Mathilde, Mémoires d’une jeune femme/Partie IV/10

Gosselin (Tome Vp. 226-247).
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Quatrième partie


CHAPITRE X.

LE BAL MASQUÉ.


La lettre dans laquelle M. de Lancry apprenait à l’un de ses amis inconnus la brusque disparition d’Ursule complétait par plusieurs traits frappants l’histoire de l’amour fatal de ma cousine et de mon mari.

Je terminais cette lecture lorsque M. de Rochegune entra chez moi. Je ne l’avais pas vu la veille ; ayant passé ma journée à accomplir un pieux pèlerinage avec Blondeau, j’étais restée seule le soir sous une influence mélancolique.

— Eh bien ! me dit-il en me tendant la main — comment vous trouvez-vous ? hier avez-vous été courageuse !

— Courageuse ?… oui, car je n’ai pas craint de me laisser aller à tous les regrets que devait m’inspirer la pensée de l’excellent ami que nous avons perdu… Pourtant, faut-il vous l’avouer ? au milieu de mon chagrin, il m’est venu une idée presque pénible, parce qu’elle ressemblait à de l’ingratitude…

— Comment cela ?

— C’est que j’aurais peut-être pleuré davantage encore M. de Mortagne, si je ne vous avais pas connu.

— Je pourrais m’adresser le même reproche, Mathilde ; mais je me rassure : aimer ce qu’aimait notre ami, protéger ce qu’il protégeait, ce n’est pas oublier, c’est être fidèle à son souvenir ; seulement quelquefois je me dis tristement : Qu’il eût été heureux et fier de notre bonheur !

— En lui… quel défenseur nous aurions eu, mon ami !

— En avons-nous donc besoin ? notre amour n’est-il pas accepté par le monde, qui croit si peu aux sentiments purs et désintéressés ?… Notre amour.. si vous saviez le charme de ces mots… car vous m’aimez… Mathilde… vous m’aimez…

— Oui… oh ! oui, je vous aime… Et je suis quelquefois à me demander par quelle transformation insensible cet amour a succédé à l’amitié profonde… presque respectueuse, que j’avais pour vous.

— Écoutez, Mathilde… voulez-vous me rendre très-heureux ?

— Parlez… parlez…

— Eh bien ! interrogez tout haut votre cœur, que je sache ce que vous éprouvez pour moi, aujourd’hui, à cette heure : bonnes ou mauvaises impressions, dites-moi tout avec la franchise la plus absolue ; je vous ferai la même confidence.

— Je trouve cette idée charmante : j’aimerais beaucoup à constater ainsi, de temps à autre, la richesse de notre amour.

— Ce serait constater chaque fois l’augmentation de nos trésors, vrai plaisir de millionnaire.

— Et puis, j’y songe, mon ami, un jour peut-être cette espèce de confession de cœur pourrait nous éclairer sur les dangers que, par faiblesse ou fausse honte, nous voudrions peut-être ignorer… Et, vous le savez, nous devons être pour nous-mêmes d’une implacable sévérité, en songeant à la noble garantie qui protége notre amour.

— Oui, des cœurs moins braves que les nôtres regretteraient presque la hauteur suprême où nous sommes ainsi placés, Mathilde. Mais il en est de certaines positions comme des royautés menacées… on ne peut les abdiquer sans ignominie : plus nous aurons à lutter, plus notre lutte sera honorable.

— Dites donc aussi plus notre bonheur sera grand. Tenez, le prince d’Héricourt racontait l’autre jour un trait qui m’a frappée. Je vous dirai tout à l’heure le rapprochement que j’en veux tirer. Chargé d’une mission d’autant plus difficile qu’il avait à défendre la meilleure des causes, il devait traiter avec des diplomates d’une habileté consommée ; au lieu de ruser, il suivit simplement l’impulsion de son noble caractère, et fut d’une franchise véritablement si étourdissante, que ses adversaires furent complètement déroutés et que sa mission eut les plus heureux résultats : aussi me disait-il que dans la vie une ligne irréprochable était non-seulement la plus honnête, mais la plus sûre, la plus avantageuse, et l’on pourrait même dire la plus habile, s’il était possible de faire le bien par calcul.

