Traduction par A. J. Nieuwenhuis et Henri Crisafulli.
Dentu (p. 84-110).

XVI.


Havelaar reçut une lettre du Régent de Tjanjor dans laquelle ce dernier lui annonçait qu’il désirait faire une visite à son oncle, le Prince-Régent de Lebac.

Cette nouvelle lui fut très désagréable. Il savait que, dans les régences de Preang, les chefs avaient l’habitude de déployer un grand luxe, et que le Régent de Tjanjor n’entreprendrait pas un voyage pareil, sans une suite de plusieurs centaines de personnes, qui, toutes, chevaux y compris, devaient être logées, et nourries.

Il se serait volontiers opposé à cette visite, mais, il chercha vainement les moyens de la prévenir, sans blesser le Prince-Régent de Rangkas-Betoung.

En effet, ce chef indigène était très vaniteux ; et il se serait senti profondément offensé, si pour empêcher cette visite cérémonieuse, on avait mis en avant la gêne qu’elle allait lui occasionner.

Mais, s’il n’arrivait pas à faire en sorte que cette visite n’eût point lieu, Havelaar sentait bien que, sans l’ombre d’un doute, les charges qui écrasaient la population en seraient aggravées.

Je n’oserais pas assurer que le discours d’installation de Havelaar ait eu une grande portée, et laissé une trace durable dans l’esprit des chefs. Beaucoup d’entr’eux s’en souciaient peu, et il ne se faisait pas d’illusion là dessus ; mais, d’autre part dans les villages circonvoisins, le bruit s’était répandu que le fonctionnaire, chef de l’autorité à Rangkas-Betoung, avait l’intention de rendre sérieusement la justice.

Ainsi, ses paroles, sans avoir eu la force nécessaire pour empêcher le crime, avaient eu pour résultat, de donner, à ceux qui en étaient les victimes, le courage de se plaindre.

Ils se plaignaient à voix basse, et en cachette, mais ils se plaignaient !

Le soir, ils arrivaient, ils se glissaient par le ravin ; et souvent Tine, qui se tenait dans sa chambre, ne laissait pas d’être effrayée par des bruits subits et imprévus ; elle regardait, et apercevait devant sa fenêtre, des figures noires, des êtres bronzés qui marchaient à pas de loup, dans les ténèbres.

À la longue, ses frayeurs la quittèrent ; elle comprit ce que signifiait l’apparition de ces fantômes muets, errant autour de la maison, et cherchant aide et protection auprès de Havelaar.

Quand cela arrivait, elle l’avertissait, et Max se levait pour appeler à lui les plaignants.

La plupart d’entr’eux venaient du district de Parang-Koudjang, où commandait le beau-fils du Prince-Régent.

Or, on savait parfaitement que toutes les fois que ce chef se livrait à ses rapines et à ses exactions, sur lesquelles il se réservait une large part, c’était au nom et au profit du Prince-Régent qu’il volait, pressurait, et pillait.

Il était touchant de voir comme ces pauvres gens avaient confiance dans la loyauté de Havelaar.

Ils étaient certains qu’il ne les assignerait pas pour répéter le lendemain, en public, les accusations qu’ils venaient porter dans son bureau.

C’eut été pour eux tous la source d’une foule de mauvais traitements, et pour quelques uns, la mort. Havelaar prenait note de leurs plaintes, et cela fait, il les renvoyait dans leur village.

Il leur promettait justice, à la condition qu’ils n’émigreraient pas, ainsi que plusieurs d’entr’eux en avaient témoigné le désir.

Le plus souvent, il faisait diligence, et se rendait sur-le-champ dans le lieu où l’injustice avait été commise ; oui, il arrivait parfois qu’il se trouvait sur le lieu en question, et qu’il avait instruit l’affaire, dans le courant de la nuit, avant que le plaignant lui-même fût de retour dans sa demeure.

De cette manière, il inspectait, sans se préoccuper de l’étendue de sa division, des villages situés à vingt lieues de Rangkas-Betoung ; et jamais le Prince-Régent, ni même le contrôleur Dipanon ne se doutaient qu’il se fût absenté du chef-lieu.

En cela, son intention était d’écarter des plaignants le risque d’une vengeance probable, et en même temps, d’épargner au Prince-Régent la honte d’une information, d’une enquête publique, qui, Havelaar s’en mêlant, ne se fût pas terminée par le retrait de la plainte.

Il espérait toujours que les chefs reviendraient sur leurs pas, et abandonneraient la voie criminelle, suivie par eux depuis si long-temps.

Dans ce cas-là, il se serait contenté de demander des dommages-intérêts pour les malheureux spoliés.

Mais, chaque fois qu’il entretint le Prince-Régent à ce sujet, il ne reçut que des réponses dilatoires ; et il crut s’apercevoir qu’on lui faisait des promesses vaines.

L’inanité de ses efforts fut pour lui un grand sujet d’ennui et de tristesse.

Maintenant, si vous y consentez, nous abandonnerons Havelaar à ses ennuis et à son pénible travail, et laissez moi vous raconter l’histoire du Javanais Saïdjah, qui vivait dans le village de Badour.

Je trouve et je choisis les noms de cet Indien, et de ce village dans les notes de Havelaar.

Dans cette histoire, il sera question de rapine et de spoliations ; et si l’on prenait mon récit pour une invention, je suis en état de donner les noms de trente deux personnes, faisant partie du district de Parang-Koudjang et rien que de ce district, aux quelles, dans l’espace d’un mois, trente six buffles, ont été enlevés au profit du Prince-Régent.

