Mathilde, Mémoires d’une jeune femme/Partie IV/11

Gosselin (Tome Vp. 248-264).
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Quatrième partie


CHAPITRE XI.

LE RÉVEIL.


J’avais été souvent sur le point d’apprendre à M. de Rochegune quel était le mystérieux domino qu’il avait rencontré à l’Opéra ; mais craignant d’agir légèrement, je voulus me réserver le temps de la réflexion.

Je connaissais le cœur et le caractère de M. de Rochegune, il devait éprouver pour Ursule autant de mépris que d’aversion ; pourtant la séduction de cette femme était puissante… J’en avais des preuves fatales.

En amenant adroitement mon éloge, elle avait su d’abord se faire écouter favorablement de M. de Rochegune, lui plaire, l’intéresser, exciter vivement sa curiosité, l’entraîner… Je n’étais pas sûre d’effacer toutes ces impressions en lui nommant ma cousine ; en ne la lui nommant pas, il oublierait peut-être cette mystérieuse entrevue.

Dans sa lettre à un ami inconnu, M. de Lancry parlait de la sombre tristesse qui accablait Ursule depuis quelque temps, du changement extraordinaire qui s’était opéré dans les habitudes de cette femme.

Elle, jusqu’alors si insouciante, si légère, était résolue, disait-il, à quitter le joyeux et brillant hôtel de Maran, et elle avait accompli cette résolution.

En rapprochant ces faits de l’aventure du bal de l’Opéra, je me demandai si une passion violente, impérieuse, pour M. de Rochegune, qu’elle connaissait de vue, et dont tout le monde parlait, n’avait pas envahi l’âme d’Ursule…

Je me rappelais ce passage de son insolente lettre à mon mari où elle lui peignait avec une si brûlante éloquence l’amour qu’elle devait peut-être ressentir un jour pour l’homme qui la dominerait despotiquement.

Enfin cette femme m’avait déjà frappée dans de bien chères affections ; ne pouvait-elle pas persévérer dans sa haine et vouloir me frapper encore ?

Je ne pouvais douter de M. de Rochegune, je ne me rabaissais pas par une fausse modestie ; mais… je pressentais vaguement quelque nouveau malheur, quelque coup inattendu…

Je ne me trompais pas : ce malheur arriva, ce coup me fut porté… sinon par Ursule, du moins par son influence, comme si cette influence devait toujours m’être funeste.

Ce qui me reste à avouer est une analyse si délicate, d’une psychologie si déliée, qu’il m’a fallu bien longuement interroger mes souvenirs les plus intimes pour renouer ces fils presque insaisissables qui aboutissent cependant à l’un des plus importants, à l’un des plus douloureux incidents de ma vie.

Je me suis promis de tout dire, honteuses faiblesses ou lâches erreurs ; je ne faillirai pas devant un aveu, si pénible qu’il soit, devant une explication, si étrange qu’elle paraisse.

Sait-on ce qui me frappa le plus dans l’entrevue d’Ursule et de M. de Rochegune ? Sait-on ce qui me fit ressentir une commotion profonde, inconnue ? Sait-on ce qui domina toutes mes pensées, ce qui me bouleversa tout à-coup ? Sait-on enfin ce qui causa la première rougeur qui me soit montée au front, la première honte qui me soit montée au cœur, qui me fit douter de moi, de mon courage, de ma vertu, de mes droits à la haute estime dont on m’entourait ? Le sait-on ?

… Ce fut le baiser qu’Ursule donna sur la main de M. de Rochegune…

Cela paraît fou, impossible ; cela est misérable, je le sais, car à ce moment encore, où j’écris ces lignes dans la solitude, je baisse les yeux comme si mon trouble et ma confusion éclataient à tous les regards…

Oui… lorsque M. de Rochegune parla de ce baiser… mes joues s’empourprèrent, je ressentis comme un choc électrique ; une émotion inconnue, à la fois ardente et douloureuse, me causa je ne sais quel frémissement de colère… tout mon sang reflua vers mon cœur… malgré moi, tandis que M. de Rochegune parlait… Mes regards ne purent se détacher de sa main… comme s’ils y eussent cherché avec angoisse la trace du baiser de flamme que lui avait donné Ursule.

Pour la première fois je m’aperçus… ou plutôt je me plus à remarquer que cette main était d’une beauté parfaite… Pour la première fois j’éprouvais un sentiment de jalousie cruelle dont je n’osais entrevoir ni la source ni les conséquences.

