Mauprat (illustré, Hetzel 1852)/Chapitre 29

Mauprat (illustré, Hetzel 1852)
MaupratJ. HetzelŒuvres illustrées de George Sand, volume 2 (p. 93-95).
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XXIX.

Si Antoine de Mauprat eût été un homme énergique, il aurait pu me faire un mauvais parti en se disant témoin de l’assassinat commis par moi sur la personne d’Edmée. Comme il avait pour se cacher des raisons antérieures à ce dernier crime, il eût expliqué le mystère dont il s’enveloppait et son silence sur l’événement de la tour Gazeau. Je n’avais pour moi que le témoignage de Patience. Eût-il suffi pour m’absoudre ? Tant d’autres, même ceux de mes amis, même celui d’Edmée, qui ne pouvait nier mon caractère violent et les probabilités de mon crime, étaient contre moi !

Mais Antoine, le plus insolent en paroles de tous les coupe-jarrets, était le plus lâche en action. Il ne se vit pas plus tôt au pouvoir de la justice qu’il avoua tout, même avant de savoir que son frère l’avait abandonné. Il y eut de scandaleux débats, où les deux frères se chargèrent l’un l’autre d’une manière infâme. Le trappiste, toujours contenu par son hypocrisie, abandonnait froidement l’assassin à son sort et se défendait de lui avoir jamais donné le conseil de commettre le crime ; l’autre, porté au désespoir, l’accusa des forfaits les plus horribles, de l’empoisonnement de ma mère et de celui de la mère d’Edmée, qui étaient mortes l’une et l’autre de violentes inflammations d’entrailles à des époques assez rapprochées. Jean de Mauprat était, disait-il, très-habile dans l’art de préparer les poisons, et s’introduisait dans les maisons sous divers déguisements pour les mêler aux aliments. Il assura que, le jour où Edmée avait été amenée à la Roche-Mauprat, il avait assemblé tous ses frères pour délibérer avec eux sur le moyen de se débarrasser de cette héritière d’une fortune considérable, fortune qu’il avait travaillé à saisir par les voies du crime en essayant de détruire les effets du mariage du chevalier Hubert. Ma mère avait payé de sa vie l’affection qui avait porté ce dernier à vouloir adopter l’enfant de son frère. Tous les Mauprat voulaient qu’on se débarrassât d’Edmée et de moi du même coup, et Jean apprêtait le poison lorsque la maréchaussée vint faire diversion à cet affreux dessein en attaquant le donjon. Jean repoussa ces accusations avec horreur, disant humblement qu’il avait commis bien assez de péchés mortels dans la débauche et l’irréligion, sans qu’on lui imputât encore ceux-là. Comme ils étaient difficiles à admettre, sans examen, de la bouche d’Antoine ; que cet examen était à peu près impossible, et que le clergé était trop puissant et trop intéressé à empêcher ce scandale pour le permettre, Jean de Mauprat fut déchargé de l’accusation de complicité et seulement renvoyé à la Trappe, avec défense de l’archevêque de remettre les pieds dans le diocèse et invitation à ses supérieurs de ne le laiser jamais sortir de son couvent. Il y mourut peu d’années après, dans les transes d’un repentir exalté, qui avait même le caractère de l’aliénation. Il est vraisemblable qu’à force de feindre le remords, afin d’arriver à une sorte de réhabilitation sociale, il avait fini, après avoir échoué dans ses projets, par ressentir au sein des austérités et des châtiments terribles de son ordre, les frayeurs et les angoisses d’une mauvaise conscience et d’un tardif repentir. La peur de l’enfer est la seule foi des âmes viles.

Je ne fus pas plus tôt acquitté, réhabilité et élargi, que je courus auprès d’Edmée ; j’arrivai pour assister aux derniers moments de mon grand-oncle. Il recouvra, vers sa fin, non la mémoire des événements, mais celle du cœur. Il me reconnut, me pressa sur sa poitrine, me bénit en même temps qu’Edmée, et mit ma main dans celle de sa fille. Après que nous eûmes rendu les derniers devoirs à cet excellent et noble parent, dont la perte nous fut aussi douloureuse que si nous ne l’eussions pas prévue et attendue depuis longtemps, nous quittâmes pour quelque temps le pays, afin de n’être pas témoins de l’exécution d’Antoine, qui fut condamné au supplice de la roue. Les deux faux témoins qui m’avaient chargé furent fouettés, flétris, et chassés du ressort du présidial. Mademoiselle Leblanc, que l’on ne pouvait accuser précisément de faux témoignage, car elle n’avait guère procédé que par induction, se déroba au mécontentement public, et alla vivre dans une autre province avec assez de luxe pour faire penser qu’elle avait reçu des sommes considérables pour me perdre.