Ou, si l’on aime mieux, et pour mettre les points sur les i, je puis nommer les trente deux personnes, habitant ce district qui, durant ce mois là, ont osé porter plainte, et dont la plainte a été trouvée fondée, après examen.

Il y a cinq districts semblables dans la division de Lebac.

Maintenant, si l’on aime à croire, que, dans les contrées n’ayant pas l’honneur d’être administrées par le gendre du Prince-Régent, le nombre des buffles volés est moins grand, je ne m’inscrirai pas en faux contre cette espérance, quoiqu’il soit bien difficile de constater que l’impudence des autres chefs, ne s’appuyant pas sur une aussi haute parenté, aille en diminuant.

Par exemple, le chef du district de Tjilang-Kahan, se trouvant du côté sud de la contrée, pouvait, à défaut de l’influence de son beau-père, s’en fier à la difficulté qu’il y avait de porter plainte pour de pauvres gens ayant à faire de quarante à soixante milles avant de pouvoir se cacher, le soir, dans le ravin attenant à la maison de Havelaar.

Si, avec cela, on considère le grand nombre de ceux qui ne se risquaient pas à mettre le pied hors de leur village, découragés par leur propre expérience ou par le spectacle de toutes les persécutions subies par d’autres plaignants, on verra qu’il n’est pas exagéré de multiplier par cinq, le nombre des buffles volés, chaque mois, dans ces cinq districts.

C’est une statistique à peine suffisante, vue prise des besoins du Prince-Régent de Lebac et de sa cour.

Et l’on ne volait pas que des buffles ; non, à coup sûr, on volait mieux et autre chose que cela.

Les chefs n’avaient pas besoin de montrer tant de cynisme, surtout dans un pays comme les Indes, où le droit de corvée existe légalement, pour convoquer la population à un labeur illégal, et non rétribué.

Cela vous évitait la peine de mettre la main sur une propriété privée.

Il est plus facile d’ailleurs de persuader aux habitants que le Gouvernement a besoin de leurs bras, sans rétribution aucune, que d’exiger leur buffle gratuitement.

Parfois même si le timide Javanais osait demander, si le travail qu’on lui impose sous le nom de corvée est conforme aux règlements officiels, il lui serait impossible de savoir à quoi s’en tenir, les uns ne disant rien aux autres, et le moyen de calculer si le nombre fixé des personnes convéables a été dépassé dix ou cinquante fois, lui échappant, ou ne pouvant lui tomber sous la main.

Là où un fait, un crime patent s’exécute au grand jour et si audacieusement, comment se défendre contre des abus faciles à commettre, et encore plus faciles a dissimuler.

Je vous ai dit que j’arrivais à l’histoire de Saïdjah.

Il me faut pourtant encore me livrer à une de ces digressions, si difficiles à éviter en présence de situations tout-à-fait étrangères au lecteur.

Cette digression me fournira l’occasion de prouver une fois de plus la difficulté qui existe, pour des Européens, à juger sainement les habitudes et les affaires indiennes.

J’ai souvent employé le vocable : Javanais ; et quoi que ce vocable paraisse très naturel au lecteur européen, il peut paraître impropre à toute personne connaissant Java.

Les préfectures de l’Ouest, comme Bantam, Batavia, Preanger, Krawang, et une partie de Chéribon, formant ensemble le pays de Soundah, sont censé ne pas appartenir à Java, proprement dite.

Sans parler, maintenant, des étrangers venus par la voie de mer dans ces contrées-là, la population primitive diffère essentiellement de la population habitant le milieu, le centre de Java, ou même le côté de l’Est, comme on l’appelle.

La langue, le caractère, les mœurs, les vêtements, varient tellement entre ces diverses régions, qu’en vérité le Soundanois, ou montagnard, ne ressemble pas plus à un Javanais proprement dit, qu’un Anglais ne ressemble à un Hollandais.

Aux Indes, de telles différences donnent souvent lieu à un désaccord complet dans le jugement d’un grand nombre de questions.

En effet, en se rendant compte que Java, seule, est déjà partagée en deux parties ostensiblement hétérogènes, et sans s’occuper même des subdivisions découlant de ce partage, on peut calculer la distance qui existe entre des races si distinctes l’une de l’autre, et de plus, séparées par la mer.

L’Européen qui ne connaît que Java, dans les Indes Hollandaises, ne peut pas plus se former une idée juste du Malais, de l’Amboinois, du Battah, de l’Alfour, du Timonois, du Dajak, du Bougi, ou du Macassarois, que s’il n’avait jamais mis le pied hors de l’Europe.

Donc, pour quiconque s’est trouvé à même d’observer la différence existant entre ces races nombreuses, il est toujours intéressant, que cet intérêt se traduise par du plaisir ou par de la tristesse, il est intéressant, dis-je, d’écouter les entretiens et de lire les écrits des personnes ayant appris ce qu’elles savent des affaires des Indes, à Batavia, ou à Buitenzorg.

Que de fois je suis resté stupéfait de l’aplomb et du courage avec lequel un ci-devant Gouverneur-général, par exemple, parlant à la chambre des députés de Hollande, essayait de donner une grande importance à ses discours, sous prétexte qu’il connaissait les Indes comme le fond de ses poches, par suite d’un long séjour dans le pays, et d’une expérience à toute épreuve.

