Mathilde, Mémoires d’une jeune femme/Partie III/16

Gosselin (Tome IVp. 306-316).
Troisième partie


CHAPITRE XVI.

LE DÉPART.


Le lendemain de cette conversation qui m’avait donné tant d’espoir, et dans laquelle Gontran m’avait manifesté une si généreuse résolution, je ne vis pas mon mari.

Sur les deux heures, le temps était très beau quoique froid. Je fis demander à M. de Lancry s’il voulait faire avec moi une promenade en voiture. Blondeau vint me dire qu’il était très occupé et qu’il regrettait de ne pouvoir m’accompagner.

Je crus qu’avec l’ardeur naturelle de son caractère il songeait déjà aux travaux qui devaient lui être une distraction si utile.

Je partis seule.

Ce pâle soleil d’hiver me fit du bien ; mon cœur brisé se dilata, malgré moi une bien vague et bien lointaine espérance vint encore me luire.

Quoique je ne me sentisse plus d’amour pour mon mari, quoique sa présence me fût souvent pénible à cause des cruels souvenirs qu’elle me rappelait, je ne pouvais m’empêcher de songer à la possibilité d’un avenir meilleur.

Si M. de Lancry pouvait parvenir, à force de travail et de volonté, à vaincre sa passion pour Ursule, et à y substituer une noble ambition ; alors il était sauvé, il me revenait.

Une fois éveillée chez les hommes de son caractère, l’ambition laisse peu de place aux sentiments tendres. Peut-être alors, me tenant compte de ma résignation, de mon dévoûment, la possession de mon cœur suffirait-elle à Gontran…

Hélas ! ces pensées me prouvèrent la faiblesse de nos résolutions et l’instabilité de nos impressions.

Sans doute, ainsi que je l’avais dit à mon mari, je ne l’aimais plus, et pourtant, au plus léger espoir de le voir redevenir ce qu’il était autrefois, il me semblait que, moi aussi, je retrouverais le même amour d’autrefois.

J’aimais mieux croire à la léthargie qu’à la mort de mon cœur......

Après une longue promenade, je rentrai ; il était presque nuit.

En approchant du château, je fus très étonnée de voir Blondeau venir à ma rencontre dans la longue allée qui conduisait à la grille du parc.

Elle fit signe au cocher ; la voiture s’arrêta.

Je fus frappée de l’air triste et inquiet de cette excellente femme.

— Monte avec moi — lui dis-je — je te ramènerai.

— J’allais vous le demander, Madame.

Blondeau monta.

— Mon Dieu ! qu’as-tu ? — lui dis-je — tu es pâle… agitée… il se passe certainement quelque chose d’extraordinaire ?

— D’abord, Madame, ne vous alarmez pas.

— Mais, qu’y a-t-il donc ? tu m’effraies !

— Je suis venue au-devant de vous, Madame, parce que j’ai craint qu’au château on ne vous apprît trop brusquement…

— Mais, encore une fois, parle donc, qu’est-il arrivé ?

— Calmez-vous, Madame… calmez-vous… c’est quelque chose qui va bien vous étonner : mais il n’y aurait pas de quoi vous affliger, si vous étiez raisonnable… ce serait peut-être pour le mieux, vous seriez plus tranquille.

— Plus tranquille ? mais explique-toi donc.

— D’ailleurs, une lettre que monsieur le vicomte m’a remise pour vous, Madame, vous apprendra sans doute…

— Une lettre ! où est-elle ?

— La voici, Madame, mais la nuit est venue… vous ne pourrez pas la lire.

— Mais que t’a dit M. de Lancry ?

— Madame, voici ce qui est arrivé. À peine vous veniez de sortir, que Germain, que monsieur le vicomte avait envoyé à Paris il y a quelque temps et qui lui écrivait tous les jours, est arrivé au château, venant de Paris. Il a demandé tout de suite à voir son maître. À peine a-t-il eu causé avec Monsieur pendant cinq minutes…

— Eh bien ?

— Je vous assure, Madame — reprit Blondeau en hésitant et en me regardant avec une douloureuse compassion — que cela peut-être vaut mieux ainsi… ce départ…

— Un départ ?… M. de Lancry est parti… — m’écriai-je en joignant les mains.

— Et fasse le ciel qu’il ne revienne pas ! — dit impétueusement Blondeau ne pouvant se contraindre davantage — car vous mourriez à la peine, ma pauvre madame…

Sans répondre à Blondeau, je courus chez moi pour lire la lettre de M. de Lancry.

Cette lettre, la voici :

Maran… trois heures.

« Vous devinerez sans peine la cause de mon départ subit… au point où nous en sommes, il est inutile de dissimuler. Vous le voyez bien, il y a des fatalités auxquelles on ne peut, sans folie, essayer de résister.

« Ma présence vous serait désormais insupportable, et la vôtre me rappellerait des torts que je ne puis ni ne veux nier. Vos qualités et mes défauts sont d’une telle nature que nous ne pouvons espérer de vivre dans cette sorte d’intimité négative qui suffit à tant d’époux.

« Vos regrets des premiers temps de notre mariage se traduiraient toujours en reproches, et votre patiente vertu me rappellerait toujours mes fautes ; mon caractère s’aigrirait encore davantage, et nous ne pourrions que perdre tous deux à un rapprochement.

« Je vous laisse toute liberté, bien certain que vous saurez ménager les convenances : je vous demande la même grâce ; d’ailleurs mon parti est irrévocablement pris, et vous espéreriez en vain m’en faire changer.

« Je pense que vingt-cinq mille francs par an vous suffiront. Soit que vous restiez à Maran, comme je vous le conseille, soit que vous veniez à Paris, cette pension vous sera exactement comptée.

« Donnez-moi des nouvelles de votre santé ; et si vous avez quelques objections à me faire sur les dispositions financières que je vous propose, écrivez-moi, je tâcherai d’arranger tout selon votre désir.

« J’avais été dupe comme vous, de ma bonne résolution d’hier. C’était une faiblesse ; je n’avais plus la tête à moi, j’ai agi, parlé comme un homme sans énergie. Le courant m’emporte ; je ferme les yeux et je m’y abandonne : quoi que vous disiez, il est des circonstances dans lesquelles la volonté est impuissante.

« G. de L. »

Le brusque départ de mon mari, la lecture de cette lettre me causèrent un tel saisissement, une si violente commotion que je sentis tout-à-coup je ne sais quel atroce déchirement intérieur !… mon sang se glaça dans mes veines… une horrible crainte traversa mon esprit comme un trait de feu… je m’évanouis d’épouvante et de douleur…

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Aujourd’hui comme alors… comme toujours… je vous dirai : Soyez maudit, Gontran !… vous avez tué mon enfant dans mon sein !!!…

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Combien de temps restai-je dans un état voisin de la folie et de la stupidité, je ne pus m’en rendre compte alors…

Blondeau ne me quitta pas un jour, pas une nuit. Depuis elle me dit que lorsque j’appris l’affreux résultat de mon saisissement, ma raison s’égara… je me mis à pousser des éclats de rire convulsifs.

Ce paroxysme nerveux dura jusqu’à ce que mes forces fussent complètement épuisées.

Alors je tombai dans une sorte de torpeur, d’engourdissement inerte. Pendant cette période, je ne dis pas un mot… je ne semblais pas entendre les paroles que l’on m’adressait.

Je restai environ deux mois avant que d’avoir tout-à-fait repris l’usage de ma raison.

Lorsque je revins à moi, il fallut que Blondeau me racontât tout ce qui s’était passé ; tout, jusqu’au départ de mon mari…

Tout… jusqu’à la révolution que ce départ m’avait causée…

Tout enfin… jusqu’au moment terrible où… Mais ma plume s’arrête… ma main tremble… tout mon être tressaille encore à ce déchirant souvenir !… Oh ! mon enfant… mon enfant !

Oh ! malheur à vous, Gontran !… malheur à vous !…

Encore à cette heure, mon désespoir éclate en sanglots… Oh ! malheur, malheur à vous qui avez impitoyablement brisé le dernier… le seul lien qui dût m’attacher à la vie !…

Malheur à vous qui m’avez ôté le seul prétexte qui m’aurait permis un jour de vous pardonner le mal que vous m’avez fait… Soyez maudit !… à tout jamais maudit !……

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Bien des fois je me suis demandé si le brusque départ de Gontran avait seul causé le fatal événement qui devait décider de ma vie, ou bien si je devais attribuer ce funeste accident aux violents chagrins qui m’avaient frappée depuis quelques mois.

Longtemps encore, rougissant de ma faiblesse, je ne voulus pas m’avouer cette dernière, cette impardonnable lâcheté : cela était vrai pourtant… Malgré l’affreuse trahison de mon mari, malgré sa lettre à Ursule, malgré ses aveux, malgré mes ressentiments, quoique je lui eusse dit enfin que je ne l’aimais plus… honte ! anathème sur moi !

! je l’aimais encore, je l’aimais, puisque le bouleversement que me causa son départ causa la mort prématurée de mon enfant !

Maintenant que toute illusion est à jamais dissipée pour moi et que je vois vrai dans le passé… je m’aperçois que même au milieu des chagrins que je croyais les plus désespérés, un secret et vague espoir me soutenait encore à mon insu. L’abandon de Gontran me fit sentir tout ce que sa présence était pour moi.

En vain je savais qu’il aimait Ursule, en vain il m’avouait cette folle et irrésistible passion… au moins il était là… près de moi ; je pouvais compter, grâce à mes soins, grâce à ma tendresse, sur un bon retour de son cœur… et puis enfin, encore une fois, si cruel, si impitoyable qu’il fût… il était là, et mieux vaut souffrir par la présence que par l’absence.

Un remords terrible, implacable, me poursuivra désormais toute ma vie… Un indigne amour m’a coûté la vie de mon enfant…

Si, comme le disaient mes lèvres menteuses, oubliant, méprisant un homme sans foi, j’avais mis tout mon avenir dans l’amour maternel, j’aurais supporté le délaissement de cet homme avec calme et dignité…

Il n’en fut pas ainsi. En me causant un atroce déchirement, le départ de cet homme me prouva par combien de fibres palpitantes mon cœur lui était encore attaché…

Mais aussi son infâme abandon, en arrachant ces dernières racines vives et saignantes, anéantit, hélas ! trop tard, mais à jamais ! cet odieux amour.

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