Tel puéril que soit ce ressentiment, il m’épouvantait comme symptôme.

Si mon amour avait été aussi pur, aussi éthéré qu’il le paraissait, ce baiser m’eût été presque indifférent. Cette nouvelle preuve du cynisme d’Ursule m’eût peut-être indignée… elle ne m’aurait jamais troublée

Hélas ! je ne veux pas dire que sans cette circonstance de l’entrevue de M. de Rochegune et d’Ursule, j’aurais pour toujours échappé à ces émotions.

Peut-être n’avais-je fait que devancer ce moment fatal où je devais reconnaître la vanité de mes nobles desseins, la faiblesse de mon caractère, l’irrésistible puissance d’un amour coupable… Mais, je le jure par tout ce que j’ai souffert, ce fut pour moi une cruelle révélation que celle-là.

Ceux qui ont longtemps orgueilleusement compté sur eux-mêmes, sur la solidité, sur l’élévation de leurs principes, qui les mettaient si au-dessus du vulgaire, ceux-là comprendront mon chagrin.

Je ne m’abusais pas. De même qu’il suffit d’une étincelle pour allumer un incendie, il suffit de cette impression pour m’éclairer toutà-coup sur la nature de mon amour.

Quelle serait donc ma vie désormais ?

Si j’étais assez courageuse pour résister à ce penchant ainsi devenu criminel, que de luttes, que de douleurs cachées, que de larmes brûlantes, honteuses, dévorées en silence… Quel supplice de chaque moment ne m’imposerait pas alors cette intimité jusque-là si facile ! quelle contrainte ! veiller, veiller sans cesse sur ce malheureux secret, qu’une inflexion de voix, qu’un regard pourraient trahir !

Flétrir, dénaturer par la crainte, par la réserve, cette affection jusqu’alors si confiante, si loyale et si sainte !…

Et puis, pour comble d’amertume et de misère, avoir été la première sans doute à profaner cet amour par la pensée… et le laisser soupçonner peut-être… Oh ! non, non — m’écriai-je — plutôt mille fois la mort que ce dernier terme de l’abaissement…

Et si j’étais assez malheureuse pour succomber, non-seulement je justifiais l’abandon de mon mari, mais j’abusais ignominieusement de la plus vénérable protection.

Seule, abandonnée, brisée par le désespoir, en butte aux plus odieuses calomnies, des amis étaient venus à moi, m’avaient généreusement tendu la main, m’avaient défendue, entourée de soins, de dévouement ; bien plus, prenant en pitié mes malheurs passés, voyant la préférence que j’accordais à un homme digne de moi, ces amis m’avaient dit : « Vous avez bien souffert, votre cœur a été déchiré ; mais courage, espérez des jours meilleurs ; pour vous, si longtemps privée d’affections, ce n’est pas assez de la tendre amitié que nous vous témoignons ; un sentiment plus vif, mais aussi pur qu’il est ardent, remplira votre vie ; nous avons en vous et en l’homme que vous aimez une foi si entière, que nous prendrons avec fierté ce noble amour sous notre sauvegarde. »

Et moi, moi, indigne de ce rôle, unique peut-être dans les fastes du monde, je serais assez infâme pour abuser de cette sublime confiance ! À l’abri de ces austères garanties, j’aurais la lâcheté de cacher un amour coupable !

Grand Dieu !… ne serait-ce donc pas me rabaisser encore au-dessous d’Ursule ? Elle a au moins maintenu l’effrayant courage de ses fautes ; elle foule aux pieds les lois du monde, mais elle brave les vengeances du monde, tandis que moi j’y échapperais par l’hypocrisie la plus odieuse… Non ! non ! m’écriai-je encore, plutôt mille fois la mort que ce dernier terme d’abaissement !

Tel était pourtant l’avenir que m’avait fait une seule pensée, brûlante et rapide comme la foudre…

D’abord je me révoltai contre ces idées, je voulus les chasser de mon esprit ; elles revinrent incessantes, implacables. Je ne pouvais m’empêcher de songer aux traits de M. de Rochegune, aux grâces de sa personne, moi qui jusqu’alors avais été indifférente, ou plutôt inattentive à ces avantages ; moi qui n’avais admiré en lui que son caractère, que ses grandes qualités.