Je mets très haut l’expérience acquise, grâce à d’incessantes études de cabinet ; parfois, même, j’ai été frappé des connaissances étendues des affaires indiennes qu’étalaient plusieurs de ces orateurs, sans avoir jamais mis le pied aux Indes.

Mais, dès qu’un ci-devant, ou un ex-gouverneur-général, si vous voulez, donne des preuves d’une expérience, acquise dans de pareilles conditions, je lui accorde toute mon estime, bien mince salaire pour un travail consciencieux et fertile, de plusieurs années.

Je vais plus loin.

Mon estime pour lui sera encore plus grande que pour le savant en chambre.

Ce dernier, en effet, rencontre moins de difficultés à vaincre, puisqu’il travaille à grande distance, sans rien sous les yeux, et puisqu’il ne risque pas de tomber dans les erreurs forcées pour l’ex-gouverneur-général, qui est trompé par tout ce qui lui tombe sous sa vue.

Je le répète ; j’ai toujours été étonné du courage que diverses personnes montrent, à propos des affaires des Indes.

Elles savent pourtant que leurs paroles sont entendues par d’autres individus que ceux qui ont la bonhomie de croire qu’il suffit d’avoir passé deux ou trois ans, à Buitenzorg, pour connaître les Indes.

Elles savent que leurs discours sont lus par une grande quantité de personnes habitant les Indes mêmes !

Voilà donc autant de témoins de leur inexpérience ; et, tout comme moi, ces témoins sont frappés de l’audace avec laquelle un monsieur qui, peu de temps auparavant, essayait vainement de cacher son incapacité, de l’abriter sous le rang élevé dont le Roi l’avait gratifié, parle, à présent, comme s’il entendait quoi que ce fût aux affaires dont il s’agit.

Aussi, à chaque instant, des plaintes sont-elles élevées pour cause d’incompétence de l’orateur.

À chaque instant, dans la représentation nationale, telle ou telle Direction se voit-elle attaquée, pour incompétence du député qui la représente.

Il est, effectivement, assez important de s’enquérir des qualités rendant un orateur de tous points, compétent, c’est-à-dire, apte à juger de compétence.

D’ordinaire, une question intéressante n’attire l’attention que par la valeur publique de celui qui la traite, et non par sa propre valeur intrinsèque.

Celui-là, est presque toujours un spécialiste, et de préférence un ancien fonctionnaire, investi jadis de hauts pouvoirs dans les Indes.

Il s’en suit que le résultat d’un vote porte, en général, la couleur des erreurs, inhérentes à ces hauts pouvoirs.

Dès que cela se passe de la sorte, quand l’influence d’une telle spécialité n’est exercée que par un simple membre de la réprésentation nationale, comment voulez-vous qu’on sache où l’on va, quand la dite influence est soutenue par la confiance du Roi, qui se donne la peine de placer la spécialité en question à la tête de son ministère des colonies !

C’est un phénomène curieux, suite de notre indolence originelle, grâce à laquelle nous ne demandons pas mieux que de ne rien juger par nous-mêmes.

On s’en rapporte facilement aux gens qui savent se donner une apparence expérimentée, dès que cette expérience est puisée à une source étrangère.

Et voici pourquoi : l’amour-propre est moins froissé par une supériorité acquise dans des circonstances exceptionnelles ; tandis qu’à moyens égaux, il existe toujours une idée de concurrence, et partant de jalousie.

Un député renonce facilement à son opinion, dès que cette opinion se trouve combattue par un de ses collègues pouvant rendre un jugement plus juste que le sien, cette justesse n’étant pas attribuée à une supériorité personnelle, dure à accepter, mais bien aux circonstances particulières donnant une force naturelle à son adversaire.

Toutefois, en laissant de côté les personnages ayant occupé de hautes positions dans les Indes, il est vraiment étrange qu’on donne de la valeur à l’opinion de gens n’en ayant aucune par eux-mêmes, si ce n’est celle d’avoir passé un certain nombre d’années dans ce pays, et de s’en souvenir.

Oui, c’est d’autant plus étrange que ceux qui attachent de l’importance à un pareil argument, n’accepteraient certes pas, sans discussion, tout ce qui leur serait avancé sur l’administration gouvernementale de la Hollande, par un fonctionnaire prouvant qu’il a habité la Hollande, quarante ou cinquante années durant.

Il y a des Européens, qui ont vécu plus de trente années dans les Indes hollandaises sans s’être jamais trouvés en contact soit avec la population, soit avec les chefs indigènes.

Le conseil d’État des Indes, il est affligeant de le constater, n’est composé la plupart du temps, en tout ou en grande partie, que de fonctionnaires se trouvant dans cette catégorie.

Une fois même on a trouvé moyen de faire signer au Roi la nomination d’un Gouverneur-général appartenant à cette spécialité d’individus.

En prétendant que la capacité supposée d’un Gouverneur-général, nommé à nouveau, impliquait l’idée qu’on le prenait pour un génie, mon intention n’était nullement de recommander et d’exiger la nomination exclusive de génies.

En dehors de l’obligation où l’on serait de laisser continuellement cet emploi vacant, il se rencontrerait une autre difficulté plaidant contre ma proposition.

Un génie ne pourrait agir, avec notre ministère des colonies, constitué comme il l’est actuellement ; ce serait donc le moins acceptable de tous nos Gouverneurs-généraux.

