Mathilde, Mémoires d’une jeune femme/Partie IV/09

Gosselin (Tome Vp. 195-225).
Quatrième partie


CHAPITRE IX.

CORRESPONDANCE.


Quelques jours après la conversation que je viens de raconter, je reçus ces deux nouvelles lettres de M. de Lancry par la voie mystérieuse dont j’ai déjà parlé.

Ces lettres, adressées à la même personne inconnue, étaient encore accompagnées d’un bouquet de fleurs vénéneuses, symbole du souvenir de M. Lugarto.


M. DE LANCRY À ***.
Paris, mars 1834.

« Tout m’accable à la fois ; c’est à devenir fou de rage et de honte. Voici maintenant que le monde s’imagine de moraliser et de me mettre au ban de certaines coteries prudes et revêches.

« Je me serais complètement moqué de ces vertueuses philippiques si elles n’avaient pas eu quelque réaction sur cette femme qui semble née pour mon malheur, et que je ne puis, néanmoins, m’empêcher d’aimer plus follement que jamais.

« Quand vous lirez ceci au fond de vos bruyères sauvages, vous vous demanderez, j’en suis sûr, si nous revenons au temps des Amadis et des Galaor.

« Je ne sais si vous avez autrefois rencontré dans le monde un marquis de Rochegune homme assez original, fort riche, aussi philanthrope que l’était son père, bizarrement romanesque, allant en chevalier errant guerroyer çà et là ; brave d’ailleurs, ne manquant pas d’esprit, et parlant à la chambre des pairs, aujourd’hui contre ses amis, demain pour ses ennemis, si amis ou ennemis heurtent ses principes. Du reste homme sans élégance, ne sachant ni jouir ni se faire honneur de sa fortune, car il a plus de trois cent mille livres de rentes et en dépense pour lui à peine soixante, dit-on. On prétend qu’il donne beaucoup en aumônes, mais dans le plus grand secret ; c’est plus économique. Quant à sa figure, elle est assez caractérisée, mais dure et sans charme. Cependant les femmes sont si singulières, qu’en Italie, en Espagne, et même à Paris, il a eu assez d’aventures pour pouvoir prétendre à des succès moins sérieux que ceux qu’il ambitionne.

« Après un voyage de deux ou trois ans, il est revenu cet hiver à Paris. Ses traits se sont incroyablement bronzés sous le soleil d’Orient. Cet agrément, joint à d’épaisses moustaches brunes et à quelque chose de hautain, d’âpre et de cassant dans ses manières, lui donne la physionomie d’un bravo italien ; mais, avec sa stupidité habituelle, le monde, admirant toujours ce qui est nouveau, s’est engoué de ce philanthrope-matamore, de ce soldat-avocassier, de ce millionnaire avare, et à cette heure on ne jure que par lui.

« Si vous me demandez pourquoi je m’étends avec autant de complaisance sur ce portrait, c’est que M. de Rochegune est tout simplement l’amant de ma femme… Ne prenez pas ceci au moins pour du cynisme : en parlant de la sorte, je suis l’écho des gens les plus graves, les plus religieux, qui ont pris ce bel et touchant amour sous leur patronage. Oui, ils ont proclamé madame de Lancry libre de tous liens envers moi ; l’unique condition qu’ils ont mise à ce divorce au petit pied est qu’elle garderait mon nom pur et sans tache. Sauf ces réserves, elle est donc parfaitement autorisée à goûter en paix et au grand jour toutes les chastes douceurs de l’amour platonique avec M. de Rochegune : vu que je suis un misérable, et que j’ai abandonné ma femme pour vivre avec ma maîtresse dans un cynisme révoltant.

« Savez-vous qui s’est ainsi porté accusateur public devant la société au nom de ma compagne outragée ? c’est le vieux prince d’Héricourt, l’homme pur et honorable, le grand seigneur par excellence. Vous m’avouerez qu’il joue là un singulier rôle, d’autant plus singulier que son réquisitoire moral est venu à propos d’une nouvelle excentricité de M. de Rochegune, qui un beau jour a trouvé charmant de déclarer devant tout Paris qu’il aimait passionnément ma femme, et que celle-ci le lui rendait bien, en tout bien en tout honneur, s’entend…

« Là-dessus le vieux prince et la princesse (une angélique dévote, notez bien cela) se sont mis à crier bravo, à féliciter M. de Rochegune de sa franchise. Enfin l’enthousiasme ou plutôt le ridicule engouement a été tel, qu’une femme de mes amies, qui m’a raconté cette scène, m’a avoué, tout en se moquant beaucoup d’elle-même, qu’un moment elle n’avait pu résister à l’exaltation générale.

