deux révolutions, habitué en outre à être bien accueilli partout, Dieu sait combien j’ai tremblé que la scène de ce soir n’éclatât plus tôt !

— Ainsi, parmi tous les amis de mon père, il n’est personne qui voie en moi un égal ? — demanda le jeune homme, redressant la tête, que pendant les maladroites tirades de M. Vernon il avait tenue cachée dans ses mains. Sa lèvre était relevée par un pli dédaigneux et frémissait de colère. — Il ne leur a jamais parlé de moi, il ne leur a jamais demandé grâce pour cette tache imaginaire, il ne l’a lui-même jamais oubliée, tout en me jetant son héritage comme une aumône? Vous-même, Vernon...

— Ne soyez pas injuste, interrompit ce dernier, je vous estime autant qu’homme au monde, et je suis sûr que bien d’autres vous tendraient la main, s’ils savaient ce que vous valez; mais, habitués à se méfier, non sans raison, d’une classe de gens qui joignent souvent à l’infériorité de l’Africain les vices qu’ils nous empruntent, nos créoles n’admettent d’exception qu’à bon escient.

— En vérité? il faudrait solliciter leur pardon, gagner leurs bonnes grâces!.. Laissez-moi, je vous prie. J’ai besoin d’être seul pour me persuader à moi-même que je porte une flétrissure qui me place au-dessous du criminel, car celui-là du moins peut dissimuler,... on ne lit pas son infamie sur son visage. Peut-être trouverai-je, en y réfléchissant, quelque chose de mieux à faire que de me résigner.

— Mais nous vous verrons demain? dit M. Vernon inquiet.

— Sans doute, à déjeuner, comme nous en sommes convenus. Croyez-vous que le sentiment nouveau de ma déchéance doive m’ôter l’appétit? — Avec un sourire forcé, il le reconduisit jusqu’à la porte, puis, resté seul, il se promena plusieurs fois à travers la chambre d’un pas inégal et accablé; enfin il vint tomber assis devant un miroir où il regarda longtemps son visage avec une sorte de curiosité sombre, comme il eût regardé celui d’un inconnu. Cette glace lui renvoyait en effet l’image d’un tout autre homme que le Max d’Arcy avec lequel il avait vécu en joyeuse intelligence, le reflet d’un paria pour qui sa pitié profonde n’était pas sans mélange de dédain. Ouvrant un coffre, il en tira une miniature de M. d’Arcy et compara très attentivement le père et le fils; certes, malgré une frappante ressemblance, l’avantage restait au dernier. L’heureux résultat que produit parfois le croisement des races avait été cette fois obtenu, mais les qualités que Max tenait de sa mère, et qui formaient sous d’autres latitudes sa captivante originalité, étaient stigmates sous celle-ci. — Quant au teint, continua le jeune homme en lui-même, je suis moins brun que cet Espagnol damné;... je le défierais de trouver sur moi trace du type d’esclave...

Il frémit; sa pensée venait d’évoquer un tableau qui le matin même avait soulevé en lui toutes les plus généreuses répugnances de l’homme libre. Dans l’enceinte de Bank’s-Arcade, un crieur mettait aux enchères un lot considérable de marchandise humaine. Il s’était éloigné aussi vite que le lui avait permis la foule, dégoûté de l’odeur nauséabonde qu’exhalait ce noir troupeau, tout autant que de l’exhibition révoltante qu’on lui faisait subir; il s’était promis de soumettre à M. Vernon certaines mesures philanthropiques en faveur des esclaves de ses plantations. Et sa propre mère était montée sur cette estrade, livrée aux convoitises, à l’examen brutal du plus offrant! C’était d’une part quelque fantaisie libertine et tyrannique, de l’autre la soumission passive d’une chose vendue, livrée sans défense à d’outrageantes caresses, qui avaient décidé de sa naissance flétrie; lui-même aurait pu être condamné à cueillir du coton toute sa vie, sous le même fouet qui avait marqué de son empreinte ces torses de bronze luisans au soleil, n’eût été le caprice d’un maître que Max se prenait à maudire, bien qu’il lui dût plus encore qu’il ne l’avait jamais supposé. Pouvait-il lui pardonner, à ce despote blasé, d’avoir caché au monde, comme de mauvaises actions, les bienfaits auxquels le contraignait la voix du sang, d’autant plus forte qu’elle criait tardivement en lui pour la première fois? Et après tout étaient-ce des bienfaits? — Peut-être, pensait Max avec amertume, peut-être la banalité qui est ici en circulation : « ces bêtes de somme sont plus heureuses que si elles étaient libres, » est-elle une vérité? On ne leur a pas appris le respect d’elles-mêmes. — En vain il se rappelait les paroles de M. Vernon, en vain il se disait qu’il dépendait de lui de retrouver en France tout ce qu’on envie, tous les biens d’un ordre moral qu’il avait possédés jusque-là sans croire possible de les perdre jamais. Pour cela, il ne fallait que traverser de nouveau la mer; il aborderait pour ainsi dire dans une autre planète, régie par des lois différentes, où nul ne se douterait de l’humiliation qu’il était allé chercher ailleurs; mais ailleurs, hélas ! était le pays natal; son imagination vive en avait fait un paradis qu’il avait peine encore à séparer de la réalité, — et puis, fût-il placé au niveau des plus grands dans le reste du monde, pourrait-il oublier jamais que, sur un coin de terre, quelque lointain qu’il fût, on s’arrogeait le droit de le mépriser?