Il ne serait donc bon à rien… comme le sont, du reste, la plupart des génies.

Il est peut-être à désirer que les vices que je viens de signaler, vue prise de la situation pathologique du malade, soient pris en considération par les personnes appelées à élire un nouveau Gouverneur-général.

En admettant même, que tous les hauts fonctionnaires chargés de remplir cette fonction importante soient intègres, intelligents, et possèdent la force de tête nécessaire pour apprendre ce qu’il leur est indispensable de savoir, je regarde comme un point capital, de les empêcher de se griser, de se croire des dieux, au commencement de leur gestion, et de ne pas se plonger dans un assoupissement apathique, aux derniers moments de cette même gestion.

J’ai raconté que Havelaar comptait, pour remplir ses devoirs si difficiles, sur l’assistance du Gouverneur-général, et j’ajoutais que cette espérance me paraissait le sublime de la naïveté.

Le Gouverneur-général attendait son successeur !… Il n’avait plus qu’une idée, jouir en Hollande d’un repos si prochain !

Nous allons voir tous les ennuis que ce penchant au sommeil causa, dans la division de Lebac, à Havelaar, et au Javanais Saïdjah, dont je me décide à vous raconter l’histoire monotone, monotone entre toutes.

Oui, monotone !

Monotone, comme la description de l’activité de la fourmi, qui doit hisser son contingent, aux provisions d’hiver, sur la montagne, c’est à dire sur la motte de terre, interceptant le chemin de la grange où sont précieusement renfermées ces mêmes provisions.

À chaque instant, la pauvre petite bête tombe en arrière avec son fardeau, et à chaque instant encore elle essaie de parvenir à mettre la patte, sur le rocher qui couronne la montagne, une toute petite, petite pierre !

Mais, entre elle et ce sommet, se dresse un abîme, un gouffre que les corps de mille fourmis ne parviendraient pas à combler.

C’est un obstacle à tourner.

Alors, elle, qui possède à peine la force de traîner son fardeau sur un terrain plane, — un fardeau plusieurs fois lourd comme son corps, — elle se lève, se tient debout, sur un terrain mobile, et cherche à y garder l’équilibre tout en tenant son butin entre ses pattes de devant.

Elle l’agite obliquement, le plus haut qu’il lui est possible, pour lui faire toucher le point saillant du rocher.

Mais, hélas, elle titube, chancelle, s’effraie, et va succomber ! Elle s’efforce alors de se retenir, de s’accrocher à un tronc d’arbre à demi-déraciné, dont la cime penche vers l’abime, — un brin d’herbe, ma foi ! — Mais elle manque son point d’appui ! L’arbre s’agite sous ses efforts désespérés et recule ! Le brin d’herbe se plie en deux !… et la fourmi tombe dans le gouffre avec son fardeau !

Pour le coup, elle est tranquille un moment, une seconde, ce qui est long dans la vie d’une fourmi.

Est-elle étourdie par la violence de sa chute, ou succombe-t-elle sous le chagrin de voir tous ses efforts perdus ?

Je l’ignore.

Mais, elle ne perd pas courage. Elle ressaisit son butin, et de nouveau elle le remonte à grand’peine jusqu’en haut, pour retomber encore, tout-à-l’heure, au fond du même abîme.

Mon récit sera tout aussi monotone.

Seulement, je ne vous parlerai pas de ces pauvres petites fourmis, dont la joie ou la douleur échappent à notre observation, nos sens étant trop grossiers pour les percevoir ; non, je vous parlerai de pauvres créatures qui marchent et vivent comme nous, c’est d’hommes, vos semblables que je vous entretiendrai.

Il est vrai que si vous ne tenez pas à vous émouvoir, que si vous ne voulez pas livrer votre âme au sentiment de la pitié, vous me répondrez que ces hommes sont jaunes ou bruns D’aucuns disent qu’ils sont noirs ! Et, pour ces derniers, comme pour vous la différence de couleur sera un motif suffisant, pour tourner la tête, dédaigner cette misère et cette détresse, ou tout au moins pour les contempler sans émotion, ni pitié.

Mon récit ne s’adressera donc qu’aux lecteurs, capables de croire qu’un cœur peut battre sous une peau de couleur, et assez généreux pour comprendre que le blanc civilisé, savant dans le commerce, vertueux, et pratiquant Dieu, peut employer toutes ces qualités blanches au profit de l’être vivant, qui ne possède ni sa blancheur de peau, ni sa perfection psychologique.

Ma foi en eux ne va cependant pas jusqu’à penser que leur sympathie pour les Javanais leur fera répandre des larmes au récit des souffrances de ces derniers, le jour où l’on vient enlever leur dernier buffle de leur enclos, et cela, sous la protection de l’autorité hollandaise.

Lorsque je fais suivre ce buffle volé, par son propriétaire, accompagné de ses enfants en larmes, lorsque je les montre assis sur la dernière marche de la demeure du ravisseur, muets, hors d’eux-mêmes, désespérés, lorsque je les fais chasser de là avec force outrages, injurier et menacer de bambous ou de réclusion… croyez le bien… je n’exige ni ne puis demander que vous soyez aussi ému, aussi indigné — ô Hollandais ! — que si je mettais sous vos yeux le tableau navrant d’un paysan à qui on viendrait de voler sa vache.

Je ne réclame pas une larme pour les larmes qui coulent sur des visages si bronzés ; loin de moi l’idée d’exciter en vous une colère généreuse quand je vous parlerai de ces malheureux dépouillés.