— C’est ce qu’il appelle la finesse des gens d’honneur — me dit M. de Rochegune en souriant. — Je suis de son avis. Mais voyons l’application de cette généreuse théorie.

— Un moment encore… Il faut d’abord que je vous prévienne qu’aujourd’hui j’ai disposé de vous.

— Vraiment ? Quelle douce surprise…

— Il est trois heures ; j’ai quelques emplettes à faire, il s’agit de bronzes anciens sur lesquels je voudrais avoir votre goût. Il fait un très beau temps, nous sortirons à pied, vous me donnerez le bras.

— C’est charmant : et…

— Attendez, ce n’est pas tout encore… Ce soir je vous retrouverai chez madame de Richeville, où vous dînez comme moi ; nous irons ensuite au concert avec elle, Emma, madame de Semur, la duchesse de Granval et son mari : puis nous reviendrons prendre le thé chez moi ; car j’inaugure cette petite maison, et vous savez seul ce grand secret…

— Tenez, Mathilde, je vous avoue, à ma honte, que maintenant je suis presque indifférent à l’application de la théorie du bon prince.

— Il faut pourtant m’entendre encore. J’ai la plus grande envie de voir les tableaux de l’ancien Musée ; vous parlez peinture comme un poète. Ce n’est pas une épigramme, c’est une louange, et je me fais une fête de faire cette excursion avec vous.

— Et moi donc ! j’ai toujours pensé qu’il fallait être amoureux et aimé pour sentir toutes les beautés des chefs-d’œuvre de l’art ; on les voit alors à travers je ne sais quel reflet d’or et de lumière qui les fait divinement resplendir… Mais il nous faudra plusieurs jours pour tout admirer.

— Je l’espère bien, mon ami ; car nous serons très paresseux. Nous voyez-vous, mon bras appuyé sur le vôtre, longtemps arrêtés dans notre admiration devant un Raphaël ou un Titien ? Quel texte inépuisable de longues et douces causeries !

— Votre esprit est si impressionnable, vous avez si éminemment le sentiment du beau !…

— Et vous, mon ami, je ne sais par quel charme vous trouvez toujours le secret de ramener tout à notre amour ; je suis sûre que dans nos bonnes promenades au Musée, vous saurez me prouver que Titien, Véronèse ou Raphaël n’ont produit tant d’œuvres de génie que pour offrir des allusions à notre tendresse… Égoïste que vous êtes.

— Certes, le génie donne à tous et à chacun ; il répond à toutes les pensées, comme Dieu répond à toutes les prières…

— Oh ! vous ne serez pas embarrassé pour vous justifier ; d’ailleurs je crois que je vous aiderai moi-même… Maintenant, voici l’application de la théorie du prince d’Héricourt. Croyez-vous que nous pourrions réaliser tant de charmants projets, vivre sans gêne et sans scrupule dans cette facile et adorable intimité de tous les jours, de tous les instants, si notre amour n’était pas tel qu’il est ? Ah ! mon ami — lui dis-je ne pouvant retenir une larme de bonheur — il faut être femme pour sentir de quelle tendre, de quelle ineffable reconnaissance nous sommes pénétrées pour celui dont la délicatesse sait nous épargner la honte et les remords de l’amour !

— Et il faut être aimé par vous, Mathilde, pour comprendre qu’il est de célestes ravissements où l’âme semble s’exhaler dans une adoration passionnée ; qu’il est enfin des jouissances à la fois si pures et si vives, qu’elles fondent nos instincts terrestres dans l’extase ineffable où elles nous enlèvent… Oh ! Mathilde… maintenant je crois… aux délices de l’union des âmes.

— Et puis ce qui me ravit encore dans notre amour — dis-je à M. de Rochegune — c’est qu’il ne peut être soumis aux phases, aux variations d’un amour ordinaire : dans la sphère élevée où il plane, il échappera toujours aux dangers de la satiété, de l’inconstance. Pourquoi ne durerait-il pas éternellement ?