— S’ils avaient raison? murmura-t-il, si je n’étais pas un homme égal aux autres, s’ils finissaient par le lui persuader, à elle? — Cette pensée lui arracha un sanglot furieux, et il lui sembla que ses traits prenaient dans le miroir je ne sais quelle expression de haine cruelle, presque bestiale, qui l’épouvanta, car d’un coup de poing il brisa la glace afin de chasser le reflet. Elle avait assisté à l’insulte, elle appartenait à la race ennemie de la sienne. Pour qui prendrait-elle parti? En présence de ce doute affreux, le reste n’était plus rien.

Si Max d’Arcy avait oublié vite le caprice qu’il laissait derrière lui à Paris, c’est qu’il avait rencontré en plein océan l’amour vrai qui nous fait croire que nous vivons seulement du jour même où nous l’avons ressenti. Délie Hamlin, — le goût créole pour certaines préciosités lui avait fait donner ce doux nom, si tendrement chanté par Tibulle, — Lili, comme on l’appelait familièrement, avait été, elle aussi, transplantée de bonne heure dans des climats plus propices à sa frêle santé que celui du delta mississipien. Elle venait de quitter le pensionnat où s’était achevée son éducation sous l’œil d’une marraine qui l’eût sans doute toujours gardée auprès d’elle, si la mort ne les eût séparées à l’improviste. Lili retournait triste comme une orpheline vers des parens dont elle se souvenait à peine; sa situation présentait en apparence quelques analogies avec celle de Max, que sa mélancolie toucha bien avant qu’il n’eût remarqué sa beauté. D’une timidité presque farouche avec tous, elle se laissa peu à peu apprivoiser par ce jeune homme, qui, comme elle, était en deuil, et qui lui marquait son intérêt par des égards respectueux. La pauvre vieille sous-maîtresse, qui lui eût servi de chaperon, si le mal de mer ne l’eût retenue mourante dans sa cabine pendant une bonne partie de la traversée, n’aurait pu trouver rien à reprendre dans l’intimité qui s’établit graduellement entre les deux jeunes passagers. Max veillait beaucoup mieux qu’elle n’eût pu le faire elle-même sur Mlle Hamlin, et le tact qu’il apportait dans ses témoignages de protection lui gagna, avec la sympathie de la jeune fille, l’estime de la gouvernante. Vive et tendre, Lili n’avait plus personne à aimer depuis quelques jours lamentables, remplis par des larmes qu’elle laissait encore couler dans ses conversations avec Max, mais dont la source ne tarda pas à se tarir sans qu’elle comprît bien comment. Au départ, elle regrettait sa marraine morte, la France, qui s’effaçait dans le lointain; tout à coup, — rien n’était changé pourtant, — elle fut toute surprise de se sentir heureuse.

La vie à bord autorise des rapprochemens bien plus étroits et plus fréquens que la vie sociale ordinaire; elle est féconde aussi en émotions qui ouvrent l’âme aux sentimens exaltés. Le mot d’amour peut n’être pas prononcé, — il ne le fut jamais entre Max et Lili, mais tous deux l’entendirent; il y eut des aveux, il y eut des sermens échangés sans paroles, tandis qu’ils regardaient s’allumer l’incendie des étoiles ou tournoyer, écumeuse, la ligne d’argent du sillage. Puis, pendant les heures dévorantes où le soleil dans toute sa force embrase la mer et où règne à bord le silence de la sieste, Lili, accablée par la chaleur, écoutait, rêveuse, le menton sur sa main, les vers de Lamartine que lui lisait Max à demi-voix avec le majestueux accompagnement des vagues bourdonnantes. Quand les passagers autour d’elle se plaignaient d’étouffer, gémissaient de la longueur du voyage, consultaient la carte ou le chronomètre avec une impatience fiévreuse, ces gens-là lui semblaient fous. Peu importait de savoir où l’on était, vers quel point l’on voguait, elle ne pouvait être mieux pour sa part et aurait voulu éterniser la traversée. L’usage est après dîner de jouer, de causer, de fumer, réunis dans le carré. Max se tenait à l’écart, seul avec ses rêveries, comme font volontiers les amoureux. Avec une délicatesse que la jeune fille ne pouvait comprendre, il s’éloignait d’elle pour éviter de donner prise aux remarques plus ou moins malicieuses des groupes d’oisifs qui composaient sur ce navire une véritable société de petite ville; mais alors il voyait Lili s’isoler de son côté, pensive et détournant par intervalles de l’immense horizon d’azur, pour le fixer sur lui, un regard qui la faisait ressembler à la Psyché de Gérard.