« Vous le savez, tout est mode à Paris ; aussi est-on pour l’instant affolé de ce qu’on appelle la loyauté chevaleresque de M. de Rochegune. Les femmes en perdent la tête, les hommes le jalousent ou le craignent. Madame de Lancry est citée comme un modèle admirable de vertueuse passion ; et pour le quart d’heure, l’amour platonique et ses innocentes consolations font fureur.

« Avec tout ce platonisme-là, je suis quelquefois très tenté de regarder M. de Rochegune comme le plus grand roué que je connaisse. Il n’y aurait rien de plus commode que cette nouvelle manière de conduire une liaison : on afficherait une femme le plus franchement, le plus vertueusement du monde et, à l’abri de ce complaisant et chaste manteau, on rirait des niais et des bonnes âmes…

« Pourtant, non, non, je connais ma femme ; ou elle est incroyablement changée, ou mon nom est toujours resté sans tache. De son côté, Rochegune est assez original pour trouver du piquant dans cet amour éthéré, dont l’immatérialité durera… ce qu’elle pourra.

« Encore une fois, de tout ceci je me moquerais fort si les paroles sévères et gourmées du vieux prince d’Héricourt n’avaient eu pour moi de dures conséquences ; je ne puis le nier, c’est une espèce d’oracle considéré et très écouté ; il a flétri ce qu’il a appelé l’indignité de ma conduite envers ma femme, disant que la société devait venger madame de Lancry en me témoignant une froideur significative. Malheureusement, ces paroles ont eu de l’écho : des rivaux qui m’enviaient, des sots dont j’avais blessé l’amour-propre, de jeunes femmes que j’avais trompées, les laides que j’avais dédaignées, ont accueilli ces beaux propos du prince, et je m’aperçois depuis quelques jours qu’on me reçoit dans le monde avec un silence morne, une politesse glaciale, mille fois plus blessante que l’impertinence, car je ne puis pas trouver le prétexte de me plaindre ou de me fâcher.

« Si le prince d’Héricourt n’était pas un vieillard, je serais remonté à la source de cette misérable ligue, et je l’aurais provoqué ; mais il n’y faut pas songer. Il me reste le Rochegune : vingt fois par jour, je suis tenté de me battre avec lui ; mais je crains le ridicule : on croirait peut-être que ma jalousie cause ce duel. Pourtant j’aimerais à tuer cet homme, car je l’exècre ; de tout temps il m’a été souverainement antipathique : il était l’ami de Mortagne, que je n’ai plus à détester. Avant mon mariage, je le trouvais déjà insupportable par ses affections de charités obscures, de bienfaits mystérieux ; mais au moins il n’avait pas cette physionomie impérieuse, cette attitude insolente qu’il a maintenant.

« L’autre jour, je l’ai reucontré, il était à cheval et moi aussi. Le sang m’a monté au visage ; j’espérais qu’il ne me saluerait pas, et peut-être aurais-je été assez fou pour lui chercher querelle. Malédiction ! il m’a salué ; mais son salut a été un de ces outrages sans nom, sans forme, qu’on ressent jusqu’au vif, et dont on ne peut se plaindre : il m’a semblé lire sur ses traits durs et impassibles, dans son regard sévère et perçant, qu’en moi il saluait l’homme dont madame de Lancry portait le nom, ou qu’il saluait peut-être le mari de sa maîtresse ; car, après tout, je suis bien sot de croire à la vertu de ma femme ! Mais encore non, non, malgré moi, je voudrais la croire coupable quelquefois ; il me semble que je respirerais plus à l’aise… que mes torts me seraient moins odieux, mais je ne puis compter sur ses faiblesses : elle n’aura jamais l’énergie de commettre une faute, elle saura pleurer, gémir, mais se venger… jamais. Tantôt y réfléchissant j’aime mieux croire à sa vertu : quoique je n’aie aucun amour pour elle, il me serait peut-être plus pénible que je ne le pense de la savoir coupable, ce serait une blessure de plus à mon amour-propre.