— Éternellement ? oui, Mathilde, éternellement, car vous avez dit vrai, il est dégagé de tout ce qui lui est ordinairement fatal ou mortel ! Vous avez dit vrai, la précieuse liberté dont nous jouissons est une magnifique récompense. Si vous saviez combien la vie ainsi passée près de vous me paraît belle, heureuse… Si vous saviez tous les plans que je forme.

— Et moi donc, mon ami, vous n’avez pas d’idée de mes projets ; quelquefois j’en suis confuse, tant ils enchaînent votre avenir.

— Cela vous regarde, Mathilde ; cet avenir est à vous, je ne m’en mêle plus, et votre confusion…

— Ma confusion, c’est l’embarras des richesses ; j’ai mille desseins, et je ne m’arrête à aucun. Vous ne savez pas tous les romans dont vous êtes le héros… Pourtant je me suis arrêtée pour cette année à un voyage d’Italie ; nous le ferons avec madame de Richeville. Le prince et la princesse d’Héricourt, en revenant de Goritz, nous rejoindrons à Florence.

M. de Rochegune me regarda d’un air très surpris, puis il ajouta en souriant :

— Au fait, pourquoi m’étonner ? Je ne désirais pas autre chose au monde ; vous m’avez deviné, il n’y a rien que de très naturel à cela,

— De très naturel ?

— Oui. Dussiez-vous vous moquer de ma métaphysique, je prétends que d’un sentiment puéril doivent naître des projets pareils ; plus ce sentiment sera exalté ; plus il sera concentré dans l’imagination, plus ces mystérieuses sympathies de volonté seront fréquentes et normales. Pardonnez-moi cet horrible mot.

— Je vous le pardonne en faveur de votre système : quoique très fou, il me plaît beaucoup. Ainsi donc, mon voyage d’Italie…

— M’enchante ; songez donc… parcourir avec vous cette terre promise des arts.

— Peut-être même nous établirions-nous quelque temps dans ce pays… un hiver à Naples ou à Rome… qu’en diriez-vous ? madame de Richeville serait ravie d’un pareil séjour.

— Je ne dis rien, Mathilde, je ne veux rien, je ne pense rien ; vous avez ma vie, disposez-en…

— Eh bien ! ainsi, nous passons l’hiver à Naples ; puis nous revenons de l’Italie par l’Allemagne, afin de voir les bords du Rhin dans toute leur parure particulière. Peut-être même nous arrêterions-nous quelque temps dans un des vieux châteaux qui dominent ce beau fleuve.

— Encore un de vos désirs, Mathilde, qui aurait droit de me surprendre, tant il m’est sympathique ; la même idée m’était venue : à mon retour de Rome, j’avais loué le château d’Arnesberg ; il est situé dans une position ravissante, j’y ai passé trois mois… vous le reconnaîtrez, j’en suis sûr, vous l’avez si longtemps habité avec moi… Mais voyez donc quel adorable avenir, Mathilde… quel bonheur de vivre avec vous dans cette intimité de voyage plus étroite encore, d’échanger chaque jour nos impressions, nos joies, nos rêveries, nos tristesses !

— Nos tristesses ?

— Oui, car enfin le vœu de mon père aurait pu se réaliser.

— Soyez raisonnable, mon ami, ne devons-nous pas remercier Dieu du bonheur inespéré qu’il nous accorde ?

— Oh ! Mathilde, il n’y a pas d’amertume dans ce regret, c’est un regret plein de mélancolie : figurez-vous un homme souverainement heureux sur la terre… mais rêvant le bonheur des cieux.

— Mais voyez un peu comme nous voilà loin de notre examen de cœur, je ne vous en tiens pas quitte.

— Voyons, Mathilde, que ressentez-vous pour moi à cette heure ? Je vous écoute avec l’orgueilleux recueillement d’un poète qui entend lire son œuvre… car enfin votre amour est mon ouvrage.

