Mauprat (illustré, Hetzel 1852)/Chapitre 30

Mauprat (illustré, Hetzel 1852)
MaupratJ. HetzelŒuvres illustrées de George Sand, volume 2 (p. 95-96).

XXX.

Nous revînmes à Sainte-Sévère à l’expiration du deuil d’Edmée, époque fixée pour notre mariage. Lorsque nous avions quitté cette province où nous avions éprouvé l’un et l’autre de si profonds dégoûts et de si grands malheurs, nous nous étions imaginé que nous ne sentirions jamais le besoin d’y revenir ; et pourtant telle est la force des souvenirs de l’enfance et le lien des habitudes domestiques, qu’au sein d’un pays enchanteur, et qui ne nous rappelait aucune amertume, nous avions vite regretté notre Varenne triste et sauvage, et soupiré après les vieux chênes de notre parc. Nous y rentrâmes avec une joie profonde et respectueuse. Le premier soin d’Edmée fut de cueillir les belles fleurs du jardin et d’aller les déposer à genoux sur la tombe de son père. Nous baisâmes cette terre sacrée, et nous y fîmes le serment de travailler sans cesse à laisser un nom respectable et vénéré comme le sien. Il avait souvent porté cette ambition jusqu’à la faiblesse, mais c’était une faiblesse noble et une sainte vanité. Notre mariage fut célébré dans la chapelle du village, et la noce se fit en famille ; aucun autre qu’Arthur, l’abbé, Marcasse et Patience ne s’assit à notre banquet modeste. Qu’avions-nous besoin de spectateurs étrangers à notre bonheur ? Ils eussent peut-être cru nous faire une grâce en venant couvrir de leur importance les taches de notre famille. Nous étions assez pour être heureux et joyeux entre nous. Nos cœurs avaient autant d’amitiés qu’ils en pouvaient contenir. Nous étions trop fiers pour solliciter celle de personne, trop contents les uns des autres pour aspirer à quelque chose de mieux. Patience retourna à sa cabane, et, refusant toujours de rien changer à sa vie sobre et retirée, reprit à certains jours de la semaine ses fonctions de grand-juge et de trésorier. Marcasse resta près de moi jusqu’à sa mort, qui arriva vers la fin de la révolution française ; j’espérais m’être acquitté de mon mieux envers lui par une amitié sans restriction et une intimité sans nuages.

Arthur, qui nous avait sacrifié une année de son existence, ne put se résoudre à abjurer l’amour de sa patrie et le désir de contribuer à son élévation en lui apportant le tribut de ses connaissances et le résultat de ses travaux ; il repartit pour Philadelphie, où j’allai le voir après mon veuvage.

Je ne vous raconterai pas le bonheur que je goûtai avec ma noble et généreuse femme ; de telles années ne se racontent pas. On ne saurait se décider à vivre après les avoir perdues, si on ne faisait tous ses efforts pour ne pas trop se les rappeler. Elle me donna six enfants, dont quatre vivent encore et sont avantageusement et sagement établis. Je me flatte qu’ils achèveront d’effacer la mémoire déplorable de leurs ancêtres. J’ai vécu pour eux, par l’ordre d’Edmée à son lit de mort. Permettez-moi de ne vous point parler autrement de cette perte que j’ai faite il y a seulement dix ans ; elle m’est aussi sensible qu’au premier jour, et je ne cherche point à m’en consoler, mais à me rendre digne de rejoindre dans un monde meilleur, après avoir accompli mon temps d’épreuve, la sainte compagne de ma vie. Elle fut la seule femme que j’aimai ; jamais aucune autre n’attira mon regard et ne connut l’étreinte de ma main. Je suis ainsi fait ; ce que j’aime, je l’aime éternellement, dans le passé, dans le présent, dans l’avenir.

Les orages de la révolution ne détruisirent point notre existence, et les passions qu’elle souleva ne troublèrent pas l’union de notre intérieur. Nous fîmes de grand cœur, et en les considérant comme de justes sacrifices, l’abandon d’une grande partie de nos biens aux lois de la république. L’abbé, effrayé du sang versé, renia parfois sa religion politique, quand les nécessités du temps dépassèrent la force de son âme. Il fut le girondin de la famille.

Edmée eut plus de courage sans avoir moins de sensibilité ; femme et compatissante, elle souffrit profondément des misères de tous les partis, elle pleura tous les malheurs de son siècle ; mais elle n’en méconnut jamais la grandeur saintement fanatique. Elle resta fidèle à ses théories d’égalité absolue. Au temps où les actes de la Montagne irritaient et désespéraient l’abbé, elle lui fit généreusement le sacrifice de ses élans patriotiques, et eut la délicatesse de ne jamais prononcer devant lui certains noms qui le faisaient frémir, et qu’elle vénérait avec une sorte de persuasion que je n’ai jamais vue chez aucune femme.