« Ce qui m’obsède, ce qui m’irrite au dernier point, c’est de voir que personne ne trouve ce Rochegune ridicule ; dans cette circonstance qui prête tant à la moquerie, vingt autres à sa place auraient été hués. Que devient donc la méchanceté du monde ? ou bien quel pouvoir a donc cet homme qui joue avec le feu, qui réussit là où tous les autres échoueraient ? comment fait-il pour se mettre très à la mode en affichant des principes qui réhabilitent, ne fût-ce que pour quinze jours, l’amour platonique, ce rêve caduc et niais des enfants, des pensionnaires ou des vieillards ?… Non, non, il est impossible qu’il joue ce jeu-là franchement…

« Et pourtant, si c’est une rouerie, ne trouvez-vous pas cet homme plus étonnant encore ? Prendre pour dupes, pour complaisants, pour défenseurs, des personnes comme le prince d’Héricourt et sa femme… n’est-ce pas admirable ? Tenez… c’est un problème que cet homme ! mais quel qu’il soit, je le hais, oh ! je le hais jusqu’au sang… surtout depuis quelque temps ; je ne sais pourquoi. C’est une haine sourde ; c’est comme un pressentiment que cet homme me fera du mal, qu’il me blessera dans ce que j’ai de plus cher…

« Après tout, pourquoi prendre tant de détours avec vous ? je vous écris pour épancher ma bile, pour exhaler tous les bouillonnements de mon âme. Eh bien ! depuis que, directement ou indirectement, cet homme a été cause du froid accueil qu’on me fait dans le monde, Ursule est devenue intraitable à mon égard. Je ne sais si elle se trouve humiliée des humiliations qu’on m’impose, je ne sais si son amour-propre en souffre pour elle ou pour moi ; mais elle a osé me dire que je méritais ce traitement par mon odieuse conduite envers ma femme, elle a osé me dire que la société faisait bien de me flétrir ainsi, et qu’elle devrait user plus souvent de cette sorte de vengeance, qui peut atteindre des vices ou des crimes qui échappent aux lois.

« — Mais — me suis-je écrié stupéfait de cette audace — n’êtes-vous pas attaquée comme moi, insultée comme moi ?

« — Eh ! m’entendez-vous me plaindre ! — m’a-t-elle répondu. — Le monde est juste ; j’ai voulu, à quelque prix que ce fût, (et à quel prix, mon Dieu !) être une femme à la mode, briller à Paris, être l’idole de ses fêtes… Tout cela, je l’ai été. L’on croit que c’est par amour que je vous ai enlevé à votre femme et l’on me trouve odieuse ; on a raison : si l’on savait que je ne vous ai jamais aimé, on me trouverait bien plus odieuse, bien plus infâme encore ; et l’on aurait toujours raison. »

« Je vous le demande, n’était-ce pas à la tuer de mes propres mains ? Mais elle m’avait, depuis si longtemps, habitué à ses boutades, à ses caprices que je n’aurais pas attaché beaucoup d’importance à ses duretés, si, depuis quelque temps, son humeur n’était devenue étrangement sombre, taciturne.

« Je n’ose dire, même à vous, les folies que j’ai faites pour la sortir de l’espèce de mélancolie morne où elle est plongée. Tout a été vain ; maintenant elle refuse de descendre chez mademoiselle de Maran. Celle-ci, qui a subi la fascination de cette femme, est aussi impuissante que moi à la distraire. Ursule l’accueille tantôt avec indifférence, tantôt avec dédain. Elle passe des journées entières seule à lire ou à rêver ; sa femme de chambre, qui est à moi, me dit que sa maîtresse doit être sous l’empire d’un profond chagrin, qu’elle ne la reconnaît plus, qu’elle se promène quelquefois des heures entières dans sa chambre en marchant avec agitation ; puis qu’elle tombe, accablée, en se cachant la tête dans ses mains.

« Je la trouve en effet changée ; elle maigrit, elle perd ce coloris qui la rendait d’une fraîcheur idéale, elle perd ce léger embonpoint, qui donnait tant de charmes à sa taille élancée ; ses yeux se creusent : depuis un mois je ne l’ai pas vue rire de ce rire moqueur et hardi, à la fois si redoutable et si séduisant chez elle.