Lili était de ces gracieuses créatures doublement femmes par leur faiblesse et un constant besoin d’appui. Il y eut tel jour de péril épouvantable pour tous les autres, délicieux pour elle et pour lui. Chacun était absorbé dans une terreur égoïste, la vieille gouvernante priait épouvantée, Lili s’était réfugiée dans le salon près de celui en qui elle croyait. Les secousses du roulis les jetaient l’un contre l’autre; elle s’attachait à ses vêtemens, persuadée chaque fois que se cabrait le navire qu’ils allaient plonger ensemble dans l’éternité. Ce suprême voyage entrepris avec Max l’effrayait peu. Lui-même était insensible à tout, sauf au contact de l’être charmant qui s’abandonnait avec une confiance si chaste et si complète. Ce n’étaient pas les menaces de la mer en révolte qui faisaient battre le cœur où s’appuyait cette jeune tête pâlie. Et ils passèrent ainsi des heures à savourer la volupté de la mort. Le calme revenu, Mlle Hamlin s’était endormie brisée de fatigue sur un divan. Le poids de ses cheveux dénoués, qui formaient autour d’elle un manteau noir, entraînait en arrière son cou délicat ; elle souriait dans le sommeil comme un petit enfant. Max, sans dégager la main qu’elle tenait encore, baisa longuement l’une des tresses qui pendaient jusqu’à terre. Elle n’ouvrit pas les yeux, mais, soit qu’un songe lui eût révélé cette audace, soit que le souvenir des émotions violentes de cette journée de tempête lui causât quelque trouble nouveau et qu’elle voulût fuir un aveu qui n’était plus à faire, Lili évita désormais les causeries, les lectures en tête-à-tête. Dans la matinée où furent signalés les sables vaseux du rivage, Max la surprit assise sur le pont, triste et craintive comme le premier jour où il l’avait rencontrée. Autour d’elle, chacun se réjouissait de toucher terre, et la satisfaction générale semblait augmenter son abattement.

— Vous allez me croire folle, dit-elle, mais j’aurais voulu ne jamais quitter la mer. Il me semble que de grands désastres m’attendent là-bas.

— Dieu veuille que vous vous trompiez ! répondit Max avec ferveur; quoi qu’il arrive, rappelez-vous que vous avez un ami.

Elle sourit en s’essuyant les yeux : — Nous nous reverrons, n’est-ce pas?

— En doutez-vous?

— Je dirai à mon père combien vous avez été bon pour moi, et il vous recevra certainement avec reconnaissance. Voici d’ailleurs un prétexte de visite. Vous avez un livre à me rapporter. — Elle lui tendit un petit volume des Méditations, qu’ils avaient souvent lu ensemble. — Bientôt, n’est-ce pas? Mille choses qu’il n’osa dire se pressèrent sur ses lèvres. — Qui sait ? murmura-t-il, si nous ne retrouverons pas ensemble ce navire et la France ?

Elle joignit les mains en le regardant. Dès lors la résolution de Max fut arrêtée. Il avait choisi la compagne de sa vie, Délie Hamlin serait sa femme.

Ainsi le fantôme mensonger du bonheur lui avait souri tout d’abord sur ces plages où il devait ensuite si cruellement souffrir !

— Ai-je rêvé ? se demanda-t-il le lendemain au sortir du sommeil ou plutôt de la stupeur qui l’avait saisi vers l’aube. Il se trouva tout habillé sur son lit, et aperçut les éclats du miroir brisé dans un accès de rage. — J’étais fou ! pensa Max. — Il rassembla péniblement ses idées en s’imposant ces apparences de calme exagéré sous lesquelles un homme ivre réussit parfois à dissimuler son désordre. Il entreprit de commander à sa voix, à son geste, à son regard, termina sa toilette avec une précision automatique et se rendit chez Mme Vernon, qui l’attendait, fort préoccupée de l’état où elle le trouverait après l’événement de la veille et du genre d’accueil qu’il faudrait lui faire. Il la tira d’embarras et arrêta sur ses lèvres de vagues condoléances par la présence d’esprit avec laquelle il aborda de prime-saut les sujets les plus étrangers à son aventure. — Quelle fausseté que celle de ces gens-là ! — ne put s’empêcher de penser l’excellente femme, car, en dépit de l’influence exercée sur elle depuis trente ans par son mari, en dépit des idées philosophiques qu’elle se piquait elle-même d’avoir rapportées d’Europe et qui lui inspiraient de temps en temps une belle tirade sur les droits de l’homme sans acception de couleur, Mme Vernon n’hésitait pas à qualifier de nègre le plus beau garçon du monde et le mieux élevé, si, en remontant dans la généalogie de ce gentleman, il lui arrivait de trouver de la laine sur la tête de son grand-père. Elle se jugeait magnanime d’accepter un si étrange commensal et avait cru, en prenant son bras à l’Opéra, faire un sacrifice héroïque aux principes libéraux, dont elle était presque effrayée, bien qu’elle les professât très haut. Max parla sans fiel et purement au point de vue politique des dangers de l’esprit de caste, qui finirait par mettre les états du sud à la merci de ceux du nord, plus disposés à favoriser l’égalité ; puis il amena peu à peu Mme Vernon à traiter un point délicat entre tous. — Je sais, dit-il, que vos planteurs n’ont pas trop de répugnance à élever jusqu’à eux de jolies esclaves sans que le sacrement ait rien à faire, bien entendu, dans ce travail d’amélioration ; mais a-t-on jamais vu qu’une femme blanche descendît jusqu’à un homme de couleur, qu’elle l’épousât ?

Involontairement, et sans réfléchir à qui elle parlait, Mme Vernon leva les bras au ciel. — Vous n’y pensez pas ! — J’entends un homme libre, riche et instruit, cela va sans dire.

— Non, jamais!., jusqu’ici,... balbutia-t-elle en devenant tout à coup très rouge. Il se peut qu’avec le temps...

Max essuya son front humide en s’efforçant de sourire. — Une fille pauvre pourtant?

— Elle aimerait mille fois mieux ne se marier de sa vie. Du reste, il y a dans nos mœurs beaucoup de générosité chevaleresque. On fait passer avant tout les attraits personnels; bien des filles sans dot trouvent ainsi des époux. Tenez! ajouta non sans intention peut-être Mme Vernon, se rappelant les regards d’intelligence échangés la veille à l’Opéra entre Max et Délie, — n’était-il pas charitable en effet d’anéantir sans retard l’espérance folle qu’il avait peut-être conçue ? — tenez ! voici les cinq filles de M. Hamlin, un magistrat distingué, mais sans grande fortune. Eh bien ! elles sont toutes brillamment établies, et la dernière, celle qui a voyagé avec vous, était presque promise avant même d’arriver, sur la foi d’un portrait et de la beauté de ses sœurs.