Pour moi, je puis dire que mon éducation fut faite par elle ; pendant tout le cours de ma vie je m’abandonnai entièrement à sa raison et à sa droiture. Quand le désir de jouer un rôle populaire vint tenter mon enthousiasme, elle m’arrêta, en me représentant que mon nom paralyserait toute mon influence sur une classe qui se méfierait de moi et qui me croirait désireux de m’appuyer sur elle pour réhabiliter mon patriciat. Quand l’ennemi fut aux portes de la France, elle m’envoya servir en qualité de volontaire ; quand la carrière militaire devint un moyen d’ambition et que la république fut anéantie, elle me rappela et me dit : « Tu ne me quitteras plus. »

Patience joua un grand rôle dans la révolution. Il fut nommé à l’unanimité juge de son district. Son intégrité, son impartialité entre le château et la chaumière, sa fermeté et sa sagesse, ont laissé des souvenirs ineffaçables dans la Varenne.

J’eus occasion, à la guerre, de sauver les jours de M. de La Marche et de l’aider à passer en pays étranger. Voilà, je crois, dit le vieux Mauprat, tous les événements de ma vie où Edmée joue un rôle. Le reste ne vaut pas la peine d’être raconté. S’il y a quelque chose de bon et d’utile dans ce récit, profitez-en, jeunes gens. Souhaitez d’avoir un conseiller franc, un ami sévère ; et n’aimez pas celui qui vous flatte, mais celui qui vous corrige. Ne croyez pas trop à la phrénologie ; car j’ai la bosse du meurtre très-développée, et, comme disait Edmée dans ses jours de gaieté mélancolique, on tue de naissance dans notre famille. Ne croyez pas à la fatalité, ou du moins n’exhortez personne à s’y abandonner. Voilà la morale de mon histoire.

Ainsi disant, le vieux Bernard nous donna un bon souper et nous parla encore, sans confusion et sans fatigue, pendant une partie de la soirée. Nous l’avions prié de développer un peu plus ce qu’il appelait la moralité de son histoire : il s’éleva alors à des considérations générales dont le bon sens et la netteté nous frappèrent.

Je vous parlais de la phrénologie, nous dit-il, non pas pour faire la critique d’un système qui a son bon côté en ce qu’il tend à compléter la série d’observations physiologiques qui a pour but la connaissance de l’homme. Je me suis servi du mot phrénologie parce que la seule fatalité à laquelle on croie de nos jours, c’est celle que nos instincts nous créent à nous-mêmes. Je ne pense pas que la phrénologie soit plus fataliste qu’aucun système de ce genre, et Lavater, accusé de fatalisme aussi dans son temps, était l’homme le plus chrétien que l’Évangile ait jamais formé.

Ne croyez à aucune fatalité absolue et nécessaire, mes enfants, et cependant admettez une part d’entraînement dans nos instincts, dans nos facultés, dans les impressions qui ont entouré notre berceau, dans les premiers spectacles qui ont frappé notre enfance ; en un mot, dans tout ce monde extérieur qui a présidé au développement de notre âme. Admettez que nous ne sommes pas toujours absolument libres de choisir entre le bien et le mal si vous voulez être indulgents pour les coupables, c’est-à-dire justes comme le ciel ; car il y a beaucoup de miséricorde dans les jugements de Dieu, autrement sa justice serait incomplète.

Ce que je vous dis là n’est peut-être pas très orthodoxe, mais c’est chrétien, je vous en réponds parce que c’est vrai. L’homme ne naît pas méchant ; il ne naît pas bon non plus, comme l’entend Jean-Jacques Rousseau, le vieux maître de ma chère Edmée. L’homme naît avec plus ou moins de passions, avec plus ou moins de vigueur pour les satisfaire, avec plus ou moins d’aptitude pour en tirer un bon ou un mauvais parti dans la société. Mais l’éducation peut et doit trouver remède à tout ; là est le grand problème à résoudre, c’est de trouver l’éducation qui convient à chaque être en particulier. L’éducation générale et en commun semble nécessaire, s’ensuit-il qu’elle doive être la même pour tous ? Je crois bien que si l’on m’eût mis au collège à dix ans, j’eusse été sociable de meilleure heure ; mais eût-on su corriger mes violents appétits et m’enseigner à les vaincre comme Edmée l’a fait ? J’en doute, tout le monde a besoin d’être aimé pour valoir queque chose, mais il faut qu’on le soit de différentes manières. Celui-ci avec une indulgence infatigable, celui-là avec une sévérité soutenue. En attendant qu’on ait résolu le problème d’une éducation commune à tous, et cependant appropriée à chacun, attachez-vous à vous corriger les uns les autres.

Vous me demandez comment ? Ma réponse sera courte : en vous aimant beaucoup les uns les autres. — C’est ainsi que les mœurs agissant sur les lois, vous en viendrez à supprimer la plus odieuse et la plus impie de toutes, la loi du talion, la peine de mort, qui n’est autre chose que la consécration du principe de la fatalité, puisqu’elle suppose le coupable incorrigible et le ciel implacable.