Après quelques moments de réflexions, pendant lesquels je m’interrogeais sincèrement, je répondis à M. de Rochegune : — Il y a une différence très grande entre ce que je ressentais pour vous il y a quelque temps, et ce que je ressens maintenant… Je ne pourrais guère vous expliquer cela que par une comparaison. Nous parlions tout à l’heure de voyages, d’un château romantique situé sur les bords du Rhin ; eh bien !… moi, touriste….. qu’un site à la fois majestueux, pittoresque et charmant me frappe d’admiration, ma pensée s’y repose avec bonheur, je me dis qu’il serait doux de passer sa vie au milieu de cette solitude animée par la vue des grands spectacles de la nature : tout me séduit, les lignes sévères des montagnes, la fraîcheur des riantes prairies, la profondeur mystérieuse des ombrages, la pureté des eaux, l’aspect chevaleresque des hautes tourelles ; j’admire… et cette contemplation n’est pas sans amertume, parce qu’il s’y joint une secrète envie… Mais que, par un heureux caprice de la destinée, toutes ces magnificences naturelles m’appartiennent… mais que j’aie la certitude de vivre à jamais dans cet Éden, alors mon admiration devient exclusive, alors ces beautés deviennent miennes, alors je m’en glorifie, je m’en pare, alors c’est mon château.

— Bonne et tendre Mathilde… puisse au moins la sûreté, la sécurité de cette possession… vous dédommager de toutes les magnificences qui manquent pour être digne de vous !

— Oh ! ma sécurité est entière… mon ami… Ce n’est pas confiance déplacée ; je ne serai jamais jalouse de vous, parce que vous ne pourrez jamais éprouver pour aucune femme le sentiment que vous éprouvez pour moi.

— Ni celui-là, ni aucun autre, je vous le jure.

— Mon ami, parlons de ce qui est probable et possible. Il est de ces vœux éternels qu’on ne peut exiger que d’une femme, et qu’une femme seule peut être certaine d’accomplir.

— Écoutez-moi, Mathilde, je ne veux rien exagérer. Non-seulement je vous parle avec sincérité, mais j’ai justement et heureusement à vous citer un fait à l’appui de ce que je vous dis.

— Vraiment ? quel à-propos !

— Sérieusement, Mathilde, depuis que je sais que vous m’aimez, il n’y a plus pour moi d’autre femme que vous ; vous êtes un point de comparaison auquel je ramène tout, et tout me devient indifférent. J’en ai la preuve vous dis-je — une preuve toute récente.

— Quelle preuve ? faites vite cette confidence — dis-je en souriant — que je voie si je suis aussi peu jalouse que je le dis.

— Avant-hier, en sortant de chez madame de Richeville, où nous avions passé la soirée ensemble, je rentrai chez moi, je trouvai un billet à peu près conçu eu ces termes :

« Une personne bien malheureuse, qui a quelques droits à votre pitié, vous supplie de lui accorder un moment d’entretien ; mais les circonstances sont telles que cette personne ne peut vous rencontrer que cette nuit… au bal de l’Opéra. »

À ces mots de M. de Rochegune, je ne sais quelle folle, quelle funeste pensée me traversa l’esprit.

M. de Lancry, dans la lettre que je venais de lire, parlait de reproches adressés à Ursule à propos du bal de la mi-carême où elle était allée secrètement, je m’imaginai que ma cousine était l’héroïne de l’aventure que M. de Rochegune venait de me raconter.

Mon saisissement fut tel, que je m’écriai :

— Au bal de l’Opéra… dans la nuit d’avant-hier !