« Par je ne sais quel caprice, elle veut souvent rester dans l’obscurité la plus complète ; alors, elle refuse de recevoir personne. Lorsque j’ai vu ces symptômes de tristesse dont j’ignorais la cause, j’espérais que le chagrin détendrait peut-être ce caractère inflexible. Heureuse et gaie, j’avais prodigué l’or pour satisfaire ses moindres caprices ; mélancolique et chagrine, j’aurais voulu lui offrir pour consolation des trésors d’amour délicat et passionné : trésors que j’amassais depuis si longtemps dans mon cœur, et que j’avais à peine osé lui dévoiler, tant je craignais ses railleries !

« Je me disais : Enfin, voici le moment où je pourrai la dominer, peut-être, par l’ascendant du dévouement le plus tendre. Eh bien, non, non, elle m’échappe encore… à genoux, à genoux devant elle, baignant ses mains de larmes… car cette femme me fait pleurer comme un enfant, en vain m’écriai-je : « Par pitié, dites-moi ce qui vous afflige ; dites-moi vos souffrances, que je les partage ; dites-moi que je puis espérer de vous consoler un peu, et vous verrez quelles ressources inouïes vous trouverez dans mon cœur. Oh ! non, vous ne soupçonnez pas ce dont je suis capable pour chasser un tourment de votre cœur. Vous vous êtes quelquefois étonnée des prodiges que j’opérais pour combler vos désirs les plus insensés ; eh bien, cela n’est rien, rien auprès des merveilles de tendresse que m’inspireraient votre confiance, l’espoir de vous épargner quelques souffrances ! » ......

« Oh ! croyez-moi, ce que je disais-là, pleurant aux pieds de cette femme, je le ressentais ; j’éprouvais ce que jamais je n’avais ressenti jusqu’alors, une douleur profonde, un affreux brisement de cœur, seulement parce que je voyais Ursule abattue. J’ignorais la cause de ses chagrins ; mais elle souffrait et je souffrais… c’étaient de continuels élancements de toute mon âme vers la sienne.

« Je vous le dis à vous, cette fois j’étais sincère ; mes prières partaient du fond de mon cœur, mes sanglots du fond de mes entrailles… Mes larmes étaient âcres, brûlantes comme les vraies larmes du désespoir.. Eh bien ! cette femme restait muette, indifférente et sombre, comme si elle ne m’eût pas compris ou entendu.

« Mais elle est donc stupide ou folle, cette femme, de ne pas voir combien je l’aime ! Elle ne sait donc pas, la malheureuse ! ce que c’est que d’avoir au moins un cœur sur lequel on puisse à jamais compter ! Elle ne sait donc pas combien il est rare d’inspirer une passion telle que celle qu’elle m’inspire ! Elle ne sait donc pas que, si criminel que soit mon amour, c’est un crime que de le jeter au vent ! Elle ne pense donc pas à l’avenir ! Elle ne pense donc pas qu’un jour sa jeunesse, sa beauté ne seront plus qu’un souvenir, et qu’elle sera trop heureuse de trouver cette affection qu’elle dédaigne maintenant, cette affection qui doit être éternelle puisqu’elle a résisté à ses caprices, à ses mépris, à son ingratitude… Mais, tenez, ceci est affreux. Je deviens fou de rage contre moi et contre elle. Je ne puis continuer cette lettre… La colère et la douleur m’aveuglent. »

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Paris…

« Hier il m’avait été impossible de continuer cette lettre ; je la reprends, de nouveaux événements sont arrivés. J’espère éclaircir mes idées en vous écrivant, car ma tête est un tel chaos qu’elles y bouillonnent sans ordre et sans suite.

« Rassemblons les faits et mes souvenirs. Hier, après avoir interrompu cette lettre, j’allai voir Ursule : on me dit qu’elle était souffrante, qu’elle ne recevait personne ; par trois fois je me suis présenté chez elle, impossible de franchir la porte de son appartement. J’y suis retourné ce matin ; quelle a été ma stupeur lorsque mademoiselle de Maran m’apprit tout émue (elle émue !) qu’Ursule venait de l’informer qu’elle désirait quitter l’hôtel de Maran, et vivre seule désormais ! Sans rien écouter davantage, je cours chez Ursule ; en vain sa femme de chambre veut m’empêcher d’entrer, je pénètre dans son salon presque de force : je la trouve rangeant quelques papiers dans son secrétaire.