Max vit un instant tous les meubles du salon flotter autour de lui. — S’agit-il d’un bon parti? demanda-t-il d’une voix qu’il affermissait avec peine.

— Mon Dieu ! elle aura une des plus belles plantations de coton de la Rivière aux Perles, et, quant à la naissance, M. de Lora n’a rien à envier à personne. Sa famille prétend descendre d’un navigateur illustre du XVIe siècle, elle est alliée à celle de votre père; Henrique est un gentilhomme dans la force du terme, imbu des vieilles idées jusqu’à la moelle de ses os. Il a été élevé en planteur, c’est tout dire. A la Nouvelle-Orléans, il passe pour s’être adonné au jeu, mais nous voyons souvent le mariage corriger les hommes de ces défauts de jeunesse, et il ne pourra manquer de s’attacher à sa femme. Mlle Hamlin est ravissante. Ce sont les parens qui ont arrangé cela.

— En vérité ! — dit Max, qui tordait ses gants les yeux fixés sur son bourreau avec cette impassibilité que nous puisons parfois dans l’excès même de l’angoisse.

M. Vernon rentra; bien qu’il le laissât moins voir, il redoutait autant que sa femme l’effet qu’avaient pu produire sur Max les réflexions de la nuit; il fut dupe comme elle. Si ce jeune homme avait eu jusque-là une vertu, c’était la sincérité. M. Vernon ne réfléchissait pas que la ruse vient vite aux victimes; cette qualité de la race maudite dont il sortait s’était développée chez celui-ci non par le phénomène de l’hérédité, mais tout à coup au choc de la première injustice, en même temps que la méfiance, cet autre sentiment de l’esclave.

Étant parvenu à se contenir jusqu’à la fin d’une longue visite, il prit congé de ses amis, traversa la vaste rue du Canal et s’enfonça dans le vieux quartier français, à l’une des extrémités duquel habitait la famille Hamlin. Il s’était muni du petit volume de Lamartine, qu’il baisa furtivement avant de s’en dessaisir pour jamais peut-être. La maison était précédée d’un jardin dont l’allée de magnoliers aboutissait à une élégante piazza où, à travers l’épais feuillage du jasmin et du lilas des Indes, Max crut voir voltiger des robes blanches et entendre un gazouillement de voix féminines, tandis qu’une négresse lui déclarait qu’il n’y avait personne au logis. Il remit à cette créature, dont le sourire lippu lui parut sarcastique dans la disposition fâcheuse où il se trouvait, le livre de Délie avec sa propre carte, et n’avait encore fait que quelques pas pour s’éloigner quand M. de Lora passa auprès de lui, sans le reconnaître ou même l’apercevoir, du pas nonchalamment vainqueur qui lui était particulier. De loin, il le suivit des yeux : cette porte qui s’était fermée devant lui s’ouvrit pour le jeune créole.

Max passa une partie de la journée à parcourir la ville, s’arrêtant devant les monumens et les magasins avec une vague espérance de rencontrer Délie. La douce et tendre sympathie qui l’attirait d’abord vers cette enfant avait pris, stimulée par les obstacles, tous les caractères de la passion. Il ne comprenait plus comment il avait pu vivre auprès d’elle de si longs jours sans lui répéter à chaque minute qu’il l’aimait. Le frein qu’il s’était imposé lui paraissait désormais chose puérile, absurde.

Pourquoi n’avait-il pas senti qu’il s’agissait d’être heureux sans mesure avant que le malheur irrémédiable ne vînt fondre sur lui? C’est ainsi qu’un mourant s’aperçoit trop tard qu’il n’a pas vécu. La solitude de la grande ville indifférente, après lui avoir fait du bien en lui permettant de s’abandonner sans contrainte à ses pensées, finit par l’accabler d’une tristesse morne à laquelle s’ajoutait l’effet stupéfiant de la chaleur. Il entra machinalement dans une église ouverte, avec l’instinct de l’animal qui se traîne à l’ombre. Les églises de la Nouvelle-Orléans n’ont rien de la noblesse architecturale de nos basiliques d’Europe; mais dans tous les lieux de prière, même dans ceux que l’art humain a le moins contribué à embellir, une vertu bienfaisante se dégage de ce demi-jour, de cette fraîcheur sépulcrale des nefs, de ce silence recueilli où le murmure d’une oraison, le frôlement d’un pas léger sur les dalles retentissent comme de grands bruits. Le sang de Max, enflammé par les ardeurs d’un soleil implacable, battait lourdement dans ses artères; il voyait à travers des vapeurs rougeâtres un grand christ dont le pathétique appel fut, hélas! perdu pour ce cœur désespéré; mais au-dessous de l’image douloureuse lui apparurent toutes les joies de ce monde en la personne de Délie Hamlin. Il la reconnut aussitôt, bien qu’elle eût jeté une mantille sur ses beaux cheveux noirs et sur sa taille languissamment ployée, bien qu’elle cachât son visage entre ses mains; il devina que ce ne pouvait être qu’elle. Il l’avait tant appelée! Elle avait dû descendre là, évoquée par l’intensité de son désir. Osant à peine respirer, dans la crainte de mettre en fuite cette vision consolatrice, il approcha, s’agenouilla auprès d’elle. Lentement elle tourna la tête de son côté, sans surprise, comme si elle aussi l’eût attendu. L’expression enfantine de ses traits avait disparu; sa pâleur, d’un ton de cire transparente, s’étendait jusqu’à ses lèvres entr’ouvertes, qui frémirent sur un mot indistinctement prononcé que Max n’entendit pas, son nom sans doute.