Encore à cette heure je suis à comprendre comment le léger incident que j’ai cité pouvait causer en moi un tel bouleversement ; il fallait qu’à mon insu j’eusse depuis longtemps le germe de ces pensées, et qu’il n’attendît que le moment d’éclore…

Oh ! je ne saurais dire mon effroi en contemplant l’avenir, mes sombres prévisions, mes vagues épouvantes !

Il faut tout avouer… hélas ! dans mon désespoir, je regrettai d’être si haut placée dans l’opinion du monde ! je ne pouvais en déchoir sans paraître doublement coupable.

Oui, quelquefois j’ambitionnais la condition commune ; si j’avais failli à mes devoirs, le monde, disais-je, n’aurait pas été pour moi plus intolérant que pour tant d’autres femmes, l’odieuse conduite de mon mari m’eût encore excusée.

Que faire, me disais je, que faire ? Fuir… abandonner ce que j’aime… mais c’est m’isoler encore, mais c’est me vouer encore aux larmes, au désespoir… Non, non, je suis lasse de souffrir. Et puis quitter des amis si bons, si dévoués ; et puis enfin le quitter, lui… car je l’aime… je sens que je l’aime avec passion… avec idolâtrie…

Hélas ! en était-il donc de cet amour comme de tous les amours, dont l’irrésistible puissance se révèle aux premiers chagrins ?…

Pour la première fois il me coûtait des larmes… pour la première fois j’en reconnaissais toute l’immensité…

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

J’attendais avec une anxiété cruelle le moment de vérifier si mes alarmes étaient fondées. Peut-être mon imagination avait-elle exagéré mes ressentiments.

Si, lors de ma première entrevue avec M. de Rochegune, je ne m’apercevais d’aucun changement dans mes impressions, je devais être rassurée.

Vers les six heures, je montai chez madame de Richeville. M. de Rochegune y dînait avec moi ce jour-là, et nous devions aller ensuite au concert.

— Eh bien ! ma chère Mathilde — me dit la duchesse — vous avez profité de cette belle journée de froid pour aller faire vos emplettes. Que pense M. de Rochegune de ces bronzes anciens ? il est si connaisseur, que j’aurais une foi aveugle dans son goût.

Pour la première fois je me sentis rougir en parlant de lui.

Je tâchai de répondre d’une voix ferme :

— Je ne suis pas sortie ; j’ai eu un peu de migraine.

Madame de Richeville sourit, me menaça du doigt et me dit :

— Oh ! la paresseuse, elle se sera oubliée au coin de son feu à causer avec son ami, et les bronzes auront été sacrifiés.

— Mais non, je vous assure… je…

— Entre nous, vous avez bien raison ; il est si difficile de s’arracher au charme d’une tendre causerie… Ah çà ! j’espère que vous ne l’avez pas retenu trop tard ?… Le concert commence par une symphonie de Beethoven que je voudrais bien ne pas perdre.

M. de Rochegune m’a quittée de très bonne heure…

— Il fallait donc qu’il y eût quelque bien grand intérêt pour ne pas finir, selon son habitude, sa matinée avec vous… En vérité, ma chère Mathilde, quelquefois je crois rêver en pensant qu’une telle intimité existe entre une femme de vingt ans et un homme de trente, sans que les médisants osent dire un seul mot, car le monde a cela de bon qu’il s’enthousiasme de tout ce qui est nouveau ; aussi je ne répondrais pas que vos imitateurs ne fussent aussi heureux que vous… sans compter qu’il serait très difficile de trouver deux personnes qui réunissent les garanties que vous et M. de Rochegune pouvez opposer aux calomnies ordinaires.

Ces paroles de madame de Richeville qui, la veille, m’eussent été, comme toujours, très agréables, m’embarrassèrent et me firent de nouveau rougir ; heureusement pour moi, madame de Richeville changea le sujet de l’entretien, et ne s’aperçut pas de mon émotion.

— Ah ! les hommes de cœur et d’honneur sont si rares ! — reprit-elle — je ne puis m’empêcher de faire cette réflexion quand je songe qu’un jour il faudra marier Emma…

— Qu’avez-vous à craindre, mon amie ? que lui manque-t-il pour trouver un homme digne d’elle ?

— Si l’amour maternel ne m’aveugle pas, il ne lui manque rien ; mais, hélas ! ma chère, mériter, est-ce obtenir ?

— Pensez donc combien elle est belle et merveilleusement douée !