« — Cela est-il vrai ? — m’écriai-je dans mon égarement, sans lui dire à quoi je faisais allusion.

« Elle me regarda d’un air sombre et distrait, et me répondit :

« — Que voulez-vous ?

« — Mademoiselle de Maran m’apprend que vous quittez cet hôtel… Cela est impossible.

« Elle haussa les épaules et me dit, continuant de mettre ses papiers en ordre :

« — Cela est possible, puisque cela est.

« — Cela ne sera pas ! — m’écriai-je hors de moi… — je vous le défends ; cela ne sera pas !

« — Vous me le défendez ? cela ne sera pas ? Et de quel droit me parlez-vous ainsi, Monsieur ? — reprit-elle en me regardant fièrement.

« — Légitimes ou non, j’ai des droits sur vous, et je les ferai valoir.

« — Et auprès de qui, Monsieur, les ferez-vous valoir ?

« — Je vous dis que je ne veux pas que vous quittiez cette maison, ou sinon je vous accompagnerai partout où vous irez ! — m’écriai-je.

« — Je quitterai cette maison, Monsieur, et vous ne m’accompagnerez pas.

« — Tenez, Ursule, ne me poussez pas à bout, ne m’exaspérez pas. Je vais vous dire en deux mots pourquoi vous et moi nous ne pouvons nous quitter désormais ; je vous ai sacrifié ma femme, je suis presque déshonoré dans le monde. Vous voyez donc bien que nous ne pouvons pas nous quitter ; fatalement nous sommes désormais enchaînés l’un à l’autre. Quel que soit mon sort, vous le partagerez. Vous entendez bien, n’est-ce pas ? — lui dis-je en serrant les dents avec rage, car l’impassible sang-froid avec lequel elle m’écoutait me mettait hors de moi.

« Elle me répondit en me regardant jusqu’au fond de l’âme, et sans baisser ses yeux devant les miens :

« — Moi, je vais vous dire en deux mots pourquoi nous ne devons plus rien avoir de commun ensemble. Personne au monde n’a de droits sur moi, je quitterai cette maison quand je le voudrai ; et si vous m’obsédez… quoiqu’il n’y ait rien de plus vulgaire que ce procédé, je m’adresserai à qui de droit pour être protégée contre vos poursuites.

« — Vous vous adresserez à l’autorité, à la police, sans doute — m’écriai-je avec un éclat de rire convulsif ; puis, comme dans mon étonnement je regardai machinalement autour de moi, je vis sur un sofa un domino de satin noir.

« Un éclair de jalousie me traversa l’esprit, je me souvins que la veille était le jour de la mi-carême ; saisissant le domino et le lui montrant :

« — Vous avez été cette nuit au bal de l’Opéra — m’écriai-je — malgré vos prétendues souffrances, malgré votre mélancolie prétendue ?

« — Je suis en effet allée au bal de l’Opéra cette nuit, malgré mes souffrances, malgré ma mélancolie prétendue — reprit-elle, — c’est ce qui vous prouve, j’espère, que mon désir de m’y rendre était bien violent.

« — Je vois tout, je devine tout — m’écriai-je — vous aimez quelqu’un, vous avez une intrigue, un amant ; mais, par l’enfer ! celui-là que vous voulez aller rejoindre si effrontément ne sortira pas vivant de mes mains… Et d’abord, je m’installe ici, je n’en bouge pas — m’écriai-je m’asseyant sur un sofa.

« — À votre aise, Monsieur — me dit-elle — et, sans paraître s’apercevoir de ma présence, elle continua ce qu’elle avait entrepris.

« Ce sang-froid, cette dureté, cette impudence m’exaspérèrent ; je lui arrachai des mains les papiers qu’elle tenait, et je les jetai au milieu du salon.

« Elle me regarda d’un air impassible, haussa les épaules, et fit un mouvement pour sortir. Je la saisis rudement par le bras.