Nous ne voulûmes pas nous séparer, momentanément, de nos excellents amis, de mes seuls défenseurs, Marcasse, Patience, Arthur et l’abbé Aubert. Nous montâmes tous dans la même voiture de voyage : les deux premiers, habitués au grand air, occupèrent volontairement le siège extérieur ; nous les traitâmes sur le pied de la plus parfaite égalité. Jamais, dès lors, ils n’eurent d’autre table que la nôtre. Quelques personnes eurent le mauvais goût de s’en étonner ; nous laissâmes dire. Il est des circonstances qui effacent radicalement toutes les distances imaginaires ou réelles du rang et de l’éducation.

Nous visitâmes la Suisse. Arthur jugeait ce voyage nécessaire au rétablissement complet d’Edmée ; les soins tendres et ingénieux de cet ami dévoué, le bonheur dont notre affection chercha à entourer Edmée, ne contribueront pas moins que le beau spectacle des montagnes à chasser sa mélancolie et à effacer le souvenir des orages que nous venions de traverser. La Suisse produisit sur le cerveau poétique de Patience un effet magique. Il entrait souvent dans une telle exaltation, que nous en étions à la fois ravis et effrayés. Il fut tenté de se construire un chalet au fond de quelque vallée, et d’y passer le reste de ses jours dans la contemplation de la nature ; mais sa tendresse pour nous le fit renoncer à ce projet. Marcasse déclara par la suite que, malgré tout le plaisir qu’il avait goûté dans notre compagnie, il regardait ce voyage comme le temps le plus funeste de sa vie. À l’auberge de Martigny, lors de notre retour, Blaireau, dont l’âge avancé rendait les digestions pénibles, mourut victime du trop bon accueil qu’il reçut à la cuisine. Le sergent ne dit pas un mot, le contempla quelque temps d’un air sombre, et alla l’enterrer dans le jardin sous le plus beau rosier ; il ne parla de sa douleur que plus d’un an après.

Pendant ce vovage, Edmée fut pour moi un ange de bonté et de sollicitude ; s’abandonnant désormais à toutes les inspirations de son cœur, n’ayant plus aucune méfiance contre moi, ou se disant que j’avais été assez malheureux pour mériter ce dédommagement, elle me confirma mille fois les célestes assurances d’amour qu’elle avait données en public lorsqu’elle avait élevé la voix pour proclamer mon innocence. Quelques réticences qui m’avaient frappé dans sa déposition, et le souvenir des paroles accusatrices qui lui étaient échappées lorsque Patience l’avait trouvée assassinée, me laissèrent, je l’avoue, une assez longue souffrance. Je pensai, avec raison peut-être, qu’Edmée avait fait un grand effort pour croire à mon innocence avant les révélations de Patience. Mais elle s’expliqua toujours avec beaucoup de délicatesse et un peu de réserve à cet égard. Cependant un jour elle ferma la plaie en me disant avec sa brusquerie charmante : « Et si je t’ai aimé assez pour t’absoudre dans mon cœur et pour te défendre devant les hommes au prix d’un mensonge, qu’as-tu à dire ? »

Ce qui ne m’importait pas moins, c’était de savoir à quoi m’en tenir sur l’amour qu’elle prétendait avoir eu pour moi dès les premiers jours de notre liaison. Ici elle se troubla un peu, comme si dans son invincible fierté elle eût regretté la jalouse possession de son secret Ce fut l’abbé qui se chargea de me faire sa confession et de m’assurer que dans ce temps il avait bien souvent grondé Edmée de son penchant pour l’enfant sauvage. Comme je lui objectais l’entretien confidentiel que j’avais surpris un soir dans le parc entre Edmée et lui, et que je lui rapportais avec la grande exactitude de mémoire que je possède, il me répondit : « Si vous nous eussiez suivis un peu sous les arbres, vous eussiez entendu, ce soir-là même une querelle qui vous eût bien rassuré, et qui vous eût expliqué comment, d’antipathique, (je dirai presque odieux) que vous m’étiez, vous me devîntes supportable d’abord, et peu à peu cher au plus haut degré.

— Racontez-le-moi, m’écriai-je ; d’où vint ce miracle ?