— M’aimez-vous? lui demanda-t-il d’une voix basse et tremblante. M’aimes-tu? ajouta-t-il, — et elle comprit que, dans ces trois mots pleins de fureur, de prière et d’angoisse, il y avait une question de vie ou de mort.

— Devant Dieu, je vous aime! répondit-elle avec un élan qui lui prêta la surhumaine beauté d’une jeune martyre confessant sa foi; mais, ajouta-t-elle, éloignez-vous, on nous observe... Par pitié...

A quelques pas de là en effet se dissimulait derrière un pilier une duègne cuivrée dont Max n’entrevit que l’ombre. Il s’éloigna un peu et demeura immobile quelques minutes encore à contempler la jeune fille agenouillée. La même flamme intrépide continuait d’éclairer son visage : elle lui appartenait bien et saurait se défendre, quelque persécution qu’elle pût avoir à subir; aux yeux de Lili du moins, il était le premier des hommes, le seul qu’on pût choisir pour amant et pour maître. Son âme humiliée, torturée tout à l’heure, se laissa emporter plus légère sur l’aile de cette prière virginale, débordante de vaillance et d’amour. Involontairement il fléchit le genou. Elle le vit dans cette attitude lorsqu’elle passa, suivie et surveillée de près, pour sortir de l’église.

Il sentit la caresse de son voile qui l’effleurait et celle du regard qui se posa sur son front comme un baiser. Ce regard étincelant d’une joie ineffable était pourtant un adieu,... l’adieu suprême. En rentrant le soir à l’hôtel, Max trouva la lettre suivante qu’on venait d’apporter :

« Oui, je vous aime. Je vous l’ai dit devant celui qui punit les parjures, qui nous sépare aujourd’hui pour un temps, qui tôt ou tard nous réunira pour toujours. Si tout à l’heure, à l’église, vous m’aviez dit : — Viens ! — je vous aurais suivi au bout du monde sans hésitation, sans remords, quitte à être maudite, tant il me semblait que vous aviez le droit de faire de moi ce que vous vouliez, — et Dieu était là entre nous! Comment veut-on que je croie que des sentimens qu’il a pris sous sa garde soient un crime? Ils resteront au contraire ce qu’il y a de meilleur en moi; je trouverai dans les souvenirs qu’on me défend tout le bonheur de ma vie. Quant à être heureuse auprès de vous, par vous, il n’y faut plus songer. Combien il m’en coûte de tracer ce mot! Oubliez-moi cependant, si vous pouvez effacer en même temps que mon image le souvenir des déceptions, des tristesses dont on vous a, hélas! abreuvé ici. Moi, je me rappellerai tout pour nous deux et toujours. Mon pauvre Maxime, je redoutais tant que notre amour encore inavoué ne touchât terre! Cette terre indigne de lui a des lois et des préjugés qui nous brisent; mais un jour nous retrouverons le navire où nous étions libres, vous me l’avez dit, et j’en suis sûre. Ce sera bien loin d’ici, plus loin encore que la France, et j’ai des chances pour m’y embarquer avant vous. Le climat est un grand meurtrier, et je ne suis pas forte. Je vous attendrai;... vous avez, Dieu merci! le chemin pour me rejoindre. Maxime, j’ai été si heureuse de vous voir à genoux ! Je n’avais jamais osé vous demander si vous croyiez au ciel... »

La dernière ligne se noyait dans des larmes plus éloquentes que tout le reste; mais Max ne fut point ému par cette tendresse profonde, par cette douleur résignée : il ne sentit qu’une chose, c’est que Lili, elle aussi, l’abandonnait. — Cela devait être, pensa-t-il. — Tous les ressorts de son organisation impressionnable étaient détendus et comme usés par le cauchemar qui durait depuis la veille et qu’un instant de félicité presque céleste était venu interrompre pour ranimer en lui, plus violente par le contraste, la puissance de souffrir. Il lui sembla que ce dernier coup l’avait tué, qu’il tombait dans l’incertitude du néant. Autour de lui s’épaissit une nuit profonde, son front pesant s’appuya sur la table qui était devant lui, et il demeura immobile. L’esprit de révolte contre la destinée, qui parfois soutient notre orgueil et nous rend ainsi des forces, le désespoir qui s’épuise par ses éclats mêmes, ne devaient plus jamais venir en aide à Max. Il était en proie au plus impitoyable de tous les ennemis, à l’ennui de la vie. Il ne voulait plus essayer de diriger cette vie désormais condamnée. Aucune volonté humaine n’était capable de réagir contre je ne sais quoi de fatal qui l’environnait, l’étreignait; toutes les armes dont l’avait muni son éducation européenne se brisaient dans sa main ou devenaient impuissantes contre les monstres inconnus qu’il avait à combattre.

Il déchira en morceaux impalpables, qu’il jeta aux vents, la lettre de Lili. — Cette pauvre fille serait perdue, songeait-il; on n’écrit pas à un être tel que toi, fût-ce pour le repousser.