M. de Rochegune attribua cette exclamation à une autre cause.

— Cela vous semble étrange, Mathilde, mais vous oubliez que la nuit de jeudi à vendredi était la nuit de la mi-carême. Je trouvai ce rendez-vous assez étrange, mon premier mouvement fut de n’y pas aller ; mais je me ravisai en réfléchissant qu’après tout une véritable infortune n’osait peut-être se révéler à moi qu’à l’abri de ce masque de fête : j’oubliais de vous dire qu’on devait m’attendre devant l’horloge depuis minuit jusqu’à quatre heures du matin. Cette preuve de patience opiniâtre confirma presque mes soupçons ; j’allai donc à ce bal ; malheureusement pour ce rendez-vous, je fus pris en entrant par madame de Longpré que je ne reconnus qu’au bout d’un quart d’heure de conversation ; puis par une autre femme très gaie, très moqueuse, que je n’ai pu reconnaître, et dont le babil m’aurait beaucoup amusé, si je n’avais pas songé que peut-être j’étais attendu avec anxiété ; enfin j’arrivai devant l’horloge, deux heures et demie sonnaient.

— Eh bien ! — dis-je à M. de Rochegune en tâchant de sourire pour cacher mon anxiété.

— Eh bien ! je vis debout, au pied de l’horloge, une femme en domino de satin noir. Sa tête était baissée sur sa poitrine. Sans doute, absorbée par une méditation profonde, elle ne m’aperçut pas. Voulant voir si cette personne était bien celle que je devais rencontrer, je m’approchai d’elle et lui dis : — « Si vous attendez quelqu’un, Madame, celui-là est à la fois bien heureux et bien coupable. » — Mon domino tressaillit, releva vivement la tête, et me dit d’une voix émue : — Monsieur, je vous en prie sortons du foyer. — Il y avait beaucoup de monde, nous restâmes quelques minutes avant de pouvoir traverser une foule épaisse dont les oscillations me rapprochèrent parfois assez de cette femme inconnue pour que, lui donnant le bras, je pusse sentir son cœur battre avec une force qui décelait une violente agitation.

— Et cette femme était-elle grande ?

— Un peu plus grande que vous, Mathilde, très mince, et elle me parut avoir une taille charmante. Pour échapper à la foule, nous montâmes dans le corridor des secondes loges. Cette femme était toute tremblante. Je lui proposai de s’asseoir. — Non, non — s’écria-t-elle d’une voix émue, en me serrant le bras avec un tressaillement convulsif — c’est la première fois que je puis m’appuyer sur ce noble bras… ce sera aussi la dernière… Marchons, je vous en prie, marchons…

— Mais enfin cette femme, que vous dit-elle, que voulait-elle ?

— Me parler de vous.

— De moi ?

— Avec une admiration profonde.

— Elle voulait vous parler de moi, de moi, de moi ? — m’écriai-je, toujours persuadée que ce domino mystérieux n’était autre qu’Ursule.

— Oui, me parler de vous, Mathilde, et dans des termes que je lui enviais. Jamais votre cœur, votre esprit, vos malheurs, n’ont été appréciés, n’ont été vantés avec une éloquence plus touchante. J’étais dans le ravissement en écoutant cette femme inconnue ; j’étais séduit par l’admiration passionnée avec laquelle elle me parlait de notre amour, de notre bonheur. Vraiment, Mathilde, pour comprendre l’élévation de ces sentiments, il fallait qu’elle fût presque capable de les éprouver…

— Vous croyez, mon ami ?…

— Je n’en doute pas. Que vous dirai-je ? une fois cet entretien commencé, pour ainsi dire, sous l’invocation, sous le charme de votre nom, je vis avec chagrin arriver le moment de le terminer. Jamais je n’ai rencontré un esprit plus vif, plus prompt, plus incisif. Après l’admiration de notre amour vinrent les sarcasmes contre les gens qui l’enviaient. Ou je me trompe beaucoup, ou cette femme est douée d’un caractère d’une rare énergie, car, par un étrange contraste, autant, lorsqu’il était question de vous et de moi, sa voix était douce, pénétrante, autant elle était impérieuse et âpre lorsqu’il s’agissait de nos ennemis ou de nos envieux. Je n’oublierai de ma vie le portrait qu’elle a fait de votre mari et de votre infernale cousine.

— Elle vous a parlé d’Ursule ?… m’écriai-je.

