Mauprat (1837)
A. Quantin, imprimeur-éditeur (p. 236-249).



XVI


Nous partîmes de Brest sans nous faire précéder d’aucune lettre.

Lorsque nous approchâmes de la Varenne, nous mîmes pied à terre, et, envoyant la chaise de poste par le plus long chemin, nous prîmes à travers bois. Quand je vis les arbres du parc élever leurs têtes vénérables au-dessus des bois-taillis comme une grave phalange de druides au milieu d’une multitude prosternée, mon cœur battit si fort que je fus forcé de m’arrêter.

— Eh bien ! me dit Marcasse en se retournant d’un air presque sévère, et comme s’il m’eût reproché ma faiblesse.

Mais, un instant après, je vis sa physionomie également compromise par une émotion inattendue. Un petit glapissement plaintif et le frôlement d’une queue de renard dans ses jambes l’ayant fait tressaillir, il jeta un grand cri en reconnaissant Blaireau. Le pauvre animal avait senti son maître de loin, il était accouru avec l’agilité de sa première jeunesse pour se rouler à nos pieds. Nous crûmes un instant qu’il allait y mourir, car il resta immobile et comme crispé sous la main caressante de Marcasse ; puis tout à coup, se relevant comme frappé d’une idée digne d’un homme, il repartit avec la rapidité de l’éclair et se dirigea vers la cabane de Patience.

— Oui, va avertir mon ami, brave chien ! s’écria Marcasse ; plus ami que toi serait plus qu’homme.

Il se retourna vers moi, et je vis deux grosses larmes rouler sur les joues de l’impassible hidalgo.

Nous doublâmes le pas jusqu’à la cabane. Elle avait subi de notables améliorations ; un joli jardin rustique, clos par une haie vive adossée à des quartiers de roc, s’étendait autour de la maisonnette ; nous arrivâmes, non plus par un sentier pierreux, mais par une belle allée, aux deux côtés de laquelle des légumes splendides s’étalaient en lignes régulières comme une armée en ordre de marche. Un bataillon de choux composait l’avant-garde ; les carottes et les salades formaient le corps principal, et, le long de la haie, l’oseille modeste fermait le cortège. De jolis pommiers, déjà forts, inclinaient sur ces plantes leur parasol de verdure, et les poiriers en éventail, les bordures de thym et de sauge baisant le pied des tournesols et des giroflées, trahissaient dans Patience un singulier retour à des idées d’ordre social et à des habitudes de luxe.

Ce changement était si notable que je croyais ne plus trouver Patience dans cette habitation. Une inquiétude plus grave encore commençait à me gagner ; elle se changea presque en certitude lorsque je vis deux jeunes gens du village occupés à tailler les espaliers. Notre traversée avait duré plus de quatre mois, et il y en avait bien six que nous n’avions entendu parler du solitaire. Mais Marcasse ne ressentait aucune crainte ; Blaireau lui avait dit que Patience vivait, et les traces du petit chien fraîchement marquées sur le sable de l’allée attestaient la direction qu’il avait prise. Néanmoins, j’avais tellement peur de voir troubler la joie d’un pareil jour que je n’osai pas faire une question aux jardiniers de Patience, et que je suivis en silence l’hidalgo, dont l’œil attendri se promenait sur ce nouvel Éden, et dont la bouche discrète ne laissait échapper que le mot changement, plusieurs fois répété.

Enfin l’impatience me prit : l’allée était interminable, bien que très courte en réalité, et je me mis à courir, le cœur bondissant d’émotion.

— Edmée, me disais-je, est peut-être là !

Elle n’y était pourtant pas, et je n’entendis que la voix du solitaire qui disait :

— Ah çà ! qu’est-ce qu’il y a donc ? ce pauvre chien est-il devenu enragé ? À bas, Blaireau ! Vous n’auriez pas tourmenté votre maître de la sorte. Ce que c’est que de gâter les gens !

— Blaireau n’est pas enragé, dis-je en entrant ; êtes-vous donc devenu sourd à l’approche d’un ami, maître Patience ?

Patience laissa retomber sur la table une pile d’argent qu’il était en train de compter, et vint à moi avec son ancienne cordialité. Je l’embrassai ; il fut surpris et touché de ma joie ; puis, me regardant de la tête aux pieds, il s’émerveillait du changement opéré dans ma personne, lorsque Marcasse parut sur le seuil de la porte.