M. Vernon, qui fumait sous la vérandah de sa maison, parut stupéfait en voyant entrer Max. — Vous vous serez exposé aujourd’hui à cette chaleur dont vous n’avez pas l’habitude, lui dit-il. Savez-vous bien qu’ici toute imprudence peut devenir grave? Il n’en faut pas tant pour prendre la fièvre.

— Je ne suis pas malade, répondit Max, je viens vous demander une grâce.

— Quel grand mot ! Elle est accordée d’avance.

— Merci, votre dévoûment m’est connu, mais, s’il me faisait défaut aujourd’hui, je ne saurais à qui m’adresser, ne connaissant personne en cette ville qui pût me servir de témoin dans une affaire d’honneur.

— Vous vous battez I s’écria M, Vernon en laissant tomber son cigare. Qu’est-il arrivé?

— Rien de nouveau. J’ai été insulté suffisamment hier, il me semble, et vous n’avez pas supposé que j’en prendrais mon parti.

— Mon Dieu! balbutia M. Vernon, j’ai cru, je l’avoue, en vous voyant ce matin si calme, que vous dédaigniez de relever un outrage qui en somme s’adressait non pas à vous personnellement, mais à une classe d’hommes dont votre mérite vous sépare.

— La distinction est trop subtile, elle m’échappe, répondit Max froidement. Plaçons les choses sous leur vrai jour, admettez que vous ayez mon âge et qu’un homme, après vous avoir défendu d’occuper dans un lieu public la place à laquelle vous aviez droit, se soit mis à la tête d’une cabale pour vous chasser comme un chien. Jugeriez-vous que de tels procédés veulent du sang, oui ou non ?

M. Vernon baissa la tête. — Mais ce matin,... répéta-t-il, cherchant une réponse évasive.

— Ce matin, j’avais à éclaircir un point qui seul m’eût arrêté. J’aime Mlle Hamlin, je la savais presque promise à M. de Lora, et je n’aurais pas voulu risquer de tuer un fiancé agréé par elle. Dans ce cas, le respect de son bonheur m’eût peut-être donné le courage de passer pour un lâche...

— C’est là un noble sentiment, mon ami, et auquel vous céderez, je l’espère.

— Pardonnez-moi, reprit Max, M. Henrique de Lora est fort indifférent à Mlle Hamlin, qui ne l’épousera jamais... Je suis donc absolument libre d’agir à ma guise.

— Elle vous aime?

— Ceci est étranger à la question. Je suis venu vous demander de consentir à transmettre un cartel à M. de Lora. Je ne veux revoir cet homme que sur le terrain, et, entendez-moi bien, ce sera un duel à mort, j’y suis résolu.

— Mais vous ne savez pas quel duelliste heureux est ce Lora ?

— Tant mieux !

— Vous tenez à mourir, malheureux !

— J’y tiens depuis que j’ai goûté de la vie réelle. Jusqu’à hier, je rêvais assez agréablement, il faut l’avouer. On m’a réveillé. C’est fini. J’en ai assez !

Max prononça ces mots avec une dureté farouche.

— Vous n’êtes pas de sang-froid ! s’écria M. Vernon.

Pour toute réponse, le jeune homme lui tendit le bras. — Voyez plutôt, dit-il, si j’ai une pulsation de plus. Nous perdons beaucoup de temps. Acceptez-vous de voir M. de Lora et d’être mon témoin ?

— Écoutez, dit M. Vernon avec une émotion profonde, vous me demandez la seule chose que je ne puisse faire. Il vous refusera réparation… C’est son droit, ne m’interrompez pas,… bien des gens même ici affirmeront que c’est son devoir. Je ne veux pas essuyer une réponse offensante qui cette fois s’adresserait directement à moi, votre mandataire.

— Soit ! dit le jeune homme après un moment de réflexion. Je dois agir seul.

— Max !

Il s’était élancé hors de la vérandah avant qu’on pût le retenir. M. Vernon courut après lui, mais le tumulte des rues lui déroba sa trace, il ne le rejoignit pas. Max cependant se dirigeait quelque peu au hasard vers une maison qu’il s’était fait indiquer et qui par son importance était facile à reconnaître. Devant lui, la grande cité du sud étincelait comme une reine dans sa splendeur nocturne. Le miroir du fleuve qui apportait en tribut à ses pieds les richesses d’un commerce immense reflétait son diadème de feu, les illuminations d’une ville de luxe et de plaisir où l’opulence matérielle sous ses formes multiples recouvrit si longtemps d’un manteau d’or des misères sociales que l’œil le plus clairvoyant eût pu croire absentes, tant elles étaient cachées. Défiant tout cet éclat terrestre, la coupole du ciel, sombre et transparente à la fois, se pailletait de diamans innombrables, à des profondeurs infinies. Après s’être égaré plusieurs fois, Max fit halte devant une ancienne et aristocratique demeure dont la cour intérieure était grande ouverte aux voitures. Des ombres gracieuses de femmes parées glissaient sur la galerie extérieure, les rideaux légers permettaient en s’écartant d’assister aux préparatifs d’un bal. Déjà la première valse s’envolait dans l’air saturé du parfum des orangers. — Peut-être est-elle là ! pensa Max. — Mais ce n’était point Lili qu’il venait chercher.

Il entra, dit quelques mots à l’un des serviteurs groupés devant la porte et attendit ; l’homme, après quelques minutes, revint répondre que ses maîtres, donnant une fête, ne pouvaient recevoir ce soir-là que leurs invités. — Avertissez M. Henrique de Lora que l’affaire dont j’ai à l’entretenir ne souffre pas de retard, insista Max.