Je ne m’attends pas à ce que, mon livre à la main, vous bondissiez, et vous alliez trouver le Roi pour lui dire : » Sire, regardez ce qui se passe dans votre empire, dans votre bel empire des Indes… d’Insulinde ! »

Non, mille fois, non… Je ne m’attends à rien de tout cela.

Il y a trop de douleurs, qui vous sont voisines, et vous émeuvent, pour que vous éprouviez la moindre commisération pour des douleurs si lointaines !

Hier, la Bourse n’a-t-elle pas baissé !

Cette baisse ne menace-t-elle pas tant soit peu d’écraser le marché des cafés !

— Au nom du ciel ! assez ! n’écrivez pas des folies pareilles à votre père, Stern !.. me suis-je écrié, et peut-être même l’ai-je crié avec emportement ! Souffrir qu’on mente de la sorte m’est impossible ! Ce soir-là, j’ai écrit au vieux Stern qu’il eût à me donner rapidement ses ordres, et qu’il se tînt en garde contre les fausses nouvelles.

Le lecteur comprendra tout ce que j’ai souffert en écoutant la lecture des derniers chapitres.

J’ai trouvé dans la chambre des enfants un jeu de solitaire ; je l’emporterai à la réunion.

N’avais-je pas raison en disant que l’Homme-au-châle les avait tous ensorcelés, avec son maudit paquet !

Dans tout ce fatras traduit par Stern, — et malheureusement Frédéric s’en mêle aussi, j’en suis sûr ! — retrouvera-t-on des jeunes gens élevés dans une maison solide ?

À quoi bon ces sorties ridicules, contre une maladie provenant du désir qu’on a d’une maison de campagne ?

Est-ce que cela me regarde ?

Est-ce que ça m’empêchera d’aller à Driebergen, le jour où Frédéric sera commissionnaire ?

Et puis, allez donc parler de maux de ventre dans une société composée de femmes, et de jeunes filles !

Rester toujours dans le calme de la force, ou dans la force du calme est chez moi un principe dont je ne me dépars pas… le calme est de première nécessité dans les affaires… mais, il faut que je l’avoue, cela m’a énormément coûté de ne pas en sortir, en entendant toutes les sottises débitées par Stern !

Que veut-il ?

Où en arrivera-t-il ?

Quand nous donnera-t-il quelque chose qui soit ?

Qu’est-ce que ça me fait que ce Havelaar tienne propre son jardin, et que ses administrés entrent chez lui par devant ou par derrière !

Chez Busselinck et Waterman il faut traverser une petite ruelle, tout à côté d’un magasin d’huile où c’est toujours très sale.

Et toutes ces histoires à propos de buffles !.. Estce que ces gens-là ont besoin d’avoir des buffles !… Des noirs ! Je vous demande un peu !…

Je n’ai jamais eu de buffle, moi… et je vis content.

Il y a des idiots qui se plaignent toujours !

Quant à son déchaînement contre le travail forcé, c’est tout bonnement insensé ! On voit bien qu’il n’a pas entendu le sermon du pasteur Caquet : autrement, il saurait combien ce travail est utile pour étendre le royaume de Dieu !

Ah oui !… c’est vrai !… Il est luthérien !

C’est un luthérien ! tout s’explique.

À coup sûr, si j’avais soupçonné le style dont il se serait servi pour écrire ce livre, qui doit intéresser tous les commissionnaires en cafés… et autres… je me serais donné la peine de le faire moi-même.

Mais, il trouve un appui chez les Rosemeyer, qui travaillent dans les sucres, et cela fait qu’il ne recule devant rien.

J’ai dit nettement, car je n’y vais pas par quatre chemins dans ces occasions-là, j’ai dit que nous pouvions bien nous passer de l’histoire de ce Saïdjah ! Mais Louise Rosemeyer a crié haro sur moi !

Je crois que Stern lui a raconté que c’était une histoire d’amour ; et les filles raffolent de ces histoires-là !

Tout cela ne m’eût pas touché pourtant, si les Rosemeyer n’avaient pas ajouté qu’ils ont l’intention de lier connaissance avec le père de Stern.

C’est une filière qui se comprend, à leur point de vue : par le père de Stern ils comptent entrer en relations suivies avec son oncle, qui fait dans les sucres.

Maintenant, si je prends trop violemment le parti du sens commun contre le jeune Stern, j’aurai l’air de vouloir les écarter, et je ne serai pas dans mon droit, puisqu’ils font dans les sucres.

Je ne comprends pas du tout où Stern veut en venir avec ses écrivasseries.

Il y a des mécontents, partout.

Est-ce joli, de sa part, à lui qui est comblé de bonnes choses en Hollande, — la semaine dernière ma femme lui a fait du thé de camomille ! — Est-ce joli, à lui, d’injurier le Gouvernement ?

Veut-il, avec toutes ces rengaines, exciter le mécontentement général ?

A-t-il la prétention de devenir Gouverneur-général ?

Il est assez arrogant pour ça !… c’est-à-dire pour y prétendre !

Avant-hier je le lui ai demandé, en lui faisant remarquer que son hollandais était parfaitement défectueux.

Savez-vous ce qu’il m’a répondu ? Écoutez :

» — Qu’importe ! m’a-t-il dit en riant ! cela ne fait rien du tout ! a-t-on jamais envoyé là-bas un Gouverneur-général, sachant la langue du pays ? »

Retournez-vous donc avec un présomptueux de cette espèce-là !

