Mattea (Hetzel, illustré 1854)/Chapitre 04

Mattea (Hetzel, illustré 1854)
MatteaJ. HetzelŒuvres illustrées de George Sand, volume 7 (p. 46-50).
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IV.

Timothée était un petit homme d’une figure agréable et fine, dont le regard un peu railleur était tempéré par l’habitude d’une prudente courtoisie. Il avait environ vingt-huit ans, et sortait d’une bonne famille de Grecs esclavons, ruinée par les exactions du pouvoir ottoman. De bonne heure il avait couru le monde, cherchant un emploi, exerçant tous ceux qui se présentaient à lui, sans morgue, sans timidité, ne s’inquiétant pas, comme les hommes de nos jours, de savoir s’il avait une vocation, une spécialité quelconque, mais s’occupant avec constance à rattacher son existence isolée à celle de la foule. Nullement fanfaron, mais fort entreprenant, il abordait tous les moyens de faire fortune, même les plus étrangers aux moyens précédemment tentés par lui. En peu de temps il se rendait propre aux travaux que son nouvel état exigeait ; et lorsque son entreprise avortait, il en embrassait une autre aussitôt. Pénétrant, actif, passionné comme un joueur pour toutes les chances de la spéculation, mais prudent, discret et tant soit peu fourbe, non pas jusqu’à la déloyauté, mais bien jusqu’à la malice, il était de ces hommes qui échappent à tous les désastres avec ce mot : Nous verrons bien ! Ceux-là, s’ils ne parviennent pas toujours à l’apogée de la destinée, se font du moins une place commode au milieu de l’encombrement des intrigues et des ambtions ; et lorsqu’ils réussissent à monter jusqu’à un poste brillant, on s’étonne de leur subite élévation, on les appelle les privilégiés de la fortune. On ne sait pas par combien de revers patiemment supportés, par combien de fatigantes épreuves et d’audacieux efforts ils ont acheté ses faveurs.

Timothée avait donc exercé tour à tour les fonctions de garçon de café, de glacier, de colporteur, de trafiquant de fourrures, de commis, d’aubergiste, d’empirique et de régisseur, toujours à la suite ou dans les intérêts de quelque musulman ; car les Grecs de cette époque, en quelque lieu qu’ils fussent, ne pouvaient s’affranchir de la domination turque, sous peine d’être condamnés à mort en remettant le pied sur le sol de leur patrie, et Timothée ne voulait point se fermer l’accès d’une contrée dont il connaissait parfaitement tous les genres d’exploitation commerciale. Il avait été chargé d’affaires de plusieurs trafiquants qui l’avaient envoyé en Allemagne, en France, en Égypte, en Perse, en Sicile, en Moscovie et en Italie surtout, Venise étant alors l’entrepôt le plus considérable du commerce avec l’Orient. Dans ces divers voyages, Timothée avait appris incroyablement vite à parler, sinon correctement, du moins facilement, les diverses langues des peuples qu’il avait visités. Le dialecte vénitien était un de ceux qu’il possédait le mieux, et le teinturier Abul-Amet, négociant considérable, dont les ateliers étaient à Corfou, l’avait pris depuis peu pour inspecteur de ses ouvriers, teneur de livres, truchement, etc. Il avait en lui une extrême confiance, et goûtait un plaisir silencieux à écouter, sans la moindre marque d’intelligence ou d’approbation, ses joyeuses saillies et son babil spirituel.

Il faut dire en passant que les Turcs étaient et sont encore les hommes les plus probes de la terre. De là une grande simplicité de jugement et une admirable imprudence dans les affaires. Ennemis des écritures, ils ignorent l’usage des contrats et des mille preuves de scélératesse qui ressortent des lois de l’Occident. Leur parole vaut mieux que signatures, timbres et témoins. Elle est reçue dans le commerce, même par les nations étrangères, comme une garantie suffisante ; et à l’époque où vivaient Abul-Amet, Timothée et M. Spada, il n’y avait point encore eu à la Bourse de Venise un seul exemple de faillite de la part d’un Turc. On en compte deux aujourd’hui. Les Turcs se sont vus obligés de marcher avec leur siècle et de rendre cet hommage au règne des lumières.