Il fut introduit dans une sorte de fumoir, situé à l’écart des appartemens de réception et où on le laissa seul assez longtemps. Cette pièce, tendue de nattes et entourée d’un divan circulaire très bas qui invitait à la paresse, avait pour unique ornement des trophées de chasse et d’armes variées révélant que celui qui l’habitait avait hérité des goûts de ses ancêtres, grands batteurs de forêts, grands tueurs d’ours. M. Henrique de Lora entra ganté de blanc, une fleur épanouie au revers de son habit et de l’air d’un homme pressé d’expédier une corvée. Le nom de Maxime d’Arcy avait suffi pour l’irriter, car il attribuait secrètement à ce personnage le refus de Mlle Hamlin d’assister au bal donné en son honneur et qui, annoncé longtemps d’avance, devait servir de préliminaire, croyait-on, à une plus sérieuse solennité. Dans la Louisiane, où dominent encore certaines mœurs françaises, les jeunes filles, tout en ne le cédant pas, lorsqu’il s’agit de coquetterie, à leurs rivales du nord, jouissent d’une liberté moins grande que ces dernières pour le choix et la conquête d’un mari. Sans prétendre le moins du monde contraindre Lili, son père avait caressé pour elle le projet d’une alliance qui réunît tous les avantages du rang et de la fortune, sans parler de séductions d’une autre sorte, car M. Henrique de Lora, en dépit de son teint bilieux, passait pour un des beaux de la Nouvelle-Orléans; mais ce n’était ni la vanité, ni l’ambition qui devait décider de l’avenir de Lili, c’était le cœur, avec lequel on n’avait pas compté. Frappé du coup de foudre, moins rare qu’on ne pense, bien que méconnu souvent, qui nous fait deviner dans la foule celui auquel nous destinent des puissances plus fortes que notre sagesse et notre volonté, ce cœur neuf et loyal s’était donné presqu’à son insu, et Lili n’aurait ni su ni voulu le reprendre. Mme de Lora, qui se trouvait chez les Hamlin lors de l’arrivée de leur fille, avait parlé à son fils de la scène orageuse dont le hasard l’avait rendu témoin. L’un des premiers mots de la jeune voyageuse fut pour se louer des prévenances et des attentions de toute sorte dont elle avait été l’objet de la part de M. d’Arcy. Ce nom mit une brusque fin aux épanchemens joyeux de la famille. — La pauvre enfant est ensorcelée, disait Mme de Lora. — Le malheur voulut aussi qu’Henrique, après s’être montré assez récalcitrant aux projets de sa famille lorsqu’il s’agissait d’une inconnue, trouvât Mlle Hamlin à son goût. La froideur même qu’elle témoigna dès leur première entrevue lui fut un motif pour s’enflammer ; il n’était pas habitué aux obstacles, et le plaisir d’humilier un fils d’esclave devait rendre plus piquant le triomphe qu’il prévoyait. Bien entendu, Henrique eût rougi d’appliquer le nom de rival à l’insolent qu’il s’agissait de châtier; cependant il y avait dans la haine que lui inspirait ce d’Arcy quelque chose de plus que l’aversion naturelle du créole pour l’homme de couleur, et son regret eût été grand d’être forcé de s’en tenir à la première leçon qu’il lui avait donnée. En le voyant venir de lui-même chercher un nouvel affront plus écrasant encore, ses yeux noirs aux lourdes paupières bistrées, presque somnolens d’ordinaire, s’éclairèrent d’une joie féroce.

— Je ne crois pas avoir besoin, monsieur, dit Max en le saluant, de vous expliquer ce qui m’amène. Vous devez avoir présente à l’esprit votre conduite d’hier soir.

Henrique parut retrouver avec peine un souvenir lointain et confus.

— Pardonnez-moi, monsieur, mais vous avez si bien pris le temps de réfléchir que j’avais oublié votre imprudence, comme vous me paraissiez oublier vous-même le conseil un peu vif qu’elle vous avait valu.

Une sombre rougeur monta aux joues de Max pour les laisser presque aussitôt plus pâles que jamais. — Vous excuserez, dit-il, des retards qui n’ont pas dépendu de moi, et, si vous voulez, nous regagnerons vite ce temps perdu. L’offensé a partout le choix des armes. J’aurais choisi l’épée, mais on me dit que l’usage ici est de se battre au fusil et au pistolet. Je me conformerai à l’usage.

— Ce sont là des choses qui se règlent entre témoins, répondit Henrique.

— J’ai compté sur votre bravoure et votre générosité, monsieur, dit humblement Max en mordant sa lèvre tremblante, pour que nous nous passions des formalités d’usage. C’est l’aumône d’une balle que je vous demande.

— Mon Dieu! vous me demandez là une sorte d’aumône qui, loin d’humilier le mendiant, le réhabiliterait au contraire... — M. de Lora parlait lentement, avec hésitation. C’était un homme après tout qu’il avait devant lui, un homme intrépide, bien découplé, son égal au physique, supérieur à lui, il le soupçonnait avec rage, par la culture intellectuelle. Certes il y aurait plaisir à se mesurer avec lui ! Henrique aimait le duel, comme il aimait les chevaux, la danse et le jeu ; mais la pensée qu’en lui accordant cette qualité d’homme aux yeux de Délie Hamlin il manquerait à la fois de prudence et de logique le fit regimber contre la tentation, et le dépit qu’il en éprouvait rendit sa parole plus acerbe. — Comment, reprit-il, avez-vous pu espérer un compromis de ma part, quand les principes fort élastiques de votre ami, ce Yankee abolitioniste Vernon, ne lui permettent pas de s’avancer? S’est-on jamais battu en Europe avec un homme taré? Eh bien ! la couleur est la pire de toutes les tares; vous le savez si bien, vous autres, que vous faites fi de vos semblables, s’ils sont plus foncés que vous-mêmes. Préjugé, soit! tout est préjugé... Ils en ont aussi dans le vieux monde, quoiqu’ils se mêlent de redresser les nôtres !