Alors Patience, avec une expression sublime, s’écria en levant sa large main vers le ciel :

— Les paroles du Cantique ! Maintenant, je puis mourir : mes yeux ont vu celui que j’attendais.

L’hidalgo ne dit rien ; il leva son chapeau comme de coutume, et, s’asseyant sur une chaise, il devint pâle et ferma les yeux. Son chien sauta sur ses genoux en témoignant sa tendresse par des essais de petits cris qui se changeaient en éternuements multipliés (vous savez qu’il était muet de naissance). Tout tremblant de vieillesse et de joie, il allongea son nez pointu vers le long nez de son maître ; mais son maître ne lui répondit pas comme à l’ordinaire :

— À bas, Blaireau !

Marcasse était évanoui.

Cette âme aimante, qui ne savait pas plus que celle de Blaireau se manifester par la parole, succombait sous le poids de son bonheur. Patience courut lui chercher un grand pichet de vin du pays, de seconde année, c’est-à-dire du plus vieux et du meilleur possible ; il lui en fit avaler quelques gouttes dont la verdeur le ranima. L’hidalgo excusa sa faiblesse en l’attribuant à la fatigue et à la chaleur ; il ne voulut ou ne sut pas l’attribuer son véritable motif. Il est des âmes qui s’éteignent, après avoir brûlé pour tout ce qu’il y a de beau et de grand dans l’ordre moral, sans avoir trouvé le moyen et même sans avoir senti le besoin de se manifester aux autres.

Quand les premiers élans furent calmés chez Patience, qui était aussi expansif que son ami l’était peu :

— Ah çà ! me dit-il, je vois, mon officier, que vous n’avez pas envie de rester ici longtemps. Allons donc vite où vous êtes pressé d’arriver. On va être bien surpris et bien content, je vous jure.

Nous pénétrâmes dans le parc, et, en le traversant, Patience nous expliqua le changement survenu dans son habitation et dans sa vie.

— Quant à moi, vous voyez que je n’ai pas changé, nous dit-il. Même tenue, mêmes allures ; et, si je vous ai servi du vin tout à l’heure, je n’ai pas cessé pour cela de boire de l’eau. Mais j’ai de l’argent et des terres, et des ouvriers, da ! Eh bien ! tout cela, c’est malgré moi, comme vous allez le savoir. Il y a trois ans environ, mademoiselle Edmée me parla de l’embarras où elle était de faire la charité à propos. L’abbé était aussi malhabile qu’elle. On les trompait tous les jours en leur tirant de l’argent pour en faire un méchant usage, tandis que des journaliers fiers et laborieux manquaient de tout sans qu’on pût le savoir. Elle craignait de les humilier en allant s’enquérir de leurs besoins, et, lorsque de mauvais sujets s’adressaient à elle, elle aimait mieux être leur dupe que de se tromper au détriment de la charité. De cette manière elle dépensait beaucoup d’argent et faisait peu de bien. Je lui fis alors entendre que l’argent était la chose la moins nécessaire aux nécessiteux ; que ce qui rendait les hommes vraiment malheureux, ce n’était pas de ne pouvoir se vêtir mieux que les autres, aller au cabaret le dimanche, étaler à la grand’messe un bas bien blanc avec une jarretière rouge sur le genou, de ne pouvoir dire : « Ma jument, ma vache, ma vigne, mon grenier, etc. », mais bien d’avoir le corps faible et la saison dure, de ne pouvoir se préserver du froid, du chaud, des maladies, de la grand’soif et de la grand’faim. Je lui dis donc de ne pas juger de la force et de la santé des paysans d’après moi, mais d’aller s’informer elle-même de leurs maladies et de ce qui manquait à leur ménage. Ces gens-là ne sont pas philosophes ; ils ont de la vanité, ils aiment la braverie, mangent le peu qu’ils gagnent pour paraître, et n’ont pas la prévoyance de se priver d’un petit plaisir pour mettre en réserve une ressource contre les grands besoins. Enfin, ils ne savent pas gouverner l’argent ; ils vous disent qu’ils ont des dettes, et, s’il est vrai qu’ils en aient, il n’est pas vrai qu’ils emploient à les payer l’argent que vous leur donnez. Ils ne songent pas au lendemain, ils payent l’intérêt aussi haut qu’on veut le leur faire payer, et ils achètent avec votre argent une chènevière ou un mobilier, afin que les voisins s’étonnent et soient jaloux. Cependant les dettes augmentent tous les ans, et, au bout du compte, il faut vendre chènevière et mobilier, parce que le créancier, qui est toujours un d’entre eux, veut son remboursement ou de tels intérêts qu’on ne peut y suffire. Tout s’en va, le fonds emporte le fonds ; les intérêts ont emporté le revenu ; on est vieux, on ne peut plus travailler. Les enfants vous abandonnent parce que vous les avez mal élevés et qu’ils ont les mêmes passions et les mêmes vanités que vous ; il vous faut prendre une besace et aller de porte en porte demander du pain, parce que vous êtes habitué au pain et ne sauriez sans mourir manger des racines, comme le sorcier Patience, rebut de la nature que tout le monde hait et méprise parce qu’il ne s’est pas fait mendiant.