— D’un mot, répondit-il ; Edmée vous aimait. Quand elle me l’eut avoué, elle couvrit son visage de ses deux mains et resta un instant comme accablée de honte et de chagrin ; puis, tout à coup relevant la tête : « Eh bien ! oui, s’écria-t-elle, eh bien ! oui, je l’aime ! puisque vous voulez le savoir absolument. J’en suis éprise, comme vous dites. Ce n’est pas ma faute, pourquoi en rougirais-je ? Je n’y puis rien ; cela est venu fatalement. Je n’ai jamais aimé M. de La Marche ; je n’ai que de l’amitié pour lui. Et pour Bernard, c’est un autre sentiment, un sentiment si fort, si mobile, si rempli d’agitations, de haine, de peur, de pitié, de colère et de tendresse, que je n’y comprends rien, et que je n’essaie plus d’y rien comprendre. — Ô femme ! femme ! m’écriai-je consterné en joignant les mains, tu es un abime, un mystère, et celui qui croit te connaître est trois fois insensé. — Tant qu’il vous plaira, l’abbé, reprit-elle avec une résolution pleine de dépit et de trouble, cela m’est bien égal. Je me suis dit à moi-même, à cet égard, plus que vous n’avez dit à toutes vos ouailles dans tout le cours de votre vie. Je sais que Bernard est un ours, un blaireau, comme dit mademoiselle Leblanc ; un sauvage, un rustre, quoi encore ? Il n’est rien de plus hérissé, de plus épineux, de plus sournois, de plus méchant que Bernard ; c’est une brute qui sait à peine signer son nom ; c’est un homme grossier, qui croit me dompter comme une haquenée des Varennes. Il se trompe beaucoup ; je mourrai plutôt que de lui appartenir jamais, à moins que, pour m’épouser, il ne se civilise. Autant vaudrait compter sur un miracle ; je l’essaie sans l’espérer. Mais qu’il me force à me tuer ou à me faire religieuse, qu’il reste tel qu’il est ou qu’il devienne pire, il n’en sera pas moins vrai que je l’aime. Mon cher abbé, vous savez qu’il doit m’en coûter de faire cet aveu, et vous ne devez pas, lorsque mon amitié se fait pénitente à vos pieds et dans votre sein, m’humilier par vos exclamations et vos exorcismes ! Réfléchissez maintenant ; examinez, discutez, décidez ! Voilà le mal, je l’aime ! Voilà les symptômes : je ne pense qu’à lui, je ne vois que lui, et je n’ai pas pu dîner aujourd’hui parce qu’il n’était pas rentré. Je le trouve plus beau qu’aucun homme qui existe. Quand il me dit qu’il m’aime, je vois, je sens que c’est vrai : cela me choque et me charme en même temps. M. de La Marche me paraît fade et guindé depuis que je connais Bernard. Bernard seul me semble aussi fier, aussi colère, aussi hardi que moi et aussi faible que moi ; car il pleure comme un enfant quand je l’irrite, et voilà que je pleure aussi en songeant à lui. »

— Cher abbé ! m’écriai-je en me jetant à son cou, que je vous embrasse jusqu’à vous étouffer, pour vous être souvenu de tout cela.

— L’abbé brode, dit Edmée avec malice.

— Eh quoi ! lui dis-je en serrant ses mains à les briser, vous m’avez fait souffrir sept ans, et aujourd’hui vous avez regret à trois paroles qui me consolent… — N’aie pas regret au passé, me dit-elle ; va, nous eussions été perdus si, tel que tu étais dans ce temps-là, je n’avais pas eu de la raison et de la force pour nous deux. Où en serions-nous aujourd’hui, grand Dieu ! tu aurais bien autrement souffert de mes duretés et de mon orgueil ; car tu m’aurais offensée dès le premier jour de notre union, et je t’aurais puni en t’abandonnant ou en me donnant la mort, ou en te tuant toi-même : car on tue dans notre famille, c’est une habitude d’enfance. Ce qu’il y a de certain, c’est que tu aurais fait un détestable mari ; tu m’aurais fait rougir par ton ignorance, tu aurais voulu m’opprimer, et nous nous serions brisés l’un contre l’autre ; cela eût fait le désespoir de mon père, et, tu le sais, mon père passait avant tout ! J’aurais peut-être risqué mon propre sort très-légèrement si j’avais été seule au monde, car j’ai de la témérité dans le caractère ; mais mon père devait être heureux, calme et respecté ; il m’avait élevée dans le bonheur, dans l’indépendance. Je n’aurais jamais pu me réconcilier avec moi-même si j’avais privé sa vieillesse des biens qu’il avait répandus sur toute ma vie. Ne crois pas que je sois vertueuse et grande, comme l’abbé le prétend ; j’aime, voilà tout, mais j’aime avec force, avec exclusion, avec persévérance. Je t’ai sacrifié à mon père, mon pauvre Bernard ! et le ciel qui nous eût maudits si j’eusse sacrifié mon père, nous récompense aujourd’hui en nous donnant éprouvés et invincibles l’un à l’autre. À mesure que tu as grandi à mes yeux, j’ai senti que je pouvais attendre, parce que j’avais à t’aimer longtemps, et que je ne craignais pas de voir évanouir ma passion avant de l’avoir satisfaite, comme font les passions dans les âmes faibles. Nous étions deux caractères d’exception, il nous fallait des amours héroïques ; les choses ordinaires nous eussent rendus méchants l’un et l’autre. »