— Vous ne prétendez pas dire qu’après m’avoir déshonoré vous comptiez en rester là? demanda Max, haletant.

— J’en suis fâché, monsieur, mais les hommes de ma caste sont résolus à maintenir leur suprématie sur ceux de la vôtre. La même raison qui vous a empêché de trouver des témoins m’empêche, moi, de me battre avec vous.

— Me refuser réparation serait la dernière des lâchetés, s’écria Max violemment.

Le créole arracha ses gants et fit un pas sur lui, tout près d’oublier qu’il n’avait point affaire à un égal. L’autre vit ce mouvement et l’arrêta en croyant le décider.

— Vous m’avez insulté sans motif devant toute la ville, devant la femme que j’aime; je le répète, c’est l’acte d’un lâche.

Contre l’attente de Max, M. de Lora reprit son attitude impassible. — Les tribunaux se chargeront de relever ce mot, qui, jeté par vous, ne saurait m’atteindre, dit-il, redevenu maître de lui par un revirement subit, mais sachez une fois pour toutes que j’avais un motif,... un motif grave... N’eussiez-vous fait que lever les yeux sur celle qui sera ma femme, le châtiment eût été justifié.

Sa femme ! La gorge de Max se serra, refusant d’articuler un mot. Il voyait Lili convertie aux préjugés qui régnaient autour d’elle tomber dans les bras de son ennemi, en rougissant d’un moment d’erreur. Non, cela ne se-pouvait, cela ne serait pas!

— D’ailleurs, continua Henrique avec la même froideur exaspérante, je n’ai rien appris à ce que vous appelez toute la ville. Toute la ville vous connaît, monsieur; elle sait que vous avez frustré de leur fortune, à l’aide de ces moyens ténébreux dont votre race a le secret, les héritiers légitimes de mon cousin M. d’Arcy; son intelligence, c’est sa seule excuse, était singulièrement affaiblie lorsqu’il a donné un scandale sans précédens. Quant à la femme que vous aimez, soyez certain qu’éclairée sur votre origine elle fera moins de cas de vous qu’une Européenne n’en fait d’un laquais !

Le sang africain que Maxime d’Arcy sentait bouillonner dans ses veines rompit toutes ses digues comme un torrent qui déborde. — Vous refusez?.. dit-il les dents serrées.

— Oui, répondit négligemment le créole.

Une ritournelle de quadrille qui pénétrait par les fenêtres ouvertes sembla l’appeler. — Permettez-moi, dit-il, voyant son interlocuteur plongé dans un silence sinistre, d’abréger cet entretien sans issue.

Maxime l’arrêta par le bras : — Si je vous insultais, vous aussi, publiquement,... si dans votre maison, devant vos hôtes, tout à l’heure, je vous appelais...

— Je vous ferais jeter dehors par mes gens, interrompit Henrique en secouant son étreinte. Ceux-là sont vos pareils et peuvent sans se salir en venir aux mains avec vous.

Il voulut tirer un cordon de sonnette, l’autre se jeta devant lui. — Si je vous attaquais, si je vous forçais à vous défendre ?..

— On tue un chien enragé, dit Henrique, étendant le bras vers les armes accrochées au-dessus de sa tête.

D’un bond, Max atteignit avant lui le trophée d’armes; il saisit au hasard un bowie-knife, et le plongea dans la poitrine du jeune créole avec ce rugissement : — Meurs donc !


Grâce au tumulte du bal, l’assassin aurait pu s’échapper, il ne l’essaya même pas. Si on ne l’eût arrêté, il se serait livré lui-même. Au magistrat qui l’interrogea d’abord, il raconta la discussion qui avait eu lieu entre sa victime et lui, mais en évitant d’y mêler le nom de Mlle Hamlin, ce qui le priva peut-être du bénéfice d’une circonstance atténuante. La fin tragique de M. de Lora produisit une véritable révolution à la Nouvelle-Orléans et augmenta pour longtemps l’horreur inspirée par la classe mulâtre. — Voyez, disait-on, combien est profonde et incurable la dégradation de ces gens-là! On a beau les élever, les instruire, les expatrier, les transformer en apparence, le vice et la cruauté restent dans leur sang, à l’état latent peut-être, jusqu’à ce qu’une circonstance réveille la bête endormie, rendue plus furieuse par son long repos. Voilà ce qu’il faudrait apprendre aux négrophiles !

Mlle Hamlin est aujourd’hui une vieille fille comme il y en a beaucoup, dont la vie terne, effacée, remplie par la pratique des bonnes œuvres et d’une dévotion minutieuse, cache sous sa monotonie apparente quelque grand et tragique naufrage, le plus souvent ignoré. Malgré le bien que fait celle-ci, elle jouit d’une considération médiocre. Ce n’est pas pourtant parce qu’elle est restée fidèle au souvenir d’un meurtrier, c’est parce qu’on se raconte tout bas qu’elle a jadis aimé un homme de couleur.


TH. BENTZON.