« Le mendiant, au reste, n’est guère plus malheureux que le journalier, moins peut-être. Il n’a plus ni bonne ni sotte fierté, il ne souffre plus. Les gens du pays sont bons ; aucun besacier ne manque d’un gîte et d’un souper en faisant sa ronde, les paysans lui chargent le dos de morceaux de pain, si bien qu’il peut nourrir volaille et pourceaux dans la petite cahute où il laisse un enfant et une vieille parente pour soigner son bétail. Il y revient toutes les semaines passer deux ou trois jours à ne rien faire et à compter les pièces de deux sous qu’il a reçues. Cette pauvre monnaie lui sert souvent à satisfaire les besoins superflus que l’oisiveté engendre. Un métayer prend bien rarement du tabac ; beaucoup de mendiants ne peuvent s’en passer et en demandent avec plus d’avidité que du pain. Ainsi le mendiant n’est pas plus à plaindre que le travailleur ; mais il est corrompu et débauché quand il n’est pas méchant et féroce, ce qui, du reste, est assez rare.

« — Voici donc ce qu’il faudrait faire, disais-je à Edmée, et l’abbé m’a dit que cela était l’avis de vos philosophes. Il faudrait que les personnes qui font comme vous beaucoup de charités particulières les fissent sans consulter la fantaisie de celui qui demande, mais bien après avoir reconnu ses véritables besoins.

« Edmée m’objecta que cette connaissance-là lui serait impossible, qu’il y faudrait passer toutes les journées, et abandonner M. le chevalier, qui se fait vieux, et qui ne peut plus lire ni rien faire sans les yeux et la tête de sa fille. L’abbé aimait trop à s’instruire pour son compte dans les livres des savants, pour avoir du temps de reste.

« — Voilà à quoi sert toute la science de la vertu, lui dis-je, elle fait qu’on oublie d’être vertueux.

« — Tu as bien raison, repartit Edmée ; mais comment faire ?