Il n’a pas la moindre considération pour mon expérience bien connue.

Un jour de cette semaine, comme je lui apprenais que j’étais commissionnaire depuis plus de dix-sept ans, et que je fréquentais la Bourse depuis vingt ans, il m’a jeté à la tête Busselinck et Waterman, qui sont commissionnaires depuis dix-huit ans, et qui, a-t-il ajouté, » ont donc une année d’expérience de plus que vous ! »

Voilà comme il m’attrape !

Cela n’empêche pas que, tenant toujours à rester dans le vrai, il faut bien constater que Busselinck et Waterman connaissent peu les affaires, et ne sont que des gâte-métier.

Marie, aussi, ne sait plus où elle en est !

L’autre jour, c’était son tour de lecture, au déjeuner, et nous en étions à l’histoire de Loth, — ne s’est-elle pas arrêtée tout-à-coup, déclarant qu’elle ne voulait pas en lire plus long !

Ma femme, qui, tout comme moi, fait grand cas de la religion, s’est efforcée, le plus doucement possible, de lui persuader de m’obéir ; elle lui a dit qu’il ne convenait pas à une fille modeste d’être aussi entêtée !

Chansons ! Elle a eu beau dire, et beau faire ! Rien !

En ma qualité de père, et de chef de famille, je me suis mis à la gronder avec la plus grande sévérité.

Je lui ai dit que son entêtement nous gâtait notre déjeuner, et qu’un déjeuner manqué influe sur le reste de la journée.

Ce fut comme si je chantais, moi, aussi !

Elle poussa la chose si loin, qu’elle prétendit qu’elle se laisserait assommer plutôt que de poursuivre cette lecture.

Je l’ai punie. Elle a gardé la chambre trois jours, ne mangeant que du pain et du café.

J’espère que cette demi-abstinence lui aura fait du bien, et l’aura calmée !..

Pour que cette punition servît également à son amélioration morale, je lui ai ordonné de copier dix fois le chapitre qu’elle a refusé de lire.

Je me suis montré si rigoureux parce que, dans les derniers temps, — je ne sais si cela vient de Stern — j’ai observé en elle des idées rompant en visière à la moralité, qui, passe avant tout, aux yeux de ma femme et aux miens.

Par exemple, entre autres choses, je lui ai entendu chanter une chanson française, — de Béranger, je crois — dans laquelle il plaint une pauvre vieille mendiante, qui, dans sa jeunesse, chantait sur un théâtre quelconque !

Hier, au déjeuner, elle est arrivée sans corset ! — c’est de Marie que je parle ! — est-ce une tenue convenable ?

Je dois avouer aussi que Frédéric, à son retour de la prière, n’a pas rapporté grand’chose de bon à la maison.

J’avais été assez satisfait de sa tenue à l’Église. Il s’y était tenu tranquille, immobile, et sans détourner les yeux de la chaire.

Seulement, plus tard il m’est revenu à l’oreille qu’Elisabeth Rosemeyer se trouvait placée tout au-dessous du prédicateur.

Je n’ai fait aucune observation, sachant qu’on ne doit pas se montrer trop sévère pour les jeunes gens ; d’ailleurs les Rosemeyer sont des personnes comme il faut. Ils viennent de doter convenablement leur fille aînée, qui s’est mariée avec un droguiste, nommé Bruggeman ; et je crois, que Frédéric ne va plus au marché de l’Ouest, à cause de quelque chose de semblable qu’il s’est mis en tête.

Cela m’est agréable, faisant passer la moralité avant tout.

Je ne suis, néanmoins, pas très gai de voir Frédéric s’endurcir le cœur comme un vrai Pharaon !… Et encore ce dernier était-il moins coupable, n’ayant pas de père pour lui indiquer le droit chemin.

L’Écriture sainte ne parle pas de Pharaon père. Au catéchisme, le pasteur Caquet se plaint de son pédantisme — c’est de Frédéric qu’il s’agit ici ; — en effet, mon fils a péché dans le paquet de l’Homme-au-châle un tas d’arguments subtils, et indiscrets, qui poussent à bout le consciencieux Caquet.

Il est touchant de voir comment ce digne homme, qui prend souvent le café avec nous, essaie de retourner les sentiments de Frédéric ; mais, le maudit gamin a, chaque fois, de nouvelles questions toutes prêtes ; et ces questions prouvent l’inflexibilité de son âme.

Tout cela sort de ce paquet diabolique, écrit par l’Homme-au-châle.

Avec des larmes, plein la voix, le serviteur zélé de l’Évangile cherche à le détourner de la prétendue sagesse humaine, pour l’initier aux mystères de la sagesse divine.

Il le supplie doucement, tendrement, de ne pas rejeter le pain de la vie éternelle, et d’éviter, ce faisant, de tomber dans les griffes de Satan, qui, au milieu de ses anges déchus, habite le palais de flammes, sa demeure in sœcula sœculorum.

O mon enfant, s’écriait-il encore hier — Caquet, bien entendu — ô mon jeune ami, ouvrez les yeux, et les oreilles, écoutez, et voyez ce que le Seigneur vous donne à voir, et à entendre par ma bouche — Remarquez les témoignages des saints, qui sont morts pour la vraie foi ! Voyez Saint-Etienne quand il s’affaisse, et s’aplatit sous les pavés, qui l’écrasent ; voyez comme son regard se tourne encore vers le ciel, et comme sa langue chante encore un psaume à la louange de l’Eternel !…

— Moi, j’aurais préféré rendre coup pour coup ! lui répondit Frédéric.