Quoique mille fois trompés par les Grecs et par les Vénitiens, populations également avides, retortes et rompues à l’escroquerie, avec cette différence que les riverains orientaux de l’Adriatique ont servi d’exemples et de maîtres à ceux de l’Occident, les Turcs sont exposés et comme forcés chaque jour à se laisser dépouiller par ces fourbes commettants. Pourvus d’une intelligence paresseuse, et ne sachant dominer que par la force, ils ne peuvent se passer de l’entremise des nations civilisées. Aujourd’hui ils les appellent franchement à leur secours. Dès lors ils s’abandonnaient aux Grecs, esclaves adroits qui savaient se rendre nécessaires, et qui se vengeaient de l’oppression par la ruse et la supériorité d’esprit. Il y avait pourtant quelques honnêtes gens parmi ces fins larrons, et Timothée était, à tout prendre, un honnête homme.

Au premier abord, comme il était d’une assez chétive complexion, les femmes de Venise le déclaraient insignifiant ; mais un peintre tant soit peu intelligent ne l’eût pas trouvé tel. Son teint bilieux et uni faisait ressortir la blancheur de l’émail des dents et des yeux, contraste qui constitue une beauté chez les Orientaux, et que la statuaire grecque ne nous a pu faire soupçonner. Ses cheveux, fins comme la soie et toujours imprégnés d’essence de rose, étaient, par leur longueur et leur beau noir d’ébène, un nouvel avantage que les Italiennes, habituées à ne voir que des têtes poudrées, n’avaient pas le bon goût d’apprécier ; enfin la singulière mobilité de sa physionomie et le rayon pénétrant de son regard l’eussent fait remarquer, s’il eût eu affaire à des gens moins incapables de comprendre ce que son visage et sa personne trahissaient de supériorité sur eux.

Il était venu pour parler d’affaires à M. Spada, à peu près à l’heure où la tempête avait jeté celui-ci dans la gondole de la princesse Veneranda. Il avait trouvé dame Loredana seule au comptoir, et si revêche qu’il avait renoncé à s’asseoir dans la boutique, et s’était décidé à attendre le marchand de soieries en prenant un sorbet et en fumant sous les arcades des Procuraties, à trois pas de la porte de M. Spada.

Les galeries des Procucaties sont disposées à peu près comme celles du Palais-Royal à Paris. Le rez-de-chaussée est consacré aux boutiques et aux cafés, et l’entresol, dont les fenêtres sont abritées par le plafond des galeries, est occupé par les familles des boutiquiers ou par les cabinets des limonadiers ; seulement l’affluence des consommateurs est telle, dans l’été, que les chaises et les petites tables obstruent le passage en dehors des cafés et couvrent la place Saint-Marc, où des tentes sont dressées à l’extérieur des galeries.

Timothée se trouvait donc à une de ces petites tables, précisément en face des fenêtres situées au-dessus de la boutique de Zacomo ; et comme ses regards se portaient furtivement de ce côté, il aperçut dans une mitaine de soie noire un beau bras de femme qui semblait lui faire signe, mais qui se retira timidement avant qu’il eût pu s’en assurer. Ce manège ayant recommencé, Timothée, sans affectation, rapprocha sa petite table et sa chaise de la fenêtre mystérieuse. Alors ce qu’il avait prévu arriva ; une lettre tomba dans la corbeille où étaient ses macarons au girofle. Il la prit fort tranquillement et la cacha dans sa bourse, tout en remarquant l’anxiété de Loredana, qui à chaque instant s’approchait de la vitre du rez-de-chaussée pour l’observer ; mais elle n’avait rien vu. Timotbée rentra dans la salle du café et lut le billet suivant ; il l’ouvrit sans façon, ayant reçu une fois pour toutes de son maître l’autorisation de lire les lettres qui lui seraient adressées, et sachant bien d’ailleurs qu’Abul ne pourrait se passer de lui pour en comprendre le sens.

« Abul-Amet, je suis une pauvre fille opprimée et maltraitée ; je sais que votre vaisseau va mettre à la voile dans quelques jours ; voulez-vous me donner un petit coin pour que je me réfugie en Grèce ? Vous êtes bon et généreux, à ce qu’on dit ; vous me protégerez, vous me mettrez dans votre palais ; ma mère m’a dit que vous aviez plusieurs femmes et beaucoup d’enfants ; j’élèverai vos enfants et je broderai pour vos femmes, ou je préparerai la soie dans vos ateliers, je serai une espèce d’esclave ; mais, comme étrangère, vous aurez des égards et des bontés particulières pour moi, vous ne souffrirez pas qu’on me persécute pour me faire abandonner ma religion, ni qu’on me traite avec trop de dédain. J’espère en vous et en un Dieu qui est celui de tous les hommes.

