Ernest Flammarion, Éditeur (p. 211-218).

CHAPITRE XXVIII


La voix du peuple nomme Maurin général et Pastouré colonel.

Quelques jours plus tard, à La Molle, soixante chasseurs étaient réunis par les soins de Pastouré, pour faire une battue et prendre les deux voleurs qu’on avait signalés dans les environs.

Tous les habitants du village entouraient Parlo-Soulet et chacun disait son mot sur la direction à prendre. Pastouré, muet, faisait de grands gestes au milieu d’un groupe, mais Maurin manquait encore à l’appel.

— Ah ! dit l’un des chasseurs, Maurin nous serait bien nécessaire pour conduire la battue ! Quoique Pastouré soit là, nous pouvons regretter Maurin.

— Il viendra peut-être, dit un autre.

— Il viendra sûrement, dit un troisième, pour la raison que c’est lui-même qui nous a fait appeler. Il viendra, je vous dis, quand il devrait marcher sur la tête pour venir !

— Non, il ne viendra pas.

— Et pourquoi ne viendrait-il pas ?

— Parce que les gendarmes d’Hyères sont ici de passage, et peut-être n’est-ce pas par hasard. Il y a des traîtres partout. On les aura prévenus que Maurin nous avait donné rendez-vous ici.

— Si quelqu’un les a prévenus, c’est Grondard.

— Célestin ?

— Oui, Célestin… tu sais bien.

— Ah ! oui !… Alors, comme ça, Maurin ne viendra pas ?

— Lui ? il se moque des gendarmes comme des premières espadrilles qu’il a chaussées. Il sait que nous l’attendons, il viendra.

— Mais les gendarmes voudront l’arrêter ?

Pastouré, silencieusement, frappa sur l’épaule du dernier qui avait parlé, et, étendant le bras, lui désigna les gendarmes qui, descendant de cheval à la porte de l’auberge, attachaient leurs montures à l’anneau scellé dans le mur.

— Regarde… Les voici, les gendarmes. Ah ! ah ! le beau Sandri a voulu être de la fête, on lui donnera du fil à retordre.

— Qu’a-t-il donc à craindre des gendarmes, un honnête homme comme notre Maurin ?

— On l’accuse d’avoir tué le vieux Grondard.

— Et quand bien même ! Grondard cent fois méritait la potence !

— La justice ne raisonne pas comme ça.

Ces paroles tournées et retournées de mille manières se répétaient sans fin dans les groupes.

Tout à coup un cri retentit :

— Té ! Grondard ! voici venir Grondard Célestin !

— Que vient-il faire, ce marrias, parmi les braves gens ?

— Que viens-tu faire ici, gueusard ?

— Je viens vous aider à prendre les deux coquins… je connais, je crois, leur cachette.

— Va-t’en ! que tu les ferais évader plus tôt. Nous ne voulons pas de toi.

Quand la foule connut les intentions de Grondard, elle se mit à le huer :

— Hou ! la Besti ! Zou ! contre lui ! hou ! hou !

— Va en galère, mauvais gueux !

— Qu’on lui tire un coup de fusil ! C’est lui qui accuse Maurin ! C’est à cause de lui que Maurin n’est pas ici parmi nous ! Ne laissez pas un Grondard prendre la place d’un Maurin !

Les gendarmes, sortant vivement de l’auberge, durent s’interposer :

— Cet homme, dirent-ils, peut nous servir.

— S’il veut marcher avec vous, il marchera seul… Personne n’ira à la battue,

— Zou ! à lui ! à coups de pierre !…

Les gendarmes, sous la poussée de l’opinion publique, conseillèrent à Grondard de se retirer. Il refusa.

À ce moment Pastouré prit une résolution.

Il parla :

— Maurin et moi, mes amis, nous avons tracé les mandrins comme des sangliers… Venez ; nous les aurons pour sûr. De la manière qu’ils étaient situés il y a une heure, si on y va tout de suite ils sont pris.

— Où est Maurin ? où est Maurin des Maures ?

— Chut ! il n’est pas loin d’ici, déclara Pastouré, baissant la voix ; il s’est caché, car il prévoyait un peu la gendarmerie. Il nous rejoindra… partons, mais débarrassons-nous des gendarmes.

— Maurin est par là ? Qu’il se montre à notre tête ! Maurin ! Maurin !

— Oui ! cria Alessandri qui s’avança entraîné par sa haine, qu’il se montre ! je suis venu pour le voir ! qu’il se montre !

— Présent ! cria Maurin, qui sortit tout à coup d’une remise dont la porte s’ouvrit sur la route.

Sandri, suivi de l’autre gendarme, s’élança vers Maurin.

— Ah çà, mais !… Vous voulez donc l’arrêter ? Ça n’est pas à croire ! ni à faire !

La petite armée des chasseurs barrait la route aux gendarmes.

— Vous ne l’arrêterez pas !

— Et qui m’en empêchera ? cria Sandri exaspéré.

Toutes les voix répondirent :

— Moi ! moi ! moi !

Et une centaine d’hommes entouraient les gendarmes, les empêchant d’avancer et même de se mouvoir… Les femmes sortirent des maisons et se montrèrent les plus passionnées en faveur de Maurin.

Le tumulte dura un moment, si bien que tout à coup, par-dessus la foule des têtes, Alessandri et le gendarme son camarade aperçurent Maurin et Pastouré en train de détacher les chevaux militaires… Allaient-ils donc recommencer leur fameuse équipée de l’auberge des Campaux ?

— Le premier qui m’empêche d’avancer, je le brûle ! hurla Alessandri, le revolver au poing, au comble de la fureur.

Comme par enchantement, son revolver lui fut arraché.