Lecteur, comment diantre voulez-vous que je m’y prenne avec ce garçon-là !

Quelques instants après, Caquet recommençait de plus belle ; c’est un serviteur zélé, et il ne lâche pas pied pour si peu :

— O mon enfant, s’écriait-il de nouveau, ouvrez donc les yeux, et les…

Je passe son second début, qui est textuellement pareil au premier que j’ai cité plus haut.

— O mon jeune ami, pouvez-vous rester insensible, en songeant à ce qu’il adviendra de vous, le jour où vous serez classé, parmi les boucs, à la gauche de !…

Mon vaurien — Frédéric — lui éclata de rire au nez !

Et voilà que Marie fit chorus avec lui !

J’ai cru même voir sur le visage de ma femme une grimace, qui ressemblait bien à une forte envie de rire.

Je vins au secours de Caquet, et je punis Frédéric, en lui infligeant une amende au profit de la societé des missionnaires.

Ce fut sa tirelire qui paya pour lui.

Oui ! mais tout cela m’attriste profondément.

Et vous voulez, qu’avec de pareils sujets d’ennui dans le cerveau, j’aille m’amuser à écouter des historiettes de buffles, et de Javanais !

Qu’est-ce que c’est qu’un buffle, à côté de la béatitude de Frédéric !

En quoi les affaires de ces gens, qui demeurent au diable, me concernent-elles, quand je vois Frédéric faire l’esprit fort, et risquer de gâter mes propres affaires, en se mettant dans l’impossibilité de devenir jamais un habile commissionnaire !

Caquet l’a bien dit :

Dieu règle tout de manière que l’orthodoxie conduise à la richesse.

— Regardez autour de vous, ajoutait-il, n’y-a-t-il pas beaucoup de richesses en Hollande. C’est le résultat de la foi. En France, l’assassinat, et le massacre règnent en maîtres ! Pourquoi ? Parcequ’on y est catholique ! Les Javanais ne sont-ils pas pauvres ? Oui ! Pourquoi ? Ce sont des païens. Donc, plus les Hollandais fréquenteront les Javanais, plus notre richesse progressera, et plus leur pauvreté augmentera ! C’est prédestiné !

Ma foi, je suis étonné de la sagacité de Caquet dans les affaires. Ainsi, c’est parfaitement vrai ; moi, qui remplis mes devoirs religieux à la lettre, je vois prospérer mes affaires, d’année en année, tandis que Busselinck et Waterman, qui ne se soucient ni de Dieu ni de l’Église, resteront, toute leur vie, des gâte-métier.

Tenez ! les Rosemeyer aussi, eux qui travaillent les sucres, et qui ont eu l’imprudence de prendre une servante catholique, ils se sont vus forcés, tout récemment d’accepter 27 pour 100 d’un juif, dont la maison a fait faillite ces temps derniers.

Oui, plus je réfléchis, et plus je me pénètre des voies impénétrables du Seigneur.

Récemment on vient de constater un bénéfice net de soixante millions sur la vente de denrées livrées par des païens ; dans ce chiffre, je ne compte même pas ce que j’ai gagné pour mon compte personnel, ni ce qu’ont également gagné plusieurs de mes confrères, qui s’occupent aussi de ces affaires-là.

Comme dit le Seigneur ;

» Voilà soixante millions en récompense de votre foi ! »

N’est-ce pas le doigt de Dieu, qui pousse le méchant à travailler dans l’intérêt du juste ?

N’est-ce pas un avertissement d’en haut, pour nous engager à poursuivre dans la bonne voie, c’est à dire à faire produire beaucoup là-bas, tout en restant fermes dans la vraie foi !

Ne nous dit-on pas : priez et travaillez ! pour que nous priions, et que nous laissions travailler ce peuple noir, qui ne connaît ni le Pater, ni le Credo.

Caquet a bien raison quand il dit que le joug du créateur est doux pour la créature !

Comme la charge est légère pour quiconque a la foi !

Je n’ai que la quarantaine, et pourtant je pourrais me retirer des affaires, pour peu que cela me convînt, et je serais libre d’aller à la campagne, d’où je n’aurais plus qu’à regarder les marches et contremarches de tous ceux, qui ne vivent pas dans le Seigneur.

Hier, j’ai vu l’Homme-au-châle, sa femme, et leur petit garçon ; ils avaient l’air de revenants !

Lui, il est pâle comme la mort, les yeux lui sortent des orbites, et il a les joues creuses.

Il est tout courbé, quoique plus jeune que moi.

Sa femme, de son côté, était mise très pauvrement ; elle paraissait avoir encore pleuré.

Elle doit avoir une nature malheureuse et mécontente de tout.

Pour la bien juger, je n’ai besoin de voir une personne qu’une seule fois.

C’est une question d’expérience.

La femme de l’Homme-au-châle n’avait qu’un mince petit mantelet de soie noire, et cela, malgré un froid assez vif.

Pas la moindre trace de crinoline.

Sa petite robe, d’étoffe légère, tombait droit le long de ses genoux ; elle était même frangée à ses extrémités.

Quant à lui, il n’avait pas pris son châle, et se promenait en tenue d’été.