« Mattea. »

Cette lettre parut si étrange à Timothée qu’il la relut plusieurs fois jusqu’à ce qu’il en eût pénétré le sens. Comme il n’était pas homme à comprendre à demi, lorsqu’il voulait s’en donner la peine, il vit, dans cet appel à la protection d’un inconnu, quelque chose qui ressemblait à de l’amour et qui pourtant n’était pas de l’amour. Il avait vu souvent les grands yeux noirs de Mattea s’attacher avec une singulière expression de doute, de crainte et d’espoir sur le beau visage d’Abul ; il se rappelait la mauvaise humeur de la mère et son désir de l’éloigner ; il réfléchit sur ce qu’il avait à faire, puis il alluma sa pipe avec la lettre, paya son sorbet, et marcha à la rencontre de ser Zacomo, qu’il apercevait au bout de la place.

Au moment où Timothée l’aborda, il caressait l’acquisition prochaine d’une cargaison de soie arrivant de Smyrne pour recevoir la teinture à Venise, comme cela se pratiquait à cette époque. La soie retournait ensuite en Orient pour recevoir la façon, ou bien elle était façonnée et débitée à Venise, selon l’occurrence. Cette affaire lui offrait la perspective la plus brillante et la mieux assurée ; mais un rocher tombant du haut des montagnes sur la surface unie d’un lac y cause moins de trouble que ces paroles de Timothée n’en produisirent dans son âme : « Mon cher seigneur Zacomo, je viens vous présenter les salutations de mon maître Abul-Amet, et vous prier de sa part de vouloir bien acquitter une petite note de deux mille sequins qui vous sera présentée à la fin du mois, c’est-à-dire dans dix jours. »

Cette somme était à peu près celle dont M. Spada avait besoin pour acheter sa chère cargaison de Smyrne, et il s’était promis d’en disposer à cet effet, se flattant d’un plus long crédit de la part d’Abul. « Ne vous étonnez point de cette demande, lui dit Timothée d’un ton léger et feignant de ne point voir sa pâleur ; Abul vous donné, s’il eût été possible, l’année tout entière pour vous acquitter, comme il l’a fait jusqu’ici ; et c’est avec grand regret, je vous jure, qu’un homme aussi obligeant et aussi généreux s’expose à vous causer peut-être une petite contrariété ; mais il se présente pour lui une magnifique affaire à conclure. Un petit bâtiment smyrniote que nous connaissons vient d’apporter une cargaison de soie vierge.

— Oui, j’ai entendu parler de cela, balbutia Spada de plus en plus effrayé.

— L’armateur du Smyrniote a appris en entrant dans le port un échec épouvantable arrivé à sa fortune ; il faut qu’il réalise à tout prix quelques fonds et qu’il coure à Corfou, où sont ses entrepôts. Abul, voulant profiter de l’occasion sans abuser de la position du Smyrniote, lui offre deux mille cinq cents sequins de sa cargaison ; c’est une belle affaire pour tous les deux, et qui fait honneur à la loyauté d’Abul, car on dit que le maximum des propositions faites ici au Smyrniote est de deux mille sequins. Abul, ayant la somme excédante à sa disposition, compte sur le billet à ordre que vous lui avez signé ; vous n’apporterez pas de retard à l’exécution de nos traités, nous le savons, et vous prions, cher seigneur Zacomo, d’être assuré que sans une occasion extraordinaire…

— Oh ! faquin | délivre-moi au moins de tes phrases, s’écriait dans le secret de son âme le triste Spada ; bourreau, qui me faites manquer la plus belle affaire de ma vie, et qui venez encore me dire en face de payer pour vous ! »

Mais ces exclamations intérieures se changeaient en sourires forcés et en regards effarés sur le visage de M. Spada. « Eh quoi ! dit-il enfin en étouffant un profond soupir, Abul doute-t-il de moi, et d’où vient qu’il veut ête soldé avant l’échéance ordinaire ?

— Abul ne doutera jamais de vous, vous le savez depuis longtemps, et la raison qui l’oblige à vous réclamer sa somme, Votre Seigneurie vient de l’entendre. »

Il ne l’avait que trop entendue ; aussi joignait-il les mains d’un air consterné. Enfin, reprenant courage :

— Mais savez-vous, dit-il, que je ne suis nullement forcé de payer avant l’époque convenue ?

— Si je me rappelle bien l’état de nos affaires, cher monsieur Spada, répondit Timothée avec une tranquillité et une douceur inaltérables, vous devez payer à vue sur présentation de vos propres billets.

— Hélas ! hélas ! Timothée, votre maître est-il un homme capable de me persécuter et d’exiger à la lettre l’exécution d’un traité avec moi ?