« Je promis d’y songer, et voici ce que j’imaginai. Je me promenai tous les jours du côté des terres, au lieu de me promener comme d’habitude du côté des bois. Cela me coûta beaucoup ; j’aime à être seul, et partout je fuyais l’homme depuis tant d’années, que je n’en sais plus le compte. Enfin, c’était un devoir, je le fis. J’approchai des maisons, m’enquis d’abord par-dessus la haie et puis jusque dans l’intérieur des habitations, et comme par manière de conversation, de ce que je voulais savoir. D’abord on me reçut comme un chien perdu en temps de sécheresse, et je vis, avec un chagrin que j’eus bien de la peine à cacher, la haine et la méfiance sur toutes ces figures. Je n’avais pas voulu vivre avec les hommes, mais je les aimais ; je les savais plus malheureux que méchants ; j’avais passé tout mon temps à m’affliger de leurs maux, à m’indigner contre ceux qui les causaient ; et, quand pour la première fois j’entrevoyais la possibilité de faire quelque chose pour quelques-uns, ceux-là fermaient bien vite leur porte du plus loin qu’ils m’apercevaient, et leurs enfants, de beaux enfants que j’aime tant ! se cachaient dans les fossés pour n’avoir pas la fièvre que je donnais, disait-on, avec le regard. Cependant, comme on savait l’amitié qu’Edmée avait pour moi, on n’osa pas me repousser ouvertement, et je vins à bout de savoir ce qui nous intéressait. Elle apporta remède à tous les maux que je lui fis connaître. Une maison était lézardée, et, tandis que la jeune fille portait un tablier de cotonnade à quatre livres l’aune, la pluie tombait sur le lit de la grand-mère et sur le berceau des petits enfants : on fit réparer les toits et les murailles, les matériaux furent fournis et les ouvriers payés par nous ; mais plus d’argent pour les beaux tabliers. Ailleurs, une vieille femme était réduite à mendier, parce qu’elle n’avait écouté que son cœur en donnant son bien à ses enfants, qui la mettaient à la porte ou lui rendaient la vie si dure à la maison qu’elle aimait mieux vagabonder. Nous nous fîmes les avocats de la vieille, avec menace de porter, à nos frais, l’affaire devant les tribunaux, et nous obtînmes pour elle une pension que nous augmentâmes de nos deniers quand elle ne suffisait pas. Nous amenâmes plusieurs vieillards, qui se trouvaient dans la même position, à s’associer et à se mettre en pension chez l’un d’entre eux, à qui nous fîmes un petit fonds et qui, ayant de l’industrie et de l’ordre, fit de bonnes affaires, à tel point que ses enfants vinrent faire leur paix et demander à l’aider dans son établissement.

« Nous fîmes bien d’autres choses encore dont le détail serait trop long et que vous verrez de reste. Je dis nous, parce que peu à peu, quoique je ne voulusse me mêler de rien au delà de ce que j’avais fait, je fus entraîné et forcé à faire davantage, à me mêler de beaucoup de choses, et finalement de tout. Bref, c’est moi qui prends les informations, qui dirige les travaux et qui fais les négociations. Mlle  Edmée a voulu qu’il y eût de l’argent dans mes mains, que je pusse en disposer sans la consulter d’avance ; c’est ce que je ne me suis jamais permis, et aussi jamais elle ne m’a contredit une seule fois dans mes idées. Mais tout cela, voyez-vous, m’a donné bien de la fatigue et bien du souci. Depuis que les habitants savent que je suis un petit Turgot, ils se sont mis ventre à terre devant moi, et cela m’a fait de la peine. J’ai donc des amis dont je ne me soucie pas, et j’ai aussi des ennemis dont je me passerais bien. Les faux besogneux m’en veulent de ne pas être leur dupe ; il y a des indiscrets et des gens sans vertu qui trouvent qu’on fait toujours trop pour les autres, jamais assez pour eux. Au milieu de ce bruit et de ces tracasseries, je ne me promène plus la nuit, je ne dors plus le jour ; je suis monsieur Patience, et non plus le sorcier de la tour Gazeau, mais je ne suis plus le solitaire ; et, croyez-moi, je voudrais de tout mon cœur être né égoïste, et jeter là le collier pour retourner à ma vie sauvage et à ma liberté. »

Patience nous ayant fait ce récit, nous lui fîmes compliment ; mais nous nous permîmes une objection contre sa prétendue abnégation personnelle ; ce jardin magnifique attestait une transaction avec les nécessités superflues dont il avait toute sa vie déploré l’usage chez les autres.