— Oui, mais sa naissance ! — dit la duchesse en soupirant. — Je serai sans doute forcée de lui chercher un mari dans une classe au-dessous de la nôtre. Cette crainte ne vient pas de mon orgueil, mais de ma tendresse ; il y a mille délicatesses de savoir-vivre pour ainsi dire traditionnelles et presque générales dans notre monde, qui se trouvent bien rarement ailleurs. Or, plus le caractère d’Emma se développe… plus je reconnais qu’il lui serait impossible de supporter certaines manières, certaines façons ; oui… je suis presque fâchée qu’elle soit d’une susceptibilité si impressionnable ; c’est une véritable sensitive… Mais puisque nous parlons de cette chère enfant… il faut que je vous dise une chose que je vous ai tue jusqu’ici.

Je regardai madame de Richeville avec étonnement.

— Probablement je me serai trompée — reprit-elle — puisque la remarque que j’ai faite ne vous a pas frappée… vous qu’elle intéresse particulièrement.

— Moi ? Expliquez-vous, je vous en prie.

— Eh bien ! — continua madame de Richeville avec une légère hésitation — ne vous êtes-vous pas aperçue, depuis quelque temps, d’aucun changement dans la conduite d’Emma envers vous ?

— Non, en vérité ; ou plutôt si, si, il m’a semblé qu’elle redoublait de soins et de prévenances… Bien plus, j’avais oublié de vous parler de cet enfantillage qui prouve encore son tendre attachement : il y a huit à dix jours, la voyant rêveuse, comme elle l’est souvent maintenant : je lui dis : — Emma, à quoi pensez-vous ?… Je pense que je voudrais m’appeler Mathilde comme vous — me répondit-elle. — Pourquoi cela ? le nom d’Emma n’est-il pas charmant ? — Oui, mais je préfère celui de Mathilde. — Mais encore, repris-je, pour quelle raison ? — Je le préfère parce qu’il est le vôtre. Je crois qu’en effet cette chère enfant ressent cette préférence… puisqu’elle le dit, car cette âme angélique n’a jamais, je ne dirai pas menti, mais seulement hésité dans sa sincérité.

— Vous avez raison, Mathilde, je l’ai bien étudiée, la franchise est chez elle involontaire, spontanée, ce qui m’a expliqué beaucoup de ses bizarreries apparentes, oui : Emma sait si peu feindre, elle a un tel besoin d’expansion, qu’elle révèle ses idées à mesure qu’elles lui viennent, et sans savoir même le but où elles tendent. En un mot, cette chère enfant ressent pour ainsi dire tout haut, et la cause et la tendance de ses ressentiments lui échappent souvent… Quelquefois je crains que cette singulière disposition d’esprit ne soit une faiblesse de jugement…

— Pouvez-vous croire cela, lorsqu’au contraire Emma vous étonne, vous et nos amis, par sa prodigieuse facilité à tout apprendre, par la grâce charmante de ses réponses ? Non, je trouve, moi, qui ai souvent, hélas ! abusé de l’analyse, je trouve qu’il n’y a qu’une âme d’une pureté angélique, d’une candeur exquise, presque idéale, qui puisse dévoiler ainsi sans crainte et sans examen les impressions qu’elle reçoit… parce que son instinct lui dit que ses impressions ne peuvent être que nobles et généreuses. Vraiment ne trouvez-vous pas au contraire beaucoup de grandeur dans un esprit qui bien souvent dédaigne de se demander le pourquoi et le terme de ses pensées ?

— Oui, vous avez raison, vous me rassurez ; votre cœur la devine ; vous l’aimez comme une sœur, et la pauvre enfant vous a voué les mêmes sentiments ; vous ne sauriez croire l’espèce de culte qu’elle a pour vous. Elle m’a priée de la laisser vous imiter, c’est-à-dire se coiffer elle-même et de la même manière que vous ; cela ne m’a pas surpris, votre coiffure vous sied à merveille. Elle m’a aussi demandé d’être mise comme vous, autant que cela pouvait s’accorder avec sa position de jeune personne.

— Chère Emma ! elle m’aime tant ! vous l’avez habituée à s’exagérer si follement ce que vous appelez mes avantages, que, dans sa naïveté, elle ne croit pouvoir mieux me prouver son admiration qu’en m’imitant.

— Vous avez peut-être raison, ma chère Mathilde ; pourtant il y a une chose qui m’a frappée… c’est..

À ce moment Emma entre dans le salon…

Madame de Richeville me fit signe de rester