« — Vous ne sortirez pas — m’écriai-je ; — vous ne sortirez pas que vous ne m’ayez dit pourquoi vous êtes allée cette nuit au bal de l’Opéra sans m’en prévenir, souffrante comme vous l’êtes… car vous êtes pâle et bien changée… Malheureuse femme ! — lui dis-je sans pouvoir vaincre encore mon attendrissement et mes larmes à la vue de son visage amaigri — quel impérieux motif a donc pu vous conduire à ce bal ?… Répondez…

« Sans me dire un mot, elle se dégagea doucement de mon étreinte ; j’étais devant la porte, lui barrant le passage : elle s’assit, appuya son coude sur le bras d’un fauteuil, posa son menton dans sa main, et resta ainsi immobile et muette. Je connaissais ce caractère intraitable ; la douceur, la prière n’en obtenaient pas plus que les menaces et la violence ; je m’humiliai lâchement encore une fois. La résolution qu’elle venait de prendre était si brusque, elle brisait si affreusement mes espérances, que je voulus tenter les derniers efforts pour fléchir cette femme ; je lui dis tout ce que peuvent inspirer la passion la plus désordonnée, le dévouement le plus aveugle, le désespoir le plus vrai, le plus douloureusement vrai… prières, sanglots, emportements, tout fut vain, tout échoua devant ce cœur de marbre. Voulant à tout prix la faire sortir d’un silence qui m’exaspérait, j’allai jusqu’à l’injure, jusqu’aux reproches les plus ignobles ; rien, rien… pas un mot.

« On eût dit une statue. Elle ne m’entendait même pas. Son esprit était ailleurs. Son regard vague, distrait, semblait suivre je ne sais quelle pensée dans l’espace : par deux fois un faible et triste sourire erra sur ses lèvres, et elle fit un léger mouvement de tête, comme si elle eût répondu à une réflexion intérieure.

« Désespéré, je descendis chez mademoiselle de Maran, Toujours égoïste, cette femme ne voyait dans la détermination d’Ursule que ce qui la touchait personnellement. Elle s’écria, dans un dépit furieux, qu’une fois Ursule partie, l’hôtel de Maran redeviendrait désert ; qu’elle s’était habituée à l’esprit d’Ursule, à son enjouement ; qu’elle ne pouvait maintenant supporter la pensée d’être séparée d’elle, tant l’isolement l’épouvantait ; elle me conjurait d’unir mes efforts aux siens pour retenir Ursule, comme si ce n’était pas mon seul, mon unique désir ; enfin, malgré son avarice croissante, mademoiselle de Maran s’écria qu’elle ne regarderait à aucun sacrifice pour garder Ursule auprès d’elle ; que si les 40,000 fr. qu’elle me donnait ne suffisaient pas pour rendre sa maison agréable elle me donnerait davantage, tout ce qui serait nécessaire, dût-elle entamer ses capitaux ; il lui restait si peu d’années à vivre qu’elle pouvait faire cette folie, disait-elle…

« J’entre dans ces détails pour vous montrer l’influence d’Ursule : elle pouvait vaincre l’avarice sordide de mademoiselle de Maran, qui jusqu’alors avait honteusement abusé de ma prodigalité et m’avait à grand’peine donné annuellement l’argent qu’elle m’avait promis pour tenir sa maison.

« Nous remontâmes auprès d’Ursule avec Mademoiselle de Maran. Celle-ci la supplia, mit en œuvre tout son esprit, toutes ses flatteries pour la décider à ne pas la quitter ; Ursule fut inflexible. Mademoiselle de Maran pleura (mademoiselle de Maran pleurer !), s’écria que le sort d’une pauvre vieille femme, seule et abandonnée aux soins de ses valets, était horrible ; qu’elle avouait avoir été assez méchante pour s’être fait tant d’ennemis ; qu’une fois Ursule partie, personne ne viendrait la voir ; que la révolution de juillet avait dispersé les anciennes relations sur lesquelles elle aurait pu compter. Ursule fut inflexible.

« Alors mademoiselle de Maran, entrant dans un accès de rage furieuse, lui fit les plus sanglants reproches, lui parla de son ingratitude, de son inconduite. Ursule sourit, et ne dit pas un mot. Enfin nous lui demandâmes comment elle vivrait ; elle nous répondit qu’il lui restait environ trente mille francs de sa dot, et que cela lui suffirait.

« Telle est la cruelle position où je me trouve ; je connais assez le caractère d’Ursule pour être certain qu’à moins d’un prodige, elle ne changera rien à ses résolutions. Je l’ai quittée il y a deux heures sans avoir pu en arracher une parole ; j’ai beau me torturer l’esprit pour deviner la cause de cette brusque détermination, je n’y parviens pas plus que je ne parviens à pénétrer la cause du chagrin, de l’accablement où je la vois depuis quelque temps.

« Chez elle, cela ne peut être le remords de sa faute. D’abord je l’avais soupçonnée d’éprouver une passion réelle et profonde ; mais quoique je l’aie vue en coquetterie avec plusieurs hommes de sa société, quoique j’aie eu souvent des doutes sur sa fidélité, doutes qui ne sont d’ailleurs jamais devenus des certitudes, rien dans ses relations mondaines avec les gens dont j’étais le plus jaloux n’avait eu le caractère de la passion : Ursule était avec eux comme avec moi, inégale, capricieuse, fantasque, hautaine ; mais jamais je ne l’avais vue triste et rêveuse comme elle l’est depuis un mois…

« Mais… tenez… une idée… me vient à l’instant : oui… pourquoi non ?… Ne riez pas de pitié… Pourquoi la tristesse croissante d’Ursule ne serait-elle pas causée par le regret de m’avoir fait dissiper plus de la moitié de ma fortune ?

« Ce qui m’a toujours invinciblement soutenu dans mon amour malgré les caprices et les hauteurs d’Ursule, c’est cette conviction profonde, qu’elle ressentait pour moi un amour bien plus vif que celui qu’elle avouait, dissimulant ainsi et par orgueil, et dans la crainte de me laisser pénétrer l’influence que j’avais sur elle ; croyant me dominer plus sûrement par ces alternatives de tendresse, de froideur ou de dédain.

« En quittant si brusquement mademoiselle de Maran sans me dire la raison de ce départ, pourquoi Ursule ne voudrait-elle pas me prouver qu’elle m’aime pour moi-même en renonçant aux splendeurs dont je l’ai entourée jusqu’ici ? Dites, pourquoi non ? Vaincue enfin par tant de preuves de passion, cette femme n’est-elle pas assez bizarre pour dédaigner maintenant ce luxe qui l’avait d’abord séduite ? Peut-être elle rêve une vie obscure et tranquille dans quelque coin éloigné de la France ou dans un pays étranger… Si cela était… si cela était… oh ! j’en mourrais de joie. Elle a totalement bouleversé mes goûts, mes habitudes ; maintenant je déteste autant le monde que je l’aimais. Mon seul vœu serait de couler mes jours près d’elle au fond de quelque solitude ignorée ; au moins là elle serait toute à moi, il n’y aurait pas une minute de sa vie qui ne m’appartînt.

« Ne prenez pas ceci pour de vaines paroles, pour des exagérations. Voilà plus de deux années que dure cette liaison, et j’aime Ursule plus ardemment, plus désespérément encore que le premier jour. Je me connais, je sais les ressources de son esprit si piquant, si original, si imprévu ; sa beauté toujours provocante n’est-elle pas pour ainsi dire toujours nouvelle : posséder une telle femme, n’est-ce pas posséder tout un sérail !

« J’ai passé ma lune de miel seul avec ma femme ; au bout de quinze jours tout a été dit, ç’a été une monotonie, une lourdeur de tendresse insupportable, aucun élan, aucun entrain… Au lieu qu’avec Ursule… Oh ! une telle vie… avec Ursule… ce serait, je vous le répète, à en devenir fou de joie…

« Tenez… tenez… je ne me trompe pas, non, tout m’est expliqué maintenant. Après avoir si longtemps dissimulé, Ursule ne le peut plus ; son amour pour moi, trop longtemps comprimé, va éclater enfin. Est-il, après tout, possible, probable, naturel, qu’une femme, si corrompue, si insensible qu’elle soit, ne se laisse pas à la fin toucher par tant d’amour !

« L’orgueil ne m’aveugle pas ; je vous fais assez d’humiliants aveux pour que je puisse, d’un autre côté, me relever un peu : je suis jeune, j’ai eu assez de succès, je ne manque ni de monde ni d’esprit ; j’ai été aimé, passionnément aimé de femmes qui, aux yeux du monde, valaient bien Ursule, à commencer par ma femme et par son amie intime madame de Richeville. Pourquoi donc Ursule ne partagerait-elle pas ma passion ? Elle a beau dire que, par cela même que je suis très épris d’elle, elle ne ressent rien pour moi… ce sont des paradoxes dont elle berce son dépit ; elle se sent maîtrisée par son amour, et elle ne veut pas en convenir.

« Mais ce domino… Peut-être est-elle jalouse de moi !… Oui… maintenant je me souviens de lui avoir dit, il y a quelque jours, que j’irais à ce bal de la mi carême. Tout ce qui s’est passé hier m’a empêché d’y aller. Ursule ignorait ces changements dans mes projets ; elle aura voulu m’épier. Ces allures sournoises sont quelquefois assez dans son caractère.

« Combien je me réjouis de vous avoir écrit ! Je me sens mieux et plus calme en terminant cette lettre qu’en la commençant. Je renais à l’espérance. Oui, plus j’y réfléchis, plus le silence obstiné qu’Ursule a gardé sur ses projets et sur la cause de sa tristesse me paraît d’un bon augure ; elle aura craint peut-être de se laisser pénétrer en me répondant. Sa distraction affectée l’a servie à souhait.

« Après deux années d’une liaison souvent troublée par la jalousie et la froideur, je l’avoue, mais enfin suivie, on n’abandonne pas ainsi un homme sans lui donner une raison, n’est-ce pas ? Après les immenses sacrifices que j’ai faits pour elle, ce serait ignoble, barbare, insensé…

« Enfin, qui la forçait à revenir à Paris ? Son mari était assez amoureux pour la reprendre, après la scène de Maran… J’avais bien songé à un retour à ce mari… cette femme est si bizarre… Mais non, non… cela est impossible… Sans trop d’orgueil, je puis bien m’estimer fort au-dessus de M. Sécherin.

« Maintenant, je me souviens de certaines remarques qui ne m’avaient pas d’abord autant frappé : lorsque je me suis oublié envers elle jusqu’à l’outrage, je n’ai lu dans ses yeux ni colère ni haine. C’était une complète indifférence. Or, Ursule est trop violente, trop fière, pour n’avoir pas ressenti vivement cette insulte. Une puissante raison l’a obligée de dissimuler ; or, quelle peut être cette raison, sinon l’intérêt que je lui inspirais ? Mon emportement même n’était-il pas une preuve de mon amour ?…

« Tenez, encore une fois, je ne puis vous dire combien je me félicite de vous avoir écrit et de vous écrire ; en pensant ainsi tout haut et avec confiance, de raisonnement en raisonnement, de conséquence en conséquence, je suis parti d’une impression horriblement triste pour arriver à un espoir presque réalisé.

« Je ferme cette lettre en hâte ; répondez-moi courrier par courrier, maudit paresseux, car mes trois premières lettres sont encore sans réponse. Je ne vous en veux pas trop pourtant, car vous jugerez mieux de la position par l’ensemble des faits. Votre longue expérience du monde, votre froid désabusement, votre impartialité dans tout ceci, et surtout votre esprit net et ferme, vous permettront de tout apprécier clairement, de me donner des avis sérieux et surtout de me dire si vous pensez que je vois juste. Tout est là. Mon avenir dépend de cette dernière détermination d’Ursule. Elle m’a d’abord horriblement épouvanté ; maintenant, au contraire, je la vois sous un jour si beau, qu’il fait rayonner à mes yeux mille adorables espérances.

« Vous allez me trouver bien lâche ; mais, je vous en conjure, ne dissipez pas ces espérances sans me donner pour cela d’excellentes raisons, car vous me trouverez bien opiniâtre dans ce dernier espoir.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

« Quatre heures.

« Malédiction sur moi… et sur elle… Oh ! sur elle ! Je reçois à l’instant une lettre de mademoiselle de Maran. Ursule vient de quitter l’hôtel ; on ne sait pas où elle est allée… elle a prévenu mademoiselle de Maran, par un billet, qu’elle ne la reverrait jamais… C’est horrible ! Que faire ? que faire ?.. Oh ! mes pressentiments… Oh ! mes folles et stupides espérances… Maintenant je vois tout… mais je serai vengé. Répondez-moi… répondez-moi… — Ah ! je suis bien malheureux… Rage et enfer… je serai vengé !

« G. de Lancry. »