— Cela ? dit-il en allongeant le bras du côté de son enclos. Cela ne me regarde pas ; ils l’ont fait malgré moi ; mais, comme c’étaient de braves gens et que mon refus les affligeait, j’ai été forcé de le souffrir. Sachez que, si j’ai fait bien des ingrats, j’ai fait aussi quelques heureux reconnaissants. Or, deux ou trois familles auxquelles j’ai rendu service ont cherché tous les moyens possibles de me faire plaisir ; et, comme je refusais tout, on a imaginé de me surprendre. Une fois, j’avais été passer plusieurs jours à la Berthenoux pour une affaire de confiance dont on m’avait chargé ; car on est venu à me supposer un grand esprit, tant les gens sont portés à passer d’une extrémité à l’autre. Quand je revins, je trouvai ce jardin tracé, planté et fermé comme vous l’avez vu. J’eus beau me fâcher, dire que je ne voulais pas travailler, que j’étais trop vieux, et que le plaisir de manger quelques fruits de plus ne valait pas la peine que ce jardin allait me coûter à l’entretenir ; on n’en tint compte et on l’acheva, en me déclarant que je n’aurais rien à y faire, parce qu’on se chargeait de le cultiver pour moi. En effet, depuis deux ans, les braves gens n’ont pas manqué de venir, tantôt celui-ci, tantôt celui-là, passer dans chaque saison le temps nécessaire à son parfait entretien. Au reste, quoique je n’aie rien changé à ma manière de vivre, le produit de ce jardin m’a été utile : j’ai pu nourrir pendant l’hiver plusieurs pauvres avec mes légumes ; les fruits me servent à gagner l’amitié des petits enfants, qui ne crient plus au loup quand ils me voient, et qui s’enhardissent jusqu’à venir embrasser le sorcier. On m’a aussi forcé d’accepter du vin et, de temps en temps, du pain blanc et des fromages de vache ; mais tout cela ne me sert qu’à faire politesse aux anciens du village, quand ils viennent m’exposer les besoins de l’endroit et me charger d’en informer le château. Ces honneurs ne me tournent pas la tête, voyez-vous ; et même je puis dire que, quand j’aurai fait à peu près tout ce que j’ai à faire, je laisserai là les soucis de la grandeur et je retournerai à la vie du philosophe, peut-être à la tour Gazeau, qui sait ?

Nous touchions au terme de notre marche. En mettant le pied sur le perron du château, je joignis les mains, et, saisi d’un sentiment religieux, j’invoquai le ciel avec une sorte de terreur. Je ne sais quel vague effroi se réveilla ; j’imaginai tout ce qui pouvait m’empêcher d’être heureux, et j’hésitai à franchir le seuil de la maison, puis je m’élançai. Un nuage passa devant mes yeux, un bourdonnement remplit mes oreilles. Je rencontrai Saint-Jean, qui, ne me reconnaissant pas, fit un grand cri et se jeta devant moi pour m’empêcher d’entrer sans être annoncé ; je le poussai hors de mon chemin, et il tomba consterné sur une chaise dans l’antichambre, tandis que je gagnais la porte du salon avec impétuosité. Mais, au moment de la pousser brusquement, je m’arrêtai, saisi d’un nouvel effroi, et j’ouvris si timidement qu’Edmée, occupée à broder au métier, ne leva pas les yeux, croyant reconnaître dans ce léger bruit la manière respectueuse de Saint-Jean. Le chevalier dormait et ne s’éveilla pas. Ce vieillard, grand et maigre comme tous les Mauprat, était affaissé sur lui-même, et sa tête pâle et ridée, que l’insensibilité du tombeau semblait avoir déjà enveloppée, ressemblait à une des figures anguleuses, en chêne sculpté, qui ornaient le dossier de son grand fauteuil. Il avait les pieds allongés devant un feu de sarment, quoique le soleil fût chaud et qu’un clair rayon tombât sur sa tête blanche et la fît briller comme l’argent. Comment vous peindrais-je ce que me fit éprouver l’attitude d’Edmée ? Elle était penchée sur sa tapisserie, et de temps en temps, elle levait les yeux sur son père pour interroger les moindres mouvements de son sommeil. Mais que de patience et de résignation dans tout son être ! Edmée n’aimait pas les travaux d’aiguille ; elle avait l’esprit trop sérieux pour attacher de l’importance à l’effet d’une nuance à côté d’une nuance et à la régularité d’un point pressé contre un autre point. D’ailleurs, elle avait le sang impétueux ; et, quand son esprit n’était pas absorbé par le travail de l’intelligence, il lui fallait de l’exercice et le grand air. Mais, depuis que son père, en proie aux infirmités de la vieillesse, ne quittait presque plus son fauteuil, elle ne quittait plus son père un seul instant ; et, ne pouvant toujours lire et vivre par l’esprit, elle avait senti la nécessité d’adopter ces occupations féminines, « qui sont, disait-elle, les amusements de la captivité ». Elle avait donc vaincu son caractère d’une manière héroïque. Dans une de ces luttes obscures qui s’accomplissent souvent sous nos yeux sans que nous en soupçonnions le mérite, elle avait fait plus que de dompter son caractère, elle avait changé jusqu’à la circulation de son sang. Je la trouvai maigrie, et son teint avait perdu cette première fleur de la jeunesse, qui est comme la fraîche vapeur que l’haleine du matin dépose sur les fruits et qui s’enlève au moindre choc extérieur, bien que l’ardeur du soleil l’ait respectée. Mais il y avait dans cette pâleur précoce et dans cette maigreur un peu maladive un charme indéfinissable ; son regard plus enfoncé, et toujours impénétrable, avait moins de fierté et plus de mélancolie qu’autrefois ; sa bouche, plus mobile, avait le sourire plus fin et moins dédaigneux. Lorsqu’elle me parla, il me sembla voir deux personnes en elle, l’ancienne et la nouvelle ; et, au lieu d’avoir perdu de sa beauté, je trouvai qu’elle avait complété l’idéal de la perfection. J’ai pourtant ouï dire alors à plusieurs personnes qu’elle avait beaucoup changé ; ce qui voulait dire, selon elles, qu’elle avait beaucoup perdu. Mais la beauté est comme un temple dont les profanes ne voient que les richesses extérieures. Le divin mystère de la pensée de l’artiste ne se révèle qu’aux grandes sympathies, et le moindre détail de l’œuvre sublime renferme une inspiration qui échappe à l’intelligence du vulgaire. Un de vos modernes écrivains a dit cela, je crois, en d’autres termes et beaucoup mieux. Quant à moi, dans aucun moment de sa vie je n’ai trouvé Edmée moins belle que dans un autre moment ; jusque dans les heures de souffrance où la beauté semble effacée dans le sens matériel, la sienne se divinisait à mes yeux et me révélait une nouvelle beauté morale dont le reflet éclairait son visage. Au reste, je suis doué médiocrement sous le rapport des arts, et, si j’avais été peintre, je n’aurais pu reproduire qu’un seul type, celui dont mon âme était remplie ; car une seule femme m’a semblé belle dans le cours de ma longue vie : ce fut Edmée.