Malgré cela, il n’avait rien perdu de sa morgue, puisque je l’ai vu faire l’aumône à une pauvre femme, qui était assise près l’écluse !

Frédéric dirait près le pont ; mais dès que la construction est en pierre, et ne forme pas bascule, moi, je lui donne le nom : d’écluse.

Or, quiconque n’a pas de quoi vivre, et fait le généreux aux dépens d’un de ses semblables, commet un péché !

Je vais plus loin : jamais je ne donne rien dans la rue ; c’est un principe, chez moi. Je me dis toujours en voyant des gens pauvres et misérables :

Voilà des fainéants, qui en sont venus là par leur propre faute ! À quoi bon encourager leur fainéantise et leur perversité !

Le dimanche, je donne deux fois, une pour les pauvres, et l’autre pour l’Église.

Cela doit se faire.

Je ne sais si l’Homme-au-châle m’a vu ; je passais rapidement, et je regardais en l’air, tout en pensant à la justice de Dieu, qui ne le laisserait pas aller ainsi sans pardessus, s’il s’était mieux comporté, et s’il n’était pas paresseux, pédant et maladif !

Pour en revenir à mon livre, il me faut véritablement demander pardon au lecteur des procédés impardonnables, que Stern emploie pour abuser de notre traité.

Je l’avoue hautement, la prochaine réunion chez les Rosemeyer, et les amourettes de Saïdjah ne laissent pas que de me gêner fort.

Le lecteur sait quelles saines notions je me suis formées de l’amour.

Qu’on se souvienne seulement de l’opinion que j’ai émise à propos de l’excursion projetée sur les bords du Gange.

Que des jeunes filles prennent plaisir à une pareille escapade, je le comprends, mais, que des hommes d’un certain âge prêtent l’oreille à de telles balivernes, et cela sans dégoût, voilà qui me passe.

Je suis sûr, qu’à la prochaine réunion je trouverai le triolet de mon jeu de solitaire.

Je tâcherai de ne pas écouter un mot de l’histoire de ce Saïdjah ; j’espère du reste que ce brave garçon se mariera vite, si, comme c’est probable, il est le héros de l’amourette en question.

Il faut, néanmoins, savoir gré à Stern de nous avertir d’avance que c’est une histoire monotone.

À la première occasion, quand il se mettra à nous raconter autre chose, je me redonnerai la peine de l’écouter.

Pourtant blâmer nos gouvernants, et leur donner sur les doigts m’ennuie tout autant qu’écouter un conte amoureux.

Il est facile de s’apercevoir, à tous bouts de champs, que Stern est jeune et manque d’expérience.

Pour bien juger des affaires, il faut les voir de près.

Lors de mon mariage, je suis allé moi-même à La Haye avec ma femme, et nous y avons visité le musée Mauritshuis ; je me suis mis en contact avec toutes les classes de la société.

J’ai vu passer le ministre des finances, dans sa voiture, et nous avons acheté tous les deux — ma femme et moi — de la flanelle dans la rue des Tourbières, et je ne me suis nullement aperçu qu’on se plaignît du Gouvernement.

La dame du magasin avait l’air joyeux et se portait comme un charme ; et lorsqu’en 1848 un maladroit prétendit, devant moi, qu’à la Haye tout ne marchait pas droit, je ne me gênai pas, à la réunion, pour dire ma façon de penser ! Je vous prie de croire qu’on abonda dans mon sens ! Chacun savait que je ne parlais que de ce que j’avais vu de mes propres yeux.

À notre retour, le conducteur de la diligence fit retentir trois ou quatre fanfares triomphantes, sur sa trompette, et, certes, il n’aurait pas agi de la sorte, s’il avait eu un motif de mécontentement.

J’ai donc tout observé, et j’ai su, en 1848, immédiatement à quoi m’en tenir sur ces murmures intempestifs.

En face de nous demeure une dame dont le cousin tient une boutique aux Indes.

Si tout allait aussi mal que Stern le prétend, elle en saurait bien quelque chose ; et pourtant elle est enchantée de la manière dont marchent les affaires, puisque je ne l’ai jamais entendue se plaindre.

Au contraire, elle raconte que son cousin habite là-bas une maison de campagne, qu’il est membre du consistoire, et qu’il lui a envoyé un porte-cigares en plumes de paons ; ce porte-cigares, il l’avait fait lui-même, avec des bambous.

Tout cela indique clairement que ces plaintes ne reposent sur aucune base sérieuse.

On peut voir, aussi, par ce qui précède, qu’il y a encore quelque chose à gagner dans ce pays-là pour tout individu voulant bien se conduire.

L’Homme-au-châle a donc été là-bas, ce qu’il est ici, c’est à dire, un homme paresseux, pédant et maladif ; autrement, il ne serait pas revenu en Hollande si pauvre, et il ne se verrait pas forcé de rôder par les rues, sans habits, en plein hiver !

Le cousin de cette dame, qui demeure en face de chez moi, n’est pas le seul, au reste, qui ait fait fortune aux Indes.

En Pologne, je veux dire, au café de la Pologne, je vois beaucoup de gens, qui y sont allés, et qui sont aussi bien mis que vous et moi.

Cela se comprend : là-bas, comme ici, il faut s’occuper de ses affaires.

À Java, l’or ne pousse pas tout seul, il faut planter le café, en un mot, il faut travailler.

Celui, qui ne veut pas se conformer à la loi du travail est pauvre et reste pauvre.

C’est de toute justice.