— Oh ! bien longuement, et avec quelle verve d’indignation ! avec quel mépris ! Elle et M. de Lancry ont été immolés sans pitié. Votre cousine a peut-être encore été plus maltraitée que votre mari ; notre amie inconnue semblait prendre une joie cruelle à flétrir la honteuse conduite de cette femme. Son esprit satirique s’est aussi cruellement exercé sur mademoiselle de Maran, et tout cela avec un entrain, un brillant, une puissance qui me confondaient… Autrefois, et c’est là où j’en veux arriver, Mathilde, autrefois j’aurais eu la tête tournée de cette inconnue, j’aurais été fou de cet esprit audacieux, presque cynique, lorsqu’il s’agissait d’attaquer le vice et la bassesse ; rempli de charme et de sensibilité, lorsqu’il voulait louer ce qui était noble et beau. Eh bien ! ces contrastes si remarquables dans cette femme m’ont beaucoup frappé dans le moment ; mais ils m’ont laissé depuis fort peu curieux et fort indifférent, tandis qu’autrefois, je vous le répète, j’aurais tout fait pour pénétrer le caractère réel de cette créature mystérieuse… Mais c’est tout simple, Mathilde, tout ce qui n’est pas vous m’est antipathique ; vous m’avez rendu très difficile ; vous avez, si cela peut se dire, épuré, divinisé mon goût et mon cœur. Oui, à cette heure, je suis comme ces fanatiques de l’art qui ne peuvent détourner leurs yeux du type auguste et idéal que nous a légué l’antiquité ; une fois arrivé à cette religion du beau, une fois habitué à le contempler dans sa majestueuse sérénité, à l’adorer dans sa grandeur, à l’aimer dans sa simplicité, on prend en dégoût, en aversion, la fantaisie, le caprice, le joli, le maniéré ; enfin on déteste tout ce qui diffère de cette magnifique unité qui semble procéder de Dieu… Vous voyez, Mathilde, si j’avais raison de vous dire que ce qui n’était pas vous n’existait pas…

— Et cette femme, la croyez-vous belle et jeune ?

— Belle, je ne sais pas ; mais jeune, la fraîcheur de sa voix, la finesse de sa taille, la souplesse de sa démarche me portent à le croire… Que dis-je ? je n’en doute pas ; j’oubliais que j’ai vu sa main nue ; et si je n’avais vu la vôtre j’aurais trouvé la sienne la plus jolie du monde ; mais du moins sa blancheur, ses contours ronds et polis annonçaient certainement la jeunesse.

— Et comment finit cet entretien, que voulait-elle, enfin, cette femme ?

— Avoir — me dit-elle — la seule conversation qu’il lui fût possible d’avoir avec moi, juger par elle-même si ce qu’on lui disait de moi était vrai… et m’exprimer les vœux qu’elle faisait pour notre bonheur. Et puis enfin… Mais vous allez vous moquer de moi et de mon inconnue… et vous aurez bien raison…

— Dites, dites — je vous en prie.

— D’abord, Mathilde, je dois vous prévenir que j’ai été surpris… D’honneur, je ne m’attendais à rien moins qu’à cette preuve plus que bizarre de son admiration.

— Dites, dites : je vous assure, mon ami, que je ne me moquerai pas de vous.

— Eh bien ! au moment de me quitter, cette femme singulière me tendit cordialement sa main ; je la pris… Alors… Mais en vérité, il est aussi ridicule de raconter cette niaiserie que de la commettre.

— Je veux tout savoir.

— Préparez-vous donc à rire. — Eh bien ! alors mon inconnue porta ma main à ses lèvres sous la barbe de son masque avec un mouvement de soumission craintive, de servilité passionnée… qui me confondit de surprise… Elle avait la tête baissée ; une larme tomba sur ma main, et mon domino disparut brusquement dans la foule.

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Sous un prétexte frivole, je remis au lendemain la promenade que je devais faire ce jour-là avec M. de Rochegune et je restai seule.