Je restais quelques instants à la regarder, pâle et touchante, triste mais calme, vivante image de la piété filiale, de la force enchaînée par l’affection ; puis je m’élançai et tombai à ses pieds sans pouvoir dire un mot. Elle ne fit pas un cri, pas une exclamation ; mais elle entoura ma tête dans ses deux bras et la tint longtemps serrée contre sa poitrine. Dans cette forte étreinte, dans cette joie muette, je reconnus le sang de ma race, je sentis ma sœur. Le bon chevalier, réveillé en sursaut, l’œil fixe, le coude appuyé sur son genou et le corps plié en avant, nous regardait en disant :

— Eh bien ! qu’est-ce donc que cela ?

Il ne pouvait voir mon visage caché dans le sein d’Edmée ; elle me poussa vers lui, et il me serra dans ses bras affaissés avec un élan de tendresse généreuse qui lui rendit un instant la vigueur de la jeunesse.

Vous pouvez imaginer les questions dont on m’accabla et les soins qui me furent prodigués. Edmée était pour moi une mère véritable. Cette bonté expansive et confiante avait tant de sainteté que, pendant toute cette journée, je n’eus pas auprès d’elle d’autres pensées que celles que j’aurais eues si j’avais été réellement son fils.

Je fus vivement touché du soin qu’on prit d’enjoliver à l’abbé la surprise de mon retour ; j’y vis une preuve certaine de la joie qu’il en devait ressentir. On me fit cacher le métier d’Edmée et on me couvrit de la grande toile verte dont elle enveloppait son ouvrage. L’abbé s’assit tout près de moi, et je lui fis faire un cri en lui prenant les jambes. C’était une plaisanterie que j’avais l’habitude de lui faire autrefois ; et, lorsque je sortis de ma cachette, en renversant brusquement le métier et en faisant rouler tous les pelotons de laine sur le parquet, il y eut sur son visage une expression de joie et de terreur tout à fait bizarre.

Mais je vous tiens quittes de toutes ces scènes d’intérieur, sur lesquelles ma mémoire se reporte malgré moi avec trop de complaisance.