Mais Célestin Grondard, à qui personne ne prêtait plus attention, avait contourné la foule et il se précipitait à la tête des chevaux. Déjà il étendait les mains pour saisir la bride du cheval de Sandri sur lequel venait de s’élancer Maurin, quand il reçut sur la tête un maître coup de crosse. Le géant noir tomba. Et Maurin et Pastouré, donnant du talon dans le flanc des chevaux officiels, partirent à fond de train.

Au bruit du double galop, la foule se retourna :

— Vive Maurin ! Vive Maurin ! Vive Pastouré ! Vive le roi des Maures !

Grondard fut relevé, la tête un peu fendue. On le conduisit dans le café du village, pour le panser à l’eau-de-vie.

Consternés, les gendarmes l’interrogeaient :

— Qui t’a frappé ?

— Maurin, de la crosse de son fusil !

Les deux gendarmes démontés se concertaient. Que devaient-ils faire ?

Réquisitionner une voiture, un cheval, suivre Maurin et Pastouré ? Peut-être les voleurs de chevaux allaient-ils rencontrer sur la route les gendarmes de Cogolin, et alors, ils seraient pris… les chevaux étant faciles à reconnaître au harnachement.

Oui, il fallait réquisitionner une voiture. Ils n’en trouvèrent pas. La mauvaise volonté des habitants fut effrontée :

— Ma roue de droite est cassée.

— Ma roue de gauche a pété (rompu).

— Mon cheval a la colique.

— Mon cheval aussi a la colique !

Plus d’une heure s’écoula au milieu de la plus grande confusion. Il y avait maintenant sur la route près de deux cents hommes armés de fusils. Tout à coup ce cri retentit :

— Les voici qui reviennent !

— Où donc ?

— Là-bas, au tournant, derrière le Grand Suve.

C’était bien l’histoire des Campaux qui recommençait ; mais, cette fois, les deux chevaux ne revenaient pas seuls…

— Vive Maurin des Maures ! vive Pastouré !

Maurin et Pastouré apparurent ; ils étaient fièrement campés sur leurs chevaux. Ils allaient au pas, imitant de tous points l’allure de deux gendarmes, corrects de tenue, leurs vieux feutres en bataille, la main droite un peu haute, la gauche sur la cuisse, et donnant à leurs fusils des airs de carabines.

Et ils poussaient devant eux les deux bandits à pied, les mains liées derrière le dos…

Un éclat de rire énorme agita tout ce village répandu sur la route.

— Vive le général Maurin !

— Vive le colonel Pastouré !

— Méfie-toi, Maurin ! ils veulent te prendre…

La foule de nouveau fit obstacle entre les arrivants et les gendarmes. Et calme sur un cheval inquiet, l’ironique Maurin, s’adressant aux gendarmes contraints de rester derrière la foule, leur adressa majestueusement la parole, par-dessus les deux cents têtes de son peuple.

— Est-ce aujourd’hui, gendarmes, que vous comptez m’avoir ? Est-ce au moment où je viens de faire ton service, Alessandri, et où je te remets deux prisonniers que jamais tu n’aurais su prendre tout seul, que tu m’arrêteras ?

— Gredin ! cria Alessandri hors de lui. Tu ne te moqueras pas de moi jusqu’au bout. Ce n’est pas deux, mais quatre prisonniers qu’il me faut ! Livre-toi donc, toi et ton camarade Pastouré, ce Parle-seul qui doit avoir à nous parler, tu sais bien de quoi ! N’aggrave pas ton affaire. Suis-moi de bonne volonté, ou tôt ou tard ça finira mal.

— Si ça doit mal finir, que ce soit le plus tard possible. Bonsoir la compagnie ! Garde tes prisonniers, si tu le peux. Nous autres, nous gardons les chevaux.

Telle fut la réponse de Maurin. Et tournant bride avec ensemble, Pastouré et Maurin prirent le galop et bientôt disparurent là-bas sur la route, dans la poussière soulevée… Le hourrah joyeux de la foule les suivit longtemps, tandis que les gendarmes passaient les menottes aux prisonniers qu’ils devaient à l’adresse de leurs ennemis.

Quand ils eurent assez galopé, les deux héros mirent au pas leurs montures.

— Colonel Pastouré ? dit gaiement le général Maurin.

— Général Maurin ? daigna répondre le colonel Pastouré.

— Je suis content de vous ! dit Maurin.

— Dieu vous le rende ! fit Pastouré.

— Ils ne comprendront jamais comment à nous deux nous avons arrêté les deux hommes.

— Trop bêtes ! dit le laconique colonel.

— C’était pourtant besogne facile à nous (puisque nous savions que les deux coquins n’avaient plus de munitions) de deviner qu’en les surprenant dans cette baume (grotte) — où nous les avions fait appâter avec des provisions, qui avaient l’air d’avoir été oubliées là par notre ami le cantonnier, — ils obéiraient comme des moutons dès que nous leur montrerions les quatre-z-yeux noirs de nos deux fusils doubles.

— Pardi ! fit le colonel.

— Et puis, jamais gendarme n’aurait, comme nous, passé la nuit à les empêcher de dormir à coups de fusil tirés à blanc et à grand bruit de trompette et de tambour, afin de les trouver à moitié endormis ce matin !

— De sûr ! fit le colonel.

— Colonel, dit le général, j’ai envie de vous nommer maréchal.

— À propos de maréchal, dit le colonel, gagnons la broussaille un peu vite et laissons là nos chevaux, car j’entends, à la manière dont le mien fait tinter son pied gauche, qu’il se l’est déferré ! Arrive, mon empereur !

Ils abandonnèrent les chevaux au beau milieu de la route sous la protection du grand saint Éloi.