— Non, sans doute ; aussi, depuis cinq ans, vous a-t-il donné, pour vous acquitter, le temps de rentrer dans les fonds que vous vous aviez absorbés ; mais aujourd’hui…

— Mais, Timothée, la parole d’un musulman vaut un titre, à ce que dit tout le monde, et ton maître s’est engagé maintes fois verbalement à me laisser toujours la même latitude ; je pourrais fournir des témoins au besoin, et…

— Et qu’obtiendriez-vous ? dit Timothée, qui devinait fort bien.

— Je sais, répondit Zacomo, que de pareils engagements n’obligent personne, mais on peut discréditer ceux qui les prennent en faisant connaître leur conduite désobligeante.

— C’est-à-dire, reprit tranquillement Timothée, que vous diffameriez un homme qui, ayant des billets à ordre signés de vous dans sa poche, vous a laissé un crédit illimité pendant cinq ans ! Le jour où cet homme serait forcé de vous faire tenir vos engagements à la lettre, vous lui allégueriez un engagement chimérique ; mais on ne déshonore pas Abul-Amet, et tous vos témoins attesteraient qu’Amet vous a fait verbalement cette concession avec une restriction dont voici la lettre exacte : M. Spada ne serait point requis de payer avant un an, à moins d’un cas extraordinaire.

— À moins d’une perte totale des marchandises d’Abdul dans le port, interrompit M. Spada, et ce n’est pas ici le cas.

— À moins d’un cas extraordinaire, répéta Timothée avec un sang-froid imperturbable. Je ne saurais m’y tromper. Ces paroles ont été traduites du grec moderne en vénitien, et c’est par ma bouche que cette traduction est arrivée à vos oreilles, mon cher seigneur ; ainsi donc…

— Il faut que j’en parle avec Abul, s’écria M. Spada, il faut que je le voie.

— Quand vous voudrez, répondit le jeune Grec.

— Ce soir, dit Spada.

— Ce soir il sera chez vous, reprit Timothée ; » et il s’éloigna en accablant de révérences le malheureux Zacomo, qui, malgré sa politesse ordinaire, ne songea pas à lui rendre seulement un salut, et rentra dans sa boutique, dévoré d’anxiété.

Son premier soin fut de confier à sa femme le sujet de son désespoir. Loredana n’avait pas les mœurs douces et paisibles de son mari, mais elle avait l’âme plus désintéressée et le caractère plus fier. Elle le blâma sévèrement d’hésiter à remplir ses engagements, surtout lorsque la passion funeste de leur fille pour ce Turc devait leur faire une loi de l’éloigner de leur maison.



Ser Zacomo Spada. (Page 41)

Mais elle ne put amener son mari à cet avis. Il était dans leurs querelles d’une souplesse de formes qui rachetait l’inflexibilité de ses opinions et de ses desseins. Il finit par la décider à envoyer sa fille pour quelques jours à la campagne chez la signora Veneranda, qui le lui avait offert, promettant, durant son absence, de terminer avantageusement l’affaire d’Abul. Le Turc, d’ailleurs, partirait après cette opération ; il ne s’agissait que de mettre la petite en sûreté jusque-là. « Vous vous trompez, dit Loredana ; il restera jusqu’à ce que sa soie puisse être emportée, et s’il la met en couleur ici, ce ne sera pas fait de si tôt. » Néanmoins elle consentit à envoyer sa fille chez sa protectrice. M. Spada, cachant bien à sa femme qu’il avait donné rendez-vous à Abul pour le soir même, et se promettant de le recevoir sur la place ou au café, loin de l’œil de son Honesta, monta, en attendant, à la chambre de sa fille, se vantant tout haut de la gronder et se promettant bien tout bas de la consoler.

« Voyons, lui dit-il en se jetant tout haletant de fatigue et d’émotion sur une chaise, qu’as-tu dans la tête ? cette folie est-elle passée ?

— Non, mon père, dit Mattea d’un ton respectueux, mais ferme.

— Oh ! par le corps de la Madone, s’écria Zacomo, est-il possible que tu penses vraiment à ce Turc ? Espères-tu l’épouser ? Et le salut de ton âme, crois-tu qu’un prêtre t’admettrait à la communion catholique après un mariage turc ? Et ta liberté ? ne sais-tu pas que tu seras enfermée dans un harem ? Et ta fierté ? tu auras quinze ou vingt rivales. Et ta dot ? tu n’en profiteras pas, tu seras esclave. Et tes pauvres parents ? les quitteras-tu pour aller demeurer au fond de l’Archipel ? Et ton pays, et tes amis ; et Dieu, et ton vieux père ? »

Ici M. Spada s’attendrit, sa fille s’approcha et lui baisa la main ; mais faisant un grand effort pour ne pas s’attendrir elle-même :

« Mon père, dit-elle, je suis ici captive, opprimée, esclave, autant qu’on peut l’être dans le pays le plus barbare. Je ne me plains pas de vous, vous avez toujours été doux pour moi ; mais vous ne pouvez pas me défendre. J’irai en Turquie, je ne serai la femme ni la maîtresse d’un homme qui aura vingt femmes ; je serai sa servante ou son amie, comme il voudra. Si je suis son amie, il m’épousera et renverra ses vingt femmes ; si je suis sa servante, il me nourrira et ne me battra pas.



Timothée.

— Te battre, te battre ! par le Christ ! on ne te bat pas ici. »

Mattea ne répondit rien ; mais son silence eut une éloquence qui paralysa son père. Ils furent tous deux muets pendant quelques instants, l’un plaidant sans vouloir parler, l’autre lui donnant gain de cause sans oser l’avouer.

« Je conviens que tu as eu quelques chagrins, dit-il enfin ; mais écoute ; ta marraine va t’emmener à la campagne, cela te distraira ; personne ne te tourmentera plus, et tu oublieras ce Turc. Voyons, promets-le-moi.

— Mon père, dit Mattea, il ne dépend pas de moi de l’oublier ; car croyez bien que mon amour pour lui n’est pas volontaire, et que je n’y céderai jamais si le sien n’y répond pas.

— Ce qui me rassure, dit M. Zacomo en riant, c’est que le sien n’y répond pas du tout…

— Qu’en savez-vous, mon père ? » dit Mattea poussée par un mouvement d’orgueil blessé. Cette parole fit frémir Spada de crainte et de surprise. Peut-être se sont-ils entendus, pensa-t-il ; peut-être l’aime-t-il et l’a-t-il séduite par l’entremise du Grec, si bien que rien ne pourra l’empêcher de courir à sa perte. Mais en même temps qu’il s’effrayait de cette supposition, je ne sais comment les deux mille sequins, le bâtiment smyrniote et la soie blanche lui revinrent en mémoire, et son cœur bondit d’espérance et de désir. Je ne veux pas savoir non plus par quel fil mystérieux l’amour du gain unit ces deux sentiments opposés, et fit que Zacomo se promit d’éprouver les sentiments d’Abul pour sa fille, et de les exploiter en lui donnant une trompeuse espérance. Il y a tant d’honnêtes moyens de vendre la dignité d’une fille ! cela peut se faire au moyen d’un regard qu’on lui permet d’échanger en détournant soi-même la tête et en fredonnant d’un air distrait. Spada entendit l’horloge de la place sonner l’heure de son rendez-vous avec Abul. Le temps pressait ; tant de chalands pouvaient être déjà dans le port autour du bâtiment smyrniote !

« Allons, prends ton voile, dit-il à sa fille, et viens faire un tour de promenade. La fraîcheur du soir te fera du bien, et nous causerons plus tranquillement. »

Mattea obéit.

« Où donc menez-vous cette fille égarée ? s’écria Loredana en se mettant devant eux au moment où ils sortaient de la boutique.

— Nous allons voir la princesse, répondit Zacomo. »

La mère les laissa passer. Ils n’eurent pas fait dix pas qu’ils rencontrèrent Abul et son interprète qui venaient à leur rencontre.

« Allons faire un tour sur la Zueca, leur dit Zacomo ; ma femme est malade à la maison, et nous causerons mieux d’affaires dehors. »

Timothée sourit et comprit très-bien qu’il avait greffé dans le cœur de l’arbre. Mattea, très-surprise et saisie de défiance, sans savoir pourquoi, s’assit toute seule au bord de la gondole et s’enveloppa dans sa mantille de dentelle noire. Abul, ne sachant absolument rien de ce qui se passait autour de lui et à cause de lui, se mit à fumer à l’autre extrémité avec l’air de majesté qu’aurait un homme supérieur en faisant une grande chose. C’était un vrai Turc, solennel, emphatique et beau, soit qu’il se prosternât dans une mosquée, soit qu’il ôtat ses babouches pour se mettre au lit. M. Zacomo, se croyant plus fin qu’eux tous, se mit à lui témoigner beaucoup de prévenance ; mais chaque fois qu’il jetait les yeux sur sa fille, un sentiment de remords s’emparait de lui. — Regarde-le encore aujourd’hui, lui disait-il dans le secret de sa pensée en voyant les grands yeux humides de Mattea briller au travers de son voile et se fixer sur Abul ; va, sois belle et fais-lui soupçonner que tu l’aimes. Quand j’aurai la soie blanche, tu rentreras dans ta cage, et j’aurai